Mépris
p. 277-281
Texte intégral
1Mépris, n. m. Étymologiquement, le verbe « mépriser », employé dès le xiie siècle, vient de mes (mauvaise) et priser (estimer). Ainsi, « mépriser » signifie n’accorder aucune valeur ou encore une valeur dérisoire à un être ou à une chose. La même étymologie produit le mot « méprise », au sens d’une erreur, qui est une mauvaise estimation ou une mauvaise évaluation d’une situation. Au xive siècle, on voit apparaître « mépris », sous la forme mespris, pour désigner un « sentiment par lequel on juge une personne ou une chose indigne d’estime, d’égards »1.
Le mépris, de moteur de défense au discours de haine
2Ressentir et exprimer du mépris pour ce qui est bassesse et abjection est un sentiment qui participe au processus de construction de notre système de valeurs. « L’on a besoin d’éprouver librement mépris ou adoration, et cela non seulement pour parvenir à une évaluation réaliste de la réalité extérieure, mais aussi pour pouvoir procéder à une identification sélective – en assimilant les qualités désirables que l’on aperçoit chez les autres et en barrant la route aux traits de personnalité indésirables ou en s’en débarrassant » (Searles 1977, p. 521). Le mépris – et réciproquement l’aptitude à se percevoir comme méprisable en certaines circonstances – renvoie donc à la sphère des valeurs et des identifications à des modèles que nous nous efforçons d’atteindre. Le mépris peut aussi être un mécanisme de défense qui permet aux individus de se protéger d’éventuelles frustrations. Déprécier, c’est-à-dire mépriser ce qui nous fait envie, est « un mécanisme utile et répandu nous permettant de supporter les déceptions sans nous mettre en colère » (Rivière 1972, p. 30).
3À l’inverse, le mépris est destructeur dès lors qu’il devient le moyen de se valoriser par défaut, mécanisme par lequel rabaisser autrui ou ses valeurs et idéaux devient le moyen de se sentir supérieur à l’autre. Il est d’autant plus destructeur s’il réactive chez le ou la méprisé.e des blessures plus ou moins conscientes qui vont accroître chez lui ou elle le sentiment d’être méprisable, et ce particulièrement si le contempteur ou la contemptrice est un être estimé. Selon une perspective de philosophie sociale, au-delà de la seule dimension individuelle, les dérives de la société capitaliste et l’injustice sociale se voient tolérées, voire justifiées, en raison d’un certain contrôle social et dans le cadre d’une idéologie du profit. Les souffrances engendrées constituent ce qu’Axel Honneth (2006) appelle les « pathologies sociales », qui naissent alors d’un manque de reconnaissance sociale et d’un sentiment de mépris généralisé. C’est dans de telles situations que le mépris devient moteur de conflit, servant à assurer la domination d’une personne ou d’un groupe sur autrui, et qu’il est possible de le repérer et d’en observer les mécanismes de production. Alex Honneth (2006), parlant alors d’humiliation sociale, affirme qu’elle consiste à traiter la personne comme si elle n’existait pas socialement. Cette négation de l’existence d’autrui peut conduire à une négation de son humanité. Le degré ultime du mépris constitue donc la déshumanisation de la personne méprisée, participant dès lors au discours de haine.
Mépris, argumentation et violence verbale
4Le mépris est un acte de discours indirect qui, à l’instar du dénigrement, de la raillerie (ou de l’humour vexatoire), de l’humiliation et de la calomnie, a pour visée la prise de pouvoir sur autrui, que ce soit au plan individuel ou entre les groupes sociaux. Ces actes de discours reposent sur des formes implicites qui visent à induire chez autrui des émotions négatives, comme les sentiments de honte ou de culpabilité. Dans une relation asymétrique, la violence verbale par des actes de langage indirects est d’autant plus forte que celui ou celle qui est en position haute (le parent, l’enseignant.e, la ou le supérieur.e hiérarchique…) dispose d’un pouvoir symbolique. Il est difficile pour celui ou celle qui est en position basse (l’enfant, l’élève, l’employé.e…) de répliquer sans craindre de possibles conséquences, affectives ou professionnelles. Ces situations sont favorables à une certaine emprise. Cette prise de pouvoir par le mépris peut se manifester de différentes manières : disqualification, médisance, silence visant à nier autrui et à le rendre invisible. Ces procédés sont utilisés dans les discours polémiques par le biais des arguments ad hominem ou ad personam qui visent directement l’interlocuteur ou l’interlocutrice dans sa personne et son intégrité.
