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Chapitre 4
Entre capitalisme et socialisme
p. 55-66
Texte intégral
1Heilbroner s’est toujours plu à distinguer la figure du conservateur de celle du radical. Il se définissait lui-même comme un « radical-conservateur » car les deux idéologies ont été ses sources d’inspiration (Carroll 1998, p. 6-7). Ainsi, souligne-t-il « [je suis] radical en ce que je vois le capitalisme dans son contexte historique, dans un processus de flux, et je soutiens de nombreux changements vers l’égalité qui sont demandés par le socialisme […]. Mais je suis conservateur en ce que je ne crois pas plus longtemps que le changement institutionnel fera que les problèmes disparaitront » (cité dans Carroll ouvr. cité, p. 7). Il critique le radical, en y incluant le libéral, en particulier parce qu’il fait le plus souvent abstraction de la « nature humaine » et de ses penchants « pour le mal » (ibid.). C’est notamment le cas de Karl Marx et de ses successeurs. Cependant, Heilbroner n’hésite pas à identifier certains problèmes ignorés du conservateur dans les économies capitalistes : le fait entre autres que le capitalisme soit un régime de « privilèges », que les inégalités de revenus et de patrimoine demeurent toujours aussi élevées tout particulièrement aux États-Unis, ou encore la tendance à considérer négativement les interventions de l’État au profit des marchés. La balance semble donc peser davantage du côté du radical que du conservateur (p. 76)1, comme d’ailleurs Heilbroner le reconnaît tardivement (Heilbroner 2000). Des Worldly Philosophers à Marxism. For and Against, Heilbroner a consacré une importante partie de ses écrits à Karl Marx, au marxisme et au socialisme. Il reste que le capitalisme constitue son objet de prédilection.
Socialisme et marxisme
2Comme pour le capitalisme, Heilbroner reconnaît la grande hétérogénéité des socialismes dans le temps et géographiquement. En 1974, par exemple, le capitalisme américain est clairement distingué des capitalismes européens, alors que le socialisme qui relève de l’économie planifiée présente lui aussi plusieurs variantes, du socialisme industriel avec une importante centralisation et une forte autorité politique, au socialisme peu industrialisé mais présentant une forte concentration du pouvoir politique, en passant par le socialisme « yougoslave », en partie fantasmé, industrialisé, décentralisé et donnant plus de place aux libertés politiques (Heilbroner 1976a). Si la planification (planning) constitue un élément structurant de toutes les formes de socialisme, elle ne suffit pourtant pas à le définir, car il est possible de trouver « quelque degré de planification dans toutes les nations capitalistes et des preuves de marché dans toutes les sociétés socialistes » (Heilbroner 1970a, p. 81). Par conséquent, plutôt que d’opposer capitalisme et socialisme, il faudrait davantage les appréhender économiquement en termes de continuum avec des niveaux de planification et de marchandisation plus ou moins prononcés. Mais, c’est aussi par l’idéologie égalitaire et la réalisation d’un but « moral ou spirituel » sous-jacents à toutes les économies socialistes que le socialisme peut être mieux caractérisé : ainsi, la planification et plus secondairement le marché sont utilisés afin d’atteindre une plus grande égalité, même s’il existe un écart important entre le discours et la réalité (ibid. ; 1978b, p. 345-346).
