1Au printemps 2019 a été identifiée au sein des archives de l’administration générale de la Bibliothèque nationale (BN) une partie des archives de gestion administrative du Centre d’histoire contemporaine (CHC), dont l’existence éphémère durant l’Occupation, en tant que département à part entière de la BN – mais en dehors de ses murs historiques –, masque une histoire longue et complexe, au point de constituer à plus d’un titre un levier méthodologique et historiographique pour envisager sous un autre angle l’histoire politique et culturelle des institutions d’archives et des bibliothèques au milieu du xx^e siècle1.

2Sous un intitulé aussi général que neutre en apparence – qui pourrait être celui d’un laboratoire de recherche –, ce « centre » d’histoire contemporaine apparaît comme un organisme-écran, point nodal, sinon terminal, d’une nébuleuse d’organes et composantes, en partie concurrentes ou parallèles les unes aux autres, et que l’on regroupe sous l’appellation générale (et donc en partie simplificatrice) de « Service des sociétés secrètes » (SSS)2. À ce dernier titre, le CHC, de création tardive en décembre 1942, peut revendiquer une certaine notoriété au sein des études consacrées aux institutions spécifiques au régime de Vichy du fait de sa présence, précoce quoique fantomatique, dans la bibliographie – somme toute abondante mais non toujours transparente – consacrée à l’histoire de la répression antimaçonnique. Dès 1981 en effet, un livre3 issu d’un doctorat de 3^e cycle consacrait au « centre » au moins un sous-chapitre et une annexe4. L’effet de cette redécouverte sur l’historiographie des bibliothèques ne fut certes pas immédiat. Il constitua même une source de confusion entre le « centre » proprement dit, créé tardivement sous ce nom, et une « Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine » dont le projet remonte à la fin de l’année 1940, la seconde recouvrant très clairement l’existence et les fonctions du premier5. C’est à l’éclaircissement de ce recouvrement que la présente contribution est en grande partie dédiée, en vue de démêler « bibliothèque » et « centre » d’histoire contemporaine et de comprendre comment une certaine « occupation » d’une bibliothèque par des archives récupérées par les circonstances a pu devenir une nouvelle préoccupation pour la BN. Ce travail poursuit donc un effort de dévoilement initié il y a une quarantaine d’années et qui a connu un tournant au cours des années 1990.

3L’essentiel de ce que l’on peut connaître de cet enchevêtrement repose en effet sur une somme érudite, due à un chercheur d’autant méritoire qu’il était isolé, et parue en 19966. S’appuyant sur des fonds d’archives inédits, issus de la Cour de justice de la Seine, du ministère de l’Intérieur et du ministère de l’Éducation nationale, et sous dérogation pour la plupart alors, l’étude de Lucien Sabah était complétée par plus de 300 pages d’annexes, constituées de documents offerts généreusement au public sous forme d’édition, pas toujours critique il est vrai. Du reste, Lucien Sabah compléta ce premier livre quatre ans plus tard avec l’édition du Journal de William Gueydan de Roussel , traducteur de Carl Schmitt avant la guerre, collaborateur très actif du SSS au sein de la BN mais aussi agent de la Gestapo7. Ces masses documentaires, jusque-là inconnues, faisaient bien apparaître la dimension politique et stratégique dudit CHC ; elles le plongeaient aussi dans la lumière trouble dégagée par les multiples organes dédiés à la répression des Sociétés secrètes à partir de l’été 1940, de leur instrumentalisation mutuelle et respective, en regard des opérations, parallèles et concurrentes, de l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) et de bien d’autres services d’espionnage et contre-espionnage non seulement allemands, mais aussi français. Tenter de retracer l’histoire d’institutions et d’acteurs animés et justifiés par une paranoïa d’État, qui plus est dédoublée, constituait assurément un pari risqué. Dans tous les cas, le CHC n’était qu’un alibi pour examiner une galaxie sombre et perverse d’institutions enchevêtrées aux vastes ramifications. C’est donc l’histoire institutionnelle et politique des bibliothèques qui offrit quelques années plus tard le rebond indispensable.

4En effet, après les pages lumineuses consacrées par Jean-Marie Goulemot en 2006 à Bernard Faÿ, administrateur général d’une BN occupée, sans toutefois de développement particulier sur ledit « centre »8, il est revenu à Martine Poulain – en tirant les fils de recherches approfondies dans les archives internes de la BN – de montrer à quel point, à travers ce « centre », la Bibliothèque avait pu être un « instrument de la collaboration »9. Il n’y a donc pas de solution de continuité politique, patrimoniale et bibliothéconomique, mais bien une logique historique encryptée autour d’un fantôme – le Centre d’histoire contemporaine. Cependant, la vie active du Centre et ses nombreux effectifs – jusqu’à plus d’une cinquantaine – sont, jusque dans la distribution des chapitres du livre de Martine Poulain, recouverts par l’omnipotence, lugubre et sombre, de la figure d’« intellectuel collaborateur » de Bernard Faÿ. Il n’en fallait guère plus pour que soit consacré au principal responsable de l’instrumentalisation politique d’une bibliothèque (pré)occupée par des archives, un an après la parution de l’opus magnum de Martine Poulain, un essai biographique relevant d’une forme de « casuistique » littéraire raffinée, sous la plume d’Antoine Compagnon10, avant que ne paraisse en 2009 une étude analogue sur la relation paradoxale entre Faÿ et Gertrude Stein11.

5Cette même année 2009, la nouvelle édition de l’Histoire des bibliothèques françaises entérinait, comme par adoption nécessaire, l’histoire refoulée d’un centre presque anonyme, tant il semblait vouloir confondre son objet et son sujet, par le recours aux ombres d’une histoire d’autant plus contemporaine qu’elle procédait du fameux « passé qui ne passe pas » de Vichy. Avait-on néanmoins jamais oublié, dans la mémoire interne de la Bibliothèque, que le « fonds maçonnique », toujours ouvert par des accroissements possibles et effectifs, avait pour origine la spoliation des archives des sociétés secrètes recouverte dès septembre 1944 par un don rétroactif du Grand Orient et de la Grande Loge de France ? En ce sens, le fonds maçonnique est donc l’exuvie bien réelle du défunt « centre » d’histoire contemporaine de 1942.

6Il est clair que le vocable même de « centre », par son acception plutôt vague, relève dès avant la Seconde Guerre mondiale d’une terminologie d’exception, au sein d’une BN qui a plutôt pour tradition de connaître des « départements », selon un vocabulaire en partie hérité de son ère « royale » et « impériale » (antérieure à 1871), sinon même de l’Ancien Régime (en concurrence avec le terme de « cabinets »). La possibilité même d’un « centre d’histoire contemporaine » en 1942 semble cependant pouvoir d’abord s’appuyer sur un précédent récent, soit le rattachement par décret-loi du 17 juin 1938 du « centre d’information économique » du ministère du Commerce, créé en 1933 et devenu en 1936 « centre de documentation » de la Statistique générale de la France, et connu depuis lors sous ce nom au sein de la BN, sous la responsabilité d’Armand Boutillier du Retail. En suivant cette piste comparative, un « centre » au sein de la Bibliothèque serait caractérisé par une dimension fondamentalement hybride et mixte, lieu de documentation et de ressources, mêlant originaux et copies, un point de concentration certes, mais aussi de diffraction, selon une logique à la fois centripète et centrifuge. Il serait donc aussi bien un lieu de dépôt et de « collecte », dirions-nous aujourd’hui – c’est-à-dire d’entrées et de traitement d’une documentation mixte, mêlant supports imprimés plus ou moins rares et documents dactylographiés et manuscrits –, qu’un centre de production d’information nouvelle. Au point que puissent voisiner en son sein des opérations aussi neutres et savantes que la reprise de la Bibliographie de l’histoire de France de Pierre Caron (et dont l’origine remonte aux années 1900) qu’une production documentaire et répressive comme le ou les fichiers « franc-maçon(s) », source de la publication périodique au Journal officiel de la liste des réprouvés à partir de 1941.