5Pour comprendre le fonctionnement du mépris, de même que l’effet dévastateur qu’il peut avoir sur autrui, il faut le mettre en relation avec les émotions négatives qui le sous-tendent ou qui l’alimentent : frustration ou ressentiment (Angenot 1997, Ferro 2008), honte (Gaulejac 1996, Cyrulnik 2010, Bretegnier 2016), dégoût (Margat 2011). Le mépris constitue ainsi l’aboutissement de différents états émotionnels susceptibles de provoquer chez autrui auto-dévaluation et haine de soi, pour n’en nommer que quelques-uns. La personne méprisée en vient alors à se juger méprisable, intériorisant le regard que le contempteur ou la contemptrice pose sur elle.
Mépris, harcèlement et discours de haine
Présentation du corpus
6La Ligue du LOL est un groupe Facebook privé fondé en 2009 et regroupant majoritairement des hommes journalistes, dont certains sont aujourd’hui des personnalités publiques connues dans le milieu médiatique français. En février 2019, des membres du groupe sont accusés de harcèlement, principalement de harcèlement sexiste, mais aussi homophobe et religieux. Les actes se sont surtout produits en ligne, entre autres sur Twitter, et ont principalement visé des femmes, à plus forte raison des féministes. Les victimes ont livré de nombreux témoignages, et ce sont ces témoignages, recueillis dans diverses publications2, qui serviront à illustrer les effets du mépris.
Analyse
7Les extraits suivants font état du rapport de pouvoir, au cœur de la dynamique du mépris, qui s’installe entre harceleurs et victimes :
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8Que ce soit par une attaque visant à dévaluer les compétences professionnelles de la victime ou par son exclusion du milieu professionnel, les individus à la source de ces comportements discréditent les victimes, se placent en situation de domination par rapport à elles et les jugent indignes de tout égard. Le sentiment d’exclusion, qui s’apparente à l’invisibilité et à la déshumanisation abordées précédemment, est aussi à mettre en relation avec le rapport de force inégal qui s’installe : on se sent exclu.e si on juge qu’autrui a la légitimité de nous exclure, de nous mettre à distance. Ainsi, le sentiment d’exclusion mentionné ici trouve sa source dans une relation d’inégalité bien plus profonde.
9Par ailleurs, le fait que les personnes accusées de harcèlement aient pu accéder à des postes privilégiés, parfois peut-être aux dépens des victimes, est un élément qui revient fréquemment dans les témoignages et qui rend compte de façon particulièrement juste du fonctionnement du mépris : rabaisser autrui, voire l’utiliser, pour se valoriser soi-même et se sentir supérieur.e.
10Il ne fait aucun doute que ces mécanismes fonctionnent puisque nombre de témoignages se construisent autour des effets que produit le mépris : crainte, peur, voire terreur.
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11De nouveau, on trouve dans ces derniers extraits des traces du jeu de pouvoir (et de domination) qui s’installe entre les individus : les victimes, en position basse par rapport à leurs harceleurs, savent le risque qu’elles courent si elles les dénoncent.
Synthèse
12Le mépris est un acte de discours indirect qui, dans sa dimension négative, vise à prendre le pouvoir sur autrui pour le rabaisser. Se manifestant au moyen de différents actes et procédés discursifs constitutifs de l’argumentation ad hominem et de la violence verbale, le mépris témoigne d’abord et avant tout d’un rapport de domination entre des individus ou entre des groupes. Poussé à l’extrême, le mépris peut engendrer l’effacement et la déshumanisation du ou de la méprisé.e et participer d’un discours de haine.
Bibliographie
Angenot Marc, 1997, Les idéologies du ressentiment, Montréal, XYZ éditeur.
Bretegnier Aude, 2016, Imaginaires plurilingues en situations de pluralités linguistiques inégalitaires, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Le Mans, université du Maine. En ligne : [https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01516389/document].