3De l’ensemble des écrits des auteurs catégorisés du côté des idées socialistes, ce sont surtout les contributions de Karl Marx qui suscitent l’intérêt d’Heilbroner. Elles auront exercé une influence considérable sur sa pensée, en particulier pour son analyse du capitalisme qu’il entreprend après la publication de Marxism. For and Against (1980). Dès les Worldly Philosophers, Heilbroner a déjà une connaissance fine des écrits de Karl Marx, mais elle reste limitée aux écrits économiques et s’inscrit dans une interprétation positive « classique » de l’œuvre de Marx. Sa lecture est différente dans Marxism. For and Against (Rutkoff et Scott 1986, p. 249-250). Il consacre une part non négligeable de son étude au fondement philosophique de son analyse du capitalisme, ici l’approche dialectique, au motif que toutes les approches du monde social « expriment des prémisses philosophiques, tacitement sinon explicitement » (Heilbroner 1980a, p. 29). Surtout, l’apport décisif de Karl Marx se situe moins au niveau de son analyse de l’avènement prochain irrémédiable du socialisme, que de la méthode qu’Heilbroner désigne par « socioanalyse » (socioanalysis) utilisée pour l’étude du capitalisme. Celle-ci a permis « la découverte d’un niveau insoupçonné de réalité » derrière le capitalisme (ibid., p. 16-17). Dans cette perspective, Heilbroner considère même que son approche n’a pas d’équivalents chez les philosophes économistes. Karl Marx a réussi, par sa méthode, à transformer nos représentations du capitalisme. Les catégories utilisées pour l’analyser, comme le capital ou le travail, sont trompeuses ; elles ne disent rien de ce qu’« est » le capitalisme. La socioanalyse de Karl Marx permet précisément d’atteindre ce niveau de réalité du capitalisme, selon Heilbroner. Au travers de l’analyse de la marchandise, il montre que celle-ci contient « des rapports sociaux invisibles » qui favorisent les propriétaires des moyens de production (p. 102). Le profit émerge du mode de production où le propriétaire des moyens de production, le capitaliste, s’approprie un surplus déterminé par la différence entre « la valeur de la force de travail vendue comme une marchandise par la classe des travailleurs (working class), et la valeur du produit de cette force de travail » (ibid.). Mais cette analyse du surplus, qui repose sur la théorie de la valeur travail incorporé que Karl Marx reprend aux économistes classiques, est insuffisante pour comprendre la nature même du capitalisme et ainsi mettre au jour cette réalité cachée encore inexplorée par les économistes contemporains. En effet, c’est le capital, comme « rapport social de domination » qui qualifie précisément le capitalisme ; il est l’expression de la lutte des classes sociales où la classe dominante cherche à conserver sa position sociale en « renouvelant et en étendant l’accumulation du capital » (p. 118). Cette accumulation du capital continue constitue une loi interne à laquelle ne peut échapper le capitalisme. Elle est une singularité du capitalisme ignorée des sociétés non capitalistes et qui autorise Karl Marx à étudier le devenir du capitalisme.
4Heilbroner souligne un certain nombre de points aveugles dans l’analyse proposée par Karl Marx. Si le socialisme, selon ce dernier, doit permettre la libération du travail et l’avènement de nouvelles libertés2, ses écrits restent assez muets quant à l’organisation concrète de cette nouvelle société, tant du côté de la production que de celui de la répartition des revenus. La transition du capitalisme vers le socialisme risque de surcroît de conduire à recourir à des interventions autoritaires, nécessaires pour transformer l’organisation institutionnelle (travail, production, distribution du revenu, etc.), synonymes de réduction des libertés individuelles, en particulier des libertés économiques. L’analyse de Karl Marx pèche aussi par son absence de caractérisation du pouvoir politique dans le socialisme qu’il appelle de ses vœux souligne Heilbroner. La distribution des fonctions et des pouvoirs au sein de l’État socialiste, la désignation des juges, etc., sont autant d’objets quasiment absents de la pensée de Karl Marx et de ses successeurs ; « les tendances les plus dangereuses de la vie politique sont donc totalement négligées dans la pensée marxiste, ou déclarées être résolues par la “démocratie participative”, un mode de conduite politique qui n’est jamais décrit institutionnellement » (p. 166). Finalement, Heilbroner est défavorable (for) à cette déclinaison de la pensée de Karl Marx et du socialisme envisagé comme le développement d’un « nouvel ordre social » éloigné des idéaux et des institutions de la société contemporaine « profondément influencée par la pensée bourgeoise » (p. 171). Il reste que le socialisme peut aussi être présenté plus favorablement comme un mouvement contestataire et réformiste du capitalisme visant à créer un « capitalisme socialiste » (socialistic capitalism) (ibid.).
