1À partir de 1930, les citoyens allemands assistèrent à la paralysie croissante de leur système parlementaire. Ces blocages récurrents avaient alimenté dans l’opinion un scepticisme grandissant envers la capacité du Reichstag et des partis à gérer les affaires publiques et à régler la crise économique. La nomination d’Heinrich Brüning à la chancellerie par le président Hindenburg en mars 1930 marqua la fin du parlementarisme tel qu’il avait été défini par la Constitution de Weimar. En effet, le gouvernement Brüning, composé d’experts issus de partis libéraux et conservateurs allant du DDP au DNVP, fut le premier à n’être lié à aucune majorité parlementaire. Il bénéficiait du soutien du président Hindenburg, qui avait le pouvoir de dissoudre le Parlement et d’adopter des décrets d’urgence. À partir de l’été 1930, ces décrets devinrent de plus en plus fréquents1.

2Les députés examinés appréhendèrent de près ce bouleversement. Entre 1930 et 1933, ils vécurent une période de transition menant d’une République imparfaite à une dictature fasciste. Pour la deuxième fois de leur vie – après la proclamation de la République entraînée par la défaite de novembre 1918 –, ils furent confrontés à un changement politique majeur. Les parlementaires étudiés réagirent de façon contrastée à la menace antidémocratique qui planait sur l’Allemagne entre 1930 et 1933. Quels efforts déployèrent-ils pour sauver la République ?

3L’historiographie décrit généralement la fin de la République de Weimar comme « une histoire de faute et de défaillance de ses groupes dirigeants »2. L’élite allemande était dans sa majorité composée de « républicains de raison » (Vernunftrepublikaner), peu acquis au nouveau système politique. Et les élus eux-mêmes n’étaient pas tous favorables à la démocratie parlementaire. Les partis antirépublicains comme le KPD et le NSDAP entrés massivement au Parlement à la fin des années 1920 avaient en effet entrepris de perturber son fonctionnement3. Les contemporains, et notamment les parlementaires étudiés, corroborèrent cette interprétation d’une défaillance des élites et du personnel politique. En juillet 1932, Hermann Höpker Aschoff analysait le blocage parlementaire dans ces termes :

Le travail parlementaire devient impossible quand la majorité du Parlement refuse le parlementarisme. […] Les conditions pour un travail parlementaire productif, voire pour la démocratie, sont l’existence de points communs dans le peuple même, la reconnaissance générale de certains principes généraux de la vie publique.4

4Les députés étudiés s’accordaient à constater un manque d’adhésion populaire au parlementarisme. Ce constat amène à poser la question de leurs attitudes particulières au Parlement. Quel rôle ont joué ces acteurs du système parlementaire au moment de la montée du nazisme ? Mobilisèrent-ils les moyens qui étaient à leur disposition pour enrayer cette « résistible ascension » ou firent-ils preuve d’attentisme en sous-estimant le danger qui se présentait à eux ?

5Les causes défendues par les parlementaires considérés dépendaient naturellement du terrain d’action qu’ils privilégiaient, mais aussi du groupe d’appartenance qu’ils revendiquaient. Au moins vingt députés (59 %) exprimèrent leur soutien à la République et leur opposition au nazisme5. Ce nombre reste indicatif dans la mesure où leurs actions ne sont pas toutes répertoriées et où subsistent peu de traces de l’engagement des députés les moins connus. Il n’est cependant pas exclu qu’une partie des quatorze parlementaires restants aient fait montre de passivité ou de résignation, comportements observables alors jusque dans les rangs démocrates. Le journaliste progressiste Axel Eggebrecht résuma ainsi cette attitude : « C’est fini. On pose les mains sur les genoux et on attend Hitler »6.

6L’engagement des vingt députés identifiés comme soutenant la République contre la montée de l’extrémisme de droite se déroula en deux phases. Dans les mois précédant le 30 janvier 1933, la plupart des démocrates observés soutinrent les gouvernements présidentiels. Ils agirent en garants de l’ordre étatique et en vigies contre le NSDAP en plein essor. À partir de la nomination d’Hitler à la chancellerie, les députés examinés passèrent à l’opposition. Les détracteurs affichés du nazisme prirent alors davantage de risques et s’exposèrent à des arrestations, systématiques pour la gauche, et possibles pour le Zentrum.

7L’attitude de la direction des partis eut des conséquences déterminantes sur les positions individuelles. À la fin des années 1920, le paysage politique connut des bouleversements sous l’effet de la crise économique et de la montée de l’extrême droite. Les partis républicains connurent des difficultés croissantes. La question de la stratégie à adopter divisa les membres du SPD. La majorité du parti opta pour une « politique de tolérance » à l’égard des cabinets Brüning, Papen et Schleicher, dans le souci de sauver l’ordre démocratique et par crainte que ne se formât un gouvernement rassemblant conservateurs et extrémistes de droite. Dans le même temps, une minorité gravitant autour d’organisations issues du SPD, comme l’Union internationale socialiste de combat (Internationaler Sozialistischer Kampfbund, ISK) ou le Parti socialiste ouvrier allemand (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands, SAPD), prônait une opposition frontale au milieu conservateur et au mouvement nazi7. Ce clivage interne à la social-démocratie, qui suivait une ligne de fracture générationnelle, se retrouve dans le groupe étudié. Aux partisans d’un soutien au gouvernement Brüning, comme Paul Löbe, répondaient les plus jeunes, comme Kurt Schumacher ou Hermann Brill, pour qui la recherche de consensus à tout prix amenait le parti à renier ses valeurs.

8Une guerre fratricide opposait en outre sociaux-démocrates et communistes. Le KPD adhéra à partir du congrès de juin 1929 à la doctrine stalinienne qualifiant la social-démocratie de « social-fascisme ». Ce concept postulait que la social-démocratie était « l’aile modérée du fascisme », rendant impossible toute union de la gauche sur le plan politique comme syndical8. Si le KPD combattit ouvertement la République en vue d’instaurer une dictature du prolétariat, il représenta également la principale force d’opposition au nazisme.

9Le camp libéral – DDP comme DVP –, qui vit fondre sa base tout au long de la République, connut un tournant nationaliste9. Le DVP ne se remit pas de la mort de son leader, Gustav Stresemann, qui fondait l’identité du parti. Le DDP tenta de reconquérir l’électorat en embrassant un discours toujours plus nationaliste, jusqu’à la fusion avec le Jungdeutscher Orden, organisation d’extrême droite, pour former en 1930 le Deutsche Staatspartei (DStP)10. Originellement monarchiste et très conservateur, le DNVP suivit un mouvement de droitisation similaire et conclut une alliance avec le NSDAP dans le but de profiter de son succès. Ce glissement fut incarné par Alfred Hugenberg, grand industriel démagogue, qui avait succédé en 1928 à Kuno von Westarp, plus enclin à s’accommoder de la République11.

10Cette recomposition des partis eut des répercussions sur le parcours des députés examinés. Deux d’entre eux firent le choix d’abandonner leur formation politique. Ludwig Bergsträsser quitta le DDP, car il refusait la fusion avec le Jungdeutscher Orden, et rejoignit le SPD12. Le virage à droite du DNVP entraîna la défection d’Hans Schlange-Schöningen, opposé à la campagne menée avec le NSDAP pour le référendum contre le plan Young13. Schlange-Schöningen rallia le Parti populaire chrétien-national des paysans et de la terre (Christlich-Nationale Bauern- und Landvolkpartei, CNBL)14, fondé en 1928 pour combattre « le radicalisme antirépublicain et […] promouvoir une politique agrarienne »15.

11Différents terrains et modes d’action s’offraient aux parlementaires examinés qui s’engagèrent contre la démolition des institutions démocratiques. Ils combattirent le nazisme dans divers espaces de communication, de la sphère éditoriale à la rue, en passant par les tribunaux et le Reichstag.

