Préambule
p. 15-18
Texte intégral
Venise, juin 2009
1L’œuvre Alliteration de l’artiste indien Sunil Gawde s’apprête à être dévoilée à la 53e Biennale de Venise, le plus grand rendez-vous international de l’art contemporain, qui attire tous les deux ans quelque 300 000 visiteurs venus du monde entier. Sur les 92 artistes contemporains sélectionnés, quatre sont d’origine indienne, dont Sunil Gawde qui expose cette impressionnante installation cinétique de 4,5 mètres de long sur 2,3 mètres de haut. Arrivée par avion quelques jours auparavant, Alliteration est installée par des assistants et des équipes de montage indiennes et italiennes dans l’immense entrepôt vénitien de l’Arsenal transformé en temple de l’art contemporain. C’est un moment de consécration pour cette œuvre dont l’histoire a commencé quelques mois plus tôt dans le studio de l’artiste au sud de Mumbai, au dernier étage d’un ancien bâtiment magnifiquement restauré. Sunil Gawde a ensuite apporté ses croquis et maquettes au cœur de la zone industrielle de Mumbai, à Andheri, dans l’atelier du fabricant avec qui il collabore depuis des années. Les pièces métalliques nécessaires à la production de l’œuvre ont été commandées à plusieurs fournisseurs situés dans la région métropolitaine, et c’est dans le petit atelier d’Andheri que la puissante ossature de métal a commencé à se métamorphoser en œuvre d’art, prenant lentement forme dans les bruits de sciage, ponçage, perçage, soudure et les crissements des rouages mécaniques. Pendant des mois, plusieurs techniciens spécialisés dans le travail du métal et de l’acier se sont affairés dans l’atelier du fabricant que l’artiste est venu visiter régulièrement. Puis les différentes pièces ont été transportées et assemblées dans un entrepôt acquis par l’artiste situé dans une autre zone industrielle de la région métropolitaine de Mumbai, sous la surveillance d’une chargée de production française qui s’est occupée de la gestion, de l’emballage et du transport de l’œuvre jusqu’à Venise. Allitération sera rapportée à Mumbai quelques mois plus tard pour être exposée dans le district artistique de la ville à la Sakshi Gallery.
2L’année 2009 est l’une de celles qui ont vu le plus grand nombre d’expositions consacrées à l’art contemporain indien dans le monde. Londres a accueilli 130 œuvres de 29 artistes indiens lors de l’exposition Indian Highway, Tokyo a exposé 100 œuvres de 27 artistes pour Chalo! India et Valence quelque 500 œuvres de 100 artistes lors d’India Moderna. Chacune des œuvres exposées a sans aucun doute connu une trajectoire aussi complexe qu’Alliteration, les processus de fabrication des œuvres nécessitant désormais des collaborations multiples avec des fondeurs, ingénieurs, sculpteurs, petits fabricants de zones industrielles ou informelles, parfois même le déplacement d’artisans travaillant dans les villages d’États voisins. En parallèle, chacun de ces artistes a dû produire des œuvres pour d’autres expositions collectives ou personnelles, pour des institutions, des galeries, des foires d’art, des biennales, laissant imaginer la superposition d’innombrables circulations d’œuvres, d’artistes et de flux financiers. La multiplication récente des expositions d’art contemporain indien s’explique par la mise en place d’un système d’art contemporain globalisé qui repose sur une organisation multiscalaire et multipolaire, formée par des réseaux d’acteurs puissants ou précaires, visibles ou invisibles, appartenant aux milieux institutionnels, au marché de l’art ou aux milieux informels. L’organisation spatiale de l’art contemporain, sa création, sa production, son exposition, sa vente s’articulent à différentes échelles et s’inscrivent dans une réalité territoriale forte. C’est au cœur de ces territoires de l’art, et plus particulièrement de ceux de Mumbai, que cet ouvrage propose de vous emmener.
