1Il n’est pas ici question de faire une histoire exhaustive du débat sur la transition, la question de l’émergence de notre système économique ayant été un des thèmes les plus traités des sciences sociales. Comme l’a indiqué Quentin Ravelli dans un récent article, dès que l’on semble avoir réussi à indiquer une « date de naissance » au capitalisme, le sol se dérobe immanquablement sous nos pieds (Ravelli 2019). Cela tient à ce que l’entreprise nécessite de poser au préalable une définition de ce qu’est le capitalisme. Une définition qui s’inscrit dans les débats normatifs relatifs à ce même capitalisme. Il s’agit donc de faire la généalogie d’un système dans lequel nous vivons hic et nunc et vis-à-vis duquel notre engagement normatif est nécessairement fort. Doit-on chercher l’origine du capitalisme dans les usines et la révolution industrielle, ou dans la naissance d’une mentalité d’accumulation ? dans l’émergence d’un commerce de long cours ou dans les révolutions libérales ? dans l’exploitation coloniale ou dans les réformes agraires européennes du xvii^e siècle ? Chacun de ces choix porte un regard particulier sur nos sociétés contemporaines. Pour ne prendre qu’un exemple, dans un essai devenu classique, Ellen Meiksins Wood a montré que l’émergence d’une historiographie marxiste mettant la lutte des classes au second plan au profit des luttes idéologiques, notamment en insistant sur l’importance des révolutions bourgeoises, s’était inscrite dans l’évacuation des programmes des partis de gauche de l’opposition entre capital et travail (Meiksins Wood 1986). Cette idée se trouvait déjà dans la virulente attaque par Edward Thompson de l’œuvre d’Althusser (Thompson 2015b [1978]). Il importe donc d’insister sur le fait que, derrière les débats historiques et historiographiques, se trouvent nécessairement des débats sur la nature et la destinée du capitalisme. Ainsi, en 1950, Paul Sweezy introduisait un article consacré à la problématique de la transition en affirmant vivre dans « la période de transition du capitalisme au socialisme, ce qui donne un relief particulier à l’étude des périodes de transitions précédentes » (Sweezy 1977, p. 45). Nous aurons l’occasion d’y revenir dans le deuxième chapitre : les écrits de Brenner doivent être lus dans leur contexte politique et intellectuel, sans pour autant négliger le fait que la problématique de la transition a sa propre histoire, et donc un certain degré d’autonomie.

2L’œuvre de Karl Marx, dont l’exégèse est une composante à part entière du débat sur la transition, est une étape incontournable pour entrer dans la thèse de Brenner. Brenner commente d’ailleurs les thèses de Marx et Engels, en identifiant la racine des débats entre historiennes et historiens marxistes dans l’œuvre des deux auteurs : il existerait chez Marx et Engels deux explications concurrentes de l’émergence du capitalisme qui s’affronteraient encore aujourd’hui. Cette idée, assez largement partagée dans le cadre du marxisme politique (Hilton 1977b ; Holton 1981 ; Brenner 1985a ; Comninel 2000, 2012a, 2012b ; Meiksins Wood 2009) et au-delà (Bihr 2006, 2018-2019), constituera donc notre point de départ. Sera par la suite abordé le fameux débat « Dobb-Sweezy », dont l’élément déclencheur a été la publication en 1946 par Maurice Dobb de Studies in the Development of Capitalism. Une controverse qui sert de point de référence encore aujourd’hui lorsque l’on aborde la problématique de l’émergence du capitalisme. Enfin, les débats soviétiques concluront ce chapitre. En effet, le débat sur la transition donne également lieu à une abondante littérature en Union soviétique, rarement évoquée en Occident. Les mêmes thèmes y sont abordés, mais en des termes différents : plutôt que de parler de « transition du féodalisme au capitalisme », les Soviétiques posent les jalons d’une périodisation se voulant historiquement fidèle au féodalisme en Russie, et partent à la recherche de la « loi économique fondamentale du féodalisme ». Le contexte conceptuel dans lequel s’inscrivent les travaux de Brenner, qui seront examinés dans le deuxième chapitre, sera ainsi posé.

Marx, Engels et les deux modèles de transition

3Les débats au sein des approches marxistes de l’histoire économique ont ceci de particulier qu’ils sont la plupart du temps à la fois historiographiques et exégétiques. En effet, il s’agit en général de tenir un discours relatif à l’histoire des faits telle qu’elle se serait déroulée et un discours à propos de la « bonne » lecture des textes de Karl Marx. Dans un article datant de 1948, Christopher Hill, un des fondateurs de la revue Past and Present, justifie ce systématique retour à l’œuvre de Marx et Engels par le fait que les historiennes et historiens marxistes ne jugeraient généralement pas utile d’expliciter leurs fondements historiographiques, dans la mesure où ces derniers ne seraient nulle part présentés aussi bien que dans les travaux des deux « fondateurs » (Hill 1948)1.

4C’est dans le double cadre histoire-exégèse que Robert Brenner identifie chez Marx deux modèles de transition du féodalisme au capitalisme. Le premier modèle, que l’on trouverait dans les textes tels que L’idéologie allemande, Misère de la philosophie et le Manifeste du parti communiste2, serait compatible avec les approches classiques du développement économique (celle, par exemple, d’Adam Smith). Le second, que l’on trouverait dans les Grundrisse et Le capital, serait cette fois-ci « nettement “marxiste” » (Meiksins Wood 2009, p. 55). Pour Brenner, les débats relatifs à la transition sont en grande partie en germe dans la confrontation entre ces deux « modèles ». Alors que certains marxistes, tels que Paul Sweezy, Perry Anderson ou encore Gerald Cohen feraient du premier modèle le cœur de leurs analyses respectives de la transition, les tenants du marxisme politique auraient choisi le second. Cette lecture de Marx a été développée dans les travaux de Georges Comninel, sur lesquels nous reviendrons.

5La première évocation de la question de la transition dans l’œuvre de Marx se trouve dans L’idéologie allemande, écrite avec Engels. Dans ce texte, les deux auteurs posent les premiers fondements d’une conception matérialiste de l’histoire. Marx et Engels y font du développement des forces productives le moteur de l’histoire, allant de pair avec un approfondissement de la division du travail. Bien qu’il ne soit pas encore question de « rapports de production », la production est au cœur de L’idéologie allemande. C’est en effet par la production de ses moyens d’existence que l’humain produit son être, façonne la nature et fait l’histoire. L’approfondissement de la division du travail donne naissance, à chaque étape historique, à des rapports de propriété et des modes d’exploitation spécifiques (patriarcat, esclavage, ordres et classes). C’est ici le sens de la causalité historique qui est déterminant : chaque stade de la division du travail détermine à la fois les rapports de propriété unissant les individus entre eux, et la répartition inégale des fruits du travail (Marx et Engels 1972 [1845-1846], p. 45). Autrement dit, les rapports de propriété sont seconds, dans la dynamique historique, vis-à-vis du développement des forces productives. Ce dernier enclenche l’enchaînement des différents stades de développement de la propriété : propriété tribale, propriété communale et d’État, propriété féodale et propriété privée. Ces régimes institutionnels de propriété sont alors considérés comme exclusifs les uns des autres. Dans ce cadre, Marx et Engels façonnent une représentation du féodalisme comme retour en arrière. En effet, ils identifient l’émergence de la propriété privée moderne et d’une première forme de prolétariat à l’Empire romain, dont la chute aurait constitué un recul des forces productives :

l’agriculture avait décliné, l’industrie était tombée en décadence par manque de débouchés, le commerce était en sommeil ou interrompu par la violence, la population, tant rurale qu’urbaine, avait diminué. (Marx et Engels 1972 [1845-1846], p. 47)

6Ainsi, l’organisation féodale semble être une construction artificielle bloquant un développement économique inexorable : le progrès technique et la division du travail sont des mouvements qui travaillent l’histoire, et auxquels les institutions féodales font obstacle. À partir du moment où l’on considère le développement économique comme immanent et rencontrant des obstacles institutionnels, la question centrale devient alors celle de leur levée. Marx et Engels mettent en avant deux éléments qui permettent de surpasser le frein féodal. L’émergence d’une bourgeoisie citadine d’une part, le commerce de l’autre. Ces deux éléments ont en commun la mise en avant d’une nouvelle figure : celle du bourgeois, agent de la chute des sociétés féodales. Dans le Manifeste du parti communiste, qui reprend une grande partie des thèses de L’idéologie allemande, on peut lire :

La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, les échanges avec les colonies, l’accroissement des moyens d’échange et des marchandises en général donnèrent au commerce, à la navigation, à l’industrie un essor inconnu jusqu’alors ; du même coup, ils hâtèrent le développement de l’élément révolutionnaire au sein d’une société féodale en décomposition. (Marx et Engels 1963 [1848], p. 162)

7Dans le « premier modèle de transition » de Marx et Engels, l’extension de la division du travail entre villes et campagnes constitue un premier élément perturbateur de la dynamique féodale. Qui plus est, c’est dans les villes que se crée pour la première fois la division entre deux classes, l’une fournissant le travail, l’autre les instruments de production (Marx et Engels 1972 [1845-1846], p. 95). Seulement, les conditions n’étaient pas encore réunies pour l’émergence d’un véritable régime capitaliste, ceci en raison de la persistance d’une organisation féodale corporative : le capital, comme le travail, y étaient liés à des statuts, et ne pouvaient donc être réaffectés librement. Autrement dit, il n’y avait ni marché des capitaux ni marché du travail. Une idée qui sera largement développée par Karl Polanyi dans La grande transformation (Polanyi 1983). L’étape suivante, nécessaire à la désintégration du carcan féodal, fut celle de la commercialisation, à savoir de la « séparation entre la production et le commerce, la formation d’une classe particulière de commerçants » (Marx et Engels 1972 [1845-1846], p. 98). Cette spécialisation permit l’extension du commerce, et eut comme principale conséquence l’approfondissement de la division du travail entre zones géographiques, ainsi que l’épanouissement des manufactures du type de celles que l’on trouvait dans les cités marchandes italiennes ou dans les Flandres. Elles purent étendre leurs capacités productives à la suite de la dissolution du système corporatif, ce qui permit la mobilité et donc la mobilisation d’un vaste capital marchand vers l’industrie naissante. Le pendant de ce mouvement fut l’évolution du rapport de travail :

