Chapitre 13
Le renfort et la cordée
Deligny lecteur d’Henri Wallon
p. 207-218
Texte intégral
1Au début des Vagabonds efficaces (1947), Fernand Deligny décrit le fonctionnement du Centre d’observation de Lille au moment où il le dirigeait. Au bout de quelques pages, il écrit « Je vais chercher du renfort » et il cite un psychologue. Cela ne va pas de soi : il pourrait sembler ainsi se plier à la nouvelle norme qui se substitue à la fin des années 1940 au couple répression-charité, emblème jusque-là du traitement de l’enfance inadaptée ; cette nouvelle norme, c’est l’explication des « déviances » par la psychologie individuelle et par les dispositions essentielles qui expliqueraient le comportement des enfants. C’est-à-dire une démarche « scientifique » à laquelle en fait Deligny est tout aussi hostile qu’à la variante précédente. Mais tout s’éclaire quand on se rend compte que le psychologue cité est Henri Wallon, et que la citation prend précisément position contre les déterminations purement psychologiques de l’individu ; on y lit notamment :
Il n’est pas plus possible, en effet, de déduire un comportement de dispositions, si fondamentales et impérieuses soient-elles, qu’une fonction des facteurs plus élémentaires qu’elle intègre. Et plus croît, avec la complexité d’une activité, la diversité des circonstances auxquelles il lui faut répondre, moins il est possible de l’en dissocier et de l’envisager seule.1
2Il s’agit ainsi de se réclamer d’un psychologue qui n’attribue pas toute la conduite aux seuls mécanismes psychologiques, mais qui au contraire ne comprend ceux-ci qu’en lien avec les « circonstances » – un terme qui revient souvent sous la plume de Wallon, dans tous ses livres. C’est le terme même que Deligny emploie à son tour pour expliciter sa démarche : « Priver un enfant de ses circonstances habituelles de vie, c’est le priver de son caractère habituel » – c’est pourquoi il faut établir dans le Centre des conditions de vie qui soient les plus proches possible de celles d’où viennent les enfants (et leur permettre le retour le plus fréquent possible à la maison) : on les verra alors « à peu près tels qu’ils sont à l’habitude ». Caractère, circonstances, habitude : ce sont ces trois notions qui fournissent les instruments intellectuels de la tentative, les deux dernières barrant la route à toute interprétation fixiste de la première. Le caractère, pour Deligny comme pour Wallon, n’est nullement l’habillage d’un destin attribué une fois pour toutes à l’enfant2.
3Henri Wallon jouera un rôle important dans la tentative suivante de Deligny, celle de La Grande Cordée, créée en 1948. On connaît les données de la situation : il s’agit de constituer un réseau d’entraide qui puisse fournir à des jeunes, délinquants, pré-délinquants ou « caractériels » des occasions qui leur permettent de sortir du chemin tout tracé où leur vie se perdait. Non pas une institution, mais des possibilités de changer de cadre, car « l’occasion fait le larron ». Le point d’appui est constitué par le réseau des Auberges de la jeunesse, à partir duquel les enfants ou adolescents se voient proposer un travail, un voyage, un séjour qui les réinséreront dans le tissu social (« des gars qui arrivent à s’infiltrer dans la vie courante », dira-t-il plus tard3) ; et, grâce à ces occasions, pourront se révéler d’autres traits que ceux de la « nature » qui leur était attribuée dans leur histoire antérieure. Tel enfant que l’on croyait (et qui était vraiment, dans ces conditions) « sournois, turbulent, menteur, paresseux », apparaît soudain capable de révéler les traits opposés si une situation nouvelle s’y prête. Avec le risque, évidemment, que les anciens traits réapparaissent si un événement imprévu vient annuler l’occasion. Créer des occasions, c’est donc donner à vivre des circonstances nouvelles, et une telle entreprise n’a de sens, justement, que si ceux qui la mettent en place sont convaincus du rôle constitutif des circonstances. Car si les dispositions ou le caractère étaient donnés une fois pour toutes, il ne servirait évidemment à rien de modifier le cadre où se situent les individus, ni de leur proposer de nouvelles activités4.