5L’évaluation du marxisme d’Heilbroner est donc ambivalente. Il se montre réticent à le considérer comme une idéologie cherchant à atteindre une plus grande égalité, mais il est beaucoup plus favorable au marxisme envisagé comme une « philosophie critique » qui repose sur une « approche dialectique de la réalité » contribuant à élargir notre approche du monde social (p. 173). L’analyse proposée par Heilbroner des idées de Karl Marx n’offre donc aucune véritable nouveauté. Marxism. For and Against (1980) constitue une très bonne introduction de la pensée de Karl Marx avec un intérêt manifeste pour la conception philosophique sous-tendant l’étude socio-économique du capitalisme. Cette perspective liant philosophie et sciences sociales au cœur de l’« état d’esprit particulier » régnant au sein de la New School for Social Research ne pouvait qu’attirer l’attention d’Heilbroner.
L’analyse du capitalisme
6Dans la recension de The Nature and Logic of Capitalism (1985), Walt W. Rostow se montre critique de l’orientation marxiste prise par Heilbroner. Toutefois, il reconnaît la pertinence d’un tel objet d’étude qui, souligne-t-il, a été « au cœur de l’économie politique dans le siècle et demi de David Hume à Alfred Marshall » (p. 577). S’il a été peu à peu délaissé par l’économie moderne au profit d’analyses plus spécialisées et techniques, Heilbroner a le mérite de renouer avec des problématiques économiques essentielles portant sur les liens entre l’individu et la société, les interactions entre les secteurs économiques, la dynamique économique ou encore les possibilités d’action (Rostow 1985). Heilbroner a en effet consacré une bonne partie de ses travaux à l’analyse du capitalisme (Heilbroner 1985, 1993, 2017). Son analyse le situe clairement dans une perspective institutionnaliste mais présente l’originalité de combiner deux références centrales : Karl Marx et la psychanalyse.
7Dans les premières contributions d’Heilbroner, le capitalisme est d’abord défini de manière relativement classique comme un « système économique caractérisé par la propriété privée des moyens de production, réservée à une classe minoritaire appelée “capitalistes”, et par un système de marché qui détermine les revenus et distribue les productions provenant de son activité productrice. C’est un système social caractérisé par une culture “bourgeoise”, la course à la richesse étant le plus important de ses divers aspects » (Heilbroner 1976a, p. 51). L’idéologie capitaliste est conservatrice en limitant les interventions publiques et les objectifs collectifs au respect de la propriété privée et du marché libre3. L’inégale répartition des ressources au sens large (économiques, sociales, politiques, etc.) est inhérente à toute société. Le capitalisme n’y échappe évidemment pas, mais les discours économiques tendent à invisibiliser ces « privilèges institutionnels » qui « sont essentiellement le droit de tirer des bénéfices privés de l’utilisation des moyens de production, et le droit d’exploiter les tendances dynamiques du marché à des fins d’enrichissement privé » (Heilbroner 1969a, p. 59). Ils sont généralement masqués par la mise en valeur de leurs fonctions dans le capitalisme. La propriété privée et les facteurs de production du travail et du capital sont évalués à l’aune de leurs contributions au bon fonctionnement économique. L’économie politique a joué un rôle important dans la légitimation de ce « régime de privilèges » en fournissant une explication de la naissance et du fonctionnement capitaliste du point de vue des catégories sociales amenées à gouverner cette économie. Les problématiques engendrées par le capitalisme furent ainsi masquées (Heilbroner 1985, p. 111). Si Heilbroner ne nie pas ces contributions des institutions capitalistes, il souligne de manière originale qu’au-delà de ces dimensions fonctionnelles, propriété privée, travail et capital sont « aussi des genres d’existence sociale qui créent de grandes différences dans les chances de la vie » (Heilbroner 1969a, p. 60). Les inégalités constitutives du capitalisme sont ainsi invisibilisées, contribuant à ne pas vraiment saisir les problèmes posés par son fonctionnement4.
8Il demeure qu’à l’opposé, le capitalisme, s’il entretient des rapports ambivalents avec la démocratie5, a permis l’avènement de nouvelles libertés ignorées des autres types historiques de sociétés ou de sociétés se déclarant au xxe siècle « anti-capitalistes ». La séparation capitaliste entre un secteur privé et un secteur public semble en être la raison principale ; les sociétés dans lesquelles il existe « un secteur économique cloisonné est nécessaire pour la liberté politique et sociale ». Or, seul le capitalisme a jusque-là conduit à ce type de séparation économique (Heilbroner 1993, p. 74). La propriété privée engendre de l’exploitation, mais elle est aussi une protection contre l’arbitraire politique (Heilbroner 1985, p. 127)6. Dans cette dernière perspective, « la course à la richesse » n’est que l’expression d’une liberté principielle sur laquelle reposent les autres libertés (Heilbroner 1993, p. 73).