7Les lignes qui suivent entendent donc porter un nouveau regard sur un organisme décidément méconnu et complexe, à travers le semis dispersé de ses propres archives et la diversité des avatars de ses attributions comme de ses fonctions. Il ne s’agit pour le moment que de poser la question des conditions de création et de développement de ce qui apparaît autant comme un centre de documentation « scientifique » qu’un instrument administratif associé à la politique de répression antimaçonnique, dans le cadre d’une stratégie de spoliation et de réquisition par le régime de Vichy, en collaboration mais aussi en concurrence relative avec les services et organes de spoliation des forces d’Occupation12. En s’attardant sur un organe certes temporaire, mais polymorphe, il s’agit de poser les conditions administratives d’existence et de développement d’un centre d’archives au sein d’une bibliothèque, sans pouvoir ici développer son caractère d’exception politique et idéologique. En revanche, il apparaît que ce nouveau « centre » marque un point d’étape important quant à la manière dont la BN justifie de conserver en son sein des masses imposantes d’archives, dans la continuité relative de ses fonctions avant 1789, bien que la plupart de ces « archives » anciennes aient été tôt transformées en recueil de « manuscrits », et ce en dépit du respect de leur provenance la plupart du temps.

8De nombreux aspects de cette histoire exhumée échappent encore à l’analyse, dans la mesure où une partie des informations décisives repose sur des témoignages d’après-guerre, émis lors de procédures liées à l’épuration administrative et dont le caractère rétroactif pose de nombreux problèmes de méthode. En parallèle, le travail de classement et d’identification des fonds n’étant pas achevé, des découvertes restent à faire13. Registres d’acquisition ou pièces comptables ont pu être identifiés depuis lors, et la première tentative de synthèse qui suit ne traduit qu’en partie une certaine impression de vertige documentaire.

Des prémices ambiguës (1936-1941) : projet historiographique et logiques antirépublicaines

Des archives entremêlées mais une origine distincte ?

9Le fonds d’archives du CHC dégage une étrange et inquiétante aura matérielle, tant par le remploi des documents dû à la pénurie croissante de papier à partir de 1941 (que ce soit en support direct ou en « chemise »), provenant de différentes loges maçonniques, que par la présence d’un système de cotation apparent et facile à reconstituer, qui ressuscite en partie les ambitions intellectuelles du centre, tour à tour contradictoires et complémentaires. Celui-ci est bien composé – mais à partir de la fin 1942 seulement – de deux pôles aux origines et aux motivations non semblables en apparence : d’une part un centre chargé de conserver les archives des organismes dissous ou des personnes déchues de la nationalité française, d’autre part du plus fameux SSS, en charge de la collecte et du classement des archives franc-maçonnes confisquées.

10Si Martine Poulain revient rapidement sur les origines du centre et son rôle dans la prise en charge des archives et bibliothèques saisies, son propos est surtout une invitation à aller plus avant14. En effet, le projet du centre est à la fois plus vaste et plus ancien, dans la mesure où il est connecté à des dons, des dépôts ou des acquisitions dès l’année 1940. En outre, les motivations des principaux acteurs qui gravitent autour du centre ne semblent pas non plus relever uniquement d’un strict dessein politique vichyste : les personnalités et le parcours d’Adrien Dansette, Philippe Poirson et Wilfried-René Chetteoui, comme ceux de leurs collaborateurs, dessinent une image protéiforme des personnes travaillant dans cette bibliothèque à l’intérieur de la Bibliothèque.

11L’ambition et les objectifs de ce qui a d’abord été baptisé « Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine », avant de devenir un département du « Centre d’histoire contemporaine » de la BN en 1942, par fusion avec le SSS, s’avèrent en réalité aussi mouvants qu’obscurs. Par la délimitation de son périmètre d’intervention comme par son statut, et plus encore par les fonds eux-mêmes, cet organisme est en fait loin de constituer une parenthèse dans l’histoire de la BN : son existence s’enracine à l’amont de la Révolution nationale et marque surtout durablement, à l’aval du conflit, l’intérêt de l’institution centrale du patrimoine littéraire et bibliographique national pour les archives les plus contemporaines, y compris lorsqu’il s’agit de témoignages de la vie politique. Loin d’être le seul miroir d’un état d’exception, l’expérience de la Bibliothèque et du CHC participe assurément de la définition d’une nouvelle ligne de partage documentaire, pas forcément assumée de part et d’autre, et encore moins explicite, entre la BN et les AN.

12Par ailleurs, la fusion de la « Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine » avec le service dit « des Sociétés secrètes », non content de dissimuler des enjeux et des structures complexes et variables dans le temps, reste difficile à interpréter, dans la mesure où cet appareillement correspond à n’en pas douter à une forme de disqualification partielle de la BN dans la politique d’information et de répression antimaçonnique, de par la création d’un service directement rattaché au cabinet du maréchal à Vichy, sous la responsabilité de l’amiral Platon. Le parcours en partie contradictoire de Philippe Poirson semble révéler une part du jeu de recouvrement et de confusion : engagé par Faÿ dès l’été 1940 dans la saisie des fonds maçonniques, il prend la tête du SSS puis celle du CHC au cours de l’année 1942 avant d’être arrêté à plusieurs reprises par les Allemands en 1943 et 1944 et de mourir après sa déportation en Allemagne en mars 194515.

13En effet, si la répression contre la maçonnerie occupe une place centrale dans l’idéologie de la Révolution nationale, au point de précéder de plusieurs semaines la mise en place de l’antisémitisme d’État au mois d’août 1940, son histoire au cours des quatre années de guerre et d’Occupation demeure, on l’a dit, trouble par essence et par le fait qu’elle est le point de rencontre possible de toutes les formes de contre-espionnage, et suspectée par là dès 1942 d’être un nid d’agents doubles. Malgré les travaux de Lucien Sabah, Jean-Marc Berlière estime que le SSS constitue une « histoire qui reste encore à écrire »16. Situé au cœur du dispositif de répression paranoïaque de l’État français, ce service aux ramifications complexes semble avoir en partie épousé les formes occultes de ce qu’il entendait détruire. Il n’en demeure pas moins que les histoires de ces deux organes successifs, « Bibliothèque » et « Centre » d’histoire contemporaine, sous un même vocable et quoique non dépourvues de parallélismes, sont d’abord distinctes. Comprendre les motifs et les motivations de cette période reste délicat, dans la mesure aussi où l’une des sources fondamentales est constituée par les dossiers d’épuration administrative, dans lesquels manipulations d’individus et réécriture de l’histoire vont bon train17. Nous nous appuierons donc ici sur la manière dont deux des principaux acteurs épurés, Dansette et Chetteoui, ont pu justifier la mise en œuvre de la Bibliothèque, puis du CHC.

14Le projet de Bibliothèque d’histoire contemporaine est régulièrement considéré comme une opportunité documentaire offerte par l’effondrement de mai 1940, et comme la conséquence des premières mesures de répression ou de déchéance de nationalité engagées par Vichy en juillet 1940, dès avant la première loi antimaçonnique du 13 août 1940 et sans rapport avec elle, d’autant que la loi, il faut le préciser malgré certaines confusions, n’évoque absolument pas la BN. Si Bernard Faÿ est bien nommé administrateur général quelques jours plus tôt (le 6 août 1940), ce n’est en apparence qu’à titre personnel qu’il est chargé le 12 novembre 1940 par le maréchal Pétain d’organiser une saisie des fonds maçonniques, déjà largement entamée par l’ERR depuis juin 1940. Et il faut attendre en effet la loi du 11 mars 1941 pour que la BN soit officiellement chargée de recueillir les fonds saisis. À cette date, l’historien Adrien Dansette, sans lien apparent avec la BN ou Bernard Faÿ, a déjà obtenu du CNRS des crédits et l’autorisation de créer ce qui se nomme alors une « Bibliothèque d’histoire de la III^e République ».

Adrien Dansette (1901-1976), en quête d’archives, d’histoire(s) et de succès

15Qui est donc Adrien Dansette ? Jeune écrivain de moins de quarante ans en 1940, il est titulaire à l’âge de 25 ans d’un doctorat de droit sur L’éducation populaire en Angleterre18. Abandonnant le barreau et héritier d’un riche industriel du Nord de la France, il se lance à la fin des années 1920 dans une carrière littéraire, en défrichant, avec un rythme soutenu de publication de livres, le genre d’une histoire politique très contemporaine, si peu légitimée alors par l’institution universitaire19. En moins d’une décennie, il s’attaque à toutes les « affaires » de la première III^e République : en 1934, c’est d’abord Les affaires de Panama20, L’affaire Wilson et la chute du président Grévy21 en 1936, avant d’entamer sous le titre Du boulangisme à la révolution dreyfusienne, une « Histoire de la III^e République de 1886 à 1898 », dont seul un volume paraît en 1938, à l’heure de Munich22.