La lutte hors du Parlement

Pamphlets et réquisitoires

12L’écriture fut la première arme maniée par les députés étudiés, souvent journalistes, qui produisirent des publications de formats variés : tracts, articles de presse ou livres. Bien plus vaste que le Programme en 25 points du NSDAP et fondamentalement hybride, le discours nazi, récit historique normatif asséné comme une vérité absolue16, poussait ses opposants à le combattre avec force. Dans leurs publications, ces parlementaires attaquaient différents aspects de l’idéologie nazie, illustrant ainsi leurs motivations distinctes.

13Forme brève visant à être diffusée largement, le tract constituait un des moyens d’expression possibles de la défense de la démocratie. Paul Bausch du Service populaire chrétien en rédigea plusieurs lors de l’élection présidentielle d’avril 1932, au cours de laquelle son parti soutint Hindenburg contre Hitler17. Bausch et son parti critiquaient le NSDAP sous l’angle religieux et proclamaient l’incompatibilité des idées nazies et des valeurs protestantes18. Intitulé « Qu’est-ce que la vérité ? »19, le plus célèbre tract de Bausch, distribué à un million d’exemplaires, se terminait par ces mots : « Quiconque a examiné attentivement la position du NSDAP sait qu’il ne peut y avoir qu’une seule solution pour le peuple protestant : aucune voix pour Hitler »20.

14La presse partisane comme généraliste fut aussi largement mobilisée par ces députés pour exprimer leur rejet du mouvement nazi. Michael Horlacher du Parti populaire bavarois publia des tribunes pour condamner la théorie raciale, qui formait le cœur de l'idéologie nazie. Bien qu’ayant appartenu à l’aile droite du BVP et à l’organisation antilibérale, antimarxiste et antisémite Ordnungszelle Bayern21, Horlacher considérait que l’exaltation nazie de la « race allemande » faisait fi de l’identité bavaroise. Dans l’article « Bavarois fidèle, pas nordique ! », paru dans l’organe du BVP Regensburger Anzeiger, il tournait en ridicule la conception nazie de la « race allemande » : elle semait selon lui la division au sein du peuple allemand, qui descendait en réalité de tribus différentes, en excluant Bavarois et Allemands du Sud22. C’est aussi au nom de la défense de la communauté catholique qu’Horlacher fustigeait le mouvement nazi, qu’il considérait comme un « porte-drapeau du Kulturkampf », niant l’appartenance des catholiques allemands à la nation23.

15D’autres se saisirent également de la presse, les femmes parlementaires notamment. Éditorialiste prolifique, Louise Schroeder mettait en garde les électrices contre le recul qu’entraînerait une victoire nazie. Comme d’autres députés sociaux-démocrates, elle participa à la vaste campagne antifasciste menée par le SPD à partir de septembre 193024. Son article « Droit des femmes ou dictat des hommes », paru en 1932 dans la revue féminine sociale-démocrate Frauenwelt, alertait les femmes contre le projet nazi de mettre fin au suffrage féminin. Schroeder s’étonnait que certaines femmes puissent montrer un tel enthousiasme pour un mouvement qui leur était expressément hostile :

Est-ce que toutes les femmes savent que le sexe féminin va de nouveau être privé de tout droit dans l’État ? On peine à y croire ; car le fait que les femmes acclament leurs propres oppresseurs et courent après la bannière de leur esclavage – la croix gammée – est difficilement compréhensible.25

16Les griefs invoqués par ces députés dépendaient ainsi de leur champ d’action privilégié : défense des valeurs protestantes pour Paul Bausch, des intérêts bavarois pour Michael Horlacher, des droits des femmes pour Louise Schroeder.

17Parmi les parlementaires étudiés, seul Theodor Heuss entreprit de démonter la doctrine nazie de façon systématique. Rédacteur en chef de Die Hilfe à partir de 1933, il insuffla un cours résolument libéral à la revue, qui avait pris auparavant des accents nationalistes sous la direction de Gertrud Bäumer26. Heuss fut le seul parlementaire examiné et probablement le premier contemporain de la montée du nazisme à consacrer un livre entier à l’idéologie nationale-socialiste, Hitlers Weg [Le chemin d’Hitler]27. Cet ouvrage paru en 1932 disséquait les origines intellectuelles du mouvement nazi et le situait dans le paysage politique allemand28. Heuss développait la comparaison entre national-socialisme et socialisme, en établissant un parallèle entre « science des races » (Rassenkunde, p. 25) et matérialisme historique, qu’il considérait comme équivalents en tant que récits totalisants. Il voyait également dans le leader ouvriériste Ferdinand Lassalle un précurseur du culte de la personnalité entourant Hitler (p. 31-32). Heuss poursuivait une entreprise démystificatrice ; la dénudation des mécanismes sous-tendant la pensée et le mouvement nazis devait dissiper leur aura de fascinante dangerosité. Aussi certains passages portant sur Hitler sont-ils empreints de burlesque, comme cette évocation de la formation du dictateur :

On apprend par Hitler et plus encore par ses biographes qu’il aurait beaucoup lu ; l’image d’un jeune Faust dans sa mansarde ingurgitant des choses savantes se dessine. Malheureusement, en dehors d’une quelconque histoire populaire de la guerre, il ne nomme pas lui-même les débats qui lui ont permis de façonner son image historico-politique du monde […]. (p. 115-116)

18De plus, Heuss reconnaissait à Hitler un rôle restreint dans l’élaboration de la doctrine nazie. Il voyait en lui essentiellement un maître dans l’art de la propagande et un fin connaisseur de la psychologie des foules. D’après Heuss, le nazisme lui devait surtout l’invention de la « croix gammée, de la section d’assaut avec ses uniformes », ainsi qu’une utilisation habile de « musique, rythme, chants, ordre[s], salut[s] », qui agissaient tous comme des « éléments créant la communauté » (p. 27).

19Relativisant la contribution d’Hitler, cette analyse de l’idéologie nazie mobilisait un vaste corpus rassemblant Mein Kampf, le Programme en 25 points, mais aussi les écrits de penseurs antisémites et racistes et de théoriciens conservateurs comme Alfred Rosenberg, Hans F. K. Günther, Oswald Spengler et Othmar Spann29. Heuss soulignait les tensions internes au nazisme, notamment le contraste entre irrationalité du discours et grand degré d’organisation du parti, résultant en un « romantisme bureaucratisé » (p. 43). Il dévoilait également le paradoxe constitutif de l’antisémitisme nazi, qui, tout en portant aux nues la supériorité des « aryens », présentait ces derniers comme des victimes sans défense de l’oppression juive (p. 118). Pour lui, l’essor du nazisme tenait à la fois à la maîtrise de la propagande de masse et à la mobilisation de la jeunesse, reposant sur une instrumentalisation du conflit entre « génération du front » et « génération de la jeunesse de guerre » (p. 158).

20Docteur en économie, Heuss s’en prenait particulièrement au programme économique du parti, jugé à la fois flou et incohérent. Il contestait notamment la notion d’« abolition de l’esclavage des intérêts » (Brechung der Zinsknechtschaft), pivot des théories de Gottfried Feder, économiste attitré du NSDAP. Par ce mot d’ordre, ce dernier revendiquait une indépendance totale de l’État à l’égard du système bancaire, présenté comme étant sous l’emprise de la « juiverie mondiale ». Feder entendait remplacer les banques de crédit par la vente massive de bons du trésor. Heuss s’attachait à démontrer la nocivité d’un tel projet (p. 89-94).