Dans les corporations, les rapports patriarcaux entre les compagnons et le maître subsistaient ; dans la manufacture, ils furent remplacés par des rapports d’argent entre le travailleur et le capitaliste […]. (Marx et Engels 1972 [1845-1846], p. 102)

8Le développement des manufactures marque donc l’apparition du fameux « travailleur libre », vagabond issu du délitement des féodalités rurales. Un délitement dont les étapes les plus connues sont, en Angleterre, la généralisation des lois sur les enclosures et l’abrogation du barème de Speenhamland3. C’est ainsi que seraient nés la grande bourgeoisie et le prolétariat de masse, prolégomènes à l’industrialisation. Le système industriel se répandit ensuite à la fois par le biais de la colonisation et du développement des marchés internationaux et nationaux que les révolutions libérales finirent d’unifier (Glorieuse Révolution et Révolution française). Marx résume clairement cette lecture dans Misère de la philosophie :

L’agrandissement du marché, l’accumulation des capitaux, les modifications survenues dans la position sociale des classes, une foule de personnes se trouvant privées de leurs sources de revenu, voilà autant de conditions historiques pour la formation de la manufacture. […] L’accumulation et la concentration d’instruments et de travailleurs précéda le développement de la division du travail dans l’intérieur des ateliers. (Marx 2019 [1847], p. 191-192)

9Cette histoire du développement possède les caractéristiques suivantes. D’abord, la division du travail précède et détermine les structures de propriété. Ensuite, le commerce exercé par la bourgeoisie à partir des villes est l’agent de la destruction du féodalisme et le premier facteur de l’accumulation primitive :

Une condition des plus indispensables pour la formation de l’industrie manufacturière était l’accumulation des capitaux, facilitée par la découverte de l’Amérique et l’introduction de ses métaux précieux. Il est suffisamment prouvé que l’augmentation des moyens d’échange eut pour conséquence, d’un côté, la dépréciation des salaires et des rentes foncières, et de l’autre l’accroissement des profits industriels. En d’autres termes : autant la classe des propriétaires et la classe des travailleurs, les seigneurs féodaux et le peuple tombèrent, autant s’éleva la classe des capitalistes, la bourgeoisie. (Marx 2019 [1847], p. 191)

10La caractéristique primordiale de ce schéma explicatif consiste en l’identification d’un facteur considéré comme étranger au système féodal et qui vient en pervertir la logique : le commerce international, en tant qu’il permet la constitution d’un capital nécessaire à la mise en branle de l’industrialisation, et qu’il vient perturber les rapports sociaux féodaux, est le responsable de la transition.

11Résumons : dans le premier modèle de développement, la tendance à l’accroissement de la division du travail induit une pression sur des relations de propriété féodales qui seront petit à petit broyées par le commerce international. Une telle vision suppose une représentation statique des relations de propriété, qui nécessite de trouver ailleurs le moteur de l’histoire : d’abord dans le développement des forces productives (considérées comme indépendantes des rapports de propriété), puis dans celui du commerce. Marx et Engels semblent donc considérer une tendance à la recherche des gains commerciaux de la part des individus. Nous ne sommes ici pas très loin d’Adam Smith, qui explique la division du travail par « le penchant qui les porte [les hommes] à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre » (Smith 1991 [1776], p. 81). De sorte que la réduction des tendances historiques à un ensemble d’arbitrages individuels (les fameuses « robinsonades »), vivement critiquée dans les Manuscrits de 1844, reviendrait en définitive sur le devant de la scène4.

12Il est bien entendu que Marx est un puissant critique de la naturalisation des catégories de l’économie politique. Pour comprendre les structures sociales, il faut selon lui revenir aux processus de production mis en branle par des individus réels, c’est-à-dire des individus produisant leurs conditions de vie matérielles et ayant des intérêts communs en fonction de leur position dans le processus de production, et non se laisser berner par les représentations superficielles des « économistes vulgaires ». Si l’économie politique a diffusé, par le biais de ses robinsonades, l’image d’êtres contractant librement sur des marchés (l’économie politique comme superstructure), il va sans dire que pour Marx et Engels, les individus « agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté » (Marx et Engels 1972 [1845-1846], p. 50). Il est néanmoins connu que Marx et Engels accordent une certaine pertinence aux analyses de l’économie politique classique. Dans les Manuscrits de 1844, Marx en accepte les prémisses, soit la division du travail et la propriété privée, pour démontrer que celles-ci sont supposées, sans être pleinement expliquées et historicisées. En rester à la « soif de richesse » est pour Marx insuffisant (Marx 1996, p. 106-107). Il n’en demeure pas moins que les lois économiques mises en avant par l’économie politique semblent conserver pour lui une grande pertinence, notamment lorsqu’elles mettent au cœur la division du travail.

13Partant du premier modèle de Marx, on ne peut qu’être frappé par l’affirmation, vingt ans plus tard dans Le capital, selon laquelle « [l]a structure économique de la société capitaliste est issue de la structure économique de la société féodale » (Marx 2016 [1867], p. 693). Une affirmation qui fait écho au célèbre passage des Grundrisse, intitulé « Formes antérieures à la production capitaliste », où Marx défend que ce n’est que sur la base du féodalisme qu’ont pu se former les rapports capitalistes de production. L’élément perturbateur n’est plus extérieur (le commerce), mais interne au féodalisme lui-même. Un changement de point de vue assez radical5 qui trouve une expression claire dans le très commenté chapitre 24 du livre 1 du Capital (« Die sogenannte ursprüngliche Akkumulation »), dont la simple traduction française du titre a été le sujet de débats. La première traduction de Joseph Roy (1872-1874) décide de ne pas traduire sogenannte, un choix suivi par Maximilien Rubel en 1965, qui donne comme titre au chapitre « L’accumulation primitive ». Il faudra attendre Jean-Pierre Lefebvre, et sa traduction de 1983 aux Éditions sociales, pour qu’enfin le terme apparaisse : « La prétendue accumulation initiale ». Une traduction qui évoluera encore en 2016, toujours par Lefebvre aux Éditions sociales, avec le choix de supprimer « prétendue » pour ajouter des guillemets au titre : « “L’accumulation initiale” ». La nuance apportée à l’expression ursprüngliche Akkumulation provient du fait que le terme accumulation initiale insinuerait la possibilité d’une autoproduction du capital. Or, cette idée est précisément rejetée par le Marx du Capital. Après avoir analysé le rapport salarial comme fondement de l’exploitation et de l’accumulation de capital, et montré que seul le salariat permet une ponction toujours plus grande sur le travail (la « plus-value », ou la « survaleur ») en rendant possible et nécessaire (par le biais de la concurrence entre les capitalistes) l’amélioration des appareils productifs, Marx remet en question l’émergence de ce système auto-entretenu. Son premier constat est celui d’une nécessité théorique de penser l’existence d’une accumulation initiale, point de départ de la dynamique d’amélioration et d’accumulation :

Nous avons vu comment la monnaie est transformée en capital, comment, avec le capital, on fait de la survaleur, et à partir de la survaleur davantage de capital. Cependant, l’accumulation du capital présuppose la survaleur, la survaleur la production capitaliste, laquelle présuppose à son tour la présence de masses importantes de capital et de force de travail entre les mains de producteurs de marchandises. Tout ce mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux dont nous ne sortons qu’en supposant une accumulation « initiale » antérieure à l’accumulation capitaliste (« previous accumulation » chez Adam Smith), une accumulation qui n’est pas le résultat du mode de production capitaliste, mais son point de départ. (Marx 2016 [1867], p. 691)

14Chez Smith, l’accumulation initiale est une accumulation matérielle : il s’agit d’amasser des richesses pour pouvoir ensuite les investir. La source de cette accumulation est alors le commerce. Cette vision amène à penser qu’il n’y a pas de différence qualitative entre le capital commercial et le capital productif : le capitalisme émerge à partir de l’extension du commerce. Marx critique l’approche smithienne de l’origine de ce capital, selon laquelle certains besogneux épargneraient pour financer le progrès technique :

Cette accumulation initiale joue dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel en théologie. Adam a mordu la pomme et le péché s’est abattu sur le genre humain. On en explique l’origine en la racontant comme une anecdote du temps passé. Il était une fois, il y a bien longtemps de cela, une élite laborieuse d’un côté, intelligente et avant tout économe, et de l’autre, une bande de canailles fainéantes, qui gaspillait sans compter les biens de cette élite […]. Or il advint ainsi que les uns accumulèrent de la richesse et que les autres n’eurent en définitive rien d’autre à vendre que leur peau. Et c’est de ce péché originel que datent la pauvreté de la grande masse qui, en dépit de tout son travail, n’a toujours rien d’autre à vendre qu’elle-même, et la richesse de quelques-uns, qui croît continuellement, bien qu’ils aient depuis longtemps cessé de travailler. (Marx 2016 [1867], p. 691)

15Tout se passerait chez Smith comme si le capital s’autoproduisait par l’intermédiaire de comportements capitalistes à l’intérieur même du système féodal. Or, ceci revient à présupposer ce qu’il faut expliquer. Comme le soulignent Ben Fine et Alfredo Saad-Filho, pour le Marx du Capital, « ce n’est pas l’abstinence qui crée le capital, mais le capital qui requiert l’abstinence » (Fine et Saad-Filho 2012, p. 58-59). Autrement dit, ce ne sont pas les comportements qui créent les catégories économiques, mais bien les rapports sociaux qui conditionnent les comportements.

