Chapitre 7
Traitements de données et procéduralisation de la recherche
La construction du problème public de la datafication des SHS
p. 151-171
Texte intégral
1Cette étude exploratoire examine certaines recompositions en cours dans le champ social et professionnel des sciences humaines et sociales (SHS), confronté au processus de numérisation des activités et à une redéfinition des usages des données empiriques de la recherche1. La « datafication » est un processus lié au mouvement « d’amplification » tout à la fois objectif et mythifié, des ressources, possibilités et capacités de connaissance2. Elle désigne l’intensification de la génération de données numériques disponibles pour les SHS, et corrélativement, le développement continu des dispositifs techniques permettant d’optimiser leur traitement3 et de rendre possible leur réutilisation4. Discutée depuis une décennie sous le seul angle d’une massivité prétendument inédite5, la question des usages des données numériques en SHS est saturée par les réflexions sur les implications ontologiques6, identitaires7 et analytiques8 des big data9. L’approche proposée ici oriente davantage la focale sur les effets désormais plus évidents de la régulation publique et administrative des « données numériques » de recherche et de leur potentiel caractère personnel, au moment de l’entrée en vigueur du Règlement général pour la protection des données (RGPD) et de ses nouvelles capacités de sanction potentiellement dissuasives10. Il s’agit d’appréhender la datafication des SHS dans ce cadre de régulation, en observant les conditions institutionnelles et pratiques du travail des données numériques dans ce champ scientifique et dans l’histoire longue des relations entre accroissement des données et appareillages institutionnels et cognitifs des savoirs sur la société11. Dans une perspective constructiviste, elle s’intéresse aux séquences, arènes et moments dans lesquels, entre 2016 et 2021, le travail des données par la recherche publique en SHS, s’est trouvé constitué en « problème public », comme « fait social faisant l’objet de discours publics et/ou d’interventions des autorités publiques »12. Autrement dit, comment les traitements de données en SHS ont-ils été mis en discussion et soumis à de nouvelles pratiques d’encadrement ?
2Le travail des données n’est pas en tant que tel une question nouvelle en SHS. Mais nos observations montrent comment, en invitant à mettre en conformité des traitements de données, le RGPD a réactivé « le souci de la donnée » dans certains segments des communautés de recherche et ouvert une nouvelle séquence de procéduralisation des pratiques scientifiques. Notre enquête rétrospective sur les traces de cette mise en problème montre que la mise en conformité du travail des données numériques en SHS n’est pas le simple résultat de l’imposition verticale d’une norme réglementaire par une autorité de régulation compétente, y compris lorsque des traitements des données présentées comme problématiques se retrouvent fortement médiatisées, de façon aussi inédite qu’inattendue. Cette mise en conformité se donne plutôt à voir comme un processus impliquant divers acteurs qui, occupant des positions relativement marginalisées dans le champ scientifique (supports d’ordre technique, administratif et juridique), s’avèrent particulièrement déterminants dans la nouvelle mise en problème du travail de la donnée et la prescription d’une praxis de la recherche en SHS accordant une place plus importante aux enjeux de procéduralisation – c’est-à-dire de technicisation et de responsabilisation – de la production scientifique.
La régulation centrale inachevée des données de recherche
3Le domaine de la recherche en SHS n’a quasiment jamais fait l’objet de délibérations de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés), dont l’essentiel des travaux portait jusque récemment sur la recherche médicale et les statistiques publiques13. S’il n’est pas sûr que cet enjeu prenne véritablement à l’avenir davantage d’importance dans l’action de la Haute Autorité, il semble qu’il y ait, autour des années 2017-2018, une nécessité pour la CNIL de se positionner. La régulation des traitements de données à caractère personnel en SHS se trouve ainsi mise à l’agenda, sans toutefois que cela ne débouche sur un véritable encadrement de la production.
La médiatisation du travail des données en SHS
4En juillet-août 2018, trois mois après l’entrée en vigueur du RGPD, la légitimité des traitements de données d’une recherche en SHS se trouve exposée et prise à partie médiatiquement et politiquement, dans le cadre du « DisinfoGate ». Fin juillet 2018, EU DisinfoLab, une ONG belge spécialisée dans la viralisation, l’influence et la désinformation sur les réseaux sociaux, se penche sur le volume considérable de tweets publiés à propos de « l’affaire Benalla », qui éclabousse alors la présidence de la République française. Utilisant Visibrain, un logiciel d’analyse payant proposé par Twitter, l’ONG comptabilise plus de 4,5 millions de publications sur le sujet en 17 jours, et affirme que 47 % sont le fait de seulement 1,34 % des comptes. Très engagés institutionnellement et médiatiquement sur la thématique des fake news, les responsables de l’ONG évoquent un « gonflage numérique puissance 20 » et cherchent à objectiver le rôle d’une ingérence russe dans l’amplification sur Twitter d’une affaire susceptible de fragiliser Emmanuel Macron. La structure caractérise ces comptes hyperactifs en fonction de plusieurs critères : sensibilité politique, propension à diffuser des fausses informations et propension à relayer les contenus des médias émanant de Sputnik ou Russia Today. Cette affirmation est toutefois rapidement contredite par des spécialistes de la plateforme, ainsi que par les auteurs de l’étude eux-mêmes. Donnant lieu à des stratégies de politisation croisées, l’opération est alors très largement moquée et dénoncée sur Twitter comme une tentative pour détourner l’attention du fond de l’affaire. Les critiques ne tardent pas alors à se porter sur la méthodologie de l’étude elle-même et poussent EU DisinfoLab à publier plusieurs fichiers de données brutes, « à des fins de vérification ».
5Ces données publiées finissent par focaliser toute la polémique : l’un des fichiers consiste en une liste de 55 000 noms de comptes ayant tweeté sur cette « affaire » ; un autre porte sur les 3 890 comptes dits « hyperactifs » et pour lesquels sont précisés les critères évoqués précédemment ; et un troisième fichier publicisé avant les autres, puis rapidement retiré, comporte une colonne classant les comptes de 1 à 4, chaque chiffre correspondant à une sensibilité politique. Accusée d’avoir pratiqué un « fichage politique » sans autorisation de la CNIL, ni consentement des personnes, par ailleurs non anonymisées, EU DisinfoLab se défend en invoquant « l’exercice du droit à la liberté d’information et du droit du public à l’information » ; ce qui constitue un intérêt légitime au regard du RGPD et serait susceptible de l’exempter de ces obligations. Les dépôts de plainte à la CNIL s’accumulent néanmoins. À tel point que le 9 août 2018, soucieuse d’une gestion optimale de l’instruction mais visiblement saturée, la Commission appelle les internautes dans un tweet à ne plus la saisir individuellement, et à s’adresser directement à EU DisinfoLab. Ce n’est que trois ans et demi plus tard que la CNIL statuera sur le cas de l’ONG belge14.