21Signe qu’il répondait à une forte demande populaire, Hitlers Weg connut un succès éditorial exceptionnel et fut réédité cinq fois en dix semaines30. La critique l’accueillit favorablement, à l’exception de la presse nazie, qui n’en fit pas mention. L’hebdomadaire sioniste Jüdische Rundschau en publia un compte rendu élogieux, mais se montra sceptique quant à sa capacité à entraver la progression nazie. L’inadéquation des moyens employés par l’auteur était mise en lumière :

Ce type de littérature ne défie visiblement en rien le national-socialisme sur son propre terrain. Celui-ci plébiscite les méthodes d’agitation les plus primitives, il exige de ses partisans non pas la pensée, mais la soumission, ne repose pas fondamentalement sur l’idéologie, mais sur les sentiments et le militarisme.31

22Pour contrecarrer la progression des idées nazies, les députés examinés occupèrent l’espace médiatique, diffusant une forme de contre-propagande, les plaçant dans une position défensive. Ce faisant, ils dénoncèrent certains éléments particuliers du discours nazi – programme économique, antiféminisme, et dans une moindre mesure, racisme –, mais peinèrent à formuler des propositions susceptibles de reconquérir les électeurs. Face à cette argumentation raisonnée, la propagande nazie, tissu de calomnies et d’affabulations, se révélait toujours plus efficace. Comme le constatait paradoxalement un éditorial de Die Hilfe de février 1931, le sauvetage de la démocratie aurait nécessité de recourir à la démagogie, comme « technique cultivée méthodiquement de la maîtrise des masses »32. Les députés examinés ne purent se résoudre à s’abaisser au même niveau de démagogie que leurs concurrents nazis.

Procès et commissions d’enquête

23Le combat antinazi se déroula aussi sur le terrain juridique. Il s’agissait d’attaquer sur son point faible un mouvement soucieux de conférer une apparence de légalité à sa conquête du pouvoir. Cette façade légale devait « garantir la loyauté de l’appareil étatique » tout en « continu[ant] à désarmer [les] adversaires » d’Hitler et de ses partisans33. Deux élus SPD examinés tentèrent ainsi de démasquer l’imposture nazie par le recours à la loi. L’avocat Friedrich Wilhelm Wagner défendit Otto Wels qui avait été agressé par Robert Ley et d’autres militants nazis. Et Hermann Brill, docteur en droit, mena le NSDAP devant la justice à deux reprises.

24Wagner assura en juin 1932 la défense de Wels, président du groupe parlementaire SPD. Robert Ley et Otto Wels s’étaient retrouvés par hasard dans la même auberge après leurs meetings respectifs à Cologne en avril 1932. Ley avait appelé des hommes en renfort avant de frapper Otto Wels au visage, puis de lui donner des coups dans la gorge, alors que ce dernier était à terre. Wels perdit connaissance. L’agresseur fut condamné à trois mois de prison ferme pour « blessure corporelle grave »34. Par son intervention dans ce procès, Wagner entendait aider une figure éminente de son parti, mais aussi révéler le caractère criminel du NSDAP. En 1945, il établissait rétrospectivement une continuité entre la violence sordide du mouvement nazi au début des années 1930 et la dévastation de l’Europe, entraînée par l’impitoyable guerre de conquête menée par Hitler35.

25Le combat d’Hermann Brill l’opposa chaque fois à Wilhelm Frick, qui fut ministre de l’Intérieur de Thuringe de janvier 1930 à mars 1931. En tant qu’élu du parlement de Thuringe, Brill remit d’abord en cause la légalité de la loi des pleins pouvoirs que Frick avait fait adopter et qui fut appliquée en Thuringe entre le 29 mars et le 30 septembre 193036. Durant ces six mois, le parlement régional perdit tout pouvoir décisionnel. Brill parvint à mettre un terme à cette situation de non-droit en déposant une plainte auprès de la Cour d’État de l’Empire allemand et de la Cour d’État de Thuringe37, forçant ainsi Frick à quitter son poste de ministre.

26La deuxième action de Brill contre l’expansion du nazisme visait la personne d’Hitler et concernait sa naturalisation, indispensable à sa candidature à la présidence du Reich en 1932. Après la démission de Frick de sa fonction ministérielle, sa tentative de naturaliser Hitler fut révélée au grand jour. Wilhelm Frick avait secrètement obtenu cette naturalisation en nommant Hitler commissaire de gendarmerie de la petite ville d’Hildburghausen. Conscient du caractère à la fois frauduleux et mesquin de cette démarche, Hitler changea ensuite d’avis et détruisit le certificat attestant cette nomination38. Il réussit finalement à obtenir la nationalité allemande grâce à Dietrich Klagges, ministre nazi de l’Intérieur dans l’État libre de Brunswick, qui lui attribua un statut de haut fonctionnaire39.

27Brill, qui entendait faire toute la lumière sur cette affaire, mit en place au parlement de Thuringe une commission d’enquête visant à élucider les conditions de la première naturalisation d’Hitler. Si cette commission ne constituait pas une véritable juridiction, elle disposait tout de même d’un pouvoir d’instruction étendu et pouvait exiger des preuves de la part des autorités administratives. Son fonctionnement s’apparentait en outre à celui d’un tribunal, dans la mesure où elle appliquait le Code de procédure pénal40. À la tête de cette commission, Brill fit l’objet de plusieurs tentatives d’intimidation. Il décida qu’Hitler serait entendu comme témoin le 14 mars 1932, soit le lendemain de l’élection présidentielle, afin de bénéficier de la couverture médiatique la plus large possible. L’audience connut un vaste retentissement. Hitler s’étant rendu à sa convocation escorté par de nombreux cadres du NSDAP, dont Joseph Goebbels, Rudolf Heß, Baldur von Schirach ou encore Gregor Strasser41, l’interrogatoire fut ponctué de troubles. La tentative de Brill échoua finalement. L’arrêt des poursuites fut prononcé, faute de majorité suffisante au sein de la commission d’enquête42.

Figure 4. Hermann Brill (vers 1930-1940)

28Par ces deux actions, Hermann Brill n’en révéla pas moins qu’Hitler comme Frick, qui s’érigeaient en pourfendeurs d’un « système » corrompu, étaient des escrocs se jouant de la loi. La naturalisation secrète d’Hitler ou les penchants autocratiques de Frick en fournissaient la preuve tangible. La convocation d’Hitler contribua en outre à désacraliser cet homme au prestige grandissant, mais seulement auprès des démocrates. En effet, à l’issue de l’audience, les envoyés spéciaux des journaux libéraux Vossische Zeitung, Frankfurter Zeitung et Berliner Tageblatt s’écrièrent : « C’est donc ça, Hitler ? Seigneur Dieu, c’est lamentable ! »43.

29Malgré l’abandon de la procédure au parlement de Thuringe, la rencontre avec Hitler eut des conséquences considérables sur la vie d’Hermann Brill. Ce dernier écrit avoir été consterné par le pire témoin qu’il ait rencontré : Hitler ment mal, peine à cacher son hystérie, est agité de gestes incontrôlés. C’est à ce moment précis que Brill « pri[t] la résolution personnelle de lutter contre Hitler » :

À l’ère des masses, des partis et organisations, de telles résolutions sont d’une importance capitale. Car le fait de suivre la masse, le fonctionnement hiérarchique des partis et l’irresponsabilité individuelle dans les organisations ont grandement contribué à la faiblesse de l’engagement individuel contre la dictature nazie en Allemagne. Au moment où je vis et jugeai Hitler, je pris ma résolution.44

30Cette expérience joua ainsi un rôle décisif dans l’entrée en résistance d’Hermann Brill dès 1933. Ces actions ne suffirent pas à discréditer Hitler et son parti. Quatre mois après cette convocation au parlement de Thuringe, le 31 juillet 1932, le NSDAP obtint 37,3 % des voix aux élections, devenant la première force au Reichstag.

La rue, espace de contestation

31Les parlementaires étudiés exprimèrent aussi leur opposition au nazisme dans la rue, lieu de contestation par excellence.