4Pour mettre en place une telle tentative, face à des pouvoirs publics parfois réticents, Deligny a eu besoin d’appuis institutionnels. Ils sont fournis entre autres par des « notabilités » du monde scientifique et médical – même si leurs positions politiques peuvent susciter la défiance des milieux conservateurs : Henri Wallon, professeur au Collège de France, préside le conseil d’administration (et c’est dans son laboratoire que l’instituteur Deligny est détaché administrativement) ; le Dr Louis Le Guillant, psychiatre reconnu, est responsable du suivi médico-psychologique des enfants5. Ces deux noms indiquent bien la situation de chevauchement qui est celle du réseau et de ses animateurs, à l’égard des disciplines comme à l’égard des institutions : médecine, psychologie et psychiatrie n’y sont prises ni comme les sources d’un savoir qui expliquerait à lui seul l’ensemble de la réalité humaine, ni comme des illusions à combattre : plutôt comme des outils que l’on peut employer parmi d’autres, au sein d’une évaluation pratique. De même, le réseau s’appuiera sur des juges pour enfants, des administrateurs, des inspecteurs de l’éducation surveillée. Cependant, de même que pour Le Guillant, le nom de Wallon n’est pas là seulement pour des raisons institutionnelles, ni pour la « carte blanche » qu’ils lui ont donnée : il marque une vraie proximité théorique, comme on l’a vu par la citation des Vagabonds efficaces, et Deligny lit alors attentivement son principal ouvrage de synthèse : De l’acte à la pensée6, où il trouve la confirmation de ses orientations7.
5Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur l’itinéraire d’Henri Wallon lui-même. Comme beaucoup de ceux qui ont joué un rôle majeur dans les sciences humaines à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe (et encore après), il a commencé par un cursus en philosophie – on pourrait faire l’hypothèse qu’il s’est agi, à chaque fois, de chercher dans des explorations conçues sur le modèle des sciences positives, les réponses aux questions sur l’homme que le spiritualisme et ses successeurs posaient, sans les résoudre, dans les termes d’une psychologie encore toute philosophique. Né en 1879 dans une famille catholique et républicaine (il est le petit-fils de l’historien Henri Wallon8, à qui l’on doit l’amendement qui officialisa la IIIe République), normalien et agrégé de philosophie comme avant lui Théodule Ribot, Émile Durkheim, Lucien Lévy-Bruhl et Georges Dumas, il s’est engagé politiquement au moment de l’Affaire Dreyfus, a entrepris, après l’agrégation et un an d’enseignement au lycée, des études de médecine et de psychologie. Il a soutenu en 1908 sa thèse de médecine sur le délire de persécution9. En 1920, il est chargé de cours à la Sorbonne ; il soutient en 1925 sa thèse de doctorat ès lettres sur « l’enfant turbulent »10 qui était prête dès 1914, mais que l’expérience de la guerre a modifiée et enrichie ; il est nommé directeur d’études à l’EPHE, où il fonde le laboratoire de psychobiologie de l’enfant, puis professeur au Collège de France en 1937. Parallèlement, il a poursuivi son engagement politique : adhérant en 1931 à la fois à la SFIO et au Cercle de la Russie neuve11, il est interdit d’enseignement par le régime de Vichy, rejoint la Résistance, au cours de laquelle il entre au parti communiste. Ses deux parcours, scientifique et politique, se rejoignent en 1944, lorsqu’il est nommé vice-président de la commission de réforme de l’enseignement qui élabore le plan Langevin-Wallon ; il en devient le président à la mort de Paul Langevin et publie en 1947 le rapport qui porte leurs noms.
6Très tôt dans son activité scientifique, sa recherche s’est centrée sur l’enfance, comme en témoigne sa thèse – et c’est un premier point commun avec Deligny. Cet intérêt pour l’enfance n’est pas un refus de la psychologie de l’adulte mais, à ses yeux, un moyen d’y accéder – car elle permet de déchiffrer les insuffisances fonctionnelles qui existent aussi chez l’adulte en dépit de l’adaptation acquise vis-à-vis du milieu : « C’est dans l’enfance, avant l’établissement du compromis, qu’elles sont le plus faciles à déceler et analyser. Elles peuvent être la clef des variations individuelles de réaction et de conduite, qui sont un élément capital du tempérament et du caractère »12. D’où la conclusion de l’ouvrage : « Ainsi l’étude de l’enfant a-t-elle sa place que nulle autre ne saurait combler » (ibid., p. 316). Et c’est aussi la raison pour laquelle l’étude des troubles de l’enfance renseigne sur l’enfance en général13. Cet intérêt ne se démentira pas. En 1936, sous le Front populaire, il a présidé une commission interministérielle visant à évaluer le nombre d’enfants « déficients » ou « retardés » dans la population. Il crée en 1948 la revue Enfance et préside le Groupe français d’éducation nouvelle de 1946 à son décès en 1962. L’appui donné à La Grande Cordée entrait donc dans la logique à long terme d’un intérêt personnel et scientifique.
