Introduction
p. 9-15
Texte intégral
1De Douglass North et la nouvelle économie institutionnelle aux travaux empiriques de Thomas Piketty, en passant par la cliométrie, les travaux récents en histoire économique démontrent un intérêt certain pour l’histoire de longue durée. La tentation est alors grande de construire des concepts transhistoriques qui rendraient possible des approches essentiellement quantitatives du développement économique, au risque de ne pas suffisamment prêter attention aux changements qualitatifs historiquement situés. L’origine du capitalisme est un de ces changements qualitatifs que les travaux de l’historien américain Robert Brenner invitent à examiner : le passage d’institutions féodales à des institutions capitalistes.
2Le nom de Robert Brenner est peu connu des économistes francophones. Sa contribution intellectuelle, à la frontière de l’histoire et de l’économie, est pourtant majeure et considérée comme telle dans les milieux proches de la pensée marxiste. Dans sa grande fresque de la pensée dite « de gauche », Razmig Keucheyan va jusqu’à qualifier Brenner d’« économiste critique le plus influent au cours des dernières années au plan international » (Keucheyan 2017, p. 231). Brenner est professeur au département d’histoire de l’université de Californie (Los Angeles), où il assure la direction du Center for Social Theory and Comparative History, créé en 1987. Principalement connu des historiennes et historiens pour ses travaux concernant l’émergence du capitalisme ainsi que son évolution depuis 1945, il est un chercheur engagé, au moins par son activité éditoriale. Il est éditeur de la revue américaine Against the Current, adossée au mouvement socialiste américain Solidarity, ainsi qu’un des membres fondateurs en 2017, en compagnie de Vivek Chibber, de la revue Catalyst: A Journal of Theory and Strategy, affiliée au périodique Jacobin, qui se veut le point de ralliement du socialisme étatsunien. Dans cette perspective, l’objectif de Catalyst est à la fois de penser et de critiquer le capitalisme :
Le débat sur le capitalisme est à nouveau à l’ordre du jour. L’enjeu de la création de Catalyst: A Journal of Theory and Strategy est de mettre tout en œuvre pour promouvoir et approfondir cette conversation. Notre objectif est, comme notre titre le suggère, de développer une théorie et une stratégie ayant pour cible le capitalisme, tant au Nord qu’au Sud. Il s’agit d’un programme ambitieux, mais le moment est venu de voir grand.1
3Nous verrons que l’engagement politique de Brenner est un élément structurant de son historiographie. Non seulement ce dernier produit de nombreuses réflexions relatives à l’évolution de la gauche américaine (Brenner 1985 ; 1993)2, mais il place également le combat politique au cœur de son travail de recherche, éclairant les luttes du présent par celles du passé.
4Brenner fait partie des figures ayant donné leur nom à une controverse intellectuelle, le Brenner Debate, à la fin des années 1970. Ce débat est d’abord historique, et porte sur une problématique classique dans le cadre de l’histoire marxiste et au-delà, à savoir celle de la transition du féodalisme au capitalisme3. Comment et quand le monde a-t-il basculé dans ce système que l’on appelle « capitalisme » ? Le Brenner Debate s’inscrit dans cette discussion tout en en renouvelant les termes dans le cadre d’une réflexion théorique. En effet, pour identifier un point de départ au capitalisme, encore faut-il parvenir à le définir. Ce qui demande notamment de comprendre comment il s’articule avec d’autres phénomènes dont on a tendance à considérer qu’ils participent eux-mêmes du capitalisme et de sa définition, notamment les « marchés » (voire le marché), l’industrie, l’accumulation du capital, le progrès technique, ou encore la rationalité économique. La problématique des contours du capitalisme est à ce titre un élément central du Brenner Debate, ouvert au moment de la publication en 1976, dans la revue britannique d’histoire Past and Present, d’un article ayant pour titre « Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial Europe » (Brenner 1976). La thèse défendue par Brenner dans ce texte a suscité un grand nombre de commentaires et de critiques, dont certains ont été compilés en 1985 sous le titre The Brenner Debate par Trevor Henry Aston et Charles Harding English Philpin (Aston et Philpin 1985). Un ouvrage dans lequel des historiennes et historiens de renom, tels que Rodney Hilton, Emmanuel Le Roy Ladurie ou encore Guy Bois, ont réagi à la thèse de Brenner.