6Après le scandale « Facebook-Cambridge Analytica », le « DisinfoGate » pose ainsi en France une série de questions relatives aux traitements et usages des données personnelles dans le cadre de recherches scientifiques, et à l’application pratique du RGPD dans ces dernières : les données personnelles issues du microblogging sont-elles publiques ? Leur traitement doit-il se conformer au principe de « minimisation » ? De telles données personnelles peuvent-elles être ouvertes ? Ces problématiques à l’évidence majeures émergent alors que le statut d’EU DisinfoLab pose également question : peut-on assimiler à de la « recherche scientifique » des analyses produites par un doctorant de l’Université libre de Bruxelles dans le cadre d’une ONG par ailleurs étroitement liée à une agence de relations publiques, Saper Vedere, proche de réseaux de community managers macronistes, et ayant reçu des financements de Twitter ? Le RGPD a une acception très extensive de la « recherche », définie comme « le développement et la démonstration de technologies, la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la recherche financée par le secteur privé »15. Sans affecter directement les activités de recherche produites dans les cadres plus classiques des universités et organismes publics, cette définition interroge en effet sur le risque de voir progressivement ce statut dérogatoire détourné de sa raison d’être, à savoir la promotion et la poursuite de « l’intérêt public ».
L’encadrement inabouti des traitements de données en SHS par la CNIL
7Cette médiatisation inattendue des modalités de traitement de données d’une recherche scientifique intervient alors que l’organisme de régulation a entamé en interne, dès 2017, une réflexion prenant la forme d’une « Communication » relative à la réutilisation de données publiquement accessibles en ligne, en particulier sur des services de réseaux sociaux, à des fins de recherche scientifique publique16. Ce travail dirigé par le commissaire Philippe Lemoine se voulait un document d’accompagnement de la recherche en SHS visant à ce que « les réflexes de protection des données soient intégrés aux projets [de recherche] dès leur conception et qu’ils ne soient plus vécus comme un obstacle à franchir ou à contourner » (ibid., p. 3). La prétention régulatrice de ce champ spécifique allait même jusqu’à l’annonce de « l’élaboration conjointe d’un guide pratique SHS par un groupe de travail réunissant des personnels de la CNIL et du CNRS et associant des chercheurs intéressés par le sujet ». Comment expliquer une telle mise à l’agenda interne ? Quelle justification la note apporte-t-elle à un ciblage précoce et inédit sur les SHS ?
8La focalisation est justifiée dès l’entame par la singularité de la position des SHS par rapport à la question du traitement des données à caractère personnel, et donc de leur protection. Les recherches en SHS – en raison de leur objectif de description située des phénomènes sociaux et de leurs impacts – pratiquent continuellement et massivement la collecte, l’indexation, l’exploitation et la réutilisation de données personnelles. Les chercheurs sont en outre présentés comme relativement ignorants ou méfiants à l’égard de la réglementation : producteurs et productions en SHS seraient ainsi doublement exposés. Jouant pleinement son rôle de source de la doctrine, la CNIL propose donc une interprétation à la fois ordonnée et libérale des dispositions du RGPD, visant à assurer la conformité du traitement des données personnelles dans le cadre de recherches en SHS.
9La note propose ainsi une hiérarchisation stricte des trois fondements de licéité du RGPD : si le recueil du « consentement » est impossible, il convient de recourir à la « mission d’intérêt public » ; l’« intérêt légitime » n’étant mobilisable qu’en dernière instance. La recherche publique bénéficie par ailleurs de dérogations si la mise en œuvre du principe de « loyauté de la collecte » et « d’information des personnes » nécessite des efforts disproportionnés ou compromet la réalisation des objectifs de l’enquête. La note conclut sur la nécessaire intégration du droit des personnes en matière d’accès, d’opposition et de portabilité des données les concernant, et propose une série de prescriptions pratiques dont devrait faire l’objet la « formation des chercheurs » : étude d’impact initial, techniques et critères de minimisation et de pseudonymisation des données, planification de durées de conservation proportionnées aux objectifs poursuivis, programmation de la destruction systématique des données sauf justification. Il s’agit de maîtriser les procédures et instruments spécifiques de la mise en conformité des données de recherche via l’acquisition d’un ensemble de pratiques et savoir-faire qui jalonnent et modifient la chaîne de production scientifique.
10Pourquoi la CNIL se retrouve-t-elle ainsi à participer d’une (re)définition des « droits d’entrée »17 du champ des SHS, alors qu’avec des moyens financiers et humains très limités, elle doit au même moment assurer l’important travail de déclinaison opérationnelle du RGPD (six étapes de la méthodologie, lignes directrices sur les DPO, les techniques d’anonymisation, les études d’impact…, logiciel d’accompagnement Privacy Impact Assessment – PIA, Pack TPE-PME en partenariat avec la BPI…18 ) ? Le RGPD n’accorde pas une telle importance aux traitements en SHS, les articles relatifs à la recherche ne figurant qu’au rang des considérants. Il semble davantage que le scandale international « Facebook-Cambridge Analytica » ait focalisé l’attention sur les pratiques de récupération de données par les chercheurs en sciences sociales, et les risques liés à la confusion des usages scientifiques et politiques ou électoraux, que tend à confirmer le Desinfogate en France. Les premières fuites relatives à cette affaire états-unienne datent de décembre 2015 dans The Guardian à propos des primaires du Parti républicain19. Cela expliquerait non seulement la délimitation singulière du type de traitement de données visé par la CNIL (la réutilisation de données publiquement accessibles « en ligne », en particulier sur des services de réseaux sociaux), mais aussi l’incitation, parmi les recommandations pratiques de la note, à utiliser des outils de collecte respectueux des limitations imposées par les plateformes privées sur le Web et les réseaux sociaux numériques.
11Contrairement aux autres chantiers du RGPD, le dossier relatif à la recherche en SHS ne débouche sur rien, pas même une diffusion de la communication. Cet inaboutissement n’est pas étranger à son « portage » par le commissaire Lemoine : entrepreneur de l’économie numérique française, habitué des ministères, ayant occupé diverses fonctions de direction dans plusieurs groupes privés et figure historique de la CNIL, il était le plus sérieux concurrent d’Isabelle Falque-Pierrotin, réélue pour un troisième mandat, présidente de la CNIL, le 4 février 2014. Sa nomination à 64 ans au poste de commissaire à la recherche, aux statistiques, aux archives et aux données publiques n’est dès lors pas l’objet d’un investissement spécifique. Son mandat arrive à échéance, au début de l’année 2019, sans que la note qu’il supervisait n’ait abouti, ni que le guide pratique annoncé en concertation avec le CNRS ne voit le jour. Sa successeure Anne Debet, professeure de droit privé à l’université Paris Descartes, lance le 15 juillet 2019 une consultation publique auprès des chercheurs sur les traitements de données à des fins de recherche scientifique, semblant marquer la volonté de la CNIL de formaliser une régulation du secteur ; ce qui se traduira par la diffusion sans concertation préalable avec le CNRS, d’un document intitulé « Régime juridique applicable aux traitements poursuivant une finalité de recherche scientifique (hors santé) »20.
