1Embrigadement, n. m. Dérivé du verbe latin brigare, qui indique le fait d’agir, même de manière malhonnête, pour obtenir quelque chose, le terme « embrigadement » est défini par le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL)1 comme l’action d’embrigader et donc de « faire entrer, généralement de force, dans une organisation fondée sur l’autorité et le peu d’importance accordée à ses membres ». Contrairement à ses synonymes « enrôlement » et « recrutement », le terme « embrigadement » est une forme axiologiquement péjorative qui tend à présenter l’individu embrigadé comme une victime de son enrôleur.

2Aujourd’hui, le terme « embrigadement » fait généralement référence à la radicalisation djihadiste et donc au phénomène qui a vu un nombre de plus en plus élevé de jeunes adhérer à l’idéologie promue par l’organisation Daech. À la base de l’action menée par le CPDSI (Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam), dirigé par Dounia Bouzar jusqu’en 2016, la notion d’embrigadement s’articule entre embrigadement relationnel et embrigadement idéologique. Après avoir amené l’individu à s’isoler de son entourage (embrigadement relationnel), le recruteur ou la recruteuse le pousse à adhérer à l’idéologie djihadiste (embrigadement idéologique). Tout au long de ces deux phases d’embrigadement, le web peut avoir un rôle déterminant.

Le web au service de l’embrigadement djihadiste

3En ce qui concerne l’embrigadement relationnel, la communauté virtuelle trouvée sur les réseaux sociaux vise à remplacer la communauté à laquelle le ou la jeune appartient en dehors du web (Waldmann et al. 2010). L’isolement permet ainsi de fuir tout contact avec des utilisateurs ou utilisatrices qui ne partagent pas l’idéologie djihadiste et qui risqueraient d’affaiblir l’adhésion au djihadisme et l’engagement de l’individu. Selon le Centre international pour la prévention de la criminalité (2015), seules les premières étapes du recrutement djihadiste ont lieu sur le web, tandis que selon David Namias (2014), 99 % de la radicalisation djihadiste se fait en ligne. Toutefois, Benjamin Ducol (2015, p. 223) montre que l’individu est exposé à la propagande djihadiste de manière accidentelle dans seulement 5 % des cas. Autrement dit, bien que l’individu soit considéré comme une victime du discours djihadiste, sa prédisposition et sa recherche active sur le web jouent un rôle crucial dans l’embrigadement relationnel.

4Quant à l’embrigadement idéologique, le matériel diffusé par Daech sur Internet alimente et renforce l’adhésion de l’individu à l’idéologie djihadiste. Une fois que le ou la jeune a atteint cette phase d’embrigadement, on assiste à un changement de son activité en ligne. Plus le ou la jeune se radicalise, plus il ou elle fait attention à son anonymat, en privilégiant le dark web. Il ou elle aura donc tendance à remplacer les réseaux sociaux, privilégiés au début du processus, par les forums secondaires, où il ou elle a accès à d’autres contenus djihadistes plus radicaux. En étant plus extrémistes, l’entourage et les discours des forums secondaires renforcent encore plus l’adhésion au djihadisme (Neuhaus Schaan et Phillips 2011, p. 24). Lorsque l’individu a l’impression que ces discours ne sont pas assez radicaux, il entre dans des forums de base, accessibles à un nombre limité d’utilisateurs ou d’utilisatrices. Ici, le djihad et les martyrs sont glorifiés ; dans cette dernière phase de la radicalisation, le ou la jeune est amené.e à idéaliser la mort en martyr et à vouloir passer à l’acte au nom de l’islam. Toutefois, les jeunes actif.ives sur le dark web et sur ces forums de base diffusent des messages de propagande au grand public sur les réseaux sociaux. Ils ou elles pourront ainsi apparaître comme des figures importantes dans la production de contenus djihadistes. Il s’agit à nouveau d’une forme non pas d’embrigadement, mais d’engagement, où l’individu recherche activement des contenus djihadistes et où, dans certains cas, il ou elle devient l’auteur ou l’autrice de messages de propagande.