7Cette logique une fois remarquée, il reste à se demander, au-delà des intérêts communs et de l’appui militant, ce que Deligny pouvait trouver dans la lecture de Wallon, qui lui permette de penser sa propre démarche. Sans entreprendre un exposé de l’ensemble de la pensée de celui-ci14, on peut remarquer quatre points fondamentaux.
La critique de l’illusion psychologiste
8Un présupposé spontané qui se répète dans le discours des psychologues est la croyance à la transparence de la conscience et – au-delà – à la possibilité d’un accès immédiat au fonctionnement du psychisme humain. Un passage remarquable dans l’introduction de la thèse élabore une critique non seulement de l’introspection – mais aussi de ce qui apparaît comme une extension de l’introspection : l’analyse d’autrui à partir de ses idées et représentations. C’est ce qui fonde la tendance du psychologue qui préfère étudier les adultes – y compris les malades – plutôt que les enfants : « Dans son impression qu’il doit y avoir des faits plus immédiatement à son usage, il y a sans doute une part d’illusion »15. L’illusion consiste ici à croire reconnaître dans l’« assemblage », même incohérent, qu’est le discours d’un adulte, un point de passage entre celui qui observe et celui qui est observé : « Il s’agit donc toujours de se projeter en eux comme si par l’introspection nous devions toucher dans l’homme pensant, que nous révèle notre conscience, la mesure de l’homme tout entier et de tous les hommes. » C’est la même illusion qui sera critiquée dans De l’acte à la pensée, parce qu’elle conduit à croire à une permanence originaire de la représentation, donc de l’image : « Dans une psychologie qui part des états de conscience, c’est-à-dire de l’analyse de la conscience par elle-même, ce qui semble la donnée première, c’est l’image. Lui servant de simple occasion extérieure, de complément, la réalité lui est finalement sacrifiée, identifiée », et donc on ne comprend pas le passage de l’activité concrète à la représentation – qui est au contraire le problème central qui occupe Wallon16.
9C’est le souci d’échapper à cette illusion de transparence qui explique le sous-titre du livre : « Essai de psychologie comparée. » La conclusion explicite la démarche : « nous avons cherché à déterminer par une suite de comparaisons entre des activités diverses, tant individuelles que collectives, comment naît l’idée » (ibid., p. 241). Cette suite de comparaisons est double : d’une part entre les activités elles-mêmes (l’action immédiate d’adaptation au milieu, l’intelligence concrète, l’imitation, l’activité intellectuelle) ; d’autre part entre les variations des individus chez qui elles se réalisent : l’enfant et l’adulte ; parmi les enfants eux-mêmes, les différents stades ; chez les uns et les autres, le tout-venant et celui qui en dévie : l’histoire de l’apparition de ces activités (dont on verra qu’elle est loin d’être univoque et continue) est éclairée par l’analyse des blocages et des régressions. Ce qui est entrepris, là, ne vise pourtant pas à établir un fossé infranchissable entre le normal et le pathologique : au contraire, Wallon consacre beaucoup de soin à distinguer entre l’enfant « idiot », le dément, et même l’animal – mais en même temps il y découvre ce qu’ils ont de commun, dans leur différence même, avec l’homme adulte normal. Il y a là une façon de prendre la normalité à rebours, en quelque sorte, en se servant des autres pour atteindre ce qui en elle n’est pas accessible à la conscience. L’analyse des disparités conduit à découvrir une continuité qui est justement celle de l’opacité : « il y a jusqu’en chacun de nous des réalités psychiques qui ne sont pas réductibles à ceux de nos concepts que nous croyons les plus nécessaires, les plus fondamentaux, les plus universels, alors que l’espèce en est relative à notre époque et à notre civilisation »17. Ainsi « l’être social qu’est tout homme » distribue ses « états de conscience » dans des « catégories mentales » – qui sont fragiles et contingentes ; la psychose accentue ces caractéristiques, parce qu’elle exprime des transformations de l’être affectif qui les disloquent. Et la phrase qui suit étend cette opacité à tout homme : « Aussi le psychologue et le psychiatre ne peuvent-ils prendre la traduction conceptuelle et verbale que chacun donne de soi pour une image identique à son être psychique. C’est une simple série de signes dont le sens n’est pas à chercher en eux-mêmes, mais dans leurs rapports avec toutes les particularités dont résulte le comportement actuel du sujet. » Autrement dit, l’être conscient et parlant n’est qu’une part de l’être psychique. Face à l’illusion de la conscience transparente, la psychologie wallonnienne apparaît ainsi, par différence, comme une science de la production de la conscience. L’analyse des stades va à l’encontre de l’impression d’éternité et de naturalité de la pensée adulte, comme chez Marx l’histoire de l’accumulation primitive montre par quoi il a fallu en passer pour arriver à la structure apparemment éternelle et naturelle du capitalisme développé.