9Ce n’est que durant les années 1980 qu’il affine la définition du capitalisme que l’on retrouve développée dans The Nature and Logic of Capitalism. Plusieurs influences peuvent être citées. Karl Marx, comme nous le notions précédemment, et dans une moindre mesure les autres philosophes économistes constituent des références centrales, mais Heilbroner s’appuie aussi sur les travaux d’historiens (Fernand Braudel en particulier) et de sociologues, Max Weber tout particulièrement (Heilbroner 1988, p. 50), et donne un fondement psychanalytique à l’accumulation capitaliste. S’il reconnaît la diversité historique et géographique du capitalisme, il considère néanmoins que l’on peut isoler trois caractéristiques pour le définir comme « entité historique » :
- L’accumulation du capital représente l’élément moteur du capitalisme. Elle est un processus où il y a une recherche continue de surplus. Ce capital prend la forme de « marchandises » où l’on retrouve des objets et des produits matériels (pétrole, bâtiments, etc.), mais aussi la « force de travail » (Heilbroner 1997, p. 1322). Cette recherche du gain est associée à des déterminants psychanalytiques. L’accumulation du capital ne fait que témoigner d’une motivation liée au pouvoir et au prestige que confère cette logique acquisitive. Celle-ci permet de satisfaire un besoin de domination issu de la socialisation primaire. La recherche du gain relève d’une motivation consciente, le pouvoir, le prestige ou encore la domination de motivations inconscientes. Par conséquent, le capitalisme n’est pas qu’un simple système économique reposant sur des échanges marchands mutuellement avantageux, mais s’inscrit dans « un cadre culturel plus large où la poursuite de la richesse [wealth] remplit les mêmes objectifs inconscients que fut la poursuite de la gloire militaire ou la célébration de la grandeur personnelle dans des époques plus anciennes » (Heilbroner 2017, p. 2). Cela signifie-t-il qu’Heilbroner estime vaines les propositions de réforme sociale ? Ces déterminants psychanalytiques ne réduisent-ils pas considérablement les possibilités de changement social ? À ces questions, il apporte une réponse nuancée. Comme nous le soulignions précédemment, il reconnaît la plasticité des motivations individuelles compte tenu de la « diversité des organisations sociales que l’humanité a créée » (Heilbroner 1975, p. 431-432), mais elle n’est pas pour autant illimitée, comme tend à le démontrer dans toutes les sociétés la récurrence d’institutions telles « l’attrait des croyances non rationnelles, la présence des modes d’autorité, éventuellement la persistance de certaines notions de moralité communes à tous » (ibid.).
- L’allocation des ressources et la coordination des activités économiques par le marché forment la base institutionnelle du capitalisme. Les analyses économiques restreintes au seul fonctionnement marchand ne sont pas en mesure de comprendre la logique globale du capitalisme qui procède d’autres déterminants, politiques en particulier.
- Le capitalisme repose sur la séparation du pouvoir entre deux secteurs : le secteur public et le secteur privé. Le premier relève des prérogatives traditionnelles de l’État mais qui peuvent évoluer, comme l’illustre la trajectoire moderne des économies capitalistes ; le second s’occupe de la production des biens et des services. Les activités marchandes se développent dans le secteur privé. Cette distinction est une particularité historique, car il n’existait pas dans les sociétés précapitalistes d’activités économiques autonomes du reste des activités sociales, ni d’exercice de l’autorité dans un secteur privé propre. Cette séparation est source de tension car le pouvoir économique dans sa recherche incessante d’un surplus n’a pas potentiellement de limites au contraire du pouvoir politique : « c’est l’étendue et les limites du pouvoir militaire et administratif, non les possibilités de profit, qui ont guidé l’expansion des États » (Heilbroner 1985, p. 91). Cette séparation néanmoins n’est pas totale puisque le secteur privé économique développe des fonctions d’ordre politique inconcevables dans les sociétés non capitalistes7, alors que l’État est amené à assurer des fonctions économiques. Aussi, Heilbroner conteste la vision selon laquelle le capitalisme serait par nature un « système économique “privé” » (ibid., p. 104). Si le secteur privé indéniablement est source de création d’activités et d’innovations technologiques, le secteur public fournit un ensemble de services que le système marchand n’est pas en mesure de produire, comme Adam Smith l’avait souligné : « Supprimer le régime du capital et l’État resterait, bien qu’il puisse changer considérablement ; supprimer l’État et le régime du capital ne durerait pas un jour » (p. 105).
