Disqualification
p. 217-222
Texte intégral
1Disqualification, n. f., vient de l’anglais disqualify/disqualification. Dans son acception courante, la disqualification correspond à l’exclusion ou à l’élimination de quelqu’un.e (d’une équipe, d’un tournoi par exemple) ou encore au dénigrement ou au discrédit d’autrui. Dans une perspective linguistique, la disqualification, ou encore qualification péjorative, correspond à « toute forme axiologiquement négative (Kerbrat-Orecchioni 1980) utilisée pour qualifier de façon dépréciative un individu quelconque, que cet individu soit présent ou absent » (Laforest et Vincent 2004, p. 63). Il s’agit donc d’une appellation large qui englobe différents actes de discours, à l’instar de l’insulte ou du reproche, qui peuvent être situés à différents niveaux sur une échelle de gravité. Plusieurs travaux ont repris la notion de qualification péjorative pour l’appliquer à une cible collective, et non seulement individuelle, partant du principe que la disqualification d’un groupe touche par le fait même chacun des individus qui le composent.
Disqualification et discours de haine
2L’acte de disqualification, central dans le discours polémique, sert à contester « la légitimité d’autrui, de son statut, de ses actions ou de ses croyances » (Vincent 2013, p. 40). Il est particulièrement mobilisé dans les discours politiques (Charaudeau 2005) pour contrer des positions idéologiques. Diane Vincent et Geneviève Bernard Barbeau (2012) ont montré que la disqualification est fondamentalement réactive, c’est-à-dire qu’elle est généralement déclenchée par une attitude ou un comportement à propos duquel est exprimé un désaccord. Ainsi, considérant que les actes de disqualification sont émis en réaction à une action, un comportement, une parole ou une attitude jugés inappropriés et qu’ils mettent en évidence un déficit par rapport à ce qui est attendu, ils peuvent être interprétés, suivant les travaux de Marty Laforest et Diane Vincent (2004), en termes de manque à combler (stupide : manque d’intelligence ; lâche : manque d’envergure, etc.).
3C’est dans cette optique que Marty Laforest et Claudine Moïse (2013) ont recours aux expressions « condamnation de l’être » et « condamnation du faire » pour désigner les actes qui, directement adressés ou non à un interlocuteur ou une interlocutrice, servent à disqualifier un individu sur le plan de ses caractéristiques mêmes d’une part (condamnation de l’être, par exemple « tu es bruyant »), et sur celui de ses actions d’autre part (condamnation du faire, par exemple « tu fais trop de bruit »).
4Ainsi, au plan rhétorique, la disqualification appartient à la catégorie des arguments ad personam, qui qualifient péjorativement l’interlocuteur selon la formule implicite suivante :
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5Selon les autrices, plus on se concentre sur la personne même, « plus on détache le comportement litigieux de son espace-temps, et plus on essentialise la condamnation. La condamnation de l’être suppose en effet que l’on fasse du comportement fautif une caractéristique permanente de l’individu condamné » (Laforest et Moïse 2013, p. 90), ce qui en accentue la force et participe à la virulence, voire à la violence, du discours tenu contre cette personne.
6Si elle vise à nier tout crédit à l’autre, la disqualification peut participer du discours de haine quand elle s’accompagne d’actes de condamnation allant jusqu’à la négation et l’anéantissement de l’intégrité d’une personne ou d’un groupe.