Le développement entre base biologique et ambiance sociale
10C’est au niveau de l’analyse des stades que va apparaître une nouvelle ligne de démarcation. Il ne suffit pas, en effet, de rejeter l’illusion de la transparence du psychisme ; il faut rejeter aussi celle de son autonomie – qui en est sans doute une conséquence :
C’est une illusion fréquente des psychologues que de croire les formes ou transformations de la vie psychique uniquement réductibles à des facteurs ou éléments psychiques. Certains même se font une obligation de n’en pas reconnaître d’autres. Sans doute est-ce la psychologie de la conscience ou de l’introspection qui continue d’imposer ses limites à leur champ d’étude.18
11Ce qui caractérise tous les écrits de Wallon, c’est l’insistance inlassable sur le fait que la psychologie ne peut réduire son horizon à la seule considération des faits psychiques. Le développement psychique est incompréhensible si l’on ne prend pas en compte ce qui lui sert de soubassement et de condition : le développement physiologique19. Dans la conclusion de son ouvrage principal, il écrit :
Il faut tenir compte de l’être en voie de réalisation qu’est l’enfant. Son développement biologique n’est pas terminé à la naissance. Des fonctions apparaissent du seul fait de sa croissance, qui doit l’amener à reproduire le type de l’espèce. En d’autres termes, il faut faire place à la maturation progressive de son organisme et de ses fonctions. À chaque étape se modifient, comme d’elles-mêmes, les structures anatomiques ou fonctionnelles.20
12Mais qui croirait, à la lecture de ces lignes, découvrir comme clef de la psychologie un pur déterminisme biologique se tromperait gravement. Car la forme même que prend ce développement physiologique implique une détermination supplémentaire – et elle n’est pas non plus « psychologique » au sens étroit du terme. En effet, après avoir souligné l’importance de la maturation des structures anatomiques ou fonctionnelles, Wallon ajoute aussitôt : « Des rapports nouveaux naissent des conditions de vie que simultanément elles rendent possibles et qu’elles subissent, dans le milieu qu’elles rendent accessible à l’enfant et qui s’imposent à elles. » Le problème est donc non pas de « ramener chaque moment du comportement au moment antérieur comme à sa source » mais de « chercher à voir s’il ne doit rien à des conditions sans rapport avec la suite des expériences antérieurement réalisées » (ibid., p. 142). Le milieu et les conditions de vie viennent ainsi ajouter une ligne de causalité qui n’est ni une conséquence directe du niveau biologique, ni un développement purement interne des phénomènes psychiques – mais qui ne relève pas non plus d’une simple extériorité, puisque ce sont les conditions produites par le développement biologique qui lui permettent de s’exercer. Mieux : qui imposent qu’elle s’exerce. Autrement dit, la nécessité du social est appelée par le biologique même. C’est même peut-être ce qui distingue le mieux l’homme de l’animal21 – encore que Wallon soit très prudent sur la détermination de ce genre de frontières. Cette intrication est presque immédiate dans la vie humaine22 et elle va s’accentuer au fur et à mesure que l’enfant passera par les stades successifs de son évolution. C’est pourquoi « le développement de l’intelligence est dans une grande mesure fonction du milieu social. Pour qu’elle puisse dépasser le niveau de l’expérience ou de l’invention immédiate et concrète, il lui faut des instruments d’origine essentiellement sociale, comme le langage et les différents systèmes qui en sont issus » (ibid., p. 14). Cette détermination à son tour n’est pas unilatérale : il faut à l’enfant des cadres, et la capacité de les élaborer est liée à la constitution d’un espace mental : « cette progression est manifestement liée à la maturation des centres nerveux, de même qu’elle peut être compromise par certaines de leurs lésions » (p. 15). À chacun de ces stades on retrouvera cette dialectique du biologique et du social, y compris dans le passage d’une forme d’intelligence à une autre :
Ce qui permet à l’intelligence ce transfert du plan moteur sur le plan spéculatif n’est évidemment pas explicable, dans le développement de l’individu, par la simple opération de ses expériences motrices se combinant entre elles pour mieux s’adapter aux exigences multiples et mouvantes du réel. Ce sont les aptitudes de l’espèce qui sont en jeu, en particulier celles qui font de l’homme un être essentiellement social. (p. 127)
13On pourrait ainsi caractériser la position de Wallon comme un double matérialisme : physiologique et social. La psychologie chez lui apparaît comme doublement déterminée, d’un côté par le niveau biologique (la maturation du corps et ses aléas) et d’un autre côté par le niveau sociologique (le rôle, dès le début, de l’« ambiance »)23. Cette double articulation produit des analyses complexes car chacun des éléments peut contrecarrer l’autre. L’individu, et d’abord l’enfant, est un corps, et un corps immédiatement social (et non pas ultérieurement socialisé, comme c’est le cas chez Piaget24).