12C’est en son seul nom, effectivement, que dès le 3 juin 2019, le CNRS met en ligne un guide de trente-huit pages pour la recherche en SHS face à la protection des données à caractère personnel dans le contexte de la science ouverte. Rédigé par un comité d’experts, le Guide est éditorialisé par le directeur de l’INSHS (Institut des sciences humaines et sociales du CNRS) François-Joseph Ruggiu21. On y retrouve pour partie la même justification du ciblage sur les SHS que dans la note de la CNIL : « Plus que toutes les autres disciplines scientifiques, les Sciences humaines et sociales mobilisent des matériaux (statistiques, enquêtes, interviews, archives, etc.) qui contiennent fréquemment des données personnelles appelant des précautions particulières » (ibid., p. 2).
Qualité de traitement des données et amélioration de la Science selon l’INSHS
13Ce guide propose une perspective plus opérationnelle et ancrée dans les institutions de la recherche, et notamment les récentes infrastructures publiques françaises impliquées dans la protection des données, qui forment un écosystème de ressources et de solutions mutualisées (notamment les TGIR Huma-Num et Progedo et le CASD, Centre d’accès sécurisé aux données). Il assume une ambition de conceptualisation et de codification du travail social et pratique de la donnée, de ses nécessités et temporalités propres. Il place la question de la qualité du traitement des données au cœur même de la (re)définition de la science, considérant que l’encadrement des données à caractère personnel et sensible excède le strict cadre du RGPD et renvoie plus largement à un ensemble de nouvelles normes22. Il mobilise ainsi une réflexion épistémologique et éthique, en rappelant que les « bonnes pratiques » pour « la collecte, le traitement, le stockage et la diffusion des données » ont « une dimension épistémologique, appropriable par chaque discipline, et peuvent concourir à l’amélioration de la Science elle-même » :
Une définition des données adaptée au projet, [poursuit le directeur,] leur pertinence, leur volumétrie, leur mise à jour, leur stabilité dans le temps, la transparence de la méthodologie de leur construction, contribuent à la fiabilité du travail scientifique, à la reproductibilité des résultats. […] Une démarche objective, le respect des données collectées et du partage des résultats de la recherche sont compatibles avec les principes d’éthique et d’intégrité scientifique à suivre.23
14Le guide se réfère explicitement au mouvement international de réflexion et de normalisation éthique de la recherche ; qu’il s’agisse du comité d’éthique du CNRS, de la politique d’éthique et d’intégrité scientifique de l’ANR (Agence nationale de la recherche), ou des principes FAIR appliqués aux données du programme H2020 de l’Union européenne, pour « Findable, Accessible, Interoperable and Reusable ». La reconceptualisation du travail scientifique n’est toutefois nulle part plus évidente que lorsque, pour présenter ce que devrait être un « projet de recherche à l’ère numérique », les auteurs se proposent de suivre de manière procédurale, le « cheminement de la vie de la donnée », qui se trouve décomposé en sept étapes. La première concerne la « création de la donnée » ou la collecte de différentes catégories de données et l’explicitation des motifs de licéité et des principes de finalité et de proportionnalité à leur appliquer. La seconde étape est relative au stockage des données et mesures de protection qui s’imposent. La troisième porte sur l’exploitation des données identifiantes, anonymisées ou pseudonymisées. La quatrième concerne l’archivage, en base active, intermédiaire ou définitif, toujours selon le principe de minimisation, incluant des pratiques de destruction. Le partage des données constitue la cinquième, la diffusion, la sixième et enfin le réemploi, la septième et dernière étape. Cette proposition de datafication du processus matériel de la recherche aboutit à la promotion de l’instrument managérial qu’est le Plan de gestion de données (PGD).
15L’impulsion codificatrice et normalisatrice des pratiques de recherche en SHS, et ses ressorts incitatifs (éthiques, épistémologiques et financiers), sont donc davantage appuyés dans le guide du CNRS. Il s’agit de redonner toute sa place au cycle de vie des données de la recherche. Le caractère contraignant des procédures réglementaires n’y est pas seulement atténué, mais se retrouve enrôlé dans une recomposition idéelle du processus de production scientifique, modifiant la division du travail scientifique. Entièrement ordonnée par la temporalité et le partage des rôles et des tâches que suppose le PGD, cette nouvelle praxis de la donnée en vient à redéfinir les équilibres professionnels au sein des laboratoires : notamment entre les chercheurs et le personnel des fonctions supports juridiques et administratives, techniques et de documentation. À cet égard, la composition du comité d’experts ici mobilisés conduit à reconsidérer la présentation du guide tel que « construit avec des chercheurs, pour des chercheurs ». Sur les onze membres que compte ce comité, nous recensons cinq enseignants-chercheurs en histoire, sciences du langage, géographie, sociologie et droit, contre six personnels des fonctions supports de la recherche (deux chargés de recherche de l’INSHS, trois ingénieurs d’étude ou de recherche en UMR et une administratrice). Aussi faut-il voir ce guide comme le produit d’un mouvement de conformation endossé par une agence de pilotage de la recherche ; et porté par une série d’acteurs habituellement considérés comme des auxiliaires au sein du champ de la production scientifique.
16La problématisation du traitement des données à des fins de recherche n’intervient pas après mais précède la mise en application du RGPD. Certes, les discours publics qui accompagnent son entrée en vigueur tendent à lui prêter une puissance qui reposerait intrinsèquement sur les caractéristiques de son énonciation juridique, consacrant de façon inédite une norme de responsabilisation. Toutefois, si la « force du droit » est de « faire le monde social », cela ne doit pas nous faire oublier que cette force est d’abord « faite par le social »24, mais également par la technique25. Son effectivité dans le champ des recherches en SHS reposerait ainsi à la fois sur les contraintes inhérentes au travail des données et sur un certain nombre d’acteurs du champ scientifique qui, issus principalement des fonctions support de la recherche, se constituent en « entrepreneurs de causes »26. Enjeu de discussion en tant que tel bien avant l’entrée en vigueur du RGPD, la donnée de recherche en SHS mobilise ainsi, dès le milieu des années 2010, une nébuleuse réformatrice d’ingénieurs de recherche et d’experts juridiques autour de la qualité et de la sécurité des traitements.
Autocodification et procéduralisation des traitements de données en SHS
17Le travail des données est publiquement élevé en enjeu pratique27 au sein de diverses arènes scientifiques28 (séminaire, journée d’études, ateliers) dès le début de l’année 2017, indiquant le degré et les formes de l’anticipation des agents du champ scientifique sur cette évolution du cadre juridique, présentée par tous comme « majeure ».