La Bannière d’Empire

32À la période weimarienne, des mouvements politiques de tous horizons investirent l’espace public, principal théâtre de la militarisation de la société consécutive à la Première Guerre mondiale. L’organisation républicaine Bannière d’Empire (Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold) constitua un vecteur primordial de la dénonciation du péril nazi. Constatant que l’État était incapable d’assurer sa défense seul, les républicains avaient créé à Magdebourg en février 1924 cette troupe d’un type nouveau, chargée de protéger la démocratie. Elle visait à mobiliser les anciens combattants, mais aussi la jeunesse pour concurrencer les milices hostiles à la République telles que les Casques d’acier (Stahlhelm)45 ou les Associations patriotiques (Vaterländische Vereine). Elle devait enfin garantir une présence républicaine dans un espace public dominé par la droite antidémocratique46.

33Le paradoxe inhérent à cette armée républicaine n’échappait pas aux membres du SPD ; la préservation de la paix et de l’ordre démocratique devait passer par la constitution d’une milice armée, en principe incompatible avec les idéaux sociaux-démocrates47. L’enjeu était également de se réapproprier des concepts tels que la nation, la patrie ou la « communauté du peuple », monopolisés par la droite nationaliste48. L’organisation comptait environ un million de membres en 1933, soit plus que la SA et les organisations paramilitaires nationalistes et communistes réunies49. La plupart des membres de la Bannière d’Empire étaient sociaux-démocrates50.

34Treize députés étudiés (43 % des hommes de ce groupe) militèrent dans ses rangs : huit sociaux-démocrates, quatre libéraux et un représentant du Zentrum51. Paul Löbe fut membre du comité du Reich et membre d’honneur de l’organisation52. Kurt Schumacher présida la section de Stuttgart. À ce poste, celui-ci organisa le 7 décembre 1930 une contre-manifestation ouvrière à une visite d’Hitler dans la ville, défilé en musique réunissant 30 000 personnes, dont la Bannière d’Empire et plusieurs organisations sociales-démocrates. Schumacher voulait alors montrer que le peuple se tenait aux côtés de la République53.

35Principalement soutenue par le SPD, cette organisation obtint également l’adhésion des deux autres partis de la coalition de Weimar qu’étaient le DDP et le Zentrum54. Le libéral Ernst Lemmer fut vice-président de l’organisation au niveau fédéral. Heinrich Krone (Zentrum) fit partie de la direction fédérale de l’organisation. L’un et l’autre, tous deux favorables à la coopération entre partis pour endiguer la diffusion des idées antirépublicaines, s’engagèrent ainsi dans une association dominée par le SPD. En tant que président du Windthorstbund, l’organisation de jeunesse du Zentrum, Heinrich Krone souhaita opérer un rapprochement entre ce mouvement qu’il dirigeait et la Bannière d’Empire. Ce désir se heurta cependant au refus d’Helene Weber, qui représentait le Centre catholique au Windthorstbund. Krone dut donc se contenter d’inciter les membres de son association de jeunesse à adhérer à la Bannière d’Empire55. Cette proposition rencontra un succès mitigé56.

36Les manifestations de la Bannière d’Empire prenaient la forme de défilés ou de rassemblements de masse, au cours desquels un dirigeant de l’organisation prononçait un discours, notamment lors des fêtes de la Constitution. Hermann Brill fut à l’initiative de l’une d’entre elles, le 10 août 1924 à Weimar. Cette cérémonie rassemblant des républicains aux sensibilités politiques distinctes, dont Paul Löbe57, consista en une marche aux flambeaux accompagnée de chants patriotiques58.

37La Bannière d’Empire s’unit en 1931 aux Hammerschaften, organisations démocratiques armées des syndicats d’obédience sociale-démocrate, pour former le Front de fer (Eiserne Front). Le but de cette alliance était d’opposer une résistance à l’avancée spectaculaire du mouvement nazi et notamment à la SA, qui maintenait les villes allemandes dans la terreur depuis la fin des années 1920. Les espoirs suscités par la Bannière d’Empire, puis le Front de fer furent déçus. Les deux organisations n’eurent pas les moyens de leur ambition, échouèrent à s’équiper et ne prirent jamais les armes59.

38Ses adeptes étaient divisés quant au rôle que devaient jouer ces organisations. Kurt Schumacher, qui considérait la Bannière d’Empire avant tout comme un mouvement de lutte armée60, espéra jusqu’à l’été 1932 que les républicains oseraient recourir à la force pour empêcher la neutralisation des institutions. Le coup d’État prussien du 20 juillet 1932 lui causa une indicible déconvenue. Par un décret-loi, le chancelier Franz von Papen s’autoproclama commissaire de Prusse, limogeant de facto les ministres prussiens. Schumacher aurait été prêt à défendre le gouvernement prussien par les armes61.

39L’intégration à la Bannière d’Empire ou au Front de fer témoigne chez ces députés de la volonté de défendre la démocratie, symboliquement, ou les armes à la main. Elle contribua du reste à améliorer leur prestige et leur réseau personnels. Les limites de ces organisations de défense de la République résidaient cependant dans leur militarisme et leur caractère masculin, bien que des efforts aient été entrepris pour mobiliser les femmes comme porte-drapeaux dans le Front de fer62. Au nom de la préservation de l’ordre républicain, ces organisations eurent pour effets indésirables d’accélérer la militarisation de la société et d’entraver l’intégration des femmes dans la sphère politique.

40Le KPD aussi disposait de sa propre structure paramilitaire, l’Union des combattants du front rouge (Roter Frontkämpferbund). Celle-ci avait été fondée en 1924, en réaction à la création de la Bannière d’Empire et au « dimanche sanglant de Halle », le 11 mai 1924, marqué par la violente répression policière d’une manifestation communiste63. Comme la Bannière d’Empire, l’Union des combattants du front rouge constituait une réponse aux organisations armées d’extrême droite64. L’Union, censée défendre le KPD, mais aussi réaliser l’unité de la classe ouvrière, compta quelque 85 000 membres à son apogée en 192765. Contrairement à la SA, qui semait l’effroi dans les villes allemandes, elle poursuivait essentiellement des objectifs d’autodéfense et de propagande.

41L’action concrète des communistes Hugo Paul et Wilhelm Agatz contre la conquête du pouvoir nazie a laissé peu de traces. Toutefois, tous deux ont probablement pris part aux combats de rue opposant communistes et nazis qui firent rage dans toute l’Allemagne entre 1930 et 1933 et culminèrent en 1932. Pour la seule année 1932, le nombre de victimes de violence politique est estimé à 155, dont 55 morts nazis, 54 communistes, 12 membres de la Bannière d’Empire ou du SPD66. Le 16 mars 1931, lors de sa seule intervention en séance plénière, Wilhelm Agatz évoqua un attentat visant des permanents du KPD et demanda justice pour ses camarades assassinés par la « peste meurtrière brune et lâche ». Mobilisant la thèse du « social-fascisme », le parlementaire soutint que ces violences étaient financées par les magnats de l’industrie lourde avec l’accord du SPD. Il exigea une levée de l’interdiction de l’Union des combattants du front rouge ainsi que de l’interdiction de manifester. Le président du Reichstag Paul Löbe accueillit sa requête avec compréhension et accepta que sa proposition fût examinée67. Dirigeant de l’Association unitaire des mineurs d’Allemagne (Einheitsverband der Bergarbeiter Deutschlands)68, Wilhelm Agatz lutta toutefois avant 1933 essentiellement contre les syndicats libres d’obédience sociale-démocrate69.

Meetings républicains

42La rue ainsi que d’autres lieux publics accueillirent des meetings organisés en résistance à l’expansion nazie. Ces rassemblements eurent lieu dans le cadre des campagnes de 1932 et 1933. La campagne législative de mars 1933 se déroula sous très haute tension du fait de la violence propagée par la SA et de l’ordonnance de l’incendie du Reichstag, promulguée quelques jours plus tôt, le 28 février 1933. Cette ordonnance avait entraîné l’interdiction du KPD et la suppression des libertés civiles, libertés d’expression et de réunion comprises.