16C’est ici que la coupure d’avec les travaux précédents de Marx se fait sentir. Deux changements majeurs accompagnent ce « second modèle ». Premièrement, la place du commerce dans l’émergence du capitalisme est relativisée, en ce sens que les règles régissant le capital commercial ne sont pas les mêmes que celles régissant le capital productif. Le commerce et la production capitaliste sont structurellement distincts : seule la production capitaliste peut créer de la survaleur, là où l’échange marchand n’a pas en tant que tel de prise sur le processus productif6. La conséquence en est le second changement majeur dans le schéma marxiste, à savoir que le capital marchand ne peut avoir le rôle dissolvant que lui prêtaient auparavant Marx et Engels. Cette dissolution du féodalisme par le commerce ne peut opérer que si le processus de dissolution des modes de production féodaux est déjà en cours (Hilton 1977b, p. 33). La conception d’un commerce international qui aurait libéré les tendances capitalistes jusqu’alors contraintes par l’ordre féodal est remplacée par l’idée selon laquelle le processus d’accumulation ayant mené au capitalisme a été produit par des comportements féodaux : la relation salariale émerge du système féodal lui-même. La première pierre du capitalisme devient l’exploitation du travail transformé en marchandise. On trouve cette idée pour la première fois exprimée dans les Grundrisse : « c’est seulement par l’exploitation du travail que ce qui est thésaurisé sera transformé en capital » (Marx 2011 [1857-1858], p. 421). Il en découle qu’il serait erroné de chercher l’émergence du capitalisme dans les comportements propres à ce système, puisque précisément ce n’est pas du capitalisme que le capitalisme émerge. L’occasion pour Marx de critiquer vertement l’illusion des économistes classiques, que ce soit dans les Grundrisse ou dans Le capital :

Les économistes bourgeois, qui considèrent le capital comme une forme de production éternelle et d’ordre naturel (non historique), tentent de le justifier en assimilant les conditions de son devenir aux conditions de sa réalité actuelle, c.-à-d. [sic] en faisant passer les moments dans lesquels le capitaliste s’approprie encore en tant que non-capitaliste (parce qu’il n’est qu’en devenir) pour les conditions véritables où il s’approprie en tant que capitaliste. Ces tentatives d’apologie témoignent de leur mauvaise conscience et prouvent leur impuissance à concilier le mode d’appropriation du capital en tant que capital et les lois de la propriété générales proclamées bien haut par la société du capital elle-même. (Marx 2011 [1857-1858], p. 421)

17Le marché du travail, en ce qu’il est réduit à une relation contractuelle entre propriétaires (de sa force de travail d’un côté, du capital de l’autre), est artificiellement pacifié, ceci dans la mesure où l’on ignore que la mise en marché de la force de travail est le fruit d’une dynamique féodale extra-économique, à savoir l’usage de la violence :

Chacun sait que dans l’histoire réelle le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence. Dans la suave économie politique, c’est l’idylle qui a toujours régné […]. En réalité, les méthodes de l’accumulation initiale sont tout ce qu’on voudra sauf idylliques. (Marx 2016 [1867], p. 692)

18Dans ce cadre, le mouvement d’accumulation du capital n’est pas né de la pression capitaliste, mais de l’usage de moyens extra-économiques : le propriétaire terrien, dans la lutte qui l’oppose au paysan exploitant directement la terre, parvient à séparer ce dernier de la production directe de ses moyens de subsistance :

La soi-disant accumulation initiale n’est donc pas autre chose que le procès historique de séparation du producteur d’avec les moyens de production. Ce procès apparaît comme « initial », parce qu’il constitue la préhistoire du capital et du mode de production qui lui est adéquat. (Marx 2016 [1867], p. 692)

19Finalement, le « deuxième modèle » de Marx place la relation de propriété, c’est-à-dire le mode d’accès aux moyens de production, au premier plan, et la lutte au sein des rapports de production, concept que l’on voit apparaître dans les Grundrisse, vient se substituer à la dialectique entre forces productives et division du travail. Cette division du travail devient une conséquence de la lutte des classes. La mise en marchandise de la terre, constitutive d’une expropriation, est une condition nécessaire à l’émergence d’un prolétariat rural, puis industriel :

Pillage des biens de l’Église, aliénation frauduleuse des domaines de l’État, vol de la propriété communale, transformation usurpatoire de la propriété féodale et de la propriété de clan en propriété privée moderne, menée à son terme avec un terrorisme impitoyable : autant de méthodes idylliques de l’accumulation initiale. C’est par elles que furent conquis les champs pour l’agriculture capitaliste, que la terre fut incorporée au capital, et que fut créé pour l’industrie des villes l’apport nécessaire en prolétariat exploitable à merci. (Marx 2016 [1867], p. 709-710)

20Sans l’aiguillon de la faim imposé au « travailleur libre », nul n’aurait accepté l’aliénation liée au travail industriel :

C’est ainsi que le peuple des campagnes, brutalement exproprié et expulsé de sa terre, réduit au vagabondage, fut astreint par des lois d’un terrorisme grotesque à la discipline nécessaire au salariat, à coups de fouet, de marquages au fer rouge et de tortures. (Marx 2016 [1867], p. 712)

21L’expropriation consiste donc en la construction de conditions telles que les individus n’aient d’autres choix que de participer au marché du travail. Pour que le travail se transforme en marchandise, il faut au préalable que le travailleur soit coupé des moyens de production nécessaires à sa subsistance. Sans cela, il serait impossible au propriétaire de valoriser son capital par le biais de l’exploitation du travail. Or, dans le cadre d’une concurrence entre propriétaires propre aux rapports sociaux de propriété capitalistes, cette valorisation est la condition de survie du capitaliste lui-même. L’exploitation du travail et la concurrence pour le profit sont donc intimement liées dans le cadre de ce régime. Tel est le mécanisme décrit par Marx dans Le capital : le capital n’est pas une somme d’argent dont l’acquisition serait un préalable nécessaire au développement économique (critique de la « soi-disant » accumulation primitive). Il est un rapport social ayant un impact qualitatif sur le fonctionnement de l’économie : la pression de la concurrence pour la maximisation du profit rend nécessaire l’augmentation de la productivité par l’approfondissement de l’exploitation du travail et par le réinvestissement systématique des surplus. Or, le commerce féodal ne met en concurrence les propriétaires que dans la mesure où ceux-ci sont déjà des capitalistes, à savoir des détenteurs de richesse contraints à l’amélioration du processus productif. Autrement dit, alors que les seigneurs féodaux, qu’il y ait du commerce ou non, n’avaient pas nécessairement intérêt à améliorer les terres pour augmenter la production, le rapport de propriété capitaliste rend nécessaire le progrès technique. Cette question prendra une importance toute particulière dans les débats sur la transition des années 1950, avec ce que l’on a appelé le « second servage » (Engels 1975, p. 338).

22À partir du moment où l’on considère que le commerce ne suffit pas à enclencher une dynamique capitaliste, mais qu’il faut au préalable que le système de propriété capitaliste soit en place, se pose la question de l’impact du commerce de long cours sur les zones géographiques non capitalistes. En l’occurrence, l’effet aurait été, dans certaines zones géographiques étudiées par Engels et par d’autres (nous y reviendrons), un renforcement du servage, et non le développement industriel. Ainsi, ce que nous appellerons plus loin les règles de reproduction féodales sont antagonistes du développement économique. Néanmoins, c’est bien de la dynamique féodale elle-même qu’émergera le mode de production capitaliste. Loin de la perspective mécanique que l’on trouve dans L’idéologie allemande, Marx envisage à partir des Grundrisse l’histoire de l’humanité comme le développement de plusieurs « lignées d’historicité » donnant naissance à des relations de propriété à chaque fois spécifiques. Ce que Marx nomme des « communes ». Dans les Grundrisse, il oppose la commune « antique », la commune « asiatique » et la commune « germanique », cette dernière étant la source du féodalisme européen, seul capable d’enclencher une dynamique d’expropriation menant au capitalisme (Bihr 2006, p. 103‑104). Les sources du capitalisme sont donc à chercher dans les relations de production définies politiquement : ce sont les luttes féodales pour l’accès aux moyens de production qui causent l’émergence du salariat. Marx peut de fait être considéré comme l’inspirateur d’une tradition mettant au cœur de la vie sociale le travail dont l’organisation est enjeu de luttes politiques7.

23Robert Brenner et les tenants du marxisme politique se revendiquent de cette lecture des travaux de Marx. Néanmoins, l’opposition entre les deux modèles de développement chez Marx et Engels n’est pas en tant que tel propre à ce courant. En effet, on la trouvait en filigrane, et plus ou moins explicitement, à la fois dans les débats anglo-saxons des années 1950, et dans ceux animant les historiennes et historiens soviétiques depuis les écrits de Lénine sur les paysans en Russie (de Crisenoy 2017). Débats que nous aborderons dans les deux sections qui suivent.

24L’idée selon laquelle il y aurait chez Marx deux modèles de développement du capitalisme n’est donc pas propre à Brenner. Un certain nombre de travaux ont tenté de lier ce changement de perspective au parcours intellectuel et politique de Marx, notamment à travers son analyse de la Révolution française. Le jeune Marx, farouchement anti-prussien, envisage cette dernière comme la pierre angulaire de la révolution sociale allemande à venir, ce qui l’amène à mettre 1789 au cœur de son analyse. La Révolution française est ce par quoi le féodalisme prend fin, en ce qu’elle est l’instrument d’une bourgeoisie dont le pouvoir économique n’a d’égal que son exclusion de la vie politique. Cette thèse est particulièrement développée dans La sainte famille, qui fait de la Révolution française la mère de toutes les révolutions futures. Une thèse qui sera par la suite approfondie au moment du séjour de Marx à Paris, occasion de considérer 1789 comme la consécration de l’émergence de la classe bourgeoise en France. La Révolution française va néanmoins petit à petit perdre ce statut pour Marx. D’abord à la suite de l’avortement de la révolution de 1848, à laquelle Marx prend part (Sperber 2017, p. 261), mais aussi en raison de sa focalisation de plus en plus grande sur le cas anglais (Louvrier 2007). Dans la lignée de Brenner, George Comninel (2000 ; 2012b) considère que Marx abandonne simplement l’idée que cette révolution aurait été bourgeoise au sens capitaliste du terme, précisément dans la mesure où la France absolutiste n’aurait pas permis l’émergence d’un véritable capitalisme, et donc d’une véritable classe bourgeoise capitaliste (nous y reviendrons dans le deuxième chapitre). La bourgeoisie y était peut-être marchande, mais certainement pas capitaliste. Il s’agit encore une fois de déconnecter « émergence du capitalisme » et « bourgeoisie marchande ». Une thèse que Comninel a longuement développée dans Rethinking the French Revolution (Comninel 1987)8.

