Conclusion
p. 177-179
Texte intégral
1L’analyse des pratiques dans l’immobilier est partie des remarques de la première partie sur le rapport de la profession au marché et ouvre sur un dialogue critique avec les théories économiques, plus spécifiquement, avec la partie de la microéconomie anglo-saxonne consacrée à l’étude des agents immobiliers, désignés comme des « courtiers ». Il en ressort que les modèles utilisés adoptent souvent implicitement le point de vue du vendeur et, surtout, qu’ils achoppent sur la notion de qualité de l’appariement, c’est-à-dire sur la probabilité que le rapprochement effectué par un agent entre un acquéreur et un bien débouche sur une vente. Or cette probabilité ne dépend pas seulement du jugement de l’agent sur les biens et les clients mais également de la façon dont il a obtenu l’affaire, de la concurrence d’autres confrères sur le même bien, de son insertion dans le marché local, et, plus généralement, de sa maîtrise de la relation commerciale.
2Sans mener ici cette discussion, nous pouvons dire que le questionnement théorique et la prise en compte de la situation de l’intermédiation immobilière se rejoignent et incitent à étudier les pratiques selon les prises que les agents immobiliers ont sur le déroulement de la relation commerciale. Ces prises renvoient à une série de facteurs : méthodes commerciales, choix de privilégier un secteur ou une catégorie de biens, sélection des acquéreurs ou encore ressources pour alimenter le relationnel. Elles ont été regroupées sous le terme de techniques d’intermédiation, la définition de la technique étant empruntée à Maurice Halbwachs. Leur étude conduit à souligner deux résultats importants.
3Le premier est la transposition des conditions de la relation commerciale à la qualification des biens mis en vente. Cela vaut notamment pour le prix puisqu’une agence peut difficilement imposer son estimation s’il y a déjà plusieurs mandats ou si elle est en position défavorable par rapport au propriétaire. Plus généralement, l’ensemble des caractéristiques de la relation commerciale se transpose au bien et contribue à l’instituer comme un produit sur un marché. L’exemple le plus simple est celui du mandat exclusif où la relation « exclusive » entre l’agent et le vendeur se traduit par la mise sur le marché d’un bien lui aussi « exclusif », c’est-à-dire unique, nouveau, et donc potentiellement attractif et intéressant. À l’inverse, la multiplication des discours sur le bien en cas de mandat simple, qui se double souvent d’une multiplicité de prix de vente, brouille l’image du bien sur le marché et peut le dévaloriser.
4Cette figure de la transposition permet de reprendre des appréciations courantes sur les métiers commerciaux, par exemple l’idée qu’on est souvent plus séduit par le vendeur que par le produit qu’il propose, et permet de penser la façon dont la relation commerciale construit la qualification des produits : il s’agit certes d’un travail de définition commune entre le prestataire et le client, comme dans les analyses classiques de la relation de service, mais également d’un résultat qui émerge de la configuration des relations entre le vendeur, l’intermédiaire et les acquéreurs potentiels intéressés par le logement.
5Le second résultat est que la diversité des techniques d’intermédiation se traduit par l’instauration de rapports privilégiés entre des catégories d’agences, des catégories de clientèles et des types de biens. Par exemple, les méthodes commerciales des franchisés semblent les mieux adaptées pour les biens qui se vendent rapidement, notamment dans des résidences récentes où le turnover est important. À l’inverse, les biens plus atypiques, ou simplement plus longs à vendre parce que plus chers, plus grands, ou appartenant à des segments de marché moins actifs, demanderont le recours à un relationnel étoffé et seront plus souvent traités par des agences anciennes et bien implantées sur ce créneau. La capacité qu’a l’agent d’approfondir la relation de service et de conduire la négociation dépend largement de l’inscription de la relation commerciale dans ce type de rapports privilégiés. Les techniques d’intermédiation instaurent ainsi des modes de circulation des biens, qui ne sont pas à proprement parler des régulations du marché mais qui orientent les échanges. Cet ouvrage ne porte pas sur la notion de discrimination1. Néanmoins, de tels résultats pourraient contribuer à son analyse en invitant à l’étudier de façon plus complexe que comme un processus de sélection des acquéreurs ou des locataires. En tenant compte du rapport avec le propriétaire et, plus généralement, de la configuration dans laquelle s’inscrit la relation commerciale, il serait ainsi possible de mettre au jour les facteurs susceptibles de l’expliquer, et pas seulement de la mesurer.
6Lorsque l’on articule ces deux résultats, la transposition et l’existence de modalités privilégiées de circulation des biens, il apparaît que l’influence des agents immobiliers passe par l’instauration d’un certain mode de présence des biens sur le marché : non seulement un prix qui apparaît comme plus ou moins « dans le marché » aux protagonistes de la vente, mais aussi la probabilité pour le bien d’être vendu dans un certain délai, de susciter l’intérêt d’acquéreurs fiables, de faire ou non l’objet de négociations, etc. Les ajustements en tant que tels sont en grande partie préconstruits par cette qualification marchande des biens. La troisième partie vise à les étudier en analysant plus finement la relation commerciale : sans quitter le champ des techniques d’intermédiation, il s’agit à présent de voir dans quelle mesure elles contribuent à l’ajustement, par l’appréhension et la redéfinition des demandes adressées aux intermédiaires et par la production d’un accord au terme de la négociation.
Notes de bas de page
1 Les études sur la discrimination ont jusqu’ici surtout cherché, à juste titre, à mesurer le phénomène, ce qui a beaucoup orienté le débat français vers la question des statistiques ethniques. Plus avancés, les travaux anglo-saxons s’intéressent également aux causes et aux éventuelles pressions des clients ou des intérêts économiques qui, en plus des préjugés, peuvent expliquer, sans l’excuser, la discrimination ethnique. Voir par exemple G. Galster, « Racial steering by real estate agents, mechanisms and motives », 1990.
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