43Les candidats républicains n’en organisèrent pas moins de grands rassemblements offrant une alternative aux manifestations de masse nazies. Le libéral Reinhold Maier, alors ministre de l’Économie du Wurtemberg, prononça son dernier discours électoral dans la Liederhalle de Stuttgart, en présence de mille personnes. Dans son allocution, Maier mettait en doute la sincérité du patriotisme nazi et opposait les valeurs démocratiques bien implantées dans le Wurtemberg à la propension prussienne à l’autoritarisme. Il supposait en outre, comme une frange importante du milieu politique allemand, qu’en exerçant le pouvoir, Hitler révélerait son incompétence et mettrait fin au mythe entourant sa personne. Dans le même temps, Maier espérait que le mandat d’Hitler ne porterait pas atteinte aux institutions et laisserait le système parlementaire intact70. Dans un compte rendu du meeting, le quotidien suisse hostile au nazisme Neue Zürcher Zeitung écrivit que l’orateur avait su obtenir l’adhésion :

[Il trouve] le ton juste pour les commerçants, les artisans, les ouvriers, les jeunes intellectuels qui continuent à adhérer au droit et à la loi et à placer leurs espérances dans la liberté. […] Le ministre trouve des mots beaux et vrais pour décrire le sentiment de liberté indestructible du sud de l’Allemagne, et lorsqu’il conclut, la salle se lève pour une longue ovation enthousiaste.71

44Le SPD avait été le premier parti à mettre en place des rassemblements antifascistes de masse dès l’automne 1930. Ses militants n’hésitaient pas à prendre des risques pour organiser de telles manifestations. Louise Schroeder relate ainsi avoir pris part au début de l’hiver 1932 à une réunion sur une île en mer du Nord, Nordstrand, qui abritait un camp d’entraînement de la SA. Les militants SPD arrivés en bateau avaient été accueillis fraîchement par les gardes armés. Ils avaient tout de même réussi à tenir leur rassemblement, malgré les interruptions des sympathisants nazis72.

45Kurt Schumacher participa également à ces manifestations de résistance au nazisme au début du mois de mars 1933. La veille du scrutin, le 4 mars 1933, il prononça à Stuttgart le discours de clôture de sa campagne. Lors de son ultime intervention publique avant douze années de silence, le candidat tint à souligner que les nouveaux dirigeants ne représentaient en aucun cas la nation. Avant que l’opposition ne fût totalement muselée, il attira l’attention sur la désinformation relayée par le régime en construction : « Hitler, Frick, Göring, Hugenberg et Papen, ils parlent tous, mais ils parlent seuls, et malheur à qui ose répondre aux insultes les plus grossières. La radio est un instrument de parti réactionnaire »73.

46L’investissement de la sphère publique et la production d’un contre-discours dans le but d’endiguer la progression nazie présentaient des limites. Cette tentative de reconquête de l’espace et de l’opinion publics amenait en effet les républicains à se positionner par rapport au discours du NSDAP. En ce sens, elle tendait à renforcer la visibilité d’Hitler et de ses partisans.

Face aux nazis au Reichstag

47Outre la presse et la rue, les parlementaires étudiés affrontèrent le mouvement nazi au Parlement. À partir d’octobre 1930, le groupe parlementaire nazi au Reichstag compta cent sept députés. Malgré son talent de médiateur, Paul Löbe peina dorénavant à faire régner l’ordre dans l’hémicycle74. Hermann Göring, qui lui succéda à partir d’août 1932, ne s’y essaya même pas, préférant, en antiparlementaire convaincu, imposer l’insulte comme mode de communication normal dans l’assemblée75. Dans ce contexte, comment cohabitèrent les députés étudiés, acquis au système parlementaire, et les élus nazis, qui s’employaient à miner le quotidien au Reichstag ?

Confrontation en assemblée plénière

48À partir de l’automne 1930, le groupe parlementaire NSDAP devint un acteur incontournable au Reichstag. Pour Theodor Heuss, la présence nazie dans l’hémicycle répondait à deux objectifs : profiter de la tribune nationale qu’offrait la salle plénière et bénéficier des avantages liés à la fonction parlementaire qu’étaient l’immunité et la gratuité des transports76. Ces derniers attributs rendaient les élus NSDAP intouchables sur le plan juridique tout en leur permettant de mener leurs campagnes de propagande à travers tout le pays. Le troisième objectif avoué des élus nazis était la destruction du Parlement de l’intérieur dans le but de démontrer son incompétence.

49La vague brune déferlant sur le Reichstag eut pour effet d’introduire dans l’hémicycle une violence jusqu’ici cantonnée à la rue. Présent à l’assemblée depuis le début de la République, l’antisémitisme s’intensifia. Constamment stigmatisés, les députés juifs ne pouvaient plus prendre la parole sans se faire agonir d’injures. Lorsqu’ils ne réagissaient pas, personne n’intervenait en leur faveur77. Les offenses antisémites n’étaient pas adressées aux seuls Juifs. Cible d’insinuations en séance plénière, Ludwig Bergsträsser se défendit d’être juif, mais ne condamna pas pour autant l’antisémitisme78. Peu de députés étudiés élevèrent leur voix pour s’y opposer, à l’exception de Theodor Heuss79. Dans Hitlers Weg, paru en 1932, ce parlementaire affirmait que l’antisémitisme ne concernait pas uniquement les Juifs, mais tous les Allemands. Il condamnait la profanation des cimetières juifs : « elle nous souille tous. Nous portons une tache depuis qu’une pareille chose, lâche et irrespectueuse, est devenue possible »80. La violence ne se limita pas à des paroles haineuses, mais prit aussi la forme de coups réels. Le 7 décembre 1932, des élus nazis attaquèrent des députés communistes, faisant plusieurs blessés81.

50L’influence grandissante du NSDAP et le climat de violence au Reichstag entraînèrent une stagnation de la féminisation de l’institution parlementaire. En effet, les années 1930-1933 mirent fin à la possibilité d’une égalité des droits pour les femmes. Si le nombre de sièges occupés par des femmes au Reichstag se maintenait autour de 5 % depuis 1924 – contre près de 9 % en 1920 –, la situation des femmes fut très rarement à l’ordre du jour et les élues féminines prirent très rarement la parole en séance plénière pendant ces années. Les femmes parlementaires étaient en outre les cibles privilégiées de la propagande nazie. Ainsi Toni Pfülf et Toni Sender, deux élues SPD juives, firent-elles l’objet de campagnes de diffamation au début des années 193082. Le NSDAP refusait de voir les femmes assumer des fonctions politiques et n’en comptait aucune parmi ses élus ou cadres. Il dénonçait l’émancipation féminine comme le résultat d’un complot juif83. La dégradation de la situation des femmes parlementaires contribua en retour à accentuer la dimension de confrérie masculine du Parlement et à y entretenir une atmosphère de brutalité. C’est ainsi que la surenchère virile, visible dans la rue lors des défilés paramilitaires, gagna aussi le Reichstag.

51Les députés examinés furent confrontés directement à leurs homologues nazis dans les différentes instances parlementaires. Helene Weber siégea par exemple à l’été 1932 à la Commission pour la préservation des droits de la représentation du peuple avec Joseph Goebbels, Robert Ley, Gregor Strasser et Hermann Göring, alors président du Parlement. Les députés nazis monopolisèrent la parole dans cette commission avant d’en boycotter les réunions84.