16Membre de la Société d’histoire de la Troisième République, créée en 1936, Dansette semble pleinement incarner les difficultés des praticiens de l’histoire contemporaine de cette époque : comment créer ou trouver des sources, selon une méthodologie parfois un peu incertaine voire divagante, entre presse, documents officiels imprimés, archives et témoignages privés ? À ce propos, il a pu constater par lui-même, en tant qu’usager de la salle de lecture des AN entre mai 1935 et février 1940, la dimension lacunaire ou inaccessible d’une grande part des archives publiques de la fin du xix^e siècle. En décembre 1936, il cherche ainsi à obtenir les documents concernant les résultats des élections législatives au cours des années 1880, en lien étroit sans doute avec le livre qu’il prépare sur la crise boulangiste : on lui répond que de telles archives sont encore conservées par l’Assemblée nationale23. Tandis qu’il prévoit d’intituler le second volume de son « Histoire de la III^e République » Le ralliement, il cherche à accéder à des cartons sur les relations de la France avec le Vatican au cours des années 1890. Il obtient à cet effet l’autorisation ministérielle (par ce que nous nommerions aujourd’hui une « dérogation ») de consulter quatre riches cartons issus des archives du ministère des Cultes24 concernant le cardinal Lavigerie ainsi que l’affaire Dreyfus, et dont certains documents sont postérieurs à l’année 1900. Précisons que le délai coutumier de libre accès aux archives publiques a été fixé par un décret de 1887 à 50 ans25. En revanche, en février 1940, Dansette se voit répondre que les archives de l’ancien commissariat français en Rhénanie, datant de l’occupation de la Ruhr au cours des années 1920, « ne sont pas communicables ».

17En dépit, ou du fait de ces difficultés d’accès aux documents d’archives, Dansette ne s’est cependant pas spécialisé par hasard dans l’histoire des scandales et des crises fondatrices de la République. Ses recherches historiques des années 1930 sont menées « à charge » contre un régime dont il semble rejeter la légitimité. En effet, n’est-il pas fondateur et directeur éditorial en 1937, avec Georges-Amédée Lucas, d’une « revue de politique intérieure » nommée Le Pays réel ? La référence maurassienne est explicite et il paraît clair que Dansette a pu imaginer que la chute brutale d’un régime honni à l’été 1940 soit une véritable aubaine pour envisager la récupération de fonds d’archives jusque-là « réservés » ou inaccessibles, en vue d’alimenter une œuvre d’historien qui accomplirait l’inhumation historiographique et documentaire de la III^e République.

Un centre d’archives sans les Archives (nationales)

18La création d’une Bibliothèque d’histoire contemporaine révèle la puissance invaincue et la préséance symbolique des bibliothèques vis-à-vis des services d’archives en matière de documentation historique. Il n’empêche : on aurait pu s’attendre à voir les Archives de France mobilisées dans un projet qui les concerne tout directement. Comme Martine Poulain a pu le démontrer, Bernard Faÿ entend faire de la BN un organe politique proche du pouvoir vichyste. Mais on pourrait tout aussi bien supposer d’abord l’inverse : à l’été 1940, il est sans doute impensable pour les hommes qui se regroupent à Vichy d’imaginer s’appuyer sur les AN, dirigées depuis 1937 par Pierre Caron, historien plutôt proche des milieux de la République radicale et chargé en 1939 d’organiser le cent-cinquantenaire de la Révolution. Cet antagonisme idéologique probable fut par ailleurs sans aucun doute renforcé par les péripéties et le retard pris par Caron et les AN à mettre en œuvre la restitution sans condition à l’Espagne, au cours de l’hiver 1940-1941, d’une partie des archives de Simancas, promise à Franco comme « cadeau personnel » sans doute dès avant octobre 1940, par l’ancien ambassadeur de France à Madrid devenu chef de l’État français26.

19Le choix de la BN comme instrument de récupération des archives saisies – qu’elles soient spoliées directement ou obtenues de spoliations allemandes antérieures – sur une partie des ennemis imaginaires du régime, va donc sans doute bien au-delà d’une simple proximité personnelle entre Bernard Faÿ et le cercle étroit du nouveau pouvoir, du docteur Ménétrel à Raphaël Alibert, jusqu’au maréchal Pétain lui-même. Figurant parmi les premiers convives du maréchal à Vichy dans la seconde quinzaine de juillet, Faÿ a connu ce dernier à Verdun dès 1917 à la faveur de son engagement dans la Croix-Rouge, et il conservera son amitié, à défaut de celle des membres fluctuants de son cabinet, sans aucun doute jusqu’en 194427. Les apparences sont d’autant plus trompeuses que l’officialisation du rôle de la BN dans le processus de traque et de dénonciation des maçons par la saisie et le traitement des archives des loges, correspondrait plutôt à une forme de défaveur croissante de Faÿ auprès des milieux d’influence à Vichy, suite aux attaques véhémentes de Marcel Déat et plus encore avec le retour de Laval au pouvoir en décembre28. Hormis le prestige littéraire de l’établissement, il ne faut donc pas omettre la puissance retrouvée de sa fonction administrative de contrôle, à travers le dépôt légal et, partant, celui des publications officielles. À cet héritage régalien, la BN pouvait encore ajouter un arsenal législatif issu de la Révolution française et revêtu avec l’Occupation d’une vigueur et d’une actualité jusque-là dissimulées : l’article 12 de la loi fondatrice des « Archives de la République » du 7 messidor an II (25 juin 1794) ne destinait-il pas les « monuments de l’histoire nationale » à la BN ?29

20En absence de définition légale ultérieure précise du périmètre « historique » des AN, la BN n’a jamais pu prétendre acquérir des documents historiques, en dehors du strict territoire de la littérature, du monde intellectuel ou de la librairie en général. Cette ambiguïté durable explique notamment les arguments avancés a posteriori par Dansette, au cours de son audience devant le comité d’enquête en 1945, afin de justifier pourquoi les archives issues du séquestre des personnes ou organisations interdites n’ont pas été prises en charge par les AN et pourquoi il s’est tourné vers la BN, via le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) créé en octobre 1939. Il déclare en effet : « Je vous demande pardon, je me permets de vous signaler que les Archives n’ont pas de bibliothèque, à ma connaissance tout au moins, tandis que la Bibliothèque nationale a des archives. Il y a un département des Manuscrits »30. Pour Dansette, qui semble ignorer d’ailleurs que les AN disposent également d’une copieuse bibliothèque, la BN est supérieure aux AN en ce qu’elle les inclut d’une certaine façon. Dans le cadre de cette même procédure d’enquête, Dansette eut une longue discussion avec Mario Roques, l’un des présidents du comité d’enquête le concernant et par ailleurs directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE), philologue, spécialiste d’ancien français et d’occitan. À ce propos, Dansette se défend de tout ce qui pourrait faire croire qu’après l’été 1940 et la nomination de Bernard Faÿ, il a choisi la BN par préférence : « je veux dire qu’il n’y a pas de critique de ma part sur la direction des Archives nationales, mais je réponds à votre question en disant : il fallait que ma bibliothèque ait une existence matérielle, il fallait bien que je la loge. » Au passage, on remarquera donc que la destination prétendue ou projetée des archives séquestrées constitue un point critique pour les enquêteurs, sans doute en vue de débusquer un plan sous-jacent et dissimulé de concentration auprès de la BN de Faÿ, alors qu’en parallèle, l’adjectif possessif employé par Dansette cherche à l’inverse à personnaliser le projet de centre d’archives et de documentation. Lorsque Roques rétorque que « les Archives de France sont là pour cela », Dansette répond : « Non, parce que les Archives de France n’avaient pas, à ce moment-là, l’esprit qui permettait d’y développer cet organisme »31.