10L’économie traditionnelle et l’économie planifiée ont précédé le capitalisme ; ce dernier pouvant coexister aujourd’hui avec l’économie planifiée qui renvoie notamment aux différents socialismes. Le capitalisme n’est donc pour Heilbroner qu’une « “étape” dans l’évolution sociale » (Heilbroner 2017, p. 7), mais en aucune façon la fin ultime des sociétés dites modernes. La « logique » du capitalisme et les différents stades de son évolution reposent sur une force motrice, qui est l’accumulation du capital ou la recherche du profit. La trajectoire du capitalisme ou des capitalismes dans chacun des pays occidentaux est « immédiatement reconnaissable à un mouvement guidé par le besoin impérieux pour le profit » (Heilbroner 1985, p. 142). Heilbroner propose dans The Nature and Logic of Capitalism une chronologie des principaux stades de développement du capitalisme depuis la moitié du xixe siècle jusqu’au début des années 1980. À partir des travaux de David Gordon et Ernest Mandel, quatre périodes sont distinguées : 1760-1848, 1848-1893, 1893-1941, et 1941 jusqu’au début des années 1980. Le passage d’un stade à l’autre du capitalisme est une des conséquences internes de l’accumulation du capital. Des tensions de plus en plus fortes se développent entre d’un côté les capacités productives de l’économie qui s’accroissent avec l’accumulation du capital et de l’autre les capacités limitées des marchés. Il s’ensuit chômage, déséquilibre des marchés, crises, etc., qui provoquent une transformation nécessaire du capitalisme (Heilbroner 1985, p. 145-179).
11Heilbroner ne réduit pas le capitalisme à ses aspects fonctionnels liés aux échanges marchands sur lesquels il repose. Il en propose une caractérisation que l’on peut rattacher globalement à l’institutionnalisme, même s’il s’en distingue sur un point par l’ancrage des conduites économiques à la psychanalyse. Néanmoins, les trois caractéristiques proposées par Heilbroner ne suffisent pas à dépeindre correctement le capitalisme, tout particulièrement le capitalisme américain. Ainsi, le rôle de l’État a considérablement évolué depuis Adam Smith avec l’introduction de nouvelles fonctions économiques et sociales. Le capitalisme dans le dernier stade de son développement tend vers la planification, constate Heilbroner dans Business Civilization in Decline (1976b). Depuis le xixe siècle, les interventions de l’État ont été significatives, en particulier avec l’appui financier à de grands projets (chemins de fer, etc.) ou encore avec la régulation des marchés. Elles prennent une ampleur inégalée avec le New Deal visant un niveau jugé satisfaisant d’emploi, de croissance et de bien-être (welfare). Cette dépendance croissante de l’« ordre économique » à l’« ordre politique » ne procède pas d’un programme idéologique en vue de mettre en place une « société postcapitaliste », mais d’une nécessité pour assurer la stabilité voire garantir le devenir du capitalisme. L’État social (welfare state), par exemple, qui s’est développé pour gérer les dommages causés par le capitalisme, ne cherche en aucune manière à remettre en cause son fonctionnement. C’est même une « sorte d’apothéose du capitalisme – la forme qu’il prend en cherchant son propre salut » (Heilbroner 1978b, p. 342). Heilbroner constate même au milieu des années 1970 que cette socialisation croissante de l’économie ne s’est pas accompagnée d’une remise en cause des privilèges dont bénéficie le haut de la pyramide sociale. Ainsi, les parts dans le revenu et le patrimoine des 10 % les plus aisés aux États-Unis n’ont pas baissé sur les dernières décennies. L’inflation régulière engendrée par les politiques keynésiennes de plein emploi a conduit au développement de politiques anti-inflationnistes qui pèsent davantage sur le travail que sur le capital8. L’évaluation du keynésiannisme par Heilbroner est contre-intuitive, assez éloignée de la vision d’un John Maynard Keynes critique du capitalisme, dans la mesure où la réaction aux politiques