Les arènes de problématisation du travail des données : ingénieurs de recherche et experts juridiques
18Au cours de l’année et demie qui a précédé l’entrée en vigueur du RGPD, six événements scientifiques29 ont constitué autant « d’arènes publiques éphémères »30 permettant l’ouverture d’un espace spécifique de délibération31. Ces événements portent sur l’application à la recherche en SHS du droit des données personnelles, c’est-à-dire à la fois les prérequis éthiques, les contraintes pratico-techniques ou les implications de la conception des dispositifs de recherche. Cette liste regroupe des événements contrastés qu’il s’agisse du format, de la durée, du nombre des intervenants, du périmètre ou du public. Malgré cette hétérogénéité, la commune spécificité de ces différentes arènes scientifiques réside en ce qu’elles proposent de développer une posture réflexive à l’égard des conditions organisationnelles et/ou pratiques du travail des données en SHS, à l’aune des évolutions des modalités d’application du droit des données personnelles.
19Sans restituer la teneur des échanges, l’analyse caractérise sociologiquement les institutions et les acteurs qui participent à faire reconnaître le travail des données dans la recherche en SHS, comme un problème en soi. Le « souci de soi » de la science relatif aux conditions du travail des données est-il équitablement répartie dans le champ scientifique ou bien certains acteurs s’illustrent-ils davantage sur ces questions ? Qui sont les travailleurs de la donnée et comment construisent-ils la nécessité de leur expertise ? Les effectifs considérés sont faibles : six institutions, quinze organisateurs-animateurs, vingt-six intervenants. Sans prétention statistique, les décomptes suivants servent à mettre en lumière certaines tendances, permettant de proposer des hypothèses d’interprétation des ressorts sociaux du processus de problématisation du « travail des données » en SHS.
20En première approximation, de la localisation des institutions organisatrices et des intervenants, se dégage assez nettement un axe Paris-Lille. Côté parisien, ce sont notamment dans deux UMR (ISP et l’ISCC) et quatre institutions d’enseignement et de recherche (Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Sciences Po, l’université Paris-Lumières, et plus marginalement l’EHESS) qui contribuent à la formulation du problème. Côté lillois, l’attelage institutionnel est plus varié : le « triplet » CERAPS / Lille 2 / Sciences Po Lille est ainsi complété par la MSH et la Plateforme universitaire de données (PUD) de Lille. Entre les deux sites, mentionnons également le réseau national d’ingénierie de recherche Mate-SHS.
21Si l’on s’intéresse maintenant aux caractéristiques professionnelles des acteurs qui participent à ces arènes – en tant qu’organisateurs, animateurs ou intervenants – l’on constate que cet investissement semble inégalement distribué selon les catégories statutaires. Plus de la moitié des membres des équipes d’organisation et d’animation sont des ingénieurs de recherche ou d’études de la Branche d’activité professionnelle SHS du CNRS (BAP D). Les chercheurs en SHS32 n’en représentent qu’un tiers ; le reste se composant de chercheurs en informatique et en droit. Cette prévalence de l’ingénierie est plus nette encore parmi les intervenants de ces journées de recherche. Non seulement les ingénieurs et assimilés comptabilisent à eux seuls plus de deux cinquièmes des interventions, mais surtout ils sont présents à toutes ces manifestations tandis que les chercheurs n’interviennent que dans deux d’entre elles. Un autre aspect à souligner est l’exiguïté des échanges interdisciplinaires auxquels cela donne lieu entre ces derniers et les (enseignants-)chercheurs en droit et en informatique qui manquent chacun à l’appel de cinq des six arènes considérées. Par contre, et c’est le troisième enseignement, une autre catégorie d’acteurs affirme sa présence en effectuant près d’un cinquième des interventions dans la moitié de ces événements scientifiques : les juristes professionnels ou experts juridiques, exerçant notamment à la CNIL et au sein du service CIL (Correspondant informatique et libertés) du CNRS.
22Avec près des deux tiers des interventions, les ingénieurs de recherche d’une part et les experts juridiques d’autre part s’affirment véritablement comme les principaux entrepreneurs de cette mise en problème du travail des données en SHS, avant les chercheurs eux-mêmes. C’est d’ailleurs fort logiquement au sein de ces deux catégories statutaires et professionnelles que l’on retrouve certains acteurs centraux de ce processus de formulation du problème du travail des données, en ce qu’ils servent, par leurs multiples présences, de « passeurs » entre toutes ces arènes. Deux acteurs se distinguent ainsi notablement : Thomas Soubiran, ingénieur d’étude (IE) au CERAPS, et Emilie Masson, juriste au service CIL du CNRS, qui sont respectivement présents à quatre et trois de ces manifestations, et qui proposent en tandem une intervention croisée lors de la journée « Données personnelles et sensibles. Quels enjeux pour la recherche en SHS ? » en novembre 2017 : tandis qu’à l’une revient l’explicitation des implications juridiques de la mise en conformité, l’autre répertorie les types de retombées pratiques de ces implications.
23Si une telle coopération professionnelle se justifie explicitement par l’entrée en vigueur prochaine du RGPD, et les bouleversements annoncés, elle semble pourtant s’inscrire dans un travail de formulation d’un problème largement antérieur à l’imminente entrée en application du règlement. Le discours sur le risque juridique inhérent aux traitements de données préexiste en effet largement à cette « actualité » juridique. Dès mai 2012, Thomas Soubiran organise dans le cadre du séminaire de recherche du CERAPS une séance « Législation informatique et libertés » autour de Willy Duhen, juriste à la Direction des affaires juridiques, internationales et de l’expertise de la CNIL, afin de « faire un point sur les droits et obligations des chercheurs au regard de la législation en vigueur », considérant que « les implications pratiques de la loi de 1978 et sa révision de 2004 demeurent peu ou mal connues et [que] cette méconnaissance met régulièrement des chercheurs en situation délicate vis-à-vis de leur terrain avec l’éventualité de sanctions au pénal à la clef »33.
24Ce travail de « mise en risque » des traitements de données en SHS s’est d’ailleurs prolongé dans les années suivantes puisque l’IE du CERAPS achève dès 2015 avec Emilie Masson, un premier guide, Recherche en SHS et conformité avec la loi informatique et libertés. Composé d’une trentaine de notices de « bonnes pratiques », il est publié en libre accès au sein de la communauté de l’ESR (Enseignement supérieur et la recherche), dans l’espace de dépôt et d’échanges documentaires CORE (Commission d’orientation de la recherche et de l’expertise).