21Que faut-il entendre ici par « esprit » ? Autant que l’éventuelle question de l’appartenance politique de leur directeur évoqué plus haut, Dansette fait sans aucun doute ici allusion au fait que les AN n’ont pas alors pour vocation, ni même pour mission, de recueillir des archives de provenance privée. Dédiées à la collecte centralisée des archives de l’État, les AN ont depuis la seconde moitié du xix^e siècle régulièrement argué de la dispersion des papiers publics dans les fonds privés pour revendiquer ou acquérir des documents ou des fonds considérés comme relevant des archives de l’administration ou du gouvernement32. Depuis 1917, Charles-Victor Langlois, après en avoir dressé un premier bilan33, s’était attaché, à l’instar de la BN, à faire publier périodiquement la liste sommaire de ces « entrées par voie extraordinaire ». Au cours de l’entre-deux-guerres, cette politique d’acquisition complémentaire se transforma peu à peu en stratégie d’acquisition de fonds entiers, jusqu’à constituer un noyau d’archives personnelles politiques. En 1932 notamment, fut obtenu le dépôt des archives de François Guizot et au même moment, au lendemain de sa mort, le vaste fonds Albert Thomas, ancien ministre de l’Armement durant le premier conflit mondial. L’émergence d’une encore timide politique d’archives privées aux AN n’est toutefois pas sans rapport avec des initiatives et des solidarités personnelles. Georges Bourgin, secrétaire général des Archives nationales entre 1920 et 1937, n’était-il pas membre du réseau « réformateur » d’Albert Thomas, et par ailleurs tous deux proches de Mario Roques ? Le 17 juin 1938, un décret-loi abordait pour la première fois, et bien avant la question de la propriété et de la protection des archives publiques dans leur ensemble, la question du statut de ce type d’archives dites « privées », sur le plan de la provenance et sous l’angle de leur protection, dans l’esprit et la continuité de la pratique administrative des « monuments historiques » immobiliers et mobiliers, et non sous l’aspect de leur propriété publique partielle, et moins encore sous celui de leur destination plus ou moins privilégiée, entre services d’archives et bibliothèques34.

22Historien pionnier en matière d’histoire politique et sociale contemporaine, auteur dès 1907 d’un ouvrage documenté sur la Commune35, proche des milieux de la sociologie durkheimienne, à quelles conditions Bourgin aurait-il pu offrir à Dansette un relais au sein des AN ? La question ne se heurte-t-elle qu’aux positions politiques antagonistes entre un Dansette catholique et maurassien et un Bourgin coopératiste et socialiste ? Au lendemain de la dissolution des ligues, le 19 juin 1936, Bourgin était cependant l’un des vingt-et-un membres fondateurs d’une « société d’histoire de la III^e République », dont Dansette allait par la suite revendiquer la filiation, au point, on l’a vu, d’en adopter encore en novembre 1940 l’exact intitulé.

Entre détournement et continuité : la Société de la III^e République aux origines de la Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine

Les vingt-et-un historiens et journalistes qui, au-dessus de tout préjugé politique, se sont groupés pour constituer cette Société, ont pensé qu’il serait de l’intérêt de l’Histoire : (1) de recueillir, pendant qu’il en est temps encore, le plus grand nombre possible de documents et de témoignages ; (2) d’en publier les plus importants ; (3) de réunir en un centre de documentation, avec les archives recueillies, tous les ouvrages parus sur la Troisième République.36

23Collecter des documents, écrits ou oraux, pour les publier, certes, mais aussi les rassembler sous la forme conquérante et prolifératrice d’un « centre de documentation », terme et dispositif à succès depuis les années 192037 : voilà bien en effet en 1937 l’ambition savante de cet étrange cénacle fondateur, où l’absence de « préjugés politiques » rimerait plutôt avec une juxtaposition de tendances contradictoires au sein de, voire contre la République. L’appel à cette « création », sans lien institutionnel explicite, figure en tête de chaque livraison du bulletin mensuel d’une Société aux accents mondains et qui pourrait ressembler à un genre de club ou de comité d’influences politiques réciproques et complémentaires. Sous la présidence du vieux libertaire Lucien Descaves (1861-1949), le bureau de la société paraît tout de même plutôt républicain, avec Paul Desachy (1872-1956), Robert Dreyfus (1873-1939) et Daniel Halévy (1872-1962) et le tout jeune Émile Pillias (1905-1940) comme secrétaire général, passionné par les figures de Gambetta et de Juliette Adam. Mais les socialistes, à l’instar de Bourgin, sont plutôt rares, et André Siegfried (1875-1959) n’est plus alors le radical-socialiste de sa jeunesse. En revanche, des patriarches du régime, comme Marcellin Pellet (1849-1942) ou Gabriel Hanotaux (1853-1944) y côtoient des républicains conservateurs comme Émile Buré (1876-1952) ou Pierre Dominique (1879-1973). Mais surtout, les fondateurs accueillent plusieurs membres de l’Action française, comme Jean Héritier (1892-1969) et surtout Marie de Roux (1878-1943), l’avocat du mouvement de Charles Maurras et l’une de ses grandes figures de proue. Ajoutons enfin la présence de figures nettement ambigües comme Maurice Reclus (1883-1972) ou Alexandre Zévaes (1873-1953), anciens républicains se rapprochant de Marcel Déat et de l’extrême-droite, ce qui du reste les conduira à occuper des postes officiels dans l’État français, et même pour le premier, celui de président de la commission antimaçonnique créée en 1942 par Pierre Laval. L’administrateur général de la BN, Julien Cain, fait également partie des fondateurs – ce qui n’est pas le cas d’Adrien Dansette, qui figure néanmoins parmi les premiers adhérents motivés et obtient pour le montant de sa cotisation le titre de « membre perpétuel ».

24Le projet de la Société d’histoire, composée essentiellement de hauts fonctionnaires, de journalistes et de notables de la République, veuves et héritiers de ministres notamment, suppose sans doute la mise en œuvre d’une fondation autonome et pluraliste (ce que confirme la présence de mécènes comme David-Weill parmi les membres bienfaiteurs) plutôt que d’une institution rattachée à un service d’État, et, quoi qu’il en soit, certainement pas un lieu de concentration de preuves à charge contre le régime.

Pour créer ce Centre, ils font appel à la collaboration généreuse de tous ceux qui ont joué un rôle dans l’histoire de la République, des familles qui possèdent des documents, manuscrits, mémoires, correspondances trop souvent vouées à la destruction par des héritiers insouciants ; des possesseurs de livres, journaux, imageries populaires, etc.38

25Lieu de connivence mondaine, la Société d’histoire est donc un club d’anciens, mis au service éventuel non seulement de jeunes journalistes ou de vieux historiens, mais aussi de la recherche universitaire qui s’ouvre alors à la période contemporaine. Hormis les premières figures de l’histoire contemporaine savante comme Georges Bourgin, Daniel Halévy, André Siegfried, on note l’adhésion en novembre 1937 de Pierre Renouvin, qui cumule depuis 1934 la chaire d’histoire contemporaine à la Sorbonne et la direction de l’ancienne bibliothèque-musée de la Guerre qu’il occupe depuis 1920 et qu’il renomme, après son rattachement à l’université de Paris en 1930, en cette même année 1934, « Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ». On peut supposer que les sociétaires de 1937 imaginent un dispositif semblable et du reste symétrique, sur le plan national, à ce qui est désormais « La Contemporaine » (depuis 2018).

Le fantôme d’Émile Pillias ou comment faire parler les morts et faire taire les vivants

26La question de la continuité entre le projet de la Société et celui de Dansette est d’autant plus délicate à reconstituer que l’ambitieux et encore assez jeune historien justifie en 1945 la création opportuniste et politique de « sa » Bibliothèque d’histoire contemporaine en invoquant très explicitement le projet de la Société d’histoire de la III^e République, mais en le transposant dans les termes. S’il y a bien des points communs entre le projet de 1937 et celui de 1940, les modalités de réalisation comme les objectifs divergent cependant. Et un « centre » n’est pas une « bibliothèque », comme nous avons pu le suggérer ci-dessus.

27Après coup et face aux menaces de l’épuration, Dansette a dû rendre en effet son projet de 1940 le plus neutre possible de manière rétroactive, afin d’éviter d’être assimilé à l’un des bras armés d’une BN au service de la Révolution nationale. Pour ce faire, Dansette invoque surtout la mémoire et son « amitié » avec Émile Pillias, secrétaire général de la Société d’histoire de la III^e République et bibliothécaire auxiliaire au département des Imprimés de la BN depuis le 1^er décembre 193639. Nommé un mois avant la parution du premier bulletin de la Société annonçant le projet de « centre », la concordance des dates est troublante mais rien ne permet d’affirmer en l’état de nos recherches que Pillias, par ailleurs en position relativement fragile à la BN, quoique apprécié par la direction d’après son dossier personnel, ait songé à faire du grand établissement national, non évoqué dans les prospectus de la Société, un refuge pour un « centre de documentation » historique contemporaine40.