52Comme l’ensemble des élus républicains, les parlementaires étudiés devaient affronter les nazis en salle plénière, alors transformée en « ring ». Certains eurent le courage de les défier ouvertement. Les attaques pouvaient être ciblées et affirmer que les nazis n’avaient pas leur place dans les institutions démocratiques. Le 18 juin 1930, la libérale Marie-Elisabeth Lüders critiqua ainsi frontalement Wilhelm Frick, alors ministre de l’Intérieur en Thuringe, au sujet du conflit qui l’opposait au Reich. La veille, Frick, qui avait épuré la police thuringeoise en remplaçant les fonctionnaires républicains par des membres de son parti, avait accusé au Reichstag les ministres de l’Intérieur du Reich et de Prusse Carl Severing et Joseph Wirth de « priver la Thuringe de subventions du Reich »85. Lüders réagit à cette allégation avec une indignation railleuse :

ce ministre national-socialiste devrait être impossible dans le Reich. On a fait entrer le loup dans la bergerie et on devrait, à notre avis, le renvoyer à la maison à une vitesse accélérée, peut-être dans des régions plus méridionales, dans lesquelles ces messieurs ont l’habitude de se sentir à leur aise.86

53Également libéral, Ernst Lemmer s’illustra le 23 février 1932, en répondant à l’affirmation de Joseph Goebbels qualifiant le SPD de « parti des déserteurs ». Après la célèbre repartie de Kurt Schumacher, proclamant que l’idéologie nazie était un « appel permanent au salaud en l’homme », l’ancien combattant Ernst Lemmer s’exprima au nom des partis qui se solidarisaient avec le SPD – DVP, BVP, WP, DStP, CVD et Union nationale populaire du Reich (Volksnationale Reichsvereinigung) :

Cette injure […] a déclenché la plus grande indignation chez les élus ayant participé à la guerre. (Vive approbation au centre.) Nous rejetons vigoureusement l’injure infâme du député Goebbels. […] Nous le faisons d’autant plus fermement que le député Goebbels et une grande partie des collègues de son groupe parlementaire n’ont pas participé à la guerre mondiale.87

54Les députés pouvaient ainsi intervenir pour défendre l’honneur de leurs collègues diffamés, même lorsqu’ils appartenaient à un autre groupe parlementaire. La mise en cause des députés nazis pouvait aussi porter sur l’incohérence de leurs arguments. Le 11 mai 1932, pendant une période de troubles engendrés par l’interdiction de la SA, Theodor Heuss souligna les contradictions de l’intervention de Gregor Strasser et moqua son programme économique, « assemblage de romantisme allemand et de socialisme utopique ». Il railla en outre la campagne d’Hitler et ses déplacements en avion comme « le kitsch le plus atroce […] produit par les médias allemands actuels », suscitant la fureur des députés NSDAP88.

55Face à l’intrusion de la violence nazie dans l’hémicycle, la riposte de certains députés fut insuffisante. Bloqué de l’intérieur, le Reichstag n’était plus en mesure d’assurer ses missions. En dépit des efforts déployés par les élus républicains entre 1930 et 1933, le NSDAP finit par porter un coup fatal au système parlementaire en faisant adopter la loi des pleins pouvoirs, qui réduisait à néant les compétences du Parlement.

Le vote de la loi des pleins pouvoirs

56La « loi de suppression de la détresse du peuple et de l’Empire » (Gesetz zur Behebung der Not von Volk und Reich) d’après son nom officiel modifiait la Constitution pour permettre au chancelier de décréter seul, sans même l’assentiment du président du Reich, des lois prenant effet immédiatement. Hitler avait besoin d’une telle loi, car il ne disposait pas de la majorité absolue au Parlement. Exception faite de sa personne, son gouvernement formé en février 1933 ne comprenait initialement que deux nationaux-socialistes, Wilhelm Frick, ministre fédéral de l’Intérieur, et Hermann Göring, ministre prussien de l’Intérieur. Prolongée trois fois en 1937, 1939 et 1943, la loi des pleins pouvoirs constitua le seul fondement juridique du régime, avec l’ordonnance de l’incendie du Reichstag du 28 février 193389.

57Son adoption par le Reichstag, le 23 mars 1933, engendra un traumatisme chez les députés étudiés. Une journée suffit à sceller le sort du Parlement le plus démocratique que l’Allemagne ait connu jusqu’alors. Ce vote marqua également les esprits des démocrates de l’époque par sa dimension de suicide institutionnel. En ce sens, il participait de la logique perfide régissant les crimes nazis, contraignant la victime à s’infliger elle-même son propre châtiment. De même que les premiers détenus de Dachau épuisèrent leurs forces à bâtir leur propre prison90, c’est aux députés du Reichstag qu’il revint de neutraliser le lieu de travail dans lequel ils avaient placé leurs efforts et leurs espérances.

58La loi fut votée le 23 mars 1933 dans des conditions défiant la normalité et la légalité du travail parlementaire. Ernst Lemmer les dépeint de la façon suivante :

Devant l’Opéra Kroll, les nationaux-socialistes avaient déployé des dizaines de milliers de leurs partisans, surtout des hommes de la SA, qui formaient une haie devant tous les députés entrant dans le bâtiment. Les uns étaient applaudis, les autres, qu’on reconnaissait comme des adversaires du NSDAP, étaient injuriés. En salle plénière, une armoire à glace de la SS était postée à côté de chaque député de l’opposition.91

59Compte tenu de ces circonstances anxiogènes pour les élus démocrates, ce vote ne constitue pas une décision démocratique du Parlement. Dix-neuf députés de ce groupe (56 %) y participèrent92, dix sociaux-démocrates, quatre membres du Zentrum, trois membres du DStP, un membre du BVP et un du CVD. Le communiste Wilhelm Agatz, alors élu au Reichstag, ne put assister à la séance plénière. Comme l’ensemble des communistes, il avait vu son mandat annulé par l’ordonnance de l’incendie du Reichstag, qui interdisait le KPD. De plus, un grand nombre de militants communistes se trouvaient en « détention préventive » le jour du vote. En effet, seule une éviction du groupe parlementaire communiste permettait de garantir que la loi obtiendrait la majorité des deux tiers nécessaire à son adoption93. Détenus comme dix-huit autres élus SPD, Marie Ansorge et Kurt Pohle manquaient également à l’appel94. Les treize députés restants ne siégeaient pas au Reichstag à cette période95 et eurent la chance d’éviter ce vote lourd de conséquences pour toute carrière politique.

Le refus du SPD

60Le SPD fut le seul parti à s’opposer à la loi. Demeuré célèbre, le discours d’Otto Wels justifiant ce refus fait aujourd’hui encore la fierté du parti. Quelques heures avant le vote, la question de savoir si le SPD devait y participer divisait encore le groupe parlementaire. Les élus du Zentrum avaient mis en garde leurs collègues sociaux-démocrates : la séance plénière risquait de virer au bain de sang. Wilhelm Hoegner retranscrivit le débat qui se tint juste avant que les sociaux-démocrates ne se rendissent à l’Opéra Kroll et qui fut animé notamment par les élues féminines :

Les ouvriers allemands nous avaient élus au Reichstag pour représenter leurs souhaits et leurs doléances. Nous devions accomplir notre devoir envers et contre tout. C’était surtout l’opinion des femmes du groupe parlementaire. Leur position n’était sûrement pas déterminée par l’espoir que les nazis ne s’attaqueraient pas aux femmes. La courtoisie envers le sexe féminin était étrangère aux acolytes de Röhm. Nos députées voulaient surtout éviter à tout prix que la social-démocratie allemande puisse apparaître comme lâche dans cette situation. Folles de rage, elles ressemblaient aux femmes des Cimbres et des Teutons, qui la hache à la main s’opposaient à leurs époux et fils battant en retraite et les forçaient à reprendre la bataille.96

61Louise Schroeder fit preuve d’une détermination particulière lors de cette réunion. Josef Felder relate dans ses mémoires qu’elle « bondit et exigea avec passion : “Personne ne doit manquer à l’appel. J’irai même s’ils me découpent en morceaux. Il faut protester contre les nazis devant le monde entier et voter non” »97.