keynésiennes « semble avoir renforcé les intérêts du capital plutôt que de les saper, et donc avoir servi à une fin politique conservatrice et non radicale » (Heilbroner 1993, p. 88-91). Pour autant, l’inflation est moins un mal économique produit par l’accumulation du capital activement soutenue par les politiques keynésiennes, qu’un problème politique reflétant un conflit de classes sociales portant sur le partage des revenus. Une solution existe, souligne Heilbroner. Elle consiste à plafonner la hausse de l’ensemble des revenus (salaires, profits, etc.) ou à fixer la hausse des revenus sur celle de la production globale à prix constants. Mais cette politique suppose l’accord de l’ensemble des groupes sociaux qui ne fut pas trouvé dans de nombreux pays occidentaux. Dans cette perspective, l’unique alternative fut « d’initier délibérément une récession au travers de mesures monétaires restrictives » (Heilbroner 1985, p. 176). Les relations entre le secteur public et le secteur privé économique ne sont donc pas univoques ; le processus est comme « un train où il y a deux locomotives, une économique, une politique, capable de tirer dans différentes directions aussi bien que de coordonner leurs efforts » (Heilbroner 1976b, p. 30). Cette conception permet de comprendre la diversité institutionnelle du capitalisme entre les principaux pays développés ; comment sinon, souligne Heilbroner,
rendre compte des différences entre le Japon, où les grandes entreprises garantissent l’emploi à vie à leurs travailleurs et où il est difficile de distinguer, au sommet, l’État des affaires commerciales, et les États-Unis, où les indignités du chômage ne sont pas considérées comme une partie des responsabilités des entreprises et où l’État et les affaires commerciales se combinent mais préservent leurs identités respectives ? […] Comment devrions-nous comprendre la différence entre la Suède, où le secteur public, en tant que tel, est très petit mais le degré de contrôle public sur l’économie est considérable, et la France, où le secteur public est imposant mais son efficacité faible ? (ibid., p. 30-31).
12Le capitalisme est aussi associé à une « culture »9. Heilbroner souligne d’emblée sa richesse et sa diversité. Si la culture capitaliste est souvent assimilée à la marchandisation (commodification) de l’existence individuelle qu’elle favorise, les relations entre capitalisme et culture montrent davantage de complexité. Il est vrai que la recherche continue de nouvelles sources de surplus conduit à une extension sans cesse croissante des activités capitalistes à des aspects sociaux qui jusque-là étaient restés en dehors de la sphère marchande, tout comme décline avec le capitalisme le sens du collectif (sense of communality) (Heilbroner 1978b, p. 342). Les idées constituent à ce titre un objet facilement transformable en marchandises. Mais ce qui surprend Heilbroner, c’est la capacité du capitalisme à accepter les idées dissidentes, subversives, différentes, etc., « une fois qu’elles sont dénaturées en devenant des marchandises » (Heilbroner 1985, p. 138). C’est ce statut de marchandises potentielles qui conduit à cette indulgence vis-à-vis des pensées qui s’attaquent au fondement du capitalisme. C’est à ce titre qu’Heilbroner évalue la richesse et la diversité de la culture constitutive du capitalisme. La tolérance ainsi manifestée vis-à-vis des pensées critiques et anticapitalistes est directement liée à la désacralisation de la société qui a été parallèle au développement de « l’idéologie du capital ». Cette culture manifeste donc une relative indulgence à l’égard des idées qui cherchent à dévoiler l’antihumanisme dont le capitalisme serait porteur (exploitation, etc.), mais uniquement parce que ces idées subversives sont appréhendées comme des marchandises potentielles. À l’inverse, l’acceptation de la critique par les sociétés culturellement plus « homogènes » du point de vue des croyances collectives est beaucoup plus problématique10.