28Mort au front en mai 1940, cet historien annonçait une carrière fort prometteuse, tant dans la presse que sur les rayons des librairies, ne serait-ce que par une première étude fort remarquée sur Léonie Léon, « l’amie de Gambetta », publiée chez Gallimard en 1935, avant l’édition, avec Daniel Halévy, d’un copieux recueil de lettres de Gambetta en 1938, le tout accompagnant une exposition sur ce dernier à la BN. Cet itinéraire interrompu si tôt a toutefois permis la conservation d’un riche fonds d’archives personnelles, transmis par son propre frère et conservé aujourd’hui au Centre d’histoire de SciencesPo41. Son dépouillement à venir permettra sans aucun doute de documenter les relations entre Dansette et Pillias et leur « amitié », revendiquée par le premier comme un argument de poids pour se défendre de toute accusation de complicité ou de collusion avec les projets pilotés directement par le cabinet du maréchal.

29À l’inverse d’une collecte minutieuse et individualisée auprès des descendants des fondateurs et des premières grandes figures de la III^e République, Dansette semble avoir surtout projeté en 1940, non seulement d’obtenir les papiers et livres des Français déchus de leur nationalité et des organismes interdits, mais également d’enrichir « sa » bibliothèque grâce aux dépôts issus des demandes d’asile de bibliothèques personnelles, y compris sans rapport immédiat avec les anciens gouvernants. En effet, à la veille de la guerre, un certain nombre de particuliers ont pu faire appel aux archives ou aux bibliothèques pour mettre à l’abri leurs papiers ou livres les plus précieux. Ce fut par exemple le cas de la bibliothèque féminine et féministe de Marie-Louise Bouglé, prise en charge par la BN en 1939 et récupérée plus tard par le CHC42. Au total donc, la filiation directe avec le projet de la Société porté par Pillias apparaît plutôt comme une illusion d’optique, voire au mieux comme le détournement d’un projet collectif et collaboratif à la faveur d’un contexte de répression favorable aux récupérations abusives.

30Face à cette manière de faire parler le(s) mort(s), en échange d’un certificat de neutralité politique, la chronologie de la mise en œuvre de la Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine semble en réalité suivre une voie parallèle, sinon concomitante, à celle des opérations antimaçonniques lancées dès l’été 1940 à l’issue de la loi du 13 août 1940. Ces dernières se présentent comme le fruit d’une mission personnelle du nouvel administrateur de la BN, nommé le 6 août 1940 par le cabinet du maréchal et sans rapport immédiat ou en tout cas apparent avec l’institution qu’il dirige. Si Bernard Faÿ est chargé dès novembre 1940 de centraliser et inventorier les archives maçonniques, il faut en effet attendre le décret du 11 mars 1941 pour que la BN soit officiellement désignée comme le lieu de conservation des archives confisquées.

31Il parait donc probable que les intérêts, sinon les sources d’alimentation, d’Adrien Dansette et de Bernard Faÿ se rencontrent dès avant le printemps 1941, soit bien avant que les deux entités ne fusionnent en 1942. Fin 1940, il est vrai que Dansette traite directement avec le ministre de l’Éducation nationale, secrétaire d’État à l’Instruction publique, Georges Ripert, doyen de la faculté de droit, alors que Faÿ reçoit ses ordres du cabinet de Pétain lui-même et jusqu’en janvier 1941 du garde des Sceaux Raphaël Alibert dont il est proche. C’est Ripert qui introduit Dansette auprès du nouveau directeur du CNRS, Charles Jacob, nommé à l’automne et dont il obtient en février 1941 un budget de financement pendant six mois pour mettre en place « sa » bibliothèque43. Des rencontres avec les autorités allemandes et notamment avec l’Institut allemand ont lieu le même mois44. Par ailleurs le périmètre historique de la bibliothèque s’étend presque simultanément : si le principe d’un genre d’inventaire après-décès de la III^e République demeure, l’objectif est désormais d’aller au-delà de juin 1940 et de documenter la nouvelle ère. C’est au moins pour cette raison que la bibliothèque, encore intitulée « Bibliothèque d’histoire de la III^e République » en 1940, prend le nom de « Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine » avec le printemps 194145.

32La bibliothèque de Dansette semble être effectivement hébergée rue Richelieu à la BN, précisément à partir de ce même mois de mars 1941, comme en témoigne une circulaire qui accompagne les courriers envoyés aux membres de l’ancienne Société d’histoire de la Troisième République46. Et c’est exactement sept jours après le décret du 11 mars 1941 que Dansette est également en mesure de prendre l’attache de l’administration des Domaines pour rassembler au plus vite « les documents provenant de séquestres d’origine politique et ayant un intérêt historique » : « M. le Secrétaire d’État à l’Instruction Publique a demandé à M. le Ministre des Finances de bien vouloir donner à votre administration, instruction de remettre ces documents à la bibliothèque d’histoire de la France contemporaine »47.

33Il est troublant de constater que le directeur des Archives nationales, Pierre Caron, ait précisément dû partir à la retraite un mois plus tard après ce décret, le 15 avril 1941, au bénéfice de Charles Samaran qui ne prendra ses fonctions qu’au cours du mois de mai. La relative concordance des dates, sous forme d’un chassé-croisé, demande encore à être documentée ; cependant, tout se passe comme si le décret d’attribution des archives maçonniques à la BN suivait de peu la certitude du départ annoncée de Caron dans le courant du mois de février, date à laquelle il se voit sévèrement critiqué pour le retard pris par la « restitution » des archives de Simancas à l’Espagne. Nécrologies et documents contemporains restent silencieux sur le départ finalement assez rapide d’un directeur qui n’avait pas tout à fait atteint la limite d’âge48.

34Son successeur n’en écrit pas moins à Adrien Dansette, dès juillet 1941, pour envisager une destination vers les AN, à terme, de fonds d’archives collectés par une bibliothèque hors d’un cadre réglementaire préétabli :

D’ores et déjà, dans l’hypothèse où la Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine continuerait d’exister administrativement au-delà de l’espèce de période d’essai qui lui a été impartie par M. le directeur du Centre national de la Recherche scientifique, j’estime qu’il conviendra avant tout de préciser le délai dans lequel les documents rassemblés par ladite Bibliothèque devront être transmis aux Archives nationales. Ce délai, à mon sens, ne peut pas être supérieur à 25 années, et c’est celui que je proposerai à la Section permanente des Archives comme élément de l’accord à établir entre la Bibliothèque d’histoire contemporaine et la Direction des Archives de France.49

35À la même date, la Revue historique propose une présentation sommaire du projet de Dansette, sans toutefois nommer la part de ce dernier, ni la filiation possible avec le projet de la Société de la III^e République :

En février 1941 a été fondée dans le cadre des Bibliothèques de l’État, la Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine pour rassembler la documentation relative à notre histoire récente. En attendant son installation définitive, des locaux ont été mis à disposition par la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu. La Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine a déjà reçu de l’État la garde d’archives et de bibliothèques importantes […]. [Ces documents] peuvent encore lui être remis en dépôt. Dans ce cas, leur propriétaire a la faculté d’en reprendre possession à tout moment. La Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine permet ainsi aux organismes privés et aux familles de garder la disposition de leurs papiers tout en assurant la conservation et en facilitant la connaissance aux historiens, par là mis à même de se former une opinion fondée sur ceux dont ils proviennent et parfois de les sauver d’un oubli immérité.50

36Le texte n’est pas signé, mais il semble que le rédacteur soit Georges Bourgin lui-même : il est signataire de toutes les chroniques documentaires de cette période (y compris de celle qui figure à la page précédente, sous l’acronyme « G. Bn. »). Il est tout à fait signifiant qu’il n’indique aucune filiation avec le projet de centre de la Société dont il fut un membre fondateur et que par prudence éditoriale sans doute, il accueille avec un ton positif une formule de « dépôt », tout expérimentale alors et plutôt rare dans la pratique, et qu’il espère en partie voir se multiplier aux AN. Par ailleurs, en plaçant cette bibliothèque dans le cadre d’une conservation « d’État », il laisse la possibilité d’une reprise en main ultérieure aux AN. C’est exactement ce que confirme un autre texte postérieur de Bourgin, publié dans la même revue savante :