25Les débats relatifs à l’interprétation des textes de Marx et Engels participent des discussions marxistes relatives à la transition. C’est ce que nous verrons dans la section suivante, qui aborde une étape importante de ces discussions : le débat entre Maurice Dobb et Paul Sweezy.

Dobb-Sweezy : le débat sur la transition

26Une des étapes les plus marquantes du débat sur la transition fut la controverse entre Maurice Dobb et Paul Sweezy, qui impliqua en réalité un nombre important de protagonistes. Le point de départ de ce débat a été la publication en 1946 par Maurice Dobb de Studies in the Development of Capitalism. Cet ouvrage sera traduit en 1969 en français sous le titre Études sur le développement du capitalisme (Dobb 1981 [1946]). Considéré comme un des économistes les plus importants de sa génération, Maurice Dobb n’était pas historien. Ses travaux les plus influents portèrent sur la critique de l’économie néoclassique ainsi que sur la planification (Shenk 2013). De sorte que l’ouvrage de 1946 a été à la fois attaqué par les historiennes et historiens pour son traitement des sources (Dobb utilisant en grande majorité des sources de seconde main), et ignoré en raison de son approche, jugée trop théorique. C’est du moins ce qu’avance Rodney Hilton dans l’ouvrage qu’il édite en 1976 à propos du débat Dobb-Sweezy, traduit dès 1977 dans la Petite collection Maspero (Hilton 1977b). L’ouvrage rassemble les échanges entre Dobb et Sweezy, ainsi que les commentaires d’autres historiennes et historiens.

27L’ouvrage de Dobb constitue également une synthèse des discussions ayant agité, au début des années 1940, un groupe d’historiennes et d’historiens britanniques marxistes, à la suite de la publication par Christopher Hill d’une histoire économique et politique qui réévalue – significativement à la hausse – l’importance de la révolution anglaise de 1640. La révolution anglaise, 1640 (Hill 1993 [1940]) est alimentée par les travaux des historiennes et des historiens soviétiques spécialistes de l’histoire anglaise médiévale comme Kosminsky (voir la prochaine section), que Christopher Hill a rencontrés lors de son année d’études en 1935-1936 à Moscou. Ce livre, et quelques autres articles de Hill, ont enclenché différentes discussions à l’intérieur de ce groupe, lié au parti communiste britannique, sur lequel nous reviendrons. C’est dans ces débats, reconstruits par Keith Tribe (1981, p. 6-34), que Dobb va préciser sa définition du capitalisme et son interprétation marxiste de la transition du féodalisme au capitalisme, mais tout en restant l’économiste qu’il est.

28Le point de départ de Dobb est avant tout théorique : il s’agit de définir ce que l’on entend précisément par capitalisme. Cette approche historiographique est, dans l’immédiat après-guerre, sujette à discussions. Dans un article de 1948, paru dans Modern Quarterly, et immédiatement traduit en français dans Esprit, Christopher Hill insiste sur la nécessité de rompre avec la tendance des historiennes et des historiens britanniques à s’abandonner à une érudition trop souvent mise au service d’une histoire émiettée. Citant Richard Henry Tawney, il affirme que « ce qu’il faut aux historiens, ce n’est pas plus de documents, mais de meilleurs souliers » (Hill 1948, p. 897)9. L’appel à une théorisation plus forte de l’histoire sera un des fondements de la création de la revue Past and Present. Si l’ouvrage de Maurice Dobb est régulièrement considéré comme le premier travail majeur relatif à la transition entre féodalisme et capitalisme (Johnson 1978 ; Holton 1981), son appétence pour la théorie et la généralisation historique n’y est certainement pas pour rien, ni d’ailleurs son autorité dans le champ de la théorie économique.

29Dans son ouvrage de 1946, Maurice Dobb commence par identifier trois interprétations de la notion de capitalisme. La première est le fait de Werner Sombart qui, dans Der moderne Kapitalismus (1928), aborde le capitalisme par l’esprit de calcul rationnel. À la manière d’un Max Weber, la source du mouvement d’accumulation du capital serait à chercher dans un changement de mentalité. La seconde interprétation trouve le fondement du capitalisme dans la réorganisation de la production pour des marchés éloignés des lieux de production, rendue possible par l’émergence d’une économie monétaire. La référence est ici l’école historique allemande, mais également les travaux des historiennes et des historiens qui, tel Henri Pirenne, « cherchent à repérer les principales étapes de la croissance du capitalisme par rapport aux stades d’extension du marché ou aux nouvelles formes d’investissement et de gestion qu’appelait cette extension » (Dobb 1981 [1946], p. 17). Nous sommes ici proche du « premier modèle » de transition que Brenner relève chez Marx, à savoir celui centré sur le commerce et l’introduction de la monnaie dans les relations économiques. Enfin, Dobb trouve chez Karl Marx une troisième voie, envisageant le capitalisme comme un mode de production, à savoir non seulement comme « état de la technique » (les forces productives), mais également comme « manière dont les moyens de production [sont] appropriés, et les relations sociales qui s’établissent entre les hommes du fait de leur relation avec le procès de production » (Dobb 1981 [1946], p. 18). De sorte que l’essence du capitalisme ne serait pas tant le fait que la production soit destinée au marché, mais que le travail lui-même devienne une marchandise exploitée en vue de dégager une survaleur. Dobb adhère à cette perspective contre les deux autres :

L’existence d’hommes maniant des capitaux importants – quelle que soit leur capacité de thésaurisation – ne suffit pas : leur capital doit être employé à associer le travail et la création de plus-value dans la production. (Dobb 1981 [1946], p. 18)

30Les raisons avancées par Dobb pour rejeter les deux premières conceptions sont les suivantes : d’abord, rechercher l’origine du capitalisme dans une mentalité nécessite, pour ne pas tomber dans le registre de la coïncidence, de souligner l’origine de cette mentalité. Ensuite, l’approche par le commerce et la monnaie serait trop extensive, de sorte qu’elle amènerait à trouver des traces de capitalisme en tout temps et en tout lieu, pourvu qu’il y ait échange et monnaie. Dobb adopte donc la lecture marxiste.

31Après s’être penché sur une définition minimale du capitalisme, reste à en faire l’histoire, à en penser l’origine. Dobb considère que les facteurs d’entraînement doivent être cherchés dans la dynamique féodale elle-même, plus particulièrement dans les conflits de classes qui l’animent. Il est donc nécessaire d’étudier le féodalisme en tant que rapport de production particulier. Selon Dobb, le rapport de production féodal repose sur deux piliers. D’une part, sur la capacité du suzerain à imposer ses exigences économiques (prestations en services, en redevances monétaires ou en nature) aux producteurs directs (l’artisan dans les ateliers, le paysan sur les terres) en raison d’un ensemble de pouvoirs (militaires, coutumiers et juridiques) sur les personnes, sur leurs terres et sur l’organisation communautaire (le dominium). D’autre part, sur le fait que les producteurs directs disposent de leurs moyens de production, notamment par le biais de tenures (Dobb 1981 [1946], p. 46-47). La différence fondamentale entre féodalisme et capitalisme ne réside donc pas dans la présence de monnaie dans les interactions économiques, ni dans l’existence d’une production à destination du marché, mais dans la manière dont s’organisent les relations entre les différentes classes. Il faut de fait chercher l’origine du capitalisme dans les mutations de ces relations à partir de l’organisation féodale.

On peut reconnaître à l’existence d’un artisanat urbain et à l’apparition de fermiers libres, aisés ou moyennement aisés, un mode de production qui a acquis son indépendance par rapport au système féodal : la petite production de type artisanal ou paysan, qui n’était pas capitaliste, contenait cependant l’embryon de relations de type capitaliste, et manifestait même des signes d’assujettissement au capital venu de l’extérieur. (Dobb 1981 [1946], p. 31)

32Deux éléments sont à retenir de l’argument de Dobb. D’abord, il est infructueux d’assimiler émergence du capitalisme et révolution industrielle. En effet, le capitalisme, en tant que mode de production, est une condition nécessaire à la mise en branle de l’industrialisation à grande échelle : l’assujettissement du producteur direct au capital est rendu possible par sa libération vis-à-vis du pouvoir féodal extra-économique. Pour que le capital puisse commander le travail, il faut que ce travail soit libre, c’est-à-dire détaché à la fois de ses moyens de production (donc de subsistance) et de la hiérarchie féodale. Cette condition, et c’est le second élément, se réalise au sein du féodalisme lui-même, et non à partir d’un facteur extérieur, tel que le commerce international. C’est à ce niveau que le débat sur le « second servage » prend son importance. En effet, comme l’explique Dobb, à la fin du xv^e siècle, en Europe de l’Est (Pologne, États baltes, Bohême), l’accroissement des possibilités d’exportation n’a pas eu comme conséquence un affaiblissement des liens féodaux, mais au contraire le renforcement du servage, c’est-à-dire à la fois une fixation plus forte de la population paysanne à la terre de leurs seigneurs, et une augmentation du pouvoir extra-économique de ces derniers. Le commerce n’a donc pas été à l’origine d’une libération des producteurs directs ouvrant la voie à un rapport de production capitaliste, ni d’une incitation à l’amélioration technique des terres. La raison en est, selon Dobb, que le commerce a été confronté à des systèmes politico-économiques non capitalistes. Dans un cadre féodal, répondre aux possibilités offertes par les marchés internationaux devait passer par un resserrement du servage, et par une augmentation des prélèvements féodaux sur des communautés, et non par l’amélioration de l’appareil productif par le biais d’une mise en concurrence de paysans libres. Pour Dobb, donc, le commerce ne peut venir « corrompre » un système féodal qu’à partir du moment où celui-ci est en voie de décomposition.