5Cette controverse académique éclaire une des particularités du travail de Robert Brenner : ce dernier se positionne systématiquement et explicitement vis-à-vis des thèses qu’il conteste. Si ses travaux historiques partent souvent d’une critique de deux grands « modèles », qu’il qualifie de « malthusien » et de « smithien », sa critique s’adresse aux historiennes et historiens qui lui sont contemporains : Michael Postan, Emmanuel Le Roy Ladurie (Brenner 2007), Immanuel Wallerstein (Brenner 1977 ; 2014), Maurice Dobb (Brenner 1978a) ou encore les économistes de l’école de la régulation (Brenner et Glick 1991). L’appétence de Brenner pour le débat le positionne au cœur des théories marxistes comme une figure de référence et un théoricien à part entière du capitalisme. En effet, le Brenner Debate, plus qu’un débat historique, signe également l’acte de naissance d’une communauté de pensée réunie autour de ce que l’on appelle aujourd’hui le « marxisme politique » (Political Marxism). Ce terme a été employé pour la première fois par l’historien Guy Bois afin de critiquer l’approche de Brenner (Bois 1985, p. 115), pour des raisons que nous aborderons, avant d’être récupéré pour nommer un programme de recherche s’inspirant du travail de Robert Brenner.
6En première approximation, il est possible de situer Brenner au sein de la pensée marxiste par son rejet de la hiérarchisation stricte entre base économique et structure politique, que l’on trouve exprimée dans un passage célèbre du 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
Sur les différentes formes de propriété, sur les conditions d’existence sociale, s’élève toute une superstructure d’impressions, d’illusions, de façons de penser et de conceptions philosophiques particulières. La classe tout entière les crée et les forme sur la base de ces conditions matérielles et des rapports sociaux correspondants. L’individu qui les reçoit par la tradition ou par l’éducation peut s’imaginer qu’elles constituent les véritables raisons déterminantes et le point de départ de son activité. (Marx 2007 [1852], p. 159-160)
7La pensée marxiste s’est en grande partie reconstruite au xxe siècle sur la mise en question de cette hiérarchie, dont on considère qu’elle structure l’orthodoxie marxiste-léniniste officielle des partis communistes (Tosel 2009). Dans ce cadre, Brenner et les tenants du marxisme politique insistent sur la nécessité d’envisager les changements socio-économiques à partir des relations de production politiquement établies. Pour Brenner, les relations de travail et d’appropriation de la production s’établissent politiquement à la suite de rapports conflictuels. Ces luttes constituent le cœur de son historiographie, et viennent se substituer à ce qu’il considère comme le fondement du déterminisme historique des premiers travaux de Marx traitant de la question de la transition, à savoir la dialectique entre forces productives et division du travail. Selon Brenner, à faire reposer l’histoire sur cette dialectique, on supposerait une tendance naturelle à la recherche de gains de productivité et de croissance. Une tendance au contraire propre au capitalisme, à savoir un ensemble d’agencements institutionnels résultant d’affrontements pour l’accès aux moyens de subsistance. Tel est le cœur de l’approche de Brenner : ne pas supposer ce que l’on doit expliquer.
8Le concept clef du marxisme politique est celui de « relations sociales de propriété », défini comme « un système de relations sociales entre les producteurs d’une économie, entre les gouvernants et les exploités, et entre les producteurs directs et les exploiteurs, qui spécifie l’accès des acteurs économiques aux moyens de production et (ce qui n’est pas la même chose) au produit social. L’idée est que de telles relations vont exister dans chaque société et définir ses contraintes de base – les possibilités et les limites – de l’action économique individuelle » (Brenner 1997, p. 12‑13)4. Brenner choisit de mettre à distance l’appellation standard de « rapports de production », mobilisée dans le cadre d’approches historiques lui paraissant trop simplistes :
Je préfère l’appellation relations sociales de propriété à celle, plus classique, de rapports de production pour deux raisons. Premièrement, le terme de rapports sociaux de production [social relations of production] est parfois utilisé pour exprimer l’idée selon laquelle la structure sociale dans laquelle s’inscrit la production est d’une manière ou d’une autre déterminée par la production elle-même, c’est-à-dire la forme de coopération ou d’organisation du travail. Il me semble que cette idée est à la fois désastreuse et trompeuse. Secondement, je pense qu’il n’est pas suffisant de dévoiler uniquement ce que l’on entend généralement par relations sociales de production, à savoir les relations verticales de classes, qui structurent et contraignent l’extraction de surplus, et donc de parler seulement des relations entre exploiteurs et producteurs directs. Il est plus crucial encore de faire ressortir les effets structurants et contraignants des relations horizontales des exploiteurs entre eux et des producteurs directs entre eux. (Brenner, « Propriété et progrès », § 225)
9Au-delà de cette focalisation sur les luttes, la remise en cause du schéma « base-structure » intervient également dans le cadre d’une valorisation historique des individus. En effet, Brenner met un accent tout particulier sur le fait que les relations sociales de propriété déterminent les comportements des acteurs économiques dans la production de leurs moyens de subsistance et dans le maintien de leur position de classe. De sorte que lorsque Brenner critique les approches alternatives de l’histoire du capitalisme, il interroge systématiquement leurs capacités à expliquer les comportements individuels : parviennent-elles à rendre intelligibles les comportements ? Ce point n’est pas étranger au fait que Brenner fut proche du « marxisme analytique », et participa aux réunions du groupe des années 1980 jusqu’au début des années 2000 (Carling 1993 ; Tarrit 2014, p. 55‑61). Si Brenner ne considère pas que le capitalisme est le fruit d’actions délibérées, il défend la nécessité de le comprendre comme le résultat non intentionnel de choix raisonnables enchâssés dans des contextes particuliers. Il faut selon lui comprendre la manière dont un rapport social de propriété produit certains comportements qui mènent à l’évolution de ce rapport. Comme nous le verrons, cet angle d’analyse se révélera particulièrement riche. Cette position fonde l’approche historiographique de Brenner : le capitalisme n’émerge pas en raison d’éléments extérieurs venant pervertir la logique féodale (comme le commerce), mais de dynamiques politico-économiques propres à certaines configurations féodales, en l’occurrence la configuration anglaise. Il existe donc chez lui une exceptionnalité, et pas seulement une antériorité, du système féodal anglais ouvrant la voie au capitalisme.