Des accords ont été mis au point avec la Bibliothèque nationale, dont l’administrateur général, M. Bernard Faÿ, s’intéresse particulièrement à l’histoire de la franc-maçonnerie française, et avec la Bibliothèque d’histoire contemporaine de la France, dont le fondateur, M. Dansette, s’efforce de ramasser des documents qui viendront plus tard aux Archives nationales.51

37Probablement écrit au début de l’année 1942, et publié en tout cas avant décembre 1942, ce texte parle toujours de « bibliothèque », et non pas de « centre d’histoire contemporaine ». Mais cette fois, Bourgin, si c’était bien lui dans le texte précédent, s’avance à invoquer l’inspirateur de cette « bibliothèque d’archives », et précise très clairement, au futur, et non pas au conditionnel, la destination des fonds « ramassés » vers les AN. Il tisse donc bien une intrigue et distille, sans le dire frontalement, depuis l’extérieur de ce lieu singulier qu’est devenue depuis 1940 la BN, un malaise : par défaut ou par choix les archives s’y accumulent sans véritable logique administrative. Et dans la livraison suivante de la même revue, entre avril et juin 1943, un billet analogue de la « chronique » trimestrielle, à nouveau non signé, mentionne pour la première fois et de manière très explicite que « c’est la Bibliothèque nationale, et non la Direction des Archives de France, comme on aurait pu l’attendre, qui a été chargée de réunir toute la documentation provenant des sociétés secrètes dissoutes par les lois nouvelles »52.

38D’après l’achevé d’imprimer qui figure au bas de la même page de la Revue historique, la livraison a été publiée en janvier 1943, soit un mois après le recouvrement ou l’absorption de la Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine par un « Centre d’histoire contemporaine » qui est désormais, en effet et avant tout, un service dédié à la conservation des archives maçonniques saisies. À cette date, le CNRS s’est tout à fait désengagé du financement initial, Dansette a été éloigné de sa chimère, et Philippe Poirson est désormais le prétendu maître à bord de cet étrange édifice.

De la Bibliothèque d’histoire contemporaine au Centre d’histoire contemporaine (1942-1945)

Une organisation bibliothéconomique exemplaire ?

39L’année 1942 constitue une année fondamentale dans l’histoire institutionnelle de la BN, avec la création de nouveaux départements et l’intégration du Centre de documentation, ainsi que de la BHFC (Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine) à la bibliothèque.

40Le SSS et la BHFC fusionnent au printemps 1942 pour devenir le CHC, les deux services restant toutefois distincts, ne serait-ce que par leur localisation géographique. La BHFC est située rue Richelieu. Le SSS demeure rue Cadet, dans les anciens locaux du Grand Orient de France, avec à sa tête Philippe Poirson. Au cours de l’été, Poirson devient le supérieur hiérarchique de Dansette avant de le remplacer à partir de septembre. Une de ses premières activités semble avoir été la recherche d’un nouveau site pour l’ancienne BHFC. Ses deux premières propositions – l’ancienne banque Oustric, rue Chauchat, puis un projet de location rue Ballut – échouent. C’est finalement l’ancien siège de la Fédération internationale spirite, 8 rue Copernic, placé sous séquestre, qui est récupéré en décembre 1942 par la BN pour le traitement de fonds de bibliothèques ou d’archives nourrissant l’histoire de la France contemporaine53. Bien qu’une partie des fonds soit transférée à l’annexe de la BN à Versailles à partir de juin 194454, le bâtiment de la rue Copernic est abandonné par la Bibliothèque en mai 1947 et restitué à la Fédération internationale spirite après plusieurs années de contentieux55.

41Au 31 décembre 1942, les effectifs du CHC (en incluant la rue Cadet) sont importants : un conservateur, deux conservateurs adjoints, six bibliothécaires (trois titulaires et trois contractuels), six assistants, cinquante-neuf chômeurs intellectuels56, neuf gardiens, une femme de ménage… En 1944, le Centre rue Copernic dispose toujours d’une dizaine de chômeurs intellectuels en plus des titulaires57. En 1945, le centre dispose de 31 personnes à temps complet58. Les nombreuses notes de services et les « fiches de semaine » permettent un suivi détaillé de leurs activités et, ajoutées à la mise en place d’un plan de classement pour les archives du centre, donnent l’apparence d’une organisation rigoureuse.

42En février 1944, le CHC ouvre une salle de lecture « aux lecteurs qui entreprennent des études sérieuses sur le xix^e et le xx^e siècles ». Le centre y est présenté de façon assez consensuelle : « Les collections du centre d’histoire contemporaine comprennent des imprimés et manuscrits, notamment : les archives de Louis Veuillot, les archives de Félix et Paul Nadar »59.

Derrière l’unité de façade, un agrégat d’initiatives individuelles évoluant au gré de l’évolution politique

43Derrière cette organisation apparente, semble se profiler une configuration des plus floues où les indéterminations sont nombreuses. L’analyse de cette période est compliquée par la présence de nombreux documents contenant des informations parfois contradictoires et des témoignages postérieurs à 1944 qui sont sujets à caution.

44Le sort final des documents traités par le CHC n’apparaît ainsi pas déterminé. En décembre 1942, bien que le centre soit désormais un département de la BN, un projet de fusion à terme, soit avec le département des Manuscrits, soit avec les Archives nationales, est évoqué60. En 1944, le département des Manuscrits et le Centre signent des accords relatifs au partage du traitement de certains fonds. Les papiers Foch déposés au département des Manuscrits sont ainsi confiés au Centre pour catalogage et campagne photographique. Les originaux doivent être ensuite rendus à la famille et les deux départements pourront conserver catalogues et photographies61. Le CHC ne semble donc pas être considéré comme un département de « conservation » à l’instar des autres départements de la bibliothèque, mais plutôt comme une « gare de triage » inavouée de documents à répartir entre des centres de documentation (le CHC ou le méconnu Centre de documentation dirigé par Armand Boutillier du Retail, qui constitue un des départements de la bibliothèque), ou les départements historiques (principalement les Manuscrits ou les Estampes).

45Les liens avec le SSS sont ambigus et difficiles à appréhender, comme ils l’ont d’ailleurs été par les personnes chargées de l’épuration : « Une enquête rue Copernic ne pouvait rien apporter de précis, tout le personnel, comme dans le cas de Poirson, ayant intérêt à défendre le chef du service et à soutenir le caractère totalement inoffensif et purement technique du travail effectué »62. L’absence quasi totale de sources d’archives sur le SSS oblige à s’appuyer sur des témoignages vraisemblablement partisans. En effet, d’après les informations fournies après-guerre par le personnel de la rue Copernic, les deux entités du CHC – rue Cadet pour le SSS et rue Copernic pour ce que l’on appelait jusqu’en 1942 la Bibliothèque d’histoire de la France contemporaine – n’avaient pas de lien entre elles. Philippe Poirson, directeur du CHC ne pouvait pas intervenir rue Cadet, qui lui était interdite d’accès par les Allemands. Pourtant, le rapport d’activité de la BN pour les années 1940 à 1942, associe bien les deux sites dans une formule syntaxique étrange : « Chargée par l’État de recevoir les archives des Sociétés secrètes dissoutes et des partis, groupes, individus déchus de leur nationalité, la Bibliothèque nationale a été amenée à créer un Centre d’histoire contemporaine, actuellement installé rue Copernic, et chargé des services techniques d’entretien et de catalogage de la rue Cadet »63. Les archives du CHC contiennent également des indices de liens entre les deux entités : les « mutations » des agents de l’une à l’autre à l’instar de Wilfried-René Chetteoui, Philippe Poirson, Roger Lecotté pour les postes à responsabilité, mais également d’un certain nombre de secrétaires, le remploi de documents provenant tant du Parti communiste français64 que de différentes loges maçonniques65, comme papier brouillon, fiches ou chemises de dossiers. Les évaluations figurant dans le dossier de personnel de Gaston Maugey indiquent qu’il « assure la liaison entre la Bibliothèque nationale et les services de la rue Copernic et de la rue Cadet », qu’il « est très actif et assure son travail avec beaucoup de conscience »66. À l’instar du CHC Copernic, le CHC Cadet a une approche globale du type de support : livres, archives et même objets. Les collectes d’archives sont parfois conjointes, même si cela reste rare.