33Il s’agit donc de comprendre la manière dont le capitalisme émerge à partir du féodalisme. L’économiste britannique souligne à ce titre deux mécanismes primordiaux qui expliquent le remplacement progressif des rentes féodales par le louage des travailleurs libres :

C’est la misère même de la paysannerie […] qui, en créant le danger du dépeuplement des domaines, a pu précisément amener les seigneurs à être plus enclins à des concessions visant à amoindrir les charges féodales ou à commuer les prestations en travail en prestations en argent, à la fois pour éviter ce dépeuplement et pour profiter du faible prix de la main-d’œuvre, du fait de la misère provoquée par les migrations massives. (Dobb 1981 [1946], p. 68)

34Cette libération (l’amoindrissement des charges féodales) a donc été le fait d’un rapport de force opposant les seigneurs à une paysannerie de plus en plus encline à fuir devant l’augmentation de la misère. Cette misère avait pour origine non seulement une pression seigneuriale croissante en raison des dépenses liées aux guerres et de l’attrait pour les biens de luxe, mais également l’augmentation de la population paysanne (corollaire d’une baisse des rendements agricoles). Tel est le « principe » fondamental défendu par Dobb : lorsque la main-d’œuvre est abondante et la misère plus grande, les seigneurs ont intérêt à « libérer » la paysannerie afin de profiter d’un coût du travail potentiellement plus faible sur un « marché » du travail. Inversement, « les époques de pénurie de main-d’œuvre ou de main-d’œuvre chère en Angleterre ont dû être marquées par des tentatives visant à réimposer les anciennes obligations » (Dobb 1981 [1946], p. 68).

35Dobb envisage à partir de là un mécanisme de renforcement : l’augmentation de la pression extra-économique sur la paysannerie demande des moyens, en armes, mais surtout en personnes, via la multiplication des vassaux, cela par l’intermédiaire d’un processus de sous-inféodation (Dobb 1981 [1946], p. 56). Ces moyens doivent être financés en retour par une pression accrue sur la paysannerie (par des prélèvements, mais également du pillage), amenant à terme une diminution des capacités productives, créant un goulot d’étranglement. Ce mécanisme met le système féodal en crise :

Le résultat de ce renforcement de la pression sur la paysannerie fut non d’épuiser la poule aux œufs d’or des châteaux, mais de provoquer, en désespoir de cause, une émigration illégale des domaines seigneuriaux : une désertion en masse des producteurs qui devait vider de son sang le système et provoquer la série des crises où l’économie féodale elle-même devait sombrer, au cours des xiv^e et xv^e siècles. (Dobb 1981 [1946], p. 57)

36Le pendant de cette crise fut une libération des travailleurs, qui permit l’émergence d’une petite industrie artisanale, et qui posa les bases du développement industriel à venir. Dobb fait ici explicitement référence à une voie du développement du capitalisme que Marx nommait « voie réellement révolutionnaire » (Marx 1965, chap. 20). Celle dans laquelle le petit producteur accumule du capital et se transforme petit à petit en capitaliste. Dans ce cadre, le point de départ est bien une lutte entre les paysans et les seigneurs. Dobb l’exprime parfaitement dans un article de 1953 :

La désintégration du féodalisme (et de là son déclin) n’a pas résulté des attaques d’un début de capitalisme, sous la forme de « capital marchand » allié à l’« économie d’argent », comme on l’a généralement supposé, mais était due à la révolte des petits producteurs contre l’exploitation féodale. Cette indépendance relative des petits producteurs provoqua l’accélération de leur propre dissociation […] en accélérant le processus de différenciation social parmi eux ; et c’est à partir de ce processus (mais seulement après maturation durant une période transitoire de déclin du féodalisme) que le mode capitaliste de production naquit. (Dobb 1977a, p. 143)

37L’indépendance des petits producteurs est le fruit d’une mutation progressive du servage vers des formes de plus en plus « libres » : tenanciers libres, yeomen, vilains francs, puis, enfin, propriété paysanne libre se substituant à la tenure. Ce processus engendre une différenciation progressive entre ceux qui parviennent à racheter leurs tenures, ceux qui deviennent artisans – les « travailleurs libres » capables de devenir petits producteurs, de s’adonner au commerce et de réorganiser la production – et ceux qui mettent leur travail à disposition des deux premières catégories.

38Dobb oppose cette évolution (il parle de « voie ») à une autre, dans laquelle ce sont les commerçants eux-mêmes qui, ayant le monopole du commerce par leur appartenance aux guildes de marchands, mettent la main sur le petit artisanat industriel par l’intermédiaire du putting-out system (ou « système domestique »). Cette domination du capital marchand fut, pour Dobb, à la fois une étape importante du développement du capitalisme, et un frein à ce dernier. Le capital marchand reposait en effet sur la solidité de l’ordre féodal, et donc sur une alliance avec la noblesse dans le cadre de la protection des privilèges seigneuriaux et marchands. En effet, le monopole des compagnies commerciales était garanti par la couronne, de sorte que le capital marchand était souvent prêté à la noblesse dans le but d’intégrer la hiérarchie politique féodale : l’achat de charges publiques était une priorité vis-à-vis de l’investissement industriel. C’est la raison pour laquelle les grands centres commerciaux de la Renaissance ne furent pas le berceau du capitalisme :

Ce qui est remarquable par rapport à la situation anglaise dans le cas de l’Italie, de l’Allemagne et de la Hollande (et dans une certaine mesure de la France), c’est moins l’apparition précoce d’un type de production capitaliste que son incapacité à dépasser les prémices d’une adolescence précoce et prometteuse. Il semble que ce soit le succès même et la maturité du capital commercial et bancaire qui, dans ces riches centres commerciaux continentaux, aient retardé, au lieu de les favoriser, les progrès de l’investissement dans la production ; de sorte que, par comparaison avec la renommée que valait le pillage du Levant ou des Indes ou le fait de prêter à des princes, le capital industriel était en quelque sorte condamné à la situation d’une jeune sœur laide et sans dot. (Dobb 1981 [1946], p. 172-173)

39Pour entrer de plain-pied dans le capitalisme, il fallut que le capital commercial recule devant le capital productif, c’est-à-dire qu’apparaisse une classe capitaliste composée de producteurs et non de marchands. Pour ce faire, le capital productif a dû s’émanciper du monopole légal accordé à la fois aux marchands et aux villes, afin d’avoir un accès direct aux marchés. Sans cela, l’intérêt des investissements productifs restait limité. À cela s’est ajouté le mouvement d’expropriation que nous avons décrit plus haut dans le cadre de l’analyse de l’œuvre de Marx. Dobb reprend sur ce point le schéma classique : mise en place des enclosures, expropriation, concentration des terres et lois contre le vagabondage en Angleterre donnent naissance à une classe de prolétaires obligés d’accepter le travail salarié. Ainsi, « [l]a classe capitaliste n’est pas née de l’abstinence et de l’esprit d’épargne, comme le voudrait la description traditionnelle des économistes, mais de la dépossession des autres classes par la violence, grâce au pouvoir économique et politique qu’elle avait pu acquérir » (Dobb 1981 [1946], p. 238). Ici encore, le monopole des corporations de métiers, s’il joua contre le développement du capital productif, permit néanmoins de grossir les rangs des travailleurs libres en bloquant l’accès aux métiers réglementés.

40Dobb décrit alors la manière dont l’émancipation du capital productif vis-à-vis du capital commercial fut le fait des révolutions libérales, contre le régime féodal, les privilèges, et donc les monopoles (Dobb 1981 [1946], p. 180). Ces révolutions ont une importance de premier plan pour Dobb, dans la mesure où les seigneurs propriétaires terriens, ainsi que les marchands, en ce qu’ils participent de la logique féodale, font barrière au capitalisme. C’est des artisans et des fermiers que provient le double mouvement de libération et d’expropriation. Dans un texte plus tardif, Dobb affirme que « [c’]est finalement de la petite production (dans la mesure où elle assure l’indépendance d’action et introduit une différenciation sociale) que le capitalisme est sorti » (Dobb 1977b, p. 83).

41Paul Sweezy commente les thèses de Maurice Dobb dans un article publié en 1950 dans la revue marxiste Science and Society. Sweezy est également un économiste marxiste de premier plan. Fondateur avec Francis Otto Matthiessen en 1949 de la Monthly Review, revue socialiste américaine d’envergure, il est l’auteur d’un ouvrage sur la théorie de la valeur-travail (Sweezy 1942), ainsi qu’un des théoriciens du capitalisme monopoliste, thème sur lequel il publie avec Paul Baran un livre devenu célèbre (Baran et Sweezy 1966)10.

42L’article de Sweezy est à l’origine du débat « Dobb-Sweezy »11. L’économiste y souligne ce qu’il considère comme un manque d’intelligibilité de l’explication de Dobb. Si Sweezy accepte l’idée selon laquelle le passage du système de rente féodale au travail libre rémunéré fut le fait d’une défection des serfs et des paysans à la suite d’une augmentation de la pression seigneuriale, il affirme que l’on ne comprend pas très bien les raisons pour lesquelles des paysans abandonneraient un accès direct à leurs moyens de subsistance pour un statut de travailleur « libre » : « Les serfs ne pouvaient quitter les manoirs, même si leurs maîtres devenaient de plus en plus exigeants, à moins de savoir où aller » (Sweezy 1977, p. 54). Ce raisonnement aura une grande importance dans la suite de notre histoire, puisque c’est précisément sur ce point que l’apport de Brenner sera décisif. Selon Sweezy, la seule raison que les paysans auraient eue de quitter leur terre (et donc d’abandonner leurs tenures) tiendrait à un statut social potentiellement plus élevé proposé dans les villes par la bourgeoisie marchande. De sorte que l’économiste américain renverse le lien de causalité : c’est bien l’arrivée d’une élite marchande qui marque, à partir du xii^e siècle en Europe, le début du dépérissement du système féodal en offrant de meilleures perspectives à la paysannerie. Ce dépérissement est consubstantiel, selon Sweezy, au passage d’une production « pour l’usage » à une production « pour le marché » (Sweezy 1977, p. 57). S’il a toujours existé du commerce, celui-ci n’avait jusqu’alors pas eu d’impact sur les rapports de production et la division du travail, et ceci tant que l’argent des marchés ne devenait pas un but en soi. Cette idée est intimement liée à la représentation que Sweezy se fait des systèmes féodaux : ceux-ci étant statiques, en ce que la production pour l’usage n’inciterait aucunement au progrès technique ou à l’innovation, le changement ne pouvait provenir que de stimuli extérieurs.