62Dans son discours, le président du groupe parlementaire Otto Wels dressa un bilan positif de l’action du SPD au Parlement. Il loua la tentative du parti d’instaurer une démocratie égalitaire et d’améliorer les conditions de vie des citoyens allemands par la politique sociale. Il motiva enfin le refus du SPD par ces mots :

On peut prendre notre liberté et notre vie, mais pas notre honneur. (Applaudissements nourris chez les sociaux-démocrates.)
Après les persécutions qu’a connues ces derniers temps le parti social-démocrate, personne n’exigera ou n’attendra raisonnablement de lui qu’il vote pour la loi des pleins pouvoirs déposée ici.98

L’assentiment des partis bourgeois

63Le groupe parlementaire du Zentrum est le plus important à avoir voté en faveur de la loi. Des membres éminents comme Ludwig Kaas ou Adam Stegerwald avaient obtenu de la part d’Hitler et de Frick les garanties suivantes : création d’une commission chargée de discuter les projets de loi élaborés sur la base de la loi des pleins pouvoirs, maintien à leur poste des hauts fonctionnaires membres du Zentrum, indépendance des juges, conservation des Länder et protection des droits des Églises99. Le 23 mars, un vote interne au groupe parlementaire eut lieu après le discours d’Hitler pour décider de la position à adopter. Douze à quatorze membres du groupe parlementaire du Zentrum, soit 30 % de ses effectifs, votèrent contre cette loi, comme Helene Weber, Adam Stegerwald, Heinrich Brüning ou Joseph Wirth100. Oskar Farny et Heinrich Krone appartenaient quant à eux à la majorité favorable à la loi menée par le président du groupe parlementaire, Ludwig Kaas101. Ce dernier imposa finalement un vote groupé, et non un vote personnel102.

64Contrairement au Zentrum, le groupe parlementaire DStP, qui ne comptait que cinq membres, n’était pas en position de négocier avec Hitler. Il ne réclama aucune contrepartie en échange de son assentiment. Theodor Heuss et Hermann Dietrich étaient partisans de l’abstention. Tous deux ne furent pas soutenus par les trois élus les plus jeunes de leur groupe, Reinhold Maier, Ernst Lemmer et Heinrich Landahl. Ce désaccord s’explique probablement par un fossé générationnel. Les plus jeunes souhaitaient en effet intégrer le nouveau régime. Heuss aurait eu davantage conscience de la portée historique des événements en train de se dérouler103. L’assentiment du groupe parlementaire DStP s’explique en outre par le désarroi qui avait saisi à la fin de la République le camp libéral, très affaibli par le départ des intellectuels juifs104. Reinhold Maier prononça l’allocution du DStP, contre l’avis de ses collègues, pour qui toute explication ne ferait qu’accentuer la compromission de leur parti105. Dans son discours, l’orateur exprima des réserves qui sonnaient comme des vœux pieux. Il demanda au gouvernement d’Hitler de préserver les droits fondamentaux, l’indépendance des tribunaux, le droit des fonctionnaires, l’égalité civile ainsi que la liberté des arts et des sciences. Rédigée par Theodor Heuss, qui soutenait originellement un rejet de la loi, cette déclaration entrait en contradiction avec un vote favorable106. Comme le DStP, le micro-parti CVD n’avait demandé aucune garantie aux dirigeants nazis avant de donner son accord. Son dirigeant, Wilhelm Simpfendörfer, se contenta d’une brève allocution, dans laquelle il « approuv[ait] les objectifs de politique intérieure et surtout extérieure » du gouvernement107.

65Les représentants des partis qui avaient soutenu la loi durent rendre des comptes à leurs électeurs dans les semaines qui suivirent. En mai 1933, dans l’organe du parti, les parlementaires DStP expliquèrent à « leurs amis dans le pays » qu’ils avaient été mus par la volonté de prévenir « un dynamitage de la légalité à un endroit central de la direction du Reich »108.

66Après 1945, la loi des pleins pouvoirs rattrapa de nouveau les députés qui l’avaient approuvée, notamment dans le contexte de dénazification et pendant la campagne législative de 1949109. Le vote du 23 mars 1933 fut en effet perçu à ce moment-là comme l’événement qui avait fait basculer l’Allemagne dans la dictature. Chaque député ayant voté en sa faveur dut par conséquent répondre de ses actes. En février 1947, le parlement du Wurtemberg-Bade créa une commission d’enquête pour élucider la responsabilité des députés ayant approuvé la loi. Cette commission avait pour but de répondre aux accusations qui s’élevaient dans la presse, portées notamment par le juriste et journaliste Franz Karl Maier110.

67Reinhold Maier, alors ministre-président du Wurtemberg-Bade, Theodor Heuss et Paul Bausch firent partie des parlementaires entendus. Ils justifièrent leur soutien à cette loi par l’espoir que la popularité des nazis ne résisterait pas à l’exercice du pouvoir et la conviction que l’armée ne tarderait pas à renverser le gouvernement111. Ils nièrent avoir agi sous le coup de la peur. Paul Bausch reconnut qu’il avait commis une erreur112. Theodor Heuss ne manqua pas de rappeler le peu d’attention accordée à cette loi en 1933 : « Le vote de la loi des pleins pouvoirs, excusez-moi de le dire aujourd’hui, alors que depuis quelques semaines c’est devenu la quintessence de tous les crimes, n’a ensuite intéressé personne du point de vue politique ». Comme Heuss, Reinhold Maier minimisa l’importance de ce vote. « Je conteste toute causalité entre la loi des pleins pouvoirs et le déroulement des événements »113, déclara-t-il. Maier arguait en outre que voter oui avait permis de « sauver la vie de ceux qui avaient dit non »114, à savoir les élus SPD. Il répéta enfin que la volonté première des membres du groupe DStP avait été de sauvegarder la Constitution et le système institutionnel115.

68La commission d’enquête du parlement du Wurtemberg-Bade rendit finalement un jugement favorable aux députés qui avaient soutenu la loi et qualifia leur comportement de « compréhensible »116. Eugen Kogon, résistant et éditorialiste catholique de gauche, prit parti pour les députés mis en cause :

Disons-le sans détour : s’être trompé en politique n’est pas une faute. Perpétrer des crimes ou y participer, serait-ce par tolérance, est une faute […]. Mais l’erreur politique dans toutes ses nuances – même la véritable conclusion erronée – n’a pas sa place devant le tribunal ou la chambre de dénazification. L’erreur est humaine.117

69Les députés étudiés, qui ne faisaient pas partie du parlement du Wurtemberg-Bade, durent aussi revenir sur leur vote. Oskar Farny se retrancha derrière le poids des années et la difficulté à appréhender cet événement, évoquant des « circonstances de l’époque […], qu’il est justement impossible de reconstituer ». Les hommes du Zentrum invoquèrent le risque de guerre civile que faisait courir un refus de la loi118, mais aussi l’espoir que les forces démocratiques triompheraient du péril nazi119.

70Le reproche qui voulait qu’ils aient cédé trop facilement aux intimidations nazies poursuivit ces députés toute leur vie. Homme de lettres et orateur brillant, Theodor Heuss réussit à faire amende honorable. La carrière de Reinhold Maier s’en trouva au contraire durablement entachée120. Ce dernier se montra reconnaissant à Heuss d’avoir assuré la défense des démocrates qui avaient approuvé la loi121. L’auto-abolition du Parlement par la loi des pleins pouvoirs n’entraîna pas pour autant sa disparition. Les élus démocrates furent convoqués une dernière fois à l’Opéra Kroll, le 17 mai 1933, avant que le pouvoir nazi ne transformât le Reichstag en pur « organe d’acclamation »122.

Participation au Reichstag après la loi des pleins pouvoirs

71Après le 23 mars 1933, les membres du Reichstag se réunirent encore une unique fois, le 17 mai 1933, pour assister à un discours de politique étrangère d’Hitler. Lors de cette séance plénière, la politique d’adaptation prônée par Paul Löbe atteignit son paroxysme.

72La réunion du groupe parlementaire SPD qui s’était tenue la veille avait révélé les divisions internes au parti. Un premier sous-groupe mené par Kurt Schumacher exigeait un boycott de la séance. Un deuxième, sous la houlette de Fritz Baade, considérait que le SPD avait failli par manque de patriotisme et devait soutenir le gouvernement Hitler. Un dernier optait pour un compromis et proposait de participer en lisant une déclaration de protestation contre la politique d’Hitler. Les élus sociaux-démocrates apprirent ensuite que seule une résolution commune à tous les partis serait autorisée après l’allocution d’Hitler.