10Le texte de Robert Brenner traduit dans la deuxième partie de ce livre, « Propriété et progrès : quand Adam Smith faisait fausse route », date de 2007. Il est considéré par l’auteur comme la version définitive de son argument développé en 19766. L’objectif de la première partie du présent ouvrage est d’inscrire les thèses de Robert Brenner sur l’émergence du capitalisme dans l’histoire de cette problématique. Le premier chapitre sera consacré aux débats qui précèdent le texte de Brenner de 1976. Nous avons souhaité donner à voir la manière dont la problématique de la transition se structure, dans les pays occidentaux, mais également en Union soviétique. Ainsi reviendrons-nous dans le premier chapitre sur plusieurs étapes que nous avons jugées importantes : les travaux de Marx et Engels, la controverse autour de l’échange entre Maurice Dobb et Paul Sweezy, et les débats soviétiques. Après ce détour historique, nous consacrerons le deuxième chapitre aux thèses de Robert Brenner, en retraçant l’origine de ses arguments, entre 1976 et 2007. Enfin, le troisième chapitre examinera la postérité du marxisme politique. Dans cette perspective, nous aborderons en particulier trois problématiques issues du cadre théorique proposé par l’économiste américain : celle des caractéristiques économiques des grandes cités marchandes précapitalistes, celle des choix technologiques effectués au moment de la révolution industrielle, et celle de la diffusion du capitalisme hors du Royaume-Uni.
11Au-delà des travaux de Robert Brenner, l’objectif est donc de restituer l’histoire du débat dans lequel ils s’inscrivent. Afin de ne pas se laisser happer par les « narrations indigènes » qu’ont produites les marxistes politiques (Meiksins Wood 1986), il sera proposé de contextualiser ces étapes, dans la mesure où chaque histoire est aussi un regard posé sur sa propre époque, et une manière de se positionner dans un champ académique et politique particulier. Ainsi, alors que seront discutés les concepts mobilisés, nous exposerons également leurs conditions de production. Et pas seulement pour pouvoir les situer dans un souci de culture générale ou de chronologie soucieuse. Mais parce que nous sommes convaincus que les concepts mêmes portent la trace de ces contextes, et qu’ils sont donc indispensables à une compréhension de leurs enjeux. Ce qui ramène à ce point primordial : pourquoi s’intéresser aujourd’hui aux débats relatifs à la transition du féodalisme au capitalisme ? Comprendre le monde dans lequel nous vivons ne peut se faire sans comprendre la mécanique capitaliste. Or, cette mécanique, nous l’envisageons nécessairement à travers des concepts : le marché, le commerce, le progrès technique, le salariat, etc. Comme nous le verrons, le débat relatif à la transition met en scène ces concepts. Pour ne prendre qu’un exemple, la notion d’économie de marché est aujourd’hui au cœur des débats normatifs sur l’organisation de nos sociétés. D’ailleurs, les théories économiques contemporaines dominantes placent d’une manière ou d’une autre le marché au cœur de leurs analyses. Les débats sur l’origine du capitalisme amènent précisément à comprendre l’imbrication entre marché et capitalisme, voire à la remettre en cause. Notamment dans la mesure où il peut y avoir marché sans capitalisme. L’histoire du capitalisme nous permet donc en définitive d’interroger la nature de l’architecture économique et sociale dans laquelle nous vivons.
Notes de bas de page
1 Notre traduction de l’« À propos », en ligne : [https://catalyst-journal.com/about].
2 Des textes traduits en français dans la revue en ligne Période respectivement par Fabien Tarrit [http://revueperiode.net/le-paradoxe-de-la-social-democratie-lexemple-des-etats-unis/] et Jonathan Martineau [http://revueperiode.net/le-paradoxe-du-reformisme/].
3 Un débat portant également sur son propre périmètre et sur ses propres termes, comme nous le verrons.
4 Nous reprenons ici la traduction de Dufour et Rioux (2008, p. 128).
5 Cette référence et les autres références à Brenner (« Propriété et progrès ») renvoient à notre traduction en fin de cet ouvrage.
6 Bien entendu, nous verrons que sa thèse évolue au cours du temps.
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