5Bien que l’importance cruciale du web dans l’embrigadement djihadiste soit reconnue, plusieurs hypothèses ont été avancées sur son rôle. Si le Centre international pour la prévention de la criminalité (2015) présente le web comme un déclencheur de l’embrigadement, Robert E. Schmidle (2010) le considère plutôt comme un accélérateur, dans la mesure où Internet permet à l’individu d’interagir avec des utilisateurs ou des utilisatrices partageant les mêmes idées malgré les frontières géographiques. Toutefois, selon Marc Sageman (2007) ainsi que Edoardo Baldaro et Silvia D’Amato (2015), le web ne suffirait pas à transformer des jeunes en potentiel.les terroristes. Des interactions dans la vraie vie et une prédisposition de l’individu seraient donc nécessaires pour l’amener à vouloir mourir en martyr au nom de l’islam. De même, son engagement joue un rôle fondamental dans le passage du statut de sympathisant.e de Daech à celui de terroriste djihadiste. Plus l’individu est engagé dans la cause promue par Daech, plus facilement il ou elle pourra passer à l’acte.

L’embrigadement djihadiste : de la persuasion à l’adhésion

6Définie par le Larousse comme le fait de « faire entrer quelqu’un, par contrainte ou par persuasion, dans une organisation fondée en général sur l’autorité »2, l’action d’embrigader implique le recours à un discours persuasif. Dans Dar Al-Islam, la revue francophone diffusée sur Internet par Daech, ce discours persuasif suit un schéma bien précis. Puisque la revue s’adresse à un public qui a déjà adhéré à l’idéologie djihadiste, l’objectif est d’inciter la lectrice ou le lecteur à agir contre l’ennemi au nom de cette idéologie. Il s’agit donc de la phase la plus avancée de l’embrigadement, où le recruteur ou la recruteuse persuade son lectorat de la nécessité de l’action violente contre l’ennemi et où ce lectorat en vient à désirer la mort en martyr au nom de l’islam. Cette dimension persuasive a pu être modélisée et synthétisée dans le schéma suivant :

Schéma rhétorique du discours d’embrigadement djihadiste (Ascone 2018)

7Comme le montre le schéma, le discours djihadiste de Dar Al-Islam se construit autour d’une série d’obligations (Obligation) et d’interdictions (Interdiction). Afin de légitimer ces ordres et d’inciter la lectrice ou le lecteur à les respecter, l’énonciateur ou l’énonciatrice utilise plusieurs techniques. Il ou elle les présente tout d’abord comme des prescriptions religieuses venant donc de la volonté d’Allah, faisant figure d’autorité. Ensuite, l’énonciateur ou l’énonciatrice vise à susciter un sentiment de culpabilité (Culpabilité) chez les musulmans et musulmanes d’Occident envers ceux et celles qui vivent au Moyen-Orient. Plus particulièrement, il ou elle met en avant le décalage entre le confort des sociétés occidentales dans lesquelles ils ou elles vivent et la situation désastreuse dans laquelle, au contraire, se trouvent les musulmans et les musulmanes en Syrie et en Irak à cause de l’action militaire occidentale. Le fait de susciter cette culpabilité chez les Occidentaux et Occidentales vise à les amener à agir contre l’Occident (Menace IS/Ennemi3). Pour que la lectrice ou le lecteur soit poussé.e à agir contre l’ennemi, l’énonciateur ou l’énonciatrice a pour objectif de susciter un deuxième sentiment, celui de victimisation (Victimisation). En présentant la communauté musulmane comme une victime de l’Occident, l’énonciateur ou l’énonciatrice incite son lectorat à vouloir rétablir la justice sociale. En outre, afin d’amener le sympathisant ou la sympathisante de Daech à suivre les obligations et les interdictions qui lui sont imposées, l’énonciateur ou l’énonciatrice lui présente les récompenses qu’il ou elle pourrait obtenir en les respectant. L’adhésion à l’idéologie djihadiste permet aussi à l’individu d’obtenir des récompenses telles que le pardon d’Allah et l’accès au paradis. Au contraire, le non-respect de ces prescriptions amènerait le lecteur ou la lectrice à devoir faire face à des conséquences négatives (menace IS/IS). Le recours plus ou moins implicite à la menace confirme ce que Kim Witte et Mike Allen (2000) appellent la « persuasion par la peur ». En d’autres termes, la menace et, par conséquent, l’instillation de la peur chez un individu permettent de modifier son comportement.

8Le passage qui suit, extrait du numéro 2 de la revue Dar Al-Islam, constitue un exemple de discours persuasif qui se construit sur le schéma présenté.