Entre disqualification d’autrui et disqualification de soi
7Habituellement, le discours de haine met en scène un.e autre qui est disqualifié.e. Selon Jacques Bres (1993), cette disqualification d’autrui repose sur un processus d’axiologisation, c’est-à-dire sur des jugements de valeur, positifs ou négatifs. Un tel processus peut être schématisé ainsi : un individu appartenant à un groupe A valorise celles et ceux qu’il juge appartenir au même groupe que lui et dévalorise celles et ceux qu’il estime appartenir au groupe B, et produit dès lors un discours négatif à l’endroit de ce dernier, actualisant A+ et B-. Or, dans certaines situations, notamment en contexte de minorisation, il est possible que le groupe B reçoive l’image stéréotypée négative que le groupe A produit sur lui (B-) et l’image positive que le groupe A produit de lui-même (A+), allant jusqu’à l’intérioriser. Jacques Bres (1993, p. 154) parle alors d’auto-dévaluation, où B actualise B- en remettant en circulation un discours contre lui-même et contre ses pairs.
La disqualification dans Dar Al-Islam
8L’analyse porte sur plusieurs articles de la revue de propagande de l’État islamique Dar Al-Islam, parus entre le 23 décembre 2014 et le 5 août 2016. Le principe de ces articles, issus d’une même rubrique intitulée « Dans les mots de l’ennemi », est de s’appuyer sur les paroles d’experts occidentaux afin de se les réapproprier. Au-delà d’une stratégie de propagande et de manipulation, utiliser ces discours d’experts permet de construire un discours d’autorité objectivé, présenté dans toute sa scientificité. Toutefois, si le discours est valorisé, les experts eux-mêmes sont disqualifiés. La disqualification ad hominem vise, avec une plus grande efficacité d’exclusion, non pas un groupe mais un individu en particulier, qui, par métonymie, peut représenter l’ensemble de son groupe.
Présentation du corpus
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9Dans ces différents extraits, les procédés discursifs sont les mêmes. Les qualifications péjoratives sont les suivantes : « mécréant », « ennemi très actif », « sa pratique du mensonge », « non pas que son analyse soit dénuée d’erreurs », « ce genre d’études souffre de sa vision occidentalo-centrée », « nonobstant quelques réflexions tirées par les cheveux et relevant même du fantasme ».
10Chacune des disqualifications vise à délégitimer les experts. Sans remettre en question leurs recherches, qui servent l’argumentation du discours de propagande de l’État islamique, les critiques portent sur leurs croyances, leur morale et leur ancrage occidental. C’est donc plus « l’être » que le « faire » qui est ici concerné. Les formes discursives reposent soit sur une adresse directe, soit sur une adresse indirecte à travers l’évocation des « études » ou des « réflexions ». Ce dernier procédé reste disqualifiant dans la mesure où les personnes tirent leur reconnaissance sociale (et donc le fait d’être citées et entendues) justement de leur activité de recherche. Ainsi le fait de « proposer des réflexions tirées par les cheveux » est condamnable, donc A fait des erreurs, ment. On peut analyser en partie leur manque de compétence, d’honnêteté et de valeur morale et religieuse. Donc A est un ennemi, un mécréant. Dans ces exemples, la disqualification d’autrui sert la valorisation du groupe et la dévalorisation de l’autre. Elle permet la marginalisation de ce dernier pour construire une représentation binaire du monde, entre eux et nous.
Synthèse
11Dans le cadre de cette analyse, les auteurs et autrices de Dar Al-Islam utilisent la disqualification afin de se créer une figure d’autorité. En dévalorisant l’autre, ils et elles se valorisent, rejoignant par là le concept de la figure de l’ennemi. C’est grâce à l’autre que l’on peut créer un ethos discursif positif. De cette façon, et même si ce n’est pas toujours le cas, la disqualification, associée à des actes de négation de l’autre, peut participer du discours de haine.
Bibliographie
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Bres Jacques, 1993, « Le jeu des ethno-sociotypes », Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, C. Plantin éd., Paris, Kimé, p. 152-161.
Charaudeau Patrick, 2005, Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert.
Kerbrat-Orecchioni Catherine, 1980, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin.
Laforest Marty et Moïse Claudine, 2013, « Entre reproche et insulte, comment définir les actes de condamnation ? », Violences verbales. Analyses, enjeux et perspectives, B. Fracchiolla, C. Moïse, C. Romain et N. Auger éd., Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 85-101.