73Finalement, malgré l’ordre formel d’Otto Wels, son président réfugié en Sarre, de ne pas s’y rendre, le groupe parlementaire SPD assista à la séance123. Certains espéraient en effet obtenir la libération de camarades emprisonnés124. D’un pacifisme inhabituel, le discours d’Hitler incriminait le traité de Versailles et dépeignait ses conséquences fatales pour l’État allemand, mais visait aussi à rassurer les puissances étrangères sur les intentions de l’Allemagne et l’état de son armement. À la fin de l’allocution, tous les députés réunis, sociaux-démocrates inclus, se levèrent en signe d’adhésion et entonnèrent l’hymne allemand. Hermann Göring conclut la réunion par ces mots : « Hommes et femmes ! Je n’ai rien à ajouter. Le monde l’a vu : le peuple allemand est uni quand il en va de son destin »125.

74Plusieurs députés SPD, comme Hermann Brill ou Kurt Schumacher, perçurent la participation à cette mise en scène de l’unité du régime comme une ultime compromission de leur parti. Dans une lettre de 1959, Paul Löbe expliqua cette soumission par les menaces proférées pendant la séance par les députés nazis à l’encontre des sociaux-démocrates126.

75Quelques semaines plus tard, au début de l’été 1933, les parlementaires non nazis perdirent le droit d’exercer leur fonction. Le Parlement fut réduit à l’état de décor solennel agrémentant les discours de politique étrangère d’Hitler. Les parlementaires nazis étaient convoqués en tant que « figurants » pour acclamer le dictateur127. Seuls deux députés étudiés continuèrent à participer au Reichstag dans ces conditions : Oskar Farny et Hugo Karpf. Le premier, qui appartenait au Zentrum, demeura au Reichstag en tant qu’auditeur du groupe parlementaire NSDAP pendant toute la durée de la dictature128. Cette participation au Parlement nazi lui valut des poursuites après 1945. Lors d’un premier procès en dénazification en janvier 1947, il fut condamné à deux ans d’inéligibilité ainsi qu’à une interdiction d’exercer une fonction politique et de s’exprimer publiquement. Durant le procès, Farny avait présenté sa participation au Reichstag entre 1933 et 1945 comme une tentative d’influencer la prise de décision. Sa défense fut rejetée par l’accusation, qui lui reprocha de ne pas avoir quitté son poste dès 1935-1936, date à laquelle il aurait dû s’apercevoir qu’aucune action politique n’était possible au Reichstag129. Une réponse provisoire de la chambre de dénazification de Riedlingen (Bade-Wurtemberg) l’innocenta ensuite. Les raisons de son acquittement étaient nombreuses et avaient généralement trait à la personnalité de Farny : agriculteur respecté au-delà des frontières du Wurtemberg, il n’avait jamais adhéré au NSDAP, avait participé aux deux guerres mondiales et été simple auditeur du groupe parlementaire nazi au Reichstag130. Un deuxième jugement de novembre 1948 le disculpa finalement sur la foi du témoignage selon lequel il aurait entretenu des contacts avec le réseau de résistance de Carl Goerdeler131. Ces liens ne sont toutefois pas attestés132. Oskar Farny retrouva en 1953 le Parlement fédéral dans les rangs de la CDU.

76Hugo Karpf (BVP) siégea quant à lui à l’été 1933 en remplacement de Johann Leicht, prélat de Bamberg. Il écrit avoir eu conscience de l’absence de pouvoir du Parlement, mais avoir voulu bénéficier de la gratuité des transports pour garder contact avec son réseau politique et syndical133. Comme à Oskar Farny, le NSDAP fit miroiter à plusieurs autres députés conservateurs la possibilité de rester au Parlement. Ceux-ci pouvaient se porter volontaires auprès du ministre de l’Intérieur Wilhelm Frick. Michael Horlacher du Bayerische Volkspartei fut sollicité en juillet 1933, mais déclina134.

77L’État nazi mit un terme au pluralisme politique au début de l’été 1933. Le SPD fut interdit le 22 juin 1933. Les autres partis furent contraints de procéder à leur autodissolution. Une loi promulguée le 14 juillet 1933 interdit ensuite la reformation de partis politiques. La société civile se vit également verrouillée ; les associations furent forcées d’adhérer aux organisations de masse nazies ou de s’auto-dissoudre. Cette neutralisation des forces démocratiques allemandes entraîna le rejet des députés étudiés hors de l’espace public. Il leur était désormais impossible de prendre part à la vie politique de leur pays ou de s’exprimer librement.

78Auparavant, ils avaient déployé trois stratégies pour contenir la menace nazie. La première, rationnelle, consista à démonter le discours du NSDAP par une solide argumentation et l’exposition de faits. La deuxième visait à discréditer les leaders nazis, en les tournant en ridicule, comme s’y employa Theodor Heuss, ou en révélant leur duplicité, comme le fit Hermann Brill. Il s’agissait de faire éclater au grand jour la malhonnêteté des représentants du NSDAP pour contrecarrer les caricatures nazies d’une République corruptrice et d’un mouvement nazi purificateur. Dernière stratégie, les députés examinés tentèrent de contrebalancer les conceptions nazies en valorisant la République. L’objectif était de lui redonner des lettres de noblesse en la dotant d’une iconographie et d’un cérémonial propres : fanion noir-rouge-or ; uniforme gris de la Bannière d’Empire ; symbole du Front de fer, formé de trois flèches obliques. Ces deux organisations républicaines, exclusivement masculines et propageant des valeurs guerrières, eurent cependant des effets limités et firent inconsciemment le jeu du nazisme.

79Quel que fût le moyen employé, les députés qui entreprirent de freiner la marche nazie vers le pouvoir combattirent ces derniers à la loyale et sur le terrain des idées. En ce sens, ils les traitèrent en adversaires et non en ennemis. La réciproque n’était pas vraie. Comme l’écrit Horst Möller, « les idéologies totalitaires ne connaissaient pas d’adversaires politiques, mais seulement des ennemis – mais les ennemis ont été anéantis, pas combattus »135. De cette dissymétrie résulta un combat à armes inégales, une insuffisance et une inadéquation des moyens employés. Ce décalage entre le souci démocrate de rester dans la légalité et la perfidie nazie, toujours prête à instrumentaliser l’apparente légalité, s’exprima de façon frappante lors du vote de la loi des pleins pouvoirs, auquel participa la majorité des parlementaires étudiés.

80Le combat mené par certains parlementaires aboutit à une désillusion existentielle. Les causes auxquelles ils avaient cru, les lois qu’ils avaient contribué à élaborer furent balayées en quelques semaines. L’effondrement de la République provoqua « l’échec de leurs projets de vie jusqu’alors »136. Ces acteurs devinrent ainsi à l’échelle de l’Allemagne des « orphelins de la République », à l’instar des élus français de 1940137. La plupart des députés examinés passèrent subitement du statut enviable de parlementaire, de haut fonctionnaire ou de permanent de parti à celui d’anonyme ou de proscrit. Cette rupture fut d’autant plus brutale que la mise en place de la dictature passa par l’écrasement de l’opposition, les anciens membres du Reichstag constituant une cible de choix.

81Plusieurs députés se retrouvèrent sans ressources, d’autres furent contraints à l’exil. Durant les premiers mois de l’année 1933, ils renoncèrent à tout ce qui avait constitué leur position et leur identité sociales et virent disparaître les structures dans lesquelles ils avaient évolué – associations, syndicats, partis. En quelques mois, leur avenir s’obstrua et s’obscurcit. La plupart étaient en proie à un désarroi immense. Les députés de gauche, qui espérèrent jusqu’à la fin que les forces républicaines résisteraient à l’assaut autocratique, durent du jour au lendemain entrer dans l’illégalité.