9À travers cet extrait, annoncé comme « important », l’énonciateur ou l’énonciatrice prévient ses lectrices et ses lecteurs de la dangerosité d’un certain comportement, tout en présentant l’islam comme victime de « ceux qui se moquent du Prophète ». L’énonciateur ou l’énonciatrice affirme que sont des mécréant.es non seulement « ceux qui se moquent du Prophète », mais aussi ceux et celles qui acceptent leur mécréance. Afin de légitimer son discours, l’énonciateur ou l’énonciatrice fait suivre cette déclaration par la citation du verset 140 de la sourate 4, qui présente le comportement que tout bon musulman ou musulmane devrait adopter. L’interdiction « ne vous asseyez point avec ceux-là » est suivie de la terrible conséquence à laquelle s’exposent ceux et celles qui ne respectent pas cette indication : « Sinon, vous serez comme eux. Allâh rassemblera, certes, les hypocrites et les mécréants, tous, dans l’Enfer ». Par conséquent, l’énonciateur ou l’énonciatrice laisse entendre que si le lecteur ou la lectrice respecte cette interdiction, il ou elle ne sera pas condamné.e à l’enfer. C’est cet enchaînement, de l’interdiction à la conséquence fatidique, et donc à la menace, qui permet à l’énonciateur de susciter de la peur chez son destinataire et d’en modifier le comportement. Les lecteurs et lectrices sont ainsi amené.es à identifier un ennemi et à adopter un comportement hostile vis-à-vis de lui.

10La persuasion conduit donc l’individu à adhérer aussi bien à l’idéologie qu’à l’action djihadistes. Toutefois, bien que fortement persuasif aux yeux des sympathisant.es de Daech, ce discours ne peut provoquer une action violente que lorsqu’il rencontre une prédisposition de la part du lecteur ou de la lectrice. La nécessité de cette condition peut être démontrée par le fait que ce même discours djihadiste n’a pas le même effet sur tous ses lectrices et ses lecteurs. Plus particulièrement, c’est lorsque ce discours se conjugue à certains facteurs psychosociologiques qu’il peut amener l’individu à vouloir combattre l’ennemi de Daech et, dans certains cas, à vouloir mourir en martyr au nom de l’islam. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’un embrigadement qui verrait l’individu comme une victime du discours djihadiste. Au contraire, nous considérons que l’engagement de l’individu joue un rôle fondamental dans le passage du statut de sympathisant.e de Daech à celui de terroriste djihadiste.

Synthèse

11Ainsi qu’énoncé, le terme « embrigadement » est une forme axiologiquement péjorative. L’individu embrigadé est donc présenté comme une victime, dans notre cas, du discours djihadiste. Cette victimisation est reprise par le contre-discours institutionnel ainsi que par Dounia Bouzar et Isabelle Gravillon (2016), qui déclarent que la ou le jeune est une victime de l’embrigadement de Daech dans la mesure où l’adolescent.e ne serait plus vraiment libre de ses choix. Le ou la jeune adhérerait donc à l’idéologie djihadiste et agirait en son nom poussé.e non pas par sa volonté, mais par son recruteur ou sa recruteuse et par le contenu djihadiste circulant sur Internet. Cependant, selon l’analyse menée par Benjamin Ducol (2015, p. 223), seuls 5 % des jeunes sont exposé.es aux messages djihadistes de manière accidentelle. Cela montre qu’une intention de la part de l’individu est nécessaire. Le contexte psychosociologique dans lequel il ou elle s’est formé.e doit l’avoir conduit.e à s’intéresser au djihadisme et à voir en lui la possibilité de renaître. Autrement dit, que l’individu ait accès à la propagande de Daech de manière volontaire ou accidentelle, son propre engagement est nécessaire pour qu’il ou elle soit amené.e à agir au nom de l’idéologie djihadiste. Nous pouvons donc considérer l’embrigadement et l’engagement comme les deux faces d’une même médaille. D’un côté, l’embrigadement désigne l’action de « faire entrer, généralement de force, dans une organisation » (définition du CNRTL) un individu, qui subit donc passivement cette action ; d’un autre côté, l’engagement renvoie à une adhésion active de la part de l’individu. Par conséquent, si le contre-discours institutionnel privilégie l’emploi du terme « embrigadement », les individus radicalisés auront au contraire tendance à parler d’« engagement » pour la cause djihadiste.