1La sociologie s’est fixé comme un de ses objectifs fondateurs de dénaturaliser les faits sociaux, d’expliquer le social par le social, comme le répète dès les premières heures de cours tout·e enseignant·e à ses élèves ou étudiant·es. La déconstruction de la naturalisation est un enjeu extrêmement important : d’une part, il s’agit de déconstruire les évidences du « c’est naturel », si prompt à surgir dans le langage commun pour clore toute interrogation ou remise en cause, d’autre part, de mettre au jour les renvois des phénomènes sociaux au domaine de la nature, de débusquer le social derrière le naturel et surtout, les enjeux de ce renvoi à une nature, dont l’existence même est d’ailleurs de plus en plus discutée, en un jeu de vertiges où les tenant·es de la dichotomie nature et culture en viennent à perdre à leur tour leurs évidences. Si la nature elle-même est construite, qu’il s’agisse de la nature sauvage et de la séparation de l’humain avec les autres espèces, de la binarité des sexes entre homme et femme ou encore de la complémentarité de ces deux sexes qui serait liée à l’hétérosexualité, sans bien que l’on sache qui de l’une expliquerait/justifierait/fonderait l’autre, alors, à quoi renvoie exactement la naturalisation, et sur quelle base reposent ces arguments, si massifs qu’il suffirait de les énoncer pour balayer d’une main ou d’un haussement d’épaules la moindre remise en cause ? Delphine Gardey et Ilana Lowy titraient ainsi l’ouvrage qu’elles avaient dirigé de ce titre éloquent L’invention du naturel1 : contribution après contribution s’y démontait l’idée commune, si « évidente », que le naturel serait premier, et surtout donné tel quel, objet d’observations et de recherches sur lequel viendraient s’exercer ensuite les expériences et expérimentations humaines.

2C’est dans cette même lignée de déconstruction vigilante que s’inscrit le présent ouvrage : vingt ans après le travail de Gardey et Löwy, il ne traite pas ici de naturalisation du social, mais de sa biologisation, et les mots sont importants. Ce n’est pas un des moindres mérites en effet des autrices et auteurs rassemblés ici que de définir précisément les nuances entre ces trois termes – naturalisation, médicalisation, biologisation – qui, d’étape en étape, sont venus complexifier la pensée des liens entre « nature » et sciences sociales. Les coordinatrices de l’ouvrage, Irem Nihan Balci, Sinem Gunes, Laurine Thizy et Justine Vincent, le précisent en introduction, « la biologisation nous semble ainsi être une forme de naturalisation ayant la particularité de se référer explicitement à la biologie comme science constituée, produisant par là un effet de légitimation – dit autrement, la biologisation s’appuie sur l’autorité d’une science biologique, aux dépens d’analyses alternatives ». Reprenant la définition posée par Sébastien Lemerle2, les contributions mettent ainsi à l’épreuve des terrains la biologisation, entendue comme importation des discours biologiques dans le champ du social. Cette diffusion se déploie sous trois formes : une forme théorique, une forme pratique et une forme culturelle. La première suppose la prééminence et la légitimité de la biologie et « entend délivrer des explications des comportements ou des états mentaux, des phénomènes sociaux et culturels à l’aide de facteurs biologiques (gènes, neurones, hormones, etc.) » (ibid., p. 83). La deuxième réduit les individus à certaines de leurs propriétés biologiques. La troisième renvoie à un imaginaire social rassemblant « tous les usages culturels faits d’une terminologie inspirée des sciences du vivant, sans forcément de lien direct avec les débats intellectuels ou des situations pratiques impliquant des paramètres biomédicaux »3 et aboutit à la diffusion d’un sens commun biologisé, un sens commun savant, diffusé et vulgarisé. C’est par exemple ce que j’avais pu montrer dans une étude sur des encyclopédies pour enfants consacrées au corps4 : alors que tout le paratexte éditorial cautionnait l’aspect « scientifique » des ouvrages (par des titres génériques comme « le corps », « encyclopédie du corps » ; par l’inscription dans une démarche pédagogique avec « le corps comment ça marche ? », « le corps pour mieux le comprendre », par des remerciements aux docteurs ayant relu le texte, par des planches anatomiques…), le recours aux explications biologiques (hormonales, musculaires, cérébrales…), les métaphores utilisées, la répartition genrée de tel ou tel organe selon que les corps représentés étaient ceux de filles ou de garçons venaient ancrer les différences sociales dans les corps, notamment en dichotomisant et hiérarchisant ceux-ci.