46Les personnalités des agents qui travaillent rue Copernic sont loin d’être uniformes et apparaissent particulièrement complexes. Peu après avoir été nommé comme remplaçant d’Adrien Dansette, Philippe Poirson est arrêté en janvier 1943 par les Allemands puis reprend ses fonctions à la tête de la rue Copernic en avril. Il est de nouveau arrêté en janvier 1944, pendant une journée, puis le 10 juillet 1944 et meurt en déportation au camp de Neuengamme67. Les motifs de ces arrestations ne sont pas connus. Une des hypothèses est que cet homme d’extrême-droite non seulement antisémite et anti-maçon, mais également profondément antiallemand aurait appartenu à l’organisation de résistance intérieure du NAP (Noyautage des administrations publiques). Wilfried-René Chetteoui, qui assure l’intérim début 1943 puis à partir de 1944, est une personnalité qui laisse tout aussi perplexe et décontenance les personnes en charge de l’épuration. L’hypothèse du président du conseil d’enquête des archives et des bibliothèques est que Chetteoui, homme d’extrême-gauche lui, serait un franc-maçon qui aurait réussi à s’introduire au sein du SSS et à y demeurer pendant toute la guerre68.

47Il est difficile d’identifier un fil conducteur dans l’écheveau des chantiers du CHC. Leur point commun est surtout que leur impulsion paraît davantage liée à la personnalité du directeur de chacun des chantiers, aux opportunités suscitées par les ensembles documentaires récupérés, plutôt qu’à une orientation bien définie. Ainsi, le traitement de la bibliothèque de Marie-Louise Bouglé, « fonds féministe et féminin », est conduit à partir de 1943 par Hélène Roudaud69, femme de lettres, récipiendaire du prix Anaïs Ségalas de l’Académie française « destiné à récompenser l’ouvrage d’une femme de talent »70 en 1938 pour son roman Grâce pour les Hommes, après avoir publié La femme dévêtue en 1931. Roger Lecotté, employé au SSS, est affecté au CHC à la Libération où il met à profit sa passion folkloriste, tandis que Robert Pigelet qui commence également sa carrière aux Sociétés secrètes avant d’intégrer la BHFC en août 1942, tente de donner un tournant plus chrétien aux archives ou aux bibliothèques collectées. Le rôle des héritiers de Marc Sangnier et du Sillon au sein du CHC mériterait d’être étudié de plus près : Georges Hoog, professeur à l’École supérieure d’organisation professionnelle créée par le régime de Vichy et proche de Sangnier, est un collaborateur occasionnel puis rémunéré de la BHFC.

48À la variété de ces profils, s’ajoute vraisemblablement un critère socio-politique dans le recrutement du personnel du CHC, qui a pu l’emporter sur les compétences bibliothéconomiques ou archivistiques. Une partie des secrétaires-dactylos sont recommandées par l’administrateur général de la BN lui-même71, par un proche déjà employé au CHC (on a ainsi deux « couples » de père/fille : Havard de la Montagne, de la Fouchardière). Gaston Maugey, chômeur intellectuel, ancien employé du journal bonapartiste L’Ordre est membre du comité d’action antibolchevique, une organisation collaborationniste. Janine Gautreau est recrutée en janvier 1943 grâce à la recommandation du directeur de la librairie franco-allemande Rive-Gauche72.

Des collections « en prise » avec leur temps

49La BN, et plus encore le CHC par la nature des fonds qu’il conserve et le mode d’entrée d’une partie d’entre eux, constituent un des maillons de la politique de collaboration de l’État français. L’on passe d’une illusion de marge de manœuvre à l’absence de marge de manœuvre dans la politique de collecte et de classement des fonds. Progressivement, ce sont les occupants qui fixent les règles du jeu. Les arrestations, bien que mystérieuses, du chef du CHC en constituent l’illustration la plus criante, mais d’autres inflexions touchent directement les modes d’entrée. Par une note de service du 27 mars 1943, l’administrateur de la BN demande de mettre fin aux dépôts de bibliothèques et d’archives, mode d’entrée auquel Dansette était particulièrement attaché. Son successeur Poirson lui en explique les raisons en septembre 1943, Dansette ayant lui-même déposé des documents : « d’une part afin d’éviter certains camouflages, d’autre part, d’éviter certaines difficultés par suite des circonstances »73. Il s’agit donc à la fois pour la BN de ne plus endosser la responsabilité de fonds qu’elle aurait pris en « asile » ou qu’elle aurait identifiés avant l’un des nombreux organes allemands ou français spoliateurs. Dans les faits, les papiers de quelques grandes familles sont toutefois acceptés, à l’instar de ceux du maréchal Foch. Les entrées de documents se poursuivent, voire s’accélèrent en dépit d’un contexte politique de plus en plus tendu. Le 5 mai 1944, la BN exerce son droit de préemption sur des volumes issus des séquestres de la maison des syndicats dissoute (environ 31 volumes), d’Élie-Joseph Bois (140 volumes), d’Émile Buré (1 900 volumes), de Jacques Ebstein (108 volumes) et de Geraud dit Pertinax (400 volumes), déchus de leur nationalité française74. Le 10 juin 1944, Poirson indique que des archives de Mathieu Dreyfus remises par l’organisation Todt le 2 juin 1944 ont été reprises le 6 juin et transportées au Service des biens juifs75. Quelle que soit la signification de la démarche, l’événement montre que le CHC peut être en prise directe avec les occupants. Le 31 juillet, le Service des sociétés dissoutes de la préfecture de police remet au CHC une collection d’ouvrages des éditions Oliven qui appartenait à un dénommé Olivenbaum76.

50De façon assez paradoxale toutefois, en dépit d’un positionnement de plus en plus marqué politiquement, les archives issues de saisies sont majoritairement entrées du temps de la BHFC77. Une fois le centre intégré à la bibliothèque, il semble que la majorité des collections entrées soient constituées d’imprimés. Dans ce cas, c’est la méthodologie qui marque surtout la différence avec la Bibliothèque et pose d’ailleurs la question du rapport du CHC avec un autre centre, le Centre de documentation issu du ministère des Finances et intégré à la BN en 1938. Un rapport est d’ailleurs établi en septembre 1943 sur ce sujet :

Le CHC se propose de faciliter l’étude de la vie du monde et surtout de la France depuis 1830 environ et cherche à recueillir un certain nombre de documents originaux, et particulièrement des archives, et à les entourer d’instruments de travail. […] Il semble que, dans le détail, le Centre de documentation puisse être satisfait en limitant son action aux questions économiques et sociales.78

51Le sujet reste encore à explorer car à l’instar du CHC jusqu’à présent, l’histoire du Centre de documentation est largement méconnue.

« Le CHC se dissout peu à peu »79

L’évolution administrative : de la normalisation à l’oubli

52Dès le 30 août 1944, le CHC est placé sous la responsabilité de l’administration générale de la BN80. Jean Laran, en charge de l’intérim, considère le CHC comme une anomalie, « une création injustifiée qui doit disparaître à bref délai »81. Les fonds et collections ont vocation, selon les modes d’entrée, à retourner à leurs légitimes propriétaires ou bien à enrichir les collections de la BN, en particulier celles du département des Manuscrits. Les modalités de sa dissolution sont rapidement évoquées en introduction du rapport quinquennal 1945-1951 :

Le CHC, qui avait un moment constitué un véritable département de la Bibliothèque a été supprimé : la répartition de ses collections entre les départements des Manuscrits, Imprimés, Estampes, Médailles, Cartes et plans, entreprise dès la Libération, s’est poursuivie en formant une série particulièrement importante au Cabinet des manuscrits.82

53Il semble qu’il demeure une réalité administrative – en tout cas comptable – jusqu’au milieu de l’année 1947. Le gros des collections et du personnel maintenu en place constitue le socle du service des manuscrits modernes et contemporains du département des Manuscrits : sept personnes « suivirent au Cabinet des manuscrits certaines collections »83. Parmi les autres chiffres dont on dispose, les Estampes reçoivent environ 1 400 pièces84.

54Au quotidien, le personnel ne semble pas du tout interroger sa pratique. La collecte de documents pour documenter le temps présent se poursuit sans solution de continuité en dépit de la question des restitutions sur laquelle on reviendra plus loin. Le rapport d’activité de septembre 1944 ne laisse guère deviner la Libération de Paris ou le changement de régime politique, si ce n’est en termes de moyens humains ou de nature des documents collectés :

M. Cabaud, chargé des enquêtes auprès des personnes susceptibles de remettre des archives au CHC a entrepris au cours du mois de septembre, les démarches suivantes :

1^o M. Barroux, archiviste adjoint des archives de la Seine qui rassemblera pour le CHC une collecte complète des affiches de la Libération.