Réformer les SHS : l’arme du droit au service de la qualité des données
25Loin de se limiter à ces acteurs spécifiques, cette mise en problème de l’usage des données dans et par la recherche en SHS fait encore l’objet, dans la toute première moitié des années 2010, d’autres initiatives du même acabit. Citons notamment en 2011, celle du réseau Éthique et droit, groupe de travail composé de chercheurs, d’ingénieurs, de professionnels de la documentation électronique et de juristes34. Mis en place à l’initiative encore une fois de deux ingénieurs de recherche des MSH d’Aix-en-Provence et du Val de Loire35, ce groupe se lance dans un projet de rédaction d’un guide de bonnes pratiques éthiques et juridiques pour la diffusion des données en SHS. Conduit sur plusieurs années avec le soutien de deux consortiums Archives des ethnologues et Musica de la TGIR CORPUS, ce projet de guide, reçoit en 2015 le label DARIAH (Digital Research Infrastructure for the Arts and Humanities) et débouche sur la publication en 2018 d’un ouvrage collectif intitulé La diffusion numérique des données en SHS – Guide des bonnes pratiques éthiques et juridiques36.
26La caractérisation statutaire et professionnelle des membres d’Éthique et droit confirme et amende les observations précédentes. Si l’initiative revient ici encore à des ingénieurs de recherche, la transformation éditoriale du projet s’accompagne d’un rééquilibrage au profit des (enseignants-)chercheurs, via la constitution ad hoc d’un comité scientifique. La présence de Stéphane Pouyllau, ingénieur de recherche (CNRS) et directeur adjoint de la TGIR Huma-Num, est ainsi largement contrebalancée par celle de quatre (enseignants-)chercheurs en sciences sociales et en droit. L’identité du dernier membre de ce comité, Lionel Maurel, juriste, conservateur des bibliothèques et alors responsable de l’information scientifique et technique à l’université Paris Lumières, vient confirmer la place prise par les experts juridiques qui, appartenant aux institutions de l’ESR, évoluent aux marges directes du champ scientifique.
27Également connu sous son pseudonyme de blogueur, Calimaq37, et comme membre de La Quadrature du Net, celui-ci s’impose au cours de toute la décennie écoulée, comme un acteur central de ce mouvement d’accompagnement de la « mise en procédure » du travail des données.
À l’instar de Thomas Soubiran et Emilie Masson, Lionel Maurel se retrouve au cœur de trois des évènements scientifiques interrogeant le traitement des données en SHS. Outre la publication du guide « scientifique » du groupe Éthique et droit en 2018, il participe, dans le cadre de la direction de la recherche et des études doctorales de la ComUE Paris Lumières/Nanterre/Paris 8, à la réalisation d’un guide plus opérationnel, RGPD. Fiches pratiques, à destination des chercheurs, en libre accès depuis février 201938. Au début du mois de juin 2019, on le retrouve, en qualité de directeur adjoint scientifique à l’INSHS du CNRS, dans le comité d’experts mobilisés pour la rédaction du guide présenté ci-dessus.
28Le cas de ce dernier acteur atteste de la constitution en cours d’une forme de « nébuleuse réformatrice » de la qualité de la donnée en SHS, où l’on tend à retrouver les trois critères qui caractérisent ce type de configuration sociale : prétention à réformer les pratiques explicitement portées par des acteurs dont les domaines d’action sont différents, l’existence d’un réseau d’interconnexions, mais aussi d’acteurs « multi-positionnels »39. Le fourmillement d’activités par lequel se manifeste la formation de cette « nébuleuse », atteste de ce que le RGPD n’est pas qu’un bouleversement de l’application du droit des données personnelles, mais aussi et d’abord une ressource dans le processus beaucoup plus large de construction du « travail des données » en tant que « problème ». L’autorité du droit des données personnelles ne conditionne le travail des données qu’à partir de son instrumentalisation par un certain nombre et un certain type d’acteurs. En l’espèce, c’est la mobilisation d’agents relativement marginalisés dans le champ académique de la production scientifique qui tend à rendre effectif ce droit, et légitimer une conception alternative des pratiques et principes de ce que doit être le travail des données en SHS.
29Cette dynamique pourrait s’apparenter à une opération de « subversion » des « droits d’entrée »40, orientée vers l’accumulation d’un capital spécifique relatif à la procéduralisation du travail des données en SHS. Elle trouve à s’inscrire, dans le cas des ingénieurs (de la BAP D notamment), dans une réflexion plus large sur l’évolution des métiers de la recherche et des relations ingénieurs/chercheurs41, en lien notamment avec l’amplification du mouvement de numérisation des données et des instruments de traitement. Le rapport 2012 de l’Observatoire des métiers et de l’emploi scientifiques indique ainsi que les « évolutions technologiques [...] [ont pu] générer des difficultés pour les agents travaillant dans ce champ »42. En rendant le travail technique plus accessible y compris aux non-techniciens (c’est-à-dire les chercheurs), la facilitation de l’accès aux nouvelles technologies aurait contribué à brouiller les frontières des métiers de chercheurs et d’ingénieurs-techniciens (IT), et ce faisant, à nuire à la qualité exigible des traitements de données :
Cette prise en main par les chercheurs eux-mêmes des aspects les plus techniques est souvent critiquée par les IT. Ils considèrent que les chercheurs ne travailleraient pas toujours dans les règles de l’art et viseraient avant tout un objectif immédiat de valorisation scientifique des résultats, et plus rarement de mise à disposition de ces bases de données en assurant leur pérennité et leur réutilisation ultérieure. Même si les chercheurs doivent participer à la construction et à l’alimentation des bases de données et qu’ils ont parfois de très bonnes connaissances techniques, le savoir-faire professionnel et la maîtrise des règles de l’art relèvent des compétences et du savoir-faire des IT. Ceux-ci doivent utilement accompagner le chercheur si celui-ci désire lui-même construire sa base de données, en lui montrant les modèles, les langages, en assurant interopérabilité et pérennité. (Ibid.)
30Compte tenu de l’inégalité des rapports de force, la mobilisation de « l’arme du droit »43, le recours à la « légalité » et à « responsabilité légale », se présente comme une stratégie de réaffirmation d’une forme de monopole, ou du moins d’hégémonie, non pas uniquement sur le traitement des données, mais davantage sur la définition scientifique légitime des traitements de bases de données, que cela se fasse par l’exécution d’une veille experte sur les modèles et les langages, ou via la production d’une expertise procédurale sur les modalités de conformation juridique au droit des données personnelles.
La gestion de données de qualité ou la diffusion d’une norme procédurale
31La constitution de cette nébuleuse d’un « souci de soi » de la science, qui trouve dans les rapports de forces propres au champ scientifique l’un de ses ressorts sociaux, se fait toutefois de façon éparse et en ordre encore relativement dispersé au moment de l’entrée en vigueur du RGPD. Les trois années suivantes 2019-2020-2021 donnent par contre à voir la progressive normalisation d’une préoccupation procédurale, reposant sur l’investissement tout à la fois d’un nombre croissant d’agents du champ scientifique et d’institutions et infrastructures, nationales et fédératives, de la recherche en SHS.