3On se tromperait en pensant qu’il ne s’agit là que de livres pour enfants qui proposeraient une forme simplifiée, vulgarisée ou dévoyée des connaissances scientifiques par des auteurs et autrices qui les auraient « mal » comprises, ou qui les adapteraient à leur jeune public. Les études sur le sexisme ou le racisme sont là pour nous montrer que la biologisation des faits sociaux n’est pas isolée, ni anodine, mais fonde un essentialisme hiérarchisant et inégalitaire – et la perspective intersectionnelle des recherches contemporaines ne cesse d’en multiplier les angles d’application. Christine Delphy déjà le remarquait :

Derrière le masque de la biologie, c’est la société qui s’exprime, en ventriloque […]. Les sociétés ont souvent beaucoup de mal à accepter et à reconnaître que les règles viennent d’elles-mêmes. C’est pourquoi elles les font venir d’un « extérieur », d’un principe transcendant qui pouvait être Dieu par le passé – ce qui est encore le cas dans de nombreuses sociétés – qui aujourd’hui, chez nous est la biologie hypostasiée.5

4Toutes les contributions ici rassemblées montrent le quadrillage des corps, notamment féminins mais pas seulement, par cette grille de lecture, et les ordres normatifs auxquels ces quadrillages renvoient. C’est d’ailleurs le nom du laboratoire junior à l’origine de ce projet éditorial – « corps ordonnés » –, qui rassemblait des étudiant·es de l’ENS Lyon et de l’université Galatasaray, permettant ainsi la circulation des savoirs, et la collaboration entre disciplines et pays. Après le champ d’investigations qu’a constitué le genre, appliquer le prisme de la biologisation à la santé est alors particulièrement judicieux : il vient en effet interroger notre propre biologisme, qui associerait « tout naturellement » la santé à la biologie, et démontrer comment la focalisation sur les facteurs causaux relevant de la biologie (gènes, neurones, hormones, etc.) permet de faire l’impasse sur toute explication sociale. Il vient aussi interroger la déférence et la remise de soi à l’institution médicale en ce qui concerne le bon fonctionnement de nos organismes ou de nos psychismes et, dans la lignée des travaux de sociologie de la santé, réactualiser les interrogations sur les rapports de pouvoir dans l’espace médical. Mais la perspective de la biologisation permet également aux auteurs et autrices, et c’est encore un grand mérite de cet ouvrage, de ne pas négliger les appropriations et résistances des individus, qui eux et elles aussi, font usage de « l’argument biologique ». C’est par l’observation précise des gestes, des propos, des attitudes, par le recours aux archives, aux entretiens, à l’ethnographie que l’ouvrage permet ainsi de décrire avec nuances l’éventail des pratiques liées à cette biologisation. Nulle intention ici de nier les progrès de la médecine, ni d’interroger le bien-fondé ou pas de tel ou tel geste ou traitement médical : ce sont bien plutôt les enjeux et les effets de la suprématie des arguments relevant de la biologie qui sont ici disséqués et passés au microscope des sciences sociales, qui elles aussi, toujours, ont leur mot à dire.

5Le sens des mots certes n’est jamais figé, et le travail de définition est un processus, comme le remarquait Joan Scott, dans les premières lignes de son article « Genre, une catégorie utile d’analyse historique »6 : « Ceux qui se proposent de codifier les sens des mots luttent pour une cause perdue car les mots, comme les idées et les choses, sont faits pour signifier, ont une histoire ». Si on aurait pu craindre avec son usage intensif que le terme biologisation ne devienne un fourre-tout, l’ambition à la fois théorique et empirique de cet ouvrage en fera justement un jalon de référence dans l’histoire du concept et de ses usages. Alors que l’espace universitaire est de plus en plus difficile, que les tâches incombant aux doctorant·es sont de plus en plus nombreuses, que la pression pour mener les thèses en temps contraint est de plus en plus forte, on ne peut que saluer l’entreprise menée par Irem Nihan Balci, Sinem Gunes, Laurine Thizy et Justine Vincent, et les remercier de mettre ainsi à disposition de la communauté scientifique cet ouvrage clef.