Cyrulnik Boris, 2010, Mourir de dire. La honte, Paris, Odile Jacob.
Ferro Marc, 2008, Le ressentiment dans l’histoire. Comprendre notre temps, Paris, Odile Jacob.
Gaulejac Vincent de, 1996, Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer.
Honneth Axel, 2006, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte.
Margat Claire, 2011, « Phénoménologie du dégoût. Inventaire des définitions », Ethnologie française, vol. 41, no 1, p. 17-25.
Rivière Joan, 1972, « La haine, le désir de possession et l’agressivité », L’amour et la haine. Le besoin de réparation : étude psychanalytique, M. Klein et J. Rivière éd., Paris, Payot, p. 9-72.
Searles Harold, 1977, L’effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard.
Notes de bas de page
1 Voir le Trésor de la langue française informatisé (TLFi). En ligne : [http://atilf.atilf.fr].
2 Les messages incriminés ayant souvent été effacés par leurs auteurs, nous nous concentrons sur les effets produits sur les victimes pour illustrer le fonctionnement du mépris.
Auteurs
Geneviève Bernard Barbeau est professeure au département de lettres et communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). S’inscrivant dans une approche sociolinguistique de l’analyse de discours, elle s’intéresse aux mécanismes par lesquels se construit l’affrontement social dans l’espace public. Ses travaux interrogent le lien entre pratiques discursives, identité, conflit et société. Dans la continuité de ses recherches sur le dénigrement, la confrontation et la violence verbale, elle travaille sur les discours de menace, notamment en ligne, sur divers épisodes polémiques qui ont entraîné d’importants débats sociaux et sur les phénomènes qui en découlent, allant de la rhétorique du ressentiment aux discours de revendication.
Bernard Barbeau Geneviève, 2017, « Disqualification d’autrui, disqualification de soi : l’auto-dévaluation chez les Québécois francophones », Minorités linguistiques et société, no 8, p. 83-101.
Laforest Marty, Fortin Francis et Bernard Barbeau Geneviève, 2017, « Comprendre l’évaluation du tweet haineux par un spécialiste de la surveillance des réseaux sociaux », La violence verbale. Description, processus, effets discursifs et psycho-sociaux, I.-A. Mateiu éd., Cluj-Napoca, Presa Universitară Clujeană, p. 225-246.
Bernard Barbeau Geneviève, 2015, Québec bashing. Analyse du discours entourant l’affaire Maclean’s, Montréal, Nota bene.
Professeure des universités à l’université Grenoble-Alpes, Claudine Moïse travaille en sociolinguistique ethnographique et interactionnelle. Ses terrains d’enquête sont, au Canada, le nord de l’Ontario et, en France, les quartiers populaires et périurbains, dans une perspective de sociolinguistique urbaine. Elle est très investie depuis les années 2000 dans un vaste projet sur la violence verbale, particulièrement la violence verbale institutionnelle et celle en lien avec la violence sexuelle. Elle a été responsable en 2014 d’un axe de recherche ANR sur les processus de convivialité et d’habitabilité, dans les espaces périurbains, et en 2016 d’un axe de recherche d’un projet H2020 sur les discours de radicalisation. Quelles que soient les données, elle cherche à rendre compte des changements sociaux et des identités des sujets à partir des pratiques langagières, entre autres mondialisées, et de l’analyse des intérêts de pouvoir en jeu dans les discours en circulation et dans les interactions verbales. Ces travaux l’ont amenée à approfondir l’étude de la valorisation du sujet dans l’interaction. En prenant en compte la subjectivité des locuteurs et leurs négociations langagières, elle tente de rendre compte des stratégies linguistiques en jeu dans la présentation de soi.
Lorenzi Bailly Nolwenn et Moïse Claudine éd, 2021, La haine en discours, Lormont, Le Bord de l’eau.
Moïse Claudine et Hugonnier Claire, 2019, « Discours homophobe. Le témoignage comme discours alternatif », Semen, no 47, p. 121-136.
Moïse Claudine, Meunier Emmanuel et Romain Christina, 2019 [2015], La violence verbale dans l’espace de travail. Analyses et solutions, Paris, Bréal.
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