Quelques années plus tôt à Paris…
3Étudiante en histoire de l’art à l’université de la Sorbonne de 2003 à 2007, force m’a été de constater que l’histoire de l’art moderne et contemporain des xixe et xxe siècles hors de l’occident était alors peu présente dans nos programmes. Les initiatives de musées et commissaires d’expositions1 commençaient à faire bouger les lignes, mais malgré ce changement qui soufflait sur les mondes académiques de l’art, il n’y a eu presque aucune référence aux artistes modernes ou contemporains indiens durant mes années de formation2. De cette absence est née une curiosité croissante, m’amenant par ailleurs à profiter des rares expositions consacrées à cette scène artistique, notamment Indian Summer à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 20053 et Bombay, Maximum City à Lille en 20074. Une opportunité assez inattendue s’est alors présentée alors que je cherchais un directeur de mémoire pour un travail sur l’art contemporain en Inde : un groupe de chercheurs du département de géographie de Paris-Diderot, intéressé par l’étude des processus de la mondialisation culturelle dans les pays dits émergents et en développement, m’a proposé de poursuivre mes recherches au sein de leur master. Intégrant un cursus de géographie, j’ai réalisé six mois de terrain dans la capitale indienne, New Delhi, entre 2008 et 2009 et j’ai étudié un semestre à la prestigieuse université Jawaharlal Nehru dans les départements de géographie et d’histoire de l’art. Les cours d’art moderne indien ont été une véritable révélation5. Cette expérience a donné lieu à un mémoire de master intitulé « Géographie de l’art contemporain indien, villes, acteurs et mondialisation », sous la direction de Philippe Cadène. Une allocation doctorale obtenue en 2010 m’a permis de poursuivre ces premières recherches dans le cadre d’une thèse en géographie sur laquelle s’appuie largement cet ouvrage6. Mon cheminement académique a donc pris un « tournant » de l’histoire de l’art à la géographie, m’amenant à appréhender mon objet d’étude, l’art contemporain, non plus seulement depuis une approche esthétique, mais également à travers ce qu’il nous dit des transformations des espaces, des territoires et des sociétés contemporaines. Comment fait-on une géographie de l’art contemporain indien ? Comment procède-t-on, avec quels outils et quelles méthodes ? L’introduction qui suit pose les premiers éléments de cette réflexion et revient sur la succession de déplacements disciplinaires, épistémologiques et empiriques qui m’a permis d’appréhender différemment un objet d’étude familier et d’essayer de voir des choses que je ne voyais pas encore7.
Notes de bas de page
1 Parmi les nombreux exemples qui pourraient être cités, je souhaite mentionner le rôle de Catherine David, qui fut notamment directrice artistique de la documenta X (10e édition de la célèbre exposition quinquennale d’art contemporain de Kassel), et le programme d’art contemporain introduit au musée Guimet de Paris et dirigé par Caroline Arhuero entre 2009 et 2013.
2 Ces références sont apparues dans les cours d’art et d’archéologie indienne. Je pense notamment aux travaux de thèse de Selvam Thorez sous la direction d’Édith Parlier-Renault, sur les peintres moghols du xviiie et les liens tissés avec plusieurs artistes contemporains au xxe siècle.
3 Exposition Indian Summer : la jeune scène artistique indienne, organisée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris d’octobre à décembre 2005. Commissaire général Henry-Claude Cousseau, en collaboration avec les commissaires adjoints Deepak Ananth et Jany Lauga, et avec la participation de Pooja Sood, coordinatrice de KHOJ (International Artists Workshop) à New Delhi.
4 Exposition Bombay, Maximum City au Tripostal de Lille dans le cadre du festival Lille 3000 consacrée à l’Inde du 14 octobre 2006 au 14 janvier 2007.
5 Ces cours au département art et esthétique de l’université Jawaharlal Nehru étaient dirigés par l’historienne de l’art Shukla Sawant, que je remercie infiniment pour son soutien et sa générosité dans le partage de ses connaissances.
6 Géographie de l’art contemporain indien : villes, acteurs et territoires. Le cas de Bombay (Inde), thèse de doctorat sous la direction de Laurent Faret, laboratoire CESSMA, université Paris-Diderot, en co-supervision avec le Centre for Study of Regional Development, université Jawaharlal Nehru, New Delhi ; soutenue le 9 février 2015.
7 Référence au titre de l’exposition Les choses dont nous ne savons rien encore, réalisée au Point éphémère à Paris en 2009, dans le cadre de mon année de master professionnel « L’art contemporain et son exposition » (Paris Sorbonne).
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