32La montée en puissance de cette thématique est quantitativement manifeste (voir graphique ci-dessous). Alors que les années 2017 et 2018 ne comptent que huit évènements44, ce sont quinze manifestations de ce type qui se tiennent lors de la seule année 2019. Cette tendance ne cesse de se confirmer puisqu’on passe à vingt-deux évènements en 2020 pour atteindre vingt-six en 2021, soit en moyenne un toutes les deux semaines. Cette progression de l’investissement sur cette question des implications tout à la fois procédurales et gestionnaires est toute aussi remarquable lorsqu’on s’intéresse au nombre d’agents du champ scientifique qu’elle mobilise : on passe ainsi de vingt-sept pour 2017-2018 à cent trente-trois lors des trois années suivantes :
Graphique de la croissance des évènements et des intervenants autour des données en SHS (2017-2021).

© Enquête Hamzaoui et Marrel, 2022
33Pour comprendre l’ampleur de cette démultiplication des arènes scientifiques dans lesquelles un nombre tout aussi démultiplié d’agents scientifiques s’investissent dans une démarche réflexive sur les procédures et modalités de gestion des traitements de données, il faut rendre compte du fait qu’elle s’inscrit dans un cadre et une dynamique d’incitation largement renouvelés. Celle-ci a d’abord été favorisée par l’obligation instaurée en septembre 2019 pour tous les porteurs de projets financés par l’ANR d’élaborer un PGD45, l’instrument managérial autour duquel l’INSHS proposait dans son guide de reconfigurer les pratiques de recherche. Elle est ensuite portée par le rôle croissant de la TGIR Progedo parmi les institutions instigatrices de ces évènements, via notamment la tenue annuelle à partir de 2019 d’une « Semaine DATA-SHS », organisée simultanément par la plupart des PUD (Plateformes universitaires de données), en relation avec les MSH. Cet évènement, qui n’était organisé que par la PUD de Lille en 2017 et 2018, représente plus de 40 % des manifestations scientifiques recensées sur la séquence suivante. Par l’activation de son réseau territorialisé, la TGIR participe donc à étendre singulièrement la géographie de la mise en problème des mutations en cours en matière de traitement de données ; même si l’axe structurant Paris-Lille, identifié précédemment, se maintient et s’étend même à Lyon-Saint-Étienne et Aix-Marseille.
34L’autre élément notable de la mise en place d’un nouveau régime d’incitation, qui est bien évidemment intimement lié à la décision de l’ANR de conditionner les financements de projets à la mise en œuvre d’une gestion planifiée des traitements de données, a trait à la place prise à compter de 2020 par l’organisation d’Actions nationales de formation et autres Ateliers territoriaux de formation, par le Réseau URFIST, l’INIST dont le modèle de PGD, OPIDOR, est promu par l’ANR, ou encore par le Service de protection des données (SPD) du CNRS autour d’Emilie Masson et de la DPO Gaëlle Bujan. L’importance de cette dernière dynamique n’en apparaît que plus marquée si, à cet ensemble qui représentent près de 20 % des évènements de 2020 et 2021, l’on ajoute les interventions qui, dans les autres manifestations ici considérées se présentent comme des ateliers pratiques d’initiation à l’écriture d’un PGD, et qui constituent près de la moitié des interventions recensées pour ces deux mêmes années.
35Si les cadres et modalités de problématisation des données se renouvellent donc largement, il n’en va pas de même pour ce qui est des caractéristiques professionnelles des acteurs qui y participent. Les tendances observées dans la période antérieure à la mise en œuvre du RGPD se confirment et s’accentuent même. Tandis que les juristes professionnels ou experts juridiques, présents dans plus de la moitié des cas en tant que DPO universitaires, continuent de représenter près de un cinquième des intervenants, les ingénieurs (IE et IR) renforcent nettement leur prévalence puisqu’ils composent désormais trois cinquième des intervenants (contre deux cinquième précédemment). Cette progression trouve notamment à s’expliquer par la place croissante prise, à côté des ingénieurs de la BAP D (SHS), par les professionnels des BAP E (informatique, statistique et calcul scientifique) et F (culture, communication, production et diffusion des savoirs).
36À cette transversalisation des compétences d’ingénierie mobilisées, fait écho une diminution de la participation des chercheurs en SHS qui, de un tiers en 2017-2018, représentent à peine plus de un sixième des intervenants pour les trois années suivantes. Cette marginalisation des chercheurs en SHS est d’autant plus surprenante qu’elle s’accentue à partir de 2020, alors qu’on aurait pu penser que le conditionnement des financements ANR à la production d’un PGD allait stimuler leurs investissements ; ce qui a pu être le cas mais davantage comme public des interventions expertes. L’événementiel scientifique autour de ces questions depuis 2019 confirme l’appropriation de la problématique des modalités pratiques du traitement de données en SHS par des ingénieurs aux compétences de plus en plus transversales et des juristes qui interviennent de façon croissante en qualité de DPO. Ceci est tout particulièrement notable parmi la quinzaine de multi-intervenants observés, où on dénombre un tiers d’ingénieurs de la BAP D, un tiers d’ingénieurs des BAP E et F, et un tiers de juristes officiant comme DPO.
*
37De la diversité des initiatives pour procéder à la codification des traitements de données en SHS à l’aune du RGPD se dégagent au moins deux constats. Premièrement, et malgré un événement de médiatisation inattendu, l’autorité générale de régulation est demeurée très clairement dans une position de retrait. Comparé à ses attitudes et productions dans d’autres secteurs comme celui des PME, ce fait peut être interprété comme un refus d’intervenir, la CNIL semblant laisser les acteurs scientifiques encadrer eux-mêmes la reconfiguration de leurs pratiques. Deuxièmement, au sein du champ scientifique, ce sont incontestablement ceux qui ont été le plus directement confrontés aux difficultés pratiques liées à l’accroissement quantitatif et qualitatif des jeux de données numériques sur lesquels s’appuyaient de façon croissante les recherches en SHS – à savoir les ingénieurs de la BAP D ainsi que les experts juridiques des Université – qui ont initié et porté ce travail de formulation d’un problème du statut de la donnée en SHS.