13Les philosophes économistes, comme on l’a vu, ont développé des scénarios quant à l’avenir du capitalisme de leur temps. Les économistes après John Maynard Keynes ont dans leur grande majorité abandonné ces prédictions et ne s’interrogent plus sur les orientations politiques que le capitalisme, ou les capitalismes, peuvent emprunter. À une époque où le besoin d’une adaptation de ces économies semble pressant, « une telle indifférence historique du destin du capitalisme, de la part de ceux qui sont professionnellement chargés de cette autoclarification, n’augure rien de bien pour le futur » (Heilbroner 2017, p. 12).
Notes de bas de page
1 C’est d’ailleurs l’avis de Martin Bronfenbrenner qui dans une recension ironique de The Nature and Logic of Capitalism souligne l’orientation « vers la gauche » d’Heilbroner dans ces derniers écrits (Bronfenbrenner 1986).
2 La liberté chez Karl Marx est différente de la liberté « bourgeoise ». Il s’agit en particulier de libérer les individus des forces économiques qui les contraignent à la relation salariale. La liberté « bourgeoise » est présentée comme une liberté de « contractualiser et de disposer comme [les individus] le souhaitent de leur propriété personnelle, par-dessus tout leur force de travail », elle n’est pas aux yeux de Karl Marx la « vraie » liberté. Cette liberté en effet conduit à une « diminution de la liberté d’un genre auquel la société capitaliste n’a pas d’usage. C’est la liberté de l’abandon social, la liberté des périls d’un licenciement brutal » (Heilbroner 1980a, p. 150-151).
3 Heilbroner souligne ainsi : « en renforçant la nature des choses telles qu’elles sont, elle [l’idéologie capitaliste] laisse la société sans aucun sentiment fort de progrès, de but collectif, de destinée élevée. L’idéologie capitaliste est une pratique, non une source d’inspiration » (Heilbroner 1970a, p. 81, p. 103).
4 « L’existence de ces concentrations de richesse et de ces grandes disparités de revenus ne suffit pas à distinguer le régime de privilèges du capitalisme de ceux de maints autres types de sociétés. Ce qui le caractérise, c’est que dans la société capitaliste la fortune et les revenus proviennent d’activités économiques – commerce, mise en valeur de biens possédés – au lieu de provenir d’autres activités comme la guerre, le pillage ou l’extorsion d’impôts » (Heilbroner 1969a, p. 60-61).
5 Heilbroner rejoint Milton Friedman dans Capitalism and Freedom (1962) pour souligner que le capitalisme peut se développer en l’absence de libertés politiques (les États-Unis jusqu’au milieu du xxe siècle, l’Afrique du Sud, etc.). Il n’existe pas, selon lui, d’analyse permettant de comprendre pourquoi la démocratie peut se mettre en place dans telle économie capitaliste et pas dans une autre (Heilbroner 1985, p. 126).
6 L’argument selon lequel la propriété privée est un garant de l’indépendance et des libertés individuelles a été introduit notamment par John Locke dans le Second traité du gouvernement (1689) (Locke 2003). Heilbroner y fait explicitement référence. Par contre, le caractère dual de la propriété privée, à la fois source d’exploitation et d’émancipation ou de libertés individuelles, a été développée par Pierre-Joseph Proudhon dans Théorie de la propriété (1865) (Proudhon 1997) qu’Heilbroner reprend ici à son compte mais sans qu’a priori il n’en ait connaissance.
7 « Le déploiement de l’autorité légale du capitaliste dans les limites de son entreprise […] constitue un transfert méconnu du pouvoir politique de l’État dans les mains privés » (Heilbroner 1985, p. 100).
8 À partir des années 1960, la dépense publique qui cherchait avec succès à stimuler la croissance, a réduit la probabilité de baisse des revenus pour les ménages et les entreprises provoquant une transformation des anticipations déflationnistes en anticipations inflationnistes. Les années 1970 dans de nombreuses économies capitalistes virent le taux d’inflation dépasser les 10 % (Heilbroner 1985, p. 175).
9 Heilbroner désigne par culture « les valeurs diffuses, les styles d’art et de pensée, les habitudes inconscientes, et la perspective générale du système » (Heilbroner 1985, p. 132).
10 « Une culture reposant sur des croyances sacrées aurait une grande difficulté à tolérer des menaces continues sur la validité et la sainteté de sa vision du monde » (Heilbroner 1985, p. 139).
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"Qu'est-ce que l'économie ?" L'approche herméneutique de Robert L. Heilbroner
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