2^o Le chef du cabinet du Préfet de police qui réunira pour le CHC tous les documents relatifs à la Libération.85

55L’analyse de la liquidation du centre se prête à une forme de relativisme. Du point de vue des agents du centre, à l’instar de Lecotté, le CHC est l’occasion d’apporter de nouvelles méthodes de travail. La prise avec l’actualité au travers des activités de collecte de documents de l’Occupation ou de la Libération, l’organisation d’une exposition sur le sujet86, la continuation de certains chantiers de catalogage semblent aller dans ce sens. La Commission d’histoire de l’Occupation et de la Libération de la France (CHOLF) peut même apparaître paradoxalement comme une sorte d’avatar du CHC. Elle est d’ailleurs présidée par Pierre Caron87, un des acteurs du CHC après son départ des AN88. Il faut peut-être y voir le reflet d’une époque où l’on recueille, tous camps confondus, traces et témoignages, comme l’a montré Annette Wievorka dans L’ère du témoin à propos de la destruction des Juifs d’Europe. En revanche, comme on l’a vu, du point de vue des dirigeants de la Bibliothèque, du moins pour Jean Laran, âgé de 68 ans lors de ce deuxième intérim, le CHC est vu comme une structure anormale, peut-être pas tant du point de vue moral que de celui de la méthode. Quant aux imprimés – l’essentiel des enrichissements à partir de 1943 – ils doublonnent souvent les collections de l’établissement, et leur catalogage diffère trop de celui de la Bibliothèque pour pouvoir être intégrés. Enfin, toute une partie du travail semble davantage s’apparenter à une activité de documentation qui ne constitue pas le cœur de métier de la Bibliothèque, chargée de décrire de façon « neutre » les collections qui la constituent :

Tous les catalogues en train sont plutôt des bibliographies. Ainsi 2 employés du Centre travaillent à la Bibliographie de M. Caron. M. Laran pense qu’il faut permettre le bon achèvement de toutes les choses en train, mais ne pas désormais permettre que du personnel de la maison soit employé aux travaux qui débordent son programme.89

La question sensible des restitutions

56La situation des archives maçonniques constitue un cas particulier qui vient là aussi enrichir les Manuscrits. Les dignitaires du Grand Orient de France (pour toutes leurs archives antérieures à 1875) et de la Grande Loge de France (pour les archives centrales du Suprême Conseil de France) décident d’en faire don à la BN par un accord signé dès le 14 septembre 1944, malgré l’opposition des AN90. En dépit de ce considérable enrichissement, plutôt du point de vue des archives que des imprimés, l’héritage apparaît bien lourd à gérer, surtout concernant l’épineuse question des restitutions. Les réclamations sont nombreuses et la BN semble pressée de restituer à partir de la Libération91. Les choses se font rapidement, les intéressés fouillant parfois eux-mêmes dans les caisses quand les inventaires ou les récolements laissent à désirer92. La Bibliothèque se retrouve parfois dans des situations juridiques compliquées, lorsque plusieurs personnes ou institutions revendiquent les fonds (CGT, succession Buré). La complexité est redoublée par la multiplicité des structures spoliatrices dont la BN n’est qu’un des maillons, souvent en bout de chaîne et de toute façon un des plus faibles. En mai 1946, un agent du centre répond à un particulier : « le CHC ne possède pas les archives que vous recherchez. Ces documents n’ont jamais été remis à la BN et doivent vraisemblablement se trouver actuellement en Allemagne »93.

57Tout n’est pas restitué ou l’est parfois tardivement. Le problème semble clairement identifié du côté des archives : la BN prend l’attache des AN sur ce sujet en 195494. Pour les imprimés en revanche, l’héritage semble moins désiré, d’autant qu’avec le dépôt légal et à l’exception de certaines collections comme les publications clandestines, une partie d’entre eux doublonne les collections de la Bibliothèque. La BN souhaite ainsi se débarrasser de « l’intéressante bibliothèque féministe de Marie-Louise Bouglé ». Le conseil d’administration refuse le don « en raison de l’impossibilité par la bibliothèque d’accepter des collections spéciales non fondues dans notre cadre général et aussi faute de place »95. La bibliothèque Bouglé fait aujourd’hui partie des collections de la bibliothèque historique de la ville de Paris. La multiplicité des modes d’entrée, régulière ou non, ainsi que le caractère non unique de la plupart des imprimés, compliquent la tâche des bibliothécaires. La BN parvient toutefois à identifier en 1950 des collections de L’Humanité et de Ce soir après des lettres comminatoires de l’administrateur96.

58Contrairement à ce que l’on a parfois pu écrire, la BN a restitué ; elle semble même avoir été assez rapide à le faire, mais à l’instar d’autres institutions culturelles, il n’y a eu aucune démarche « proactive »97 – pour user d’un terme anachronique – pour essayer de retrouver les légitimes propriétaires. À partir de juin 1945, il existe une sous-commission des livres au sein de la commission de récupération artistique, dirigée par Jenny Delsaux jusqu’en 1950 et fonctionnant avec des moyens limités. Des millions de livres sont concernés, nombre à côté duquel l’ensemble des ouvrages et des fonds d’archives du CHC pouvait apparaître dérisoire. Le centre devient finalement un organisme chargé d’assister la commission. Le dernier rapport d’activité retrouvé, daté de mars 1947 et rédigé par Chetteoui, évoque cette activité du centre : « Continuation du tri des ouvrages venus d’Allemagne, nettoyage et mise en état des ouvrages moisis »98. L’expérience de traitement des masses et des locaux encore disponibles explique peut-être cette ultime activité qu’on peut également identifier comme une forme de rachat moral.

59La volonté de « tourner la page », à l’instar du reste de la société française, symbolisée par le retour de Julien Cain en octobre 1945, explique probablement que la Bibliothèque ait rapidement oublié l’existence de ce centre. D’autant que la liquidation des fonds a entraîné une « dissolution », pour reprendre le terme de Porcher, en fonction de la nature des fonds (périodiques, monographies, affiches, archives…), mettant justement fin à l’originalité du CHC, et que l’on ne s’est alors guère soucié de provenance. Dans le cas de la BN, il y a probablement eu une volonté de se dédouaner des actes de collaboration en dissociant la personne de Bernard Faÿ et la BN, et d’un point de vue institutionnel les organismes de la rue Cadet et de la rue Copernic comme deux agrégats qui n’ont jamais vraiment fait partie de l’établissement. Le secrétaire général écrit ainsi en octobre 1947 à une personne à la recherche d’objets francs-maçons : « Un service annexé temporairement à la BN a reçu un certain nombre de dépôts, qui ont été restitués par nos soins, conformément aux ordonnances en vigueur. Là se borne notre rôle »99.

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60Ainsi une partie des collections, et en particulier de celles de la section moderne et contemporaine du département des Manuscrits de la BN, provient du CHC, tombé dans l’oubli pour les raisons invoquées précédemment, mais également parce que la question des provenances est tout à fait récente à la BN, y compris pour les archives. Pourtant, le substrat de cette section – fonds Nadar, Veuillot, Pertinax –, ainsi que celui de la section franc-maçonne, orientent nécessairement la politique d’enrichissement. Si les conséquences sont donc importantes pour la BN tout en étant a priori peu visibles d’un point de vue chronologique, elles apparaissent évidentes du côté des AN. Le monde des archives a compris qu’il devait également étendre son champ de compétences aux archives privées. En 1949 est créée une section des archives familiales et une section des archives d’entreprises et économiques. En outre, un Institut français d’histoire sociale, présidé par Georges Bourgin, est également créé en 1948 et se donne pour ambition de récupérer les archives du mouvement social en les faisant déposer dans les services d’archives.

61L’existence de la BHFC, service de la BN qui se dissout après l’Occupation, pose directement la question de la présence des archives, et notamment des archives politiques et contemporaines, au sein des bibliothèques, loin de tout irénisme d’une quelconque forme de neutralité du patrimoine. La brève existence de la BHFC ne doit donc pas simplement être considérée comme une parenthèse anormale dans l’histoire de la BN comme le considère – ou comme souhaiterait qu’on le pense – Jean Laran. Elle constitue probablement à la fois l’un des moteurs de l’intégration des archives privées au sein des archives publiques, et en même temps brouille un peu plus la frontière entre archives et bibliothèques en débat au moins depuis la Révolution française.