38Ingénieurs et juristes endossent et défendent ainsi la nature nécessairement procédurale et technique du travail des données, la rigueur systématique et laborieuse de la construction de bases de données opérationnelles et pérennes, que davantage de chercheurs en SHS désirent et expérimentent désormais. Si en amont de l’entrée en vigueur du RGPD, ce travail a d’abord été modestement conduit par une étroite « nébuleuse » sociale, les incitations promues par les nouvelles institutions centrales de la recherche – qu’il s’agisse, dans des registres différents, de l’ANR ou de Progedo – n’ont pas tardé à en permettre l’amplification. À cet égard, il serait envisageable de formuler l’hypothèse selon laquelle le paysage institutionnel issu des réformes de l’ESR depuis les années 1990, a constitué une structure d’opportunité favorable à la formulation d’un « problème du travail des données dans la recherche en SHS », et aux initiatives de procéduralisation qui en découlent, à l’instar de la rédaction des PGD. Une telle perspective soulève la question de la place et du positionnement des chercheurs dans cette nouvelle modalité du gouvernement des SHS par les données. En rejetant souvent cette exigence de conformation aux normes réglementaires comme une ingérence dans leur « droit à enquêter »46, les chercheurs déplorent la disparition d’une indépendance largement mythifiée47 et perdent de vue ce qui se joue ici, à l’instar des Humanités numériques48 : la redéfinition légitime de ce que doit être et savoir-faire un chercheur en SHS, notamment vis-à-vis des autres agents du champ scientifique que sont les ingénieurs d’étude et de recherche.
Notes de bas de page
1 Andrew Abbott, « Reflections on the future of sociology », Contemporary Sociology, vol. 29, no 2, 2000, p. 296-300 ; Anthony Hey et Anne E. Trefethen, « The data deluge: An e-science perspective », Grid Computing: Making the Global Infrastructure a Reality, F. Berman, G. Fox et A. Hey éd., New York, Wiley & Sons, 2003, p. 809-824.
2 Danah Boyd et Kate Crawford, « Six provocations for big data », A Decade in Internet Time: Symposium on The Dynamics of the Internet and Society. En ligne : [https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1926431] ; Fidelia Ibekwe-Sanjuan, « Vers la datafication de la société ? », Transition digitale, handicaps et travail social, V. Meyer éd., Bordeaux, LEH Éditions, 2017, p. 31-49.
3 Jean-Baptiste Michel et al., « Quantitative analysis of culture using millions of digitized books », Science, vol. 331, no 6014, 2011, p. 176.
4 Jérôme Denis et Samuel Goëta, « La fabrique des données brutes : le travail en coulisses de l’open data », Ouvrir, partager, réutiliser : Regards critiques sur les données numériques, C. Mabi, J.-C. Plantin et L. Monnoyer-Smith éd., Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017.
5 Jean-Christophe Plantin et Federica Russo, « D’abord les données, ensuite la méthode ? Big data et déterminisme en sciences sociales », Socio. La nouvelle revue des sciences sociales, no 6, 2016, p. 97-115.
6 Chris Anderson, « The end of theory: the data deluge makes the scientific method obsolete », Wired, no 7, 2008. En ligne : [https://www.wired.com/2008/06/pb-theory/].
7 Pierre Mounier, « Manifeste des Digital Humanities. ThatCamp », Journal des anthropologues. Association française des anthropologues, no 122-123, 2010, p. 447-452.
8 Dominique Boullier, « Les sciences sociales face aux traces du big data. Société, opinion ou vibrations ? », Revue française de science politique, no 5, 2015, p. 805-828 ; Julien Boyadjian, « Les conditions de scientificité des big data en science politique », Revue française de science politique, vol. 67, no 5, 2017, p. 919-929.
9 Étienne Ollion et Julien Boelaert, « Au delà des big data. Les sciences sociales et la multiplication des données numériques », Sociologie, vol. 6, no 3, 2015, p. 295-310.
10 Julien Rossi et Jean-Edouard Bigot, « Traces numériques et recherche scientifique au prisme du droit des données personnelles », Les enjeux de l’information et de la communication, no 2, 2018, p. 161-177.
11 J.-C. Plantin et F. Russo, « D’abord les données, ensuite la méthode ? », art. cité.
12 Éric Neveu, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, vol. 17, no 98, 1999, p. 17-85.
13 Thomas Soubiran, « La réglementation relative aux données à caractère personnel en sciences sociales », La réglementation relative aux données à caractère personnel en sciences sociales, Séminaire ouvert du GLISSS, Misha/Strasbourg, 2017. En ligne : [https://glisss.hypotheses.org/184].
14 L’ONG ayant déclaré que le traitement se fondait sur le droit belge, la commission s’est rapprochée de son homologue belge qui a émis le 27 janvier 2022, un rappel à l’ordre et imposé une amende de 2 700 € à l’ONG et de 1 200 € à l’égard de la personne ayant accompli les traitements de données. En ligne : [https://www.autoriteprotectiondonnees.be/sanction-pour-traitement-massif-de-donnees-twitter-liees-a-laffaire-benalla-a-des-fins-de-profilage-politique].
15 CNIL, « Le règlement général sur la protection des données – RGPD », 23 mai 2018, p. 159. En ligne : [https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees].
16 Philippe Lemoine, « Communication relative à la réutilisation de données publiquement accessibles “en ligne”, en particulier sur des services de réseaux sociaux, à des fins de recherche scientifique publique – Document interne non diffusé », CNIL, 2018.
17 Définis par Pierre Bourdieu comme les savoirs et pratiques concrètes, qui encadrent et régulent l’organisation du champ scientifique : « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 2, no 2-3, 1976, p. 88-104.
18 Depuis novembre 2018, les listes des traitements pour les études d’impact sont prêtes et plusieurs référentiels sectoriels, plusieurs packs-conformité et des dizaines de codes de conduites sont en préparation.
19 Harry Davies, « Ted Cruz campaign using firm that harvested data on millions of unwitting Facebook users », The Guardian, 11 décembre 2015. En ligne : [https://www.theguardian.com/us-news/2015/dec/11/senator-ted-cruz-president-campaign-facebook-user-data].
20 « Sans prétendre à l’exhaustivité [ce document] […] ne constitue pas la doctrine officielle de la Commission » est-il précisé sur la couverture du document. En ligne : [https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/consultation_publique_-_presentation_du_regime_juridique_applicable_aux_traitements_a_des_fins_de_recherche.pdf].
21 François-Joseph Ruggiu, « Les sciences humaines et sociales et la protection des données à caractère personnel dans le contexte de la science ouverte. Guide pour la recherche », CNRS, 2019.
22 Placé sous l’égide du « nouveau paradigme » de la « science ouverte » le guide détaille néanmoins dans son premier chapitre les notions et éléments clefs du RGPD : la responsabilité de traitement et la sous-traitance, la territorialité de la norme, la définition des traitements, leurs finalités et les conditionnalités de leurs fondements, l’analyse d’impact et le droit des personnes.
23 F.-J. Ruggiu, « Les sciences humaines et sociales… », ouvr. cité, p. 6.
24 Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, no 1, 1986, p. 3-19.
25 Sheila Jasanoff, Le droit et la science en action, O. Leclerc trad., Paris, Dalloz/Sirey, 2013.
26 Claude Gilbert et Emmanuel Henry, « La définition des problèmes publics : entre publicité et discrétion », Revue française de sociologie, vol. 53, no 1, 2012, p. 35-59.
27 Agnès Robin, « Le principe d’ouverture des données de la recherche scientifique », Revue intelligibilité du numérique, vol. 1, 2020.