43Qu’en est-il, dès lors, du second servage ? En effet, le resserrement de la contrainte féodale comme réponse aux opportunités offertes par le commerce international semble contredire la thèse de Sweezy. Ce dernier avance que cette phase n’aurait été que transitoire : la lutte entre deux systèmes dans une phase qui n’aurait été ni féodale ni capitaliste (Sweezy 1977, p. 67-68). Cette approche a donné lieu à une définition du capitalisme centrée sur le marché :

Si les entreprises sont dirigées par de petits groupes dans l’objectif de maximiser leurs profits par la production de marchandises pour le marché, vous avez les rapports de production et de classes essentiels du capitalisme. (Sweezy et Bettelheim 1972, p. 4, notre traduction)

44La critique de Sweezy fut assez largement attaquée pour son manque de prise en compte des travaux contemporains d’histoire économique. Le fait que la source principale de l’économiste américain ait été le travail d’Henri Pirenne, historien médiéviste dont l’œuvre date du tournant du xx^e siècle, était au centre de l’affaire (Hilton 1977a ; 1977b).

45En fin de compte, l’opposition entre Dobb et Sweezy repose sur la confrontation de deux représentations radicalement différentes du capital marchand : alors que Sweezy le pense comme une source de financement pour l’industrie naissante, Dobb considère au contraire qu’il reste soumis à la logique féodale. Une thèse qui sera soutenue et approfondie par les historiennes et historiens prenant la suite de Dobb. En plus de Brenner, il faut sur ce point citer les travaux de John Merrington (1975), qui entendaient montrer que la dynamique économique de bon nombre de villes marchandes restait fondamentalement féodale, c’est-à-dire centrée sur la construction de monopoles protégés par le pouvoir politique. De sorte qu’il serait nécessaire, tout comme pour Dobb, de chercher les sources de la transition dans la montée en puissance d’un capitalisme agraire plus que dans l’expansion du capital marchand. Nous l’avons vu, cette transition passe chez Dobb par les luttes paysannes contre la répression féodale. Une intuition qui sera elle aussi largement approfondie, notamment par Rodney Hilton, pour qui la libération progressive des paysans et l’émergence de l’individualisme agraire passent par une opposition paysanne à l’approfondissement de l’ordre féodal (Hilton 1979 [1973]). Ces différents travaux sont régulièrement considérés comme faisant partie d’une même mouvance historiographique. Robert Holton va jusqu’à parler de perspective « Dobb-Hilton-Brenner » (Holton 1981).

46Sweezy touche néanmoins un point fondamental, qui sera au cœur des travaux de Brenner : Dobb peine à identifier les facteurs qui poussent à l’adoption de comportements capitalistes. D’autant que bon nombre de travaux de l’époque montraient que l’offre de biens de luxe sur les marchés internationaux pouvait rencontrer une demande dans le cadre d’une organisation féodale (Kosminsky 1955). C’est pour cette raison que Sweezy considère l’approche commerciale comme plus convaincante, en indiquant que ce sont les marchés internationaux qui, en mettant une pression concurrentielle sur les acteurs économiques, vont pousser le féodalisme à se transformer (Sweezy 1977). Le système féodal aurait été plus solide que ne le semblait dire Dobb, de sorte que sa destruction ne pouvait venir que de l’extérieur, par l’intermédiaire des villes et du commerce, donc de la bourgeoisie commerciale. Brenner partagera le constat d’une solidité féodale, tout en refusant la thèse de la commercialisation.

47Nous l’avons déjà évoqué, un des points particulièrement importants au centre du débat sur la transition est la différence Est / Ouest (la problématique du « nouveau servage »). Comment expliquer que les éléments extérieurs censés avoir fait basculer les économies de l’Ouest dans le capitalisme n’ont pas eu le même résultat dans les économies de l’Est ? Nous le verrons, Brenner traite de front cette question, dont il fait une trame de discrimination des différentes historiographies. De son côté, Dobb intègre cette problématique par le biais des mécanismes d’offre et de demande, que ce soit en ce qui concerne la terre ou la main-d’œuvre, aux dépens d’une approche politique de la situation :

Mais, bien qu’ils aient pu contribuer à l’évolution, de tels facteurs politiques [les relations entre couronne et seigneuries] ne peuvent être tenus pour suffisants quand il s’agit de rendre compte des différences que l’on peut relever au cours des évènements dans les diverses parties de l’Europe. […] Si de tels facteurs ont eu une certaine influence, il semble évident que la considération fondamentale pour le seigneur a dû être l’abondance ou la rareté, la cherté ou le bas prix de la main-d’œuvre, soit qu’elle l’ait poussé à accepter ou à refuser de commuer les prestations de travail en paiement monétaire, soit qu’elle l’ait entraîné à considérer comme profitable ou non pour lui-même d’opérer une telle commutation s’il y était contraint. (Dobb 1981 [1946], p. 64-65)

48Certes, pour Dobb, la disparition du féodalisme provient d’une libération progressive des petits producteurs locaux à la suite d’une lutte entre classes dominantes et dominées. Néanmoins, le cœur de l’argument reste le ratio terre / travail : si les seigneurs de l’Est de l’Europe ont tendance à amplifier la pression extra-économique sur les serfs en cas de besoin, c’est avant tout parce que le travail y est plus rare, et donc potentiellement plus cher en cas de fin du servage. Les raisonnements de Hilton reposent sur un schéma similaire. C’est la raison pour laquelle Karl Polanyi, dès 1948, critique vigoureusement Dobb pour son attachement à un raisonnement propre aux économies de marché, et non aux économies féodales (Polanyi 1946). Dobb présupposerait une rationalité marchande (arbitrage sur le prix de la main-d’œuvre), alors qu’il s’agirait précisément de l’expliquer. De sorte qu’il n’aurait pas saisi le caractère exceptionnel de l’économie de marché dans l’histoire. La critique de Brenner vis-à-vis de Dobb ira dans le même sens. Il préférera se concentrer sur les capacités institutionnellement différenciées des paysans à résister aux seigneurs (Holton 1981, p. 848).

49La question de la transition n’est pas propre, loin de là, aux sphères académiques occidentales. On la retrouve également dans les discussions soviétiques. Et pour cause, la révolution bolchévique a suscité un regain d’intérêt pour la question générale de la transition d’un régime économique à un autre.

Les débats soviétiques

50La littérature russe, produite par des historiennes et des historiens médiévistes soviétiques, est encore très mal connue en dehors des sphères russophones. Elle comporte pourtant nombre de travaux originaux, non seulement sur l’histoire russe, mais également sur de nombreuses autres aires géographiques. La barrière de la langue n’explique pas à elle seule cette méconnaissance : cette littérature est difficile d’accès pour qui ne connaît pas ses conditions intellectuelles de production12. Plusieurs historiennes et historiens soviétiques se sont spécialisés dans la période médiévale, moins par intérêt intrinsèque que parce que ce terrain leur paraissait plus libre et moins risqué – les risques du métier d’historien sous Staline étant la disgrâce, la déportation, l’exil ou l’exécution. Il n’en fut rien. En témoignent les violentes polémiques suscitées par la publication, dans les années 1990 et 2000, de mémoires d’historiennes et d’historiens soviétiques médiévistes13. L’histoire médiévale était donc tout aussi minée que l’histoire plus contemporaine, et raconter une révolte paysanne au xii^e siècle, ou une bataille contre des chevaliers teutoniques au xiv^e siècle, pouvait avoir des implications politiques qui dépassent notre entendement contemporain. L’historiographie était particulièrement utilisée dans les luttes politiques. Les historiennes et historiens soviétiques soulignaient fréquemment dans leurs publications des falsifications apportées par des « historiens bourgeois ». Et avec le temps, cette liste d’ennemis s’allonge : aux « historiens bourgeois » – occidentaux ou même intérieurs – s’ajoutent les « historiens fascistes » dans les années 1930, puis les « historiens cosmopolites » dès la fin des années 194014. Une prudence particulière est donc de rigueur lorsque l’on aborde cette littérature.

51Nous l’avons vu, c’est à la suite de son voyage d’études en Union soviétique que Hill publia son livre de 1940, qui donna lieu à celui de Dobb en 1946, qui aboutit à son tour au débat entre Dobb et Sweezy. Il est donc intéressant de voir comment les discussions se sont poursuivies en Union soviétique. Pour en donner un aperçu, nous allons nous concentrer sur le plus important débat théorique interne aux historiennes et historiens médiévistes soviétiques, qui a pris place dans la principale revue d’histoire soviétique, Voprosy istorii (Questions d’histoire), entre les années 1951 et 1955. Ce débat a porté à la fois sur des questions de périodisation et sur la « loi économique fondamentale du féodalisme »15. Il peut désarçonner notre lecteur, puisqu’il a eu lieu comme si la littérature non soviétique n’existait pas, et qu’il ne s’agissait que de régler des comptes internes, avec des critiques croisées de certains points de vue exprimés dans les travaux collectifs en cours. Il s’agit cependant d’une manière habituelle de régler les questions fondamentales du marxisme-léninisme, dans lesquelles les travaux occidentaux, nécessairement « bourgeois », n’ont pas voix au chapitre. Cela ne veut pas dire que les travaux des historiennes et des historiens occidentaux sont inconnus ou inutilisés par les soviétiques – ni d’ailleurs que les travaux soviétiques étaient inconnus à l’Ouest. Ils ne sont simplement pas cités dans les débats. Afin de préciser cette image des relations entre les deux blocs, nous allons d’abord évoquer quelques échanges entre historiennes et historiens soviétiques et occidentaux, avant d’étudier le débat de 1951-1955.