Les structures de la vie humaine
14Non seulement le psychisme n’est ni transparent ni autonome, mais il est donc inscrit dans le corps, et le développement de celui-ci joue un rôle majeur dans la vie mentale. Encore faut-il s’entendre sur ce que c’est que le corps et sur ce qu’il peut. En l’occurrence, on est là devant une conception qui ne laisse guère de place à l’inertie ou à la passivité. On pourrait résumer une bonne partie des analyses de De l’acte à la pensée (et les autres ouvrages le confirment) et disant que le corps, c’est le geste ; même quand le corps est apparemment immobile, son activité se concentre dans le tonus, c’est-à-dire au fond l’embryon du geste. Il n’y a jamais de passivité complète : même la simple perception s’accompagne d’une esquisse de répétition du mouvement perçu25. D’où l’importance, dans une telle reconstitution, de l’attitude ou posture, qui conditionne le mouvement et accompagne la perception.
15Cette insistance sur la place et le rôle du corps – un corps qui n’est pas statique, même quand il est immobile – a évidemment une fonction polémique – contre les doctrines de la conscience originaire. Mais en même temps elle diffère profondément de l’éloge que l’on rencontrera dans ce que Deligny appellera plus tard les « idéologies de la libération ». Ce n’est ni un corps oublié ni un corps magnifié. C’est un corps qui se développe et produit des effets selon des lois rigoureuses, qu’il s’agit de connaître dans sa matérialité.
16Au sein de cette matérialité, Wallon souligne le rôle majeur de l’émotion avant le langage ; puis celui de l’imitation avant la représentation ; celui de l’« intelligence des situations », liée à l’activité concrète, avant l’intelligence raisonnée. La production de cette dernière est marquée par la série qui fait passer du signal et de l’indice au simulacre puis au symbole et au signe. C’est seulement à la fin de la série qu’apparaît le langage – il est lié à l’organisation de la durée et de l’espace26. L’espace lui-même est d’abord de l’ordre de la perception du mouvement et des relations du corps avec les objets extérieurs : « L’espace n’est pas primitivement un ordre entre les choses, c’est plutôt une qualité des choses par rapport à nous-mêmes et, dans ce rapport, grande est la part de l’affectivité, de l’appartenance, de l’approche ou de l’évitement, de la proximité ou de l’éloignement » (ibid., p. 229). Les transformations de l’intuition spatiale vont jouer un rôle essentiel aussi bien dans l’intelligence pratique que dans l’élaboration du langage et des structures de la représentation. Quant au temps, ce n’est pas seulement la durée individuelle : c’est aussi l’accumulation historique des techniques et des savoirs que l’enfant absorbe dans son rapport avec les adultes.
17Corps, mouvement, espace – et langage, société, pensée : les conditions d’élaboration du psychisme renvoient d’abord aux rapports matériels dans lesquels s’inscrit la vie humaine ; ces rapports croisent immédiatement les rapports interhumains, historiques et sociaux. La psychologie apparaît alors comme une science de la constitution de la vie humaine, de ses capacités et de ses limites, individuelles et collectives – et donc aussi comme la connaissance de la possibilité d’intervenir rationnellement sur les conditions de cette vie.