Laforest Marty et Vincent Diane, 2004, « La qualification péjorative dans tous ses états », Langue française, no 144, p. 59-81.
10.3406/lfr.2004.6808 :Vincent Diane, 2013, « L’agression verbale comme mode d’acquisition d’un capital symbolique », Violences verbales. Analyses, enjeux et perspectives, B. Fracchiolla, C. Moïse, C. Romain et N. Auger éd., Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 37-53.
Vincent Diane et Bernard Barbeau Geneviève, 2012, « Insulte, disqualification, persuasion et tropes communicationnels : à qui l’insulte profite-t-elle ? », Argumentation et analyse du discours, no 8. En ligne : [http://aad.revues.org/1252].
10.4000/aad.1252 :Auteurs
Geneviève Bernard Barbeau est professeure au département de lettres et communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). S’inscrivant dans une approche sociolinguistique de l’analyse de discours, elle s’intéresse aux mécanismes par lesquels se construit l’affrontement social dans l’espace public. Ses travaux interrogent le lien entre pratiques discursives, identité, conflit et société. Dans la continuité de ses recherches sur le dénigrement, la confrontation et la violence verbale, elle travaille sur les discours de menace, notamment en ligne, sur divers épisodes polémiques qui ont entraîné d’importants débats sociaux et sur les phénomènes qui en découlent, allant de la rhétorique du ressentiment aux discours de revendication.
Bernard Barbeau Geneviève, 2017, « Disqualification d’autrui, disqualification de soi : l’auto-dévaluation chez les Québécois francophones », Minorités linguistiques et société, no 8, p. 83-101.
Laforest Marty, Fortin Francis et Bernard Barbeau Geneviève, 2017, « Comprendre l’évaluation du tweet haineux par un spécialiste de la surveillance des réseaux sociaux », La violence verbale. Description, processus, effets discursifs et psycho-sociaux, I.-A. Mateiu éd., Cluj-Napoca, Presa Universitară Clujeană, p. 225-246.
Bernard Barbeau Geneviève, 2015, Québec bashing. Analyse du discours entourant l’affaire Maclean’s, Montréal, Nota bene.
Professeure des universités à l’université Grenoble-Alpes, Claudine Moïse travaille en sociolinguistique ethnographique et interactionnelle. Ses terrains d’enquête sont, au Canada, le nord de l’Ontario et, en France, les quartiers populaires et périurbains, dans une perspective de sociolinguistique urbaine. Elle est très investie depuis les années 2000 dans un vaste projet sur la violence verbale, particulièrement la violence verbale institutionnelle et celle en lien avec la violence sexuelle. Elle a été responsable en 2014 d’un axe de recherche ANR sur les processus de convivialité et d’habitabilité, dans les espaces périurbains, et en 2016 d’un axe de recherche d’un projet H2020 sur les discours de radicalisation. Quelles que soient les données, elle cherche à rendre compte des changements sociaux et des identités des sujets à partir des pratiques langagières, entre autres mondialisées, et de l’analyse des intérêts de pouvoir en jeu dans les discours en circulation et dans les interactions verbales. Ces travaux l’ont amenée à approfondir l’étude de la valorisation du sujet dans l’interaction. En prenant en compte la subjectivité des locuteurs et leurs négociations langagières, elle tente de rendre compte des stratégies linguistiques en jeu dans la présentation de soi.
Lorenzi Bailly Nolwenn et Moïse Claudine éd, 2021, La haine en discours, Lormont, Le Bord de l’eau.
Moïse Claudine et Hugonnier Claire, 2019, « Discours homophobe. Le témoignage comme discours alternatif », Semen, no 47, p. 121-136.
Moïse Claudine, Meunier Emmanuel et Romain Christina, 2019 [2015], La violence verbale dans l’espace de travail. Analyses et solutions, Paris, Bréal.
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