52Malgré le manque de connaissance de celle-ci en Occident, il faut avoir à l’esprit que la production soviétique sur l’histoire féodale est immense, héritière d’une tradition impériale, dans laquelle l’étude de la Russie prenait une place ténue par rapport aux travaux sur les autres pays. Le nombre d’études monographiques soviétiques sur la société médiévale occidentale par des historiennes et des historiens souvent spécialisés dans un pays ou une région est considérable. Dans un article publié en français dans les Annales en 1960, intitulé « Comment l’historiographie soviétique aperçoit et explique le Moyen Âge occidental », les historiennes soviétiques Nina Sidorova et Eugénie Gutnova en donnent un inventaire tout à fait impressionnant : parmi une centaine de titres récents, on trouve des travaux sur le servage en Normandie, sur le commerce des fourrures hanséatiques au xv^e siècle, sur le prix des denrées alimentaires à Augsburg du xi^e au xv^e siècle, sur la lutte des classes à Milan au xi^e siècle, sur l’esclavage dans la France mérovingienne, sur le village bourguignon du x^e au xii^e siècle, sur les paysans dans les provinces byzantines de l’Italie aux ix^e et xi^e siècles, etc. (Sidorova et Gutnova 1960). L’article revendique un intérêt pour une étude mondiale du féodalisme, essentiellement centrée sur la période du féodalisme tardif (ce qui nous intéresse plus particulièrement), sur les révoltes populaires (essentiellement paysannes) et les révolutions bourgeoises, c’est-à-dire sur la lutte des classes, considérée comme trop souvent négligée par les historiennes et historiens occidentaux. Seulement une infime partie de ces travaux a été publiée en Occident.

53Les historiennes et historiens soviétiques connaissent et utilisent la littérature occidentale. En 1947, par exemple, l’historien Isaak Zvavič publie une recension du livre de Maurice Dobb, Studies in the Development of Capitalism, dans la revue Voprosy istorii16. Zvavič présente Dobb comme une des personnalités publiques communistes les plus en vue en Grande-Bretagne, un des rares marxistes dans le monde universitaire anglais, et rappelle qu’il a été l’élève de Keynes, et que celui-ci, à une époque où il était moins libéral, l’a fait nommer à Cambridge sans ignorer ses liens avec le parti communiste. Fin connaisseur de l’économie « bourgeoise », Dobb se serait donné pour tâche de convaincre son audience de la supériorité de la doctrine marxiste sur les théories sociologiques bourgeoises en vogue lorsqu’il s’agit d’analyser le fonctionnement des sociétés humaines. Zvavič souligne les mérites évidents de l’ouvrage de Dobb : il s’agit d’un plaidoyer pour la théorie marxiste, qui a su exploiter avec succès la science soviétique dans ses controverses contre ses adversaires anglais. Si Zvavič reconnaît à Dobb une connaissance des travaux de Kosminsky sur le village anglais au xiii^e siècle, ainsi que ceux de Lavrovsky sur les enclosures, il lui reproche d’en ignorer un certain nombre. Cela n’empêcherait pas l’économiste anglais, notamment dans son chapitre sur la chute de la féodalité et la croissance des villes – qu’affectionne particulièrement Zvavič – de parvenir aux mêmes conclusions que l’école soviétique. Si Dobb est loué pour sa critique de nombreux auteurs occidentaux « bourgeois », il lui est reproché de n’être pas assez critique vis-à-vis de certains travaux d’auteurs non marxistes, comme John Clapham (1926), Arthur Bowley (1937) et Lilian Knowles (1921)17. Dobb sait néanmoins écarter les mauvaises pistes dans sa recherche des causes de l’émergence du capitalisme : ce ne sont ni les enclosures, ni l’économie monétaire, ni les villes, ni l’apparition d’une gestion rationnelle, mais bien la libération des travailleurs de leurs moyens de production. « Un bon début », résume l’historien soviétique (Zvavič 1947, p. 134).

54La même année paraissent, toujours dans la revue Voprosy istorii, trois notices « aimablement envoyées » (Anonyme 1947, p. 113) par Maurice Dobb, pour faire connaître les travaux anglais sur l’histoire de l’Angleterre publiés depuis le début de la guerre. Dobb n’a pas rédigé lui-même les notices, mais en a confié la rédaction à trois spécialistes, un par période. Ainsi, Molly (alias Marion) Gibbs a rédigé la notice sur la période médiévale, Christopher Hill sur l’Angleterre des xvii^e et xviii^e siècles, et Eric Hobsbawm sur les xix^e et xx^e siècles18. Dans chacune de ces notices, les dernières monographies, études synthétiques et articles de revues spécialisées sont nommés, et commentés de façon individuelle ou groupée. Il est à noter que l’ouvrage de Dobb occupe une place importante dans les trois notices, puisqu’il couvre plusieurs périodes historiques. En tout, une cinquantaine de travaux sont présentés. La chose est donc acquise, les historiennes et historiens soviétiques pouvaient compter sur leurs collègues anglais pour suivre l’actualité de l’histoire produite dans ce pays.

55En 1955, l’historien Yuri L. Bessmertny publie une recension du symposium The Transition from Feudalism to Capitalism, publié en 1954, et contenant la controverse entre Dobb-Sweezy, ainsi que les réactions qu’elle a suscitées. Il indique à quel point il est facile de voir comment cette discussion entre marxistes étrangers se confond, en partie, avec la discussion sur la loi économique fondamentale du féodalisme qui vient d’avoir lieu dans la revue Voprosy istorii, et dont il sera question plus loin. Bessmertny résume ainsi l’argument de Dobb sur la transition : la croissance des villes et celle du commerce ne sont que des facteurs externes qui accompagnent la transition, mais le facteur décisif, à savoir la hausse de l’exploitation féodale à la suite d’une baisse de la productivité, qui épuise le travail et le fait fuir, est interne. La lutte des classes joue donc le rôle principal. Bessmertny est intrigué par l’argument de Sweezy (1977) selon lequel il existerait aux xv^e et xvi^e siècles une période ni féodale ni capitaliste, durant laquelle la production marchande serait non capitaliste ; et il reproche à l’économiste son éloignement d’avec le marxisme. Bessmertny s’en prend également à la lecture non critique par Sweezy de Pirenne, qui considère que les traits essentiels du capitalisme se rencontrent en premier lieu au sein des cités marchandes italiennes (Pirenne 1914). Bessmertny apprécie chez Hilton (1977c) la vision de l’exploitation féodale comme nécessité objective, et non comme volonté subjective des seigneurs. Mais là où l’historien britannique se fourvoie, selon lui, c’est lorsqu’il pense que l’accroissement du taux de la rente par les seigneurs féodaux est une nécessité découlant du mode de production féodal. Il n’y a rien de tel pour l’historien soviétique : Hilton confond ici féodalisme et capitalisme. Pour Bessmertny, les arguments comparatifs de Kohachiro Takahashi (1977) sur la France, l’Allemagne, la Russie et le Japon sont d’un intérêt considérable. Ce dernier serait néanmoins coupable d’un usage peu critique de Max Weber. Si la collection d’articles est dans son ensemble jugée « d’un intérêt incontestable », elle est aussi considérée comme importante en tant que témoignage de la lutte qu’ont à mener les marxistes étrangers pour maintenir une objectivité dans la recherche historique, contre toutes sortes de distorsions (Bessmertny 1955).

56Ainsi, la circulation des idées et la discussion des auteurs fonctionnent dans les deux sens. De nombreuses occasions existent. Dobb a fréquemment voyagé en URSS. Christopher Hill a effectué un séjour de recherche sur l’histoire médiévale soviétique à la fin des années 1930. Rodney Hilton est invité à l’Académie des sciences de l’URSS en 1953. Les historiens correspondent, échangent des livres. Plusieurs manifestations sont d’ailleurs l’occasion de créer des liens, comme ce colloque d’historiennes et d’historiens soviétiques et français qui a lieu à Moscou en 1961, avec notamment Porchner et Mousnier, qui travaillent tous deux sur les révoltes populaires en France au xvii^e siècle ; et Sidorova et Le Goff, qui ont pour objet d’étude les hérésies médiévales. Ou encore le treizième congrès international des sciences historiques qui a lieu à Moscou en 1970, avec Georges Duby et Eugénie Gutnova qui s’y retrouvent dans la section médiévale. En ce qui nous concerne, nous savons que les Soviétiques connaissaient le livre de Dobb et qu’ils ont eu connaissance du débat Dobb-Sweezy. Maintenant que l’on sait que les idées circulaient, même si elles n’étaient pas souvent mentionnées, nous pouvons évoquer le débat soviétique de 1951-1955 sur la recherche de la loi économique fondamentale du féodalisme dans la revue Voprosy istorii.

57La recherche sur l’histoire médiévale est extrêmement vivante durant toute la période soviétique, avec de nombreuses études monographiques spécialisées. Mais les débats théoriques sur ces questions sont beaucoup plus rares. À cet égard, l’épisode 1951-1955 en est d’autant plus singulier et riche. Celui-ci intervient à une période où se fixe dans le marbre l’économie politique soviétique, et avec elle ce que l’on considère comme les lois économiques fondamentales du capitalisme, du socialisme, et donc également du féodalisme. En effet, deux évènements vont encadrer solidement ces débats en ce qui concerne l’époque médiévale : la publication en 1951 par Staline des Problèmes économiques du socialisme en URSS19, et celle par l’Académie des sciences de l’URSS du premier Manuel d’économie politique20, dont la longue gestation collective a été suivie de très près par Staline21. Sans pouvoir suivre l’intégralité des débats, attardons-nous sur quelques épisodes représentatifs.