Le rapport critique aux instruments scientifiques
18Il est complexe, mais il est essentiel d’en saisir le sens, car c’est le rapport qui gouverne toute une partie de la pratique. D’un côté, une incontestable méfiance à l’égard des tests ou plutôt de leur usage non encadré. Dès son travail sur l’enfant turbulent, Wallon remarque, à propos de certaines affirmations de Binet : « De recherches dans les écoles, Binet concluait à un amoindrissement global de l’intelligence ; sans doute sa méthode d’examen par tests et détermination de l’âge intellectuel est-elle plus responsable de ce résultat que l’examen des enfants eux-mêmes »27. Ailleurs, il mentionne « certains psychologues qui croyaient comme à l’absolu aux résultats donnés par les tests »28. Il fait très clairement plus confiance à l’observation qu’à l’expérimentation qui se fonde sur l’isolement d’un fragment d’activité humaine, séparée du support des circonstances. Mais d’un autre côté, il manifeste un souci de prendre en compte l’expérience et le savoir liés à une connaissance scientifique de l’enfant : on peut penser que c’est là une prise en compte de l’opacité de la conscience, dont l’exploration doit donc relever des règles d’une connaissance objective. C’est pourquoi le Plan Langevin-Wallon proposera de généraliser le rôle des psychologues scolaires.
19En somme, ni confiance absolue, ni rejet fondé sur l’illusion d’une connaissance immédiate : les instruments peuvent être utiles dans certaines conditions ; si on les isole de ces conditions de validité, ils nuisent à l’enfant plus qu’ils ne sont utiles au psychologue.
20Sur cette question, Deligny retiendra sans doute plus l’aspect critique, néanmoins il acceptera dans La Grande Cordée la présence de professionnels de la psychologie et le dialogue avec eux. Et il sera reconnaissant à Wallon de l’avoir laissé agir.
21Ces quatre points ne rendent certainement pas compte de toute la pensée d’Henri Wallon, riche en observations et en synthèses. Mais ils permettent d’évaluer le socle théorique qu’elle fournit au travail de Deligny. L’inscription du psychisme dans une double relation au corps et au milieu social, la considération du rôle de l’adulte dans la vie de l’enfant, la possibilité d’intervenir dans les « circonstances » et donc de fournir des « occasions », la confiance – limitée mais réelle – dans les instruments d’analyse : tout cela contribue à constituer une vision non individualiste de l’individu et à élaborer des stratégies pour raccorder les individus en difficulté à d’autres en un réseau qui permet une progression commune : ce qui est la définition du mot « cordée ».
Notes de bas de page
1 Henri Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris, Boivin, 1934, p. 12-13.
2 « Si le caractère comporte une certaine constance dans les façons de réagir, c’est encore là une condition difficile à relever chez l’enfant. Non seulement parce que le nombre des occasions qui se sont offertes à lui et des expériences par lesquelles il est passé reste beaucoup trop restreint pour avoir pu graver en lui des dispositions particulières, mais aussi en raison de la discontinuité essentielle qui s’observe dans son comportement », ibid., p. 15.
3 Fernand Deligny, Le Croire et le Craindre, Paris, Stock, 1978, p. 25.
4 Sur les « tentatives » de Deligny et son recours à la philosophie et aux sciences humaines pour les penser, voir Pierre-François Moreau et Michäel Pouteyo dir., Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet, ENS Éditions, 2021.
5 Sur les positions de Deligny, Wallon, Le Guillant face aux doctrines de l’enfance inadaptée, voir Michael Pouteyo, « La formation des éducateurs, retour sur une guerre de positions (1940-1960) », Le sociographe, vol. 11, no 5, 2018, p. I-XXVII.
6 Henri Wallon, De l’acte à la pensée. Essai de psychologie comparée, Paris, Flammarion, 1942.
7 Lorsque je l’avais interviewée en préparant mon livre (Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance, Paris, Retz, 1978), Huguette Dumoulin, qui avait joué un rôle majeur dans la tentative, m’avait même dit que Deligny avait à cette époque en permanence ce livre sous le bras.
8 Celui-ci est l’auteur d’une Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité (1847), et son petit-fils dira de lui, dans un entretien de 1959 : « Il entra dans la vie politique par l’abolition de l’esclavage : il avait été un des secrétaires de la commission présidée par Schoelcher » (La nouvelle critique, juillet-août 1959, repris dans Enfance, 1968, t. 21, no 1-2, p. 17-29).
9 Henri Wallon, Délire de persécution. Le délire chronique à base d’interprétation, Paris, Baillière