28 Nicolas Dodier, « L’espace public de la recherche médicale. Autour de l’affaire de la ciclosporine », Réseaux. Communication-Technologie-Société, vol. 17, no 95, 1999, p. 107-154.
29 1) Janvier 2017 : journée d’étude « Données personnelles en milieu universitaire, quelles questions se posent ? » organisée par le laboratoire COSTECH de l’université de technologie de Compiègne et l’Institut des sciences de la communication (ISCC) ; 2) Avril 2017 : journée d’étude de l’ANR APPEL « Le cadre juridique applicable aux traitements de données à caractère personnel », organisé par le CERAPS (Centre de recherche administratives, politiques et sociales, Lille 2) ; 3) Juillet 2017: Webinar Tutos@Mate « SHS et loi informatique et libertés », organisé par le réseau MATE-SHS ; 4) Novembre 2017 : journée d’étude « Données personnelles et sensibles. Quels enjeux pour la recherche en SHS ? », organisée par l’Institut des sciences sociales du politique (Paris Nanterre et ENS de Paris-Saclay) ; 5) Décembre 2017: journées d’atelier « Data SHS : traiter et analyser ses données en sciences humaines et sociales » organisée par la MSH Lille/Nord de France et la PUDL ; 6) Février 2018 : séminaire de recherche du CERAPS, « La réglementation relative aux données personnelles en sciences sociales ».
30 J. Rossi et J.-E. Bigot, « Traces numériques et recherche scientifique au prisme du droit des données personnelles », art. cité.
31 Romain Badouard, Clément Mabi et Laurence Monnoyer-Smith, « Le débat et ses arènes. À propos de la matérialité des espaces de discussion », Questions de communication, no 30, 2016, p. 7-23.
32 Nous regroupons dans cette catégorie les professeurs des universités, maîtres de conférences, directeurs de recherche, chargés de recherche, chargées d’études, docteurs et doctorants et post-doctorants.
33 Association française de science politique, Newsletter, mai 2012. En ligne : [http://www.afsp.msh-paris.fr/newsletters/newslettermai2012.html].
34 Blog Hypothèse : questions éthiques & droits en SHS, « Qui sommes-nous ». En ligne : [https://ethiquedroit.hypotheses.org/qui-sommes-nous].
35 Véronique Ginouves et Pascal Garret sont responsables de centres de documentation spécialisés, respectivement : la Phonothèque d’Aix-en-Provence et le Centre de ressources électroniques sur les villes du Val de Loire.
36 Sa publication aux Presses universitaires de Provence, sous la direction de Véronique Ginouvès et Isabelle Gras, donnera lieu par les mêmes à l’organisation le 3 octobre 2019 d’une journée d’échanges « Diffuser les données numériques en SHS : le droit et l’éthique comme alliés » à la MSH Méditerranée.
37 En ligne : [https://scinfolex.com/quisuisje/].
38 Catherine Delplanque, Nawale Lamrini, Fabrice Leclere et Lionel Maurel, « Guide : Règlement général pour la protection des données », Direction de la recherche et des études doctorales / Université Paris Nanterre, 2019. Encore une fois épaulé en cela par une ingénieure d’études de la BAP F, et le chargé d’études juridiques auprès du CIL de Paris 8.
39 Christian Topalov dir., Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de L’EHESS, 1999.
40 P. Bourdieu, « Le champ scientifique », art. cité.
41 Voir par exemple l’AAC de la MSH de Lille « DHNord 2022 / Travailler en humanités numériques : collaborations, complémentarités et tensions », 20-22 juin 2022 ». En ligne : [https://dhnord2022.sciencesconf.org/].
42 Dominique Cartron, « Bap D au CNRS : entre savoirs et savoir-faire, compétences disciplinaires et compétences techniques, les métiers des ingénieurs et techniciens en sciences humaines et sociales », Rapport à l’Observatoire des métiers et de l’emploi scientifiques en vue de la mise à jour des référentiels d’emplois-types, Paris, Observatoire des métiers et de l’emploi scientifiques, 2012, p. 83.
43 Liora Israël, L’arme du droit, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2009.
44 Aux six précédemment étudiées, il faut ajouter deux manifestations postérieures à la mise en œuvre du RGPD : la journée de formation, « Recherche SHS : et si on faisait attention aux données personnelles ? » organisée par la MSH Lyon Saint-Étienne et l’université Lyon 2 (novembre 2018) ; les journées d’atelier « Data SHS : traiter et analyser ses données en sciences humaines et sociales » organisée par la MSH Lille/Nord de France et la PUDL (décembre 2018).
45 Agence nationale de la recherche, « l’ANR met en place un plan de gestion des données pour les projets financés dès 2019 », 5 septembre 2019. En ligne : [https://anr.fr/fr/actualites-de-lanr/details/news/lanr-met-en-place-un-plan-de-gestion-des-donnees-pour-les-projets-finances-des-2019/].
46 Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat, Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Paris, Éditions du Croquant, 2010 ; Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser et Yves Mirman éd., L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2022, p. 45-47.
47 Christine Musselin, Les universitaires, Paris, La Découverte, 2008, p. 29-56.
48 Pierre Mounier, « Une “utopie politique” pour les humanités numériques ? Modèles de communication savante et de gestion de la recherche en transformation », Socio. La nouvelle revue des sciences sociales, no 4, 2015, p. 97-112.
Auteurs
Maître de conférences en science politique à l’université d’Avignon (Laboratoire « Biens, normes, contrats »). Au croisement de la sociologie historique de l’action publique et de la sociologie de la quantification, il a notamment travaillé sur l’instrumentation statistique mise en œuvre dans le cadre de la politique française d’intégration des étrangers (1988-1998) et sa contribution dans la mise en place d’une gouvernementalité des flux. Enseignant depuis 2015 à l’université d’Avignon, il est coresponsable du pôle « Science politique » du master transdisciplinaire (sciences juridiques et informatiques, sciences politiques et sciences économiques et de gestion) « Gouvernance des données » et mène actuellement des recherches de sociologie sur la « datafication », c’est-à-dire sur la manière dont la production de données numériques transforme la régulation aussi bien cognitive que pratique des sociétés.
Professeur de sociologie et directeur de l’UFRip « Droit, économie, gestion » de l’université d’Avignon (Laboratoire « Biens, normes, contrats »). Il est membre du Laboratoire BNC et chercheur associé au Cherpa à SciencePo Aix. Ses travaux s’inscrivent dans le cadre de la sociologie du personnel et du travail politique (cumul des mandats, métier d’élu et travail politique régional, temporalités politiques, agendas personnels et emploi du temps des élus, communication politique web 2.0 et injonction à la transparence) et de la sociologie de l’action publique locale et des instruments de quantification (pratiques et outils de management, gouvernance des données, de l’open et du big data dans l’action publique).
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