58Pašuto et Čerepnin, de l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de l’URSS, font le point en 1951 sur la question de la périodisation du féodalisme en Russie, dans une perspective comparative. Un extrait peut donner une idée du ton de l’article :

Malheureusement, au cours de la discussion, le lien entre l’histoire des peuples de l’URSS, l’histoire de l’Europe et l’histoire mondiale en général, n’a été abordé que de façon insuffisante. La question a été ignorée par les historiens nobles et bourgeois, et largement embrouillée par les historiens cosmopolites bourgeois. À ce jour, elle reste insuffisamment traitée par les historiens de Russie et par les médiévistes. (Pašuto et Čerepnin 1951, p. 51, nous traduisons)

59Or, cette périodisation est attendue pour graver dans le marbre les limites des futurs manuels socialistes. L’article mobilise trois critères pour marquer le passage d’une société – esclavagiste, féodale, capitaliste – à une autre : l’historien doit s’intéresser 1) au changement du mode de production, dont découle toute la superstructure de la société ; 2) aux contradictions entre les forces productives et les relations de production ; et 3) au caractère révolutionnaire du passage des anciennes relations de production aux nouvelles. Cette typologie, empruntée explicitement à Staline, va permettre aux auteurs de remettre en cause les anciennes périodisations proposées, comme celle de Konstantin Vasil’evič Bazilevič, fondée sur l’évolution de la forme prise par la rente (en travail, en nature, en argent) – rejetée pour sa négligence de la lutte des classes –, et celle d’Ivan Ivanovič Smirnov, établie sur une étude de la superstructure séparée de son mode de production. En suivant les travaux de Lénine, il est possible de dater le féodalisme en Russie du ix^e siècle à 1861. L’archéologie est nécessaire à l’établissement de la borne inférieure, et l’abolition du servage marque la fin du féodalisme. Le féodalisme russe peut ensuite être divisé en trois phases : du ix^e au xii^e siècle, du xii^e au xvii^e siècle, et du xvii^e au xix^e siècle. La première période correspond à la formation et au développement du féodalisme, au changement du statut juridique et économique de la population, à une économie de subsistance, avec un État monarchique féodal, ainsi que des luttes de paysans tombés dans la servitude et des mouvements de paysans libres. La deuxième période est d’abord caractérisée par une dominance de l’économie naturelle, une fragmentation féodale, et ensuite par une croissance des relations marchandes et monétaires, de l’artisanat et des villes (tout en restant dominée par l’économie naturelle), avec un renforcement du servage. La troisième période, celle du féodalisme tardif, voit d’abord la croissance de la bourgeoisie, de l’autocratie et du nombre de soulèvements paysans, puis, dès la fin du xviii^e siècle, la crise de la forme féodale, qui se manifeste par une agitation à la fois dans la paysannerie et à l’intérieur d’une certaine noblesse révolutionnaire, et par une élimination du servage. Cet article de Pašuto et Čerepnin recadre ainsi les débats qui, auparavant, plaçaient le début du capitalisme en Russie entre le xvi^e et le xviii^e siècle.

60La rédactrice en chef de Voprosy istorii, l’historienne Anna Mihajlovna Pankratova, intervient en 1953 à propos du rôle de la production marchande dans la transition du féodalisme au capitalisme. Selon elle, une bonne partie des discussions sur la périodisation et sur l’émergence du capitalisme confond la production marchande et la production capitaliste. Les historiens se sont bornés à étudier les forces productives, alors que leur tâche consiste également à révéler les relations de production, et à montrer le développement de la lutte des classes. L’historienne critique l’école de Pokrovsky pour son approche anhistorique centrée sur le « capitalisme commercial » comme ère de transition du féodalisme au capitalisme, une approche en contradiction avec ce qui serait le véritable marxisme22. Or, la destruction du mode de production féodal et son remplacement par la domination du grand capital n’épuisent pas la question : les relations entre la simple économie marchande et le capitalisme impliquent de s’intéresser au sort historique des petits producteurs. L’autrice critique ceux qui, parce qu’ils observaient l’apparition ou le développement de la simple production marchande en Russie (dans les années 1620-1630, les années 1740-1750, ou dans les années 1760-1770), voyaient du capitalisme où il n’y en avait pas. Il ne s’agissait que d’un terrain fertile pour son apparition. De même, les historiennes et historiens soviétiques « bourgeois », qui voient dans l’apparition du salariat avant 1861 la preuve de l’existence du nouveau système capitaliste, se trompent : pour étudier le salariat, il faut analyser la formation de la classe ouvrière et d’un marché du travail, ce qui n’a pas été suffisamment fait. L’historienne, et surtout la rédactrice en chef, avertit : le développement du capitalisme n’est pas lié au simple autodéveloppement de la production marchande. Qu’on se le dise pour la suite des débats :

Les discussions qui ont eu lieu dans notre revue sur la genèse du capitalisme en Russie et la périodisation de l’histoire de l’URSS n’ont pas donné de résultats concluants, car les participants au débat n’ont pas utilisé la théorie marxiste de manière suffisamment créative pour étudier les faits historiques. En abordant la production de manière dogmatique, certains historiens économistes n’ont pas compris la nature, les particularités et le rôle de la production marchande aux différents stades du développement social. Ils cherchaient des relations capitalistes où et quand ces relations n’existaient pas encore. (Pankratova 1953, p. 59, nous traduisons)

61Les débats continuent à un rythme avancé dans la revue Voprosy istorii, mais les contours de la discussion se restreignent. En 1954, Fedor Yakovlevič Polânskij, titulaire de la chaire d’histoire économique nationale et d’histoire de la pensée économique de la faculté d’économie de l’université de Moscou, intervient avec un article polémique sur la loi économique fondamentale du féodalisme. Pour lui, en effet, contrairement à l’économie politique du capitalisme et du socialisme, l’économie politique du féodalisme n’en est encore qu’à ses balbutiements. Sur la genèse du féodalisme, sur la reproduction féodale, sur la nature de la production, le rôle du commerce, et la crise du féodalisme, tout reste à faire. Pour formuler ses vues sur la question, l’auteur prend pour cible une étude sur la rente publiée par Boris Porchnev23. Ce dernier esquisse une analogie entre les différents systèmes, et trouve dans les différentes formes de l’exploitation la loi fondamentale régissant les sociétés esclavagistes, féodales et capitalistes. Cette interprétation semble trop large à Polânskij, pour qui chaque mode de production doit être en correspondance avec une loi économique fondamentale. Polânskij tente alors de définir une loi économique fondamentale pour le féodalisme : la production et l’appropriation d’un produit excédentaire, conformément aux normes de consommation des classes, et aux exigences de l’économie naturelle. Ce qui distingue cette appropriation féodale de l’exploitation capitaliste, c’est d’une part la nature de ce qui est approprié (la rente était essentiellement sous la forme de travail ou en nature), et d’autre part la manière dont l’appropriation s’opère, par des moyens extra-économiques. L’accroissement de cette appropriation se confrontait à un certain nombre de limites : les corvées pouvaient devenir de plus en plus diversifiées (installation de pressoirs, construction de moulins), mais l’augmentation du montant du produit excédentaire ne pouvait pas être illimitée, car « un tas infini de stocks d’avoine ou d’orge serait absurde » (Polânskij 1954, p. 83). La corvée, cet élément essentiel du féodalisme, incarne par ailleurs toutes les contradictions du féodalisme : une productivité très faible, malgré un renforcement d’une surveillance, qui va finir par faire sortir l’économie féodale de sa seule agriculture, pour s’étendre vers la ville. La loi de la valeur commence à opérer dans la petite économie des villes. La rente monétaire permet en effet d’étendre les limites de l’économie naturelle. Avec elle, la loi économique fondamentale du féodalisme ne peut plus garantir la reproduction des relations féodales (Polânskij 1954).

62Sous la forme habituelle du récit collectif sans auteur, la revue Voprosy istorii publie en 1955 ce qui sonne comme la fin du débat : un résumé des discussions sur la loi économique fondamentale du féodalisme. L’article reconnaît que les travaux classiques du marxisme-léninisme n’ont laissé que les premières indications sur la question, et qu’après de nombreuses études monographiques établies sur de nouveaux matériaux, de « vives discussions » ont eu lieu dans la revue entre 1953 et 1955 sur cette question, avec une trentaine de participants. Les rédacteurs de la revue estiment opportun de résumer les résultats de la discussion. Premier constat : il y a trop d’études sur le féodalisme occidental, voire anglais, et pas assez sur la Russie et les autres républiques de l’URSS, ainsi que sur les pays de l’Est, y compris l’Asie. Or, si l’Angleterre est bien le pays où le développement a été le plus précoce, cela n’exclut pas la valeur scientifique de l’étude des autres régions. La revue regrette certaines discussions qui ont eu lieu de façon dogmatique sans matériaux historiques, voire des généralisations abusives établies sur des moyennes de différentes variantes de développement, ainsi que des présentations inexactes du point de vue marxiste-léniniste. Malgré cela, « la discussion a quand même été fructueuse » (Anonyme 1955, p. 80).

63S’il est difficile de dégager à travers ces débats soviétiques le sens effectif donné à la discussion dans Voprosy istorii entre 1951 et 1955, il semble évident qu’il s’agit des mêmes questions que celles qui agitaient la pensée marxiste et non marxiste occidentale au même moment. Les conditions de production de cette histoire soviétique ne permettaient cependant pas une pleine intégration des débats. On retrouve par ailleurs le même positionnement dans les travaux de l’historien polonais Marian Małowist, qui, bien que traitant des mêmes objets, ne cite pas la littérature occidentale, comme l’indiquent Jean Batou et Henryk Szlajfer dans l’introduction à leur anthologie de ses œuvres :

Marian Małowist évite les débats théoriques passionnés. Raison pour laquelle nous ne trouvons dans ses travaux que peu d’écho au fameux « débat Dobb-Sweezy » des années 1950, ni du « Brenner Debate » des années 1970. (Batou et Szlajfer 2010, p. 2, nous traduisons)

64Mais même si les débats n’étaient pas intégrés, n’oublions pas les différents transferts entre ces derniers. N’oublions pas non plus que Christopher Hill, qui est à la base des débats britanniques qui ont donné naissance au livre de Maurice Dobb, avait étudié la littérature médiévale sur l’Angleterre en URSS. Sur de nombreux points, et notamment les conclusions, les historiennes et historiens soviétiques sont beaucoup plus proches des positions de Dobb et de celles que prendra Brenner, que de celles de leurs opposants.

65Ce premier chapitre a eu pour ambition de poser l’état de la discussion au moment où, en 1976, Robert Brenner publie son premier article sur la question de la transition. Si la question de l’émergence du capitalisme est pratiquement consubstantielle à la montée en puissance des sciences sociales à partir de la fin du xix^e siècle, les historiennes et historiens marxistes s’en saisissent de manière plus systématique à partir des années 1930, en Europe de l’Ouest ou en URSS. Nous traiterons dans le prochain chapitre de la contribution de Robert Brenner ainsi que de la manière dont elle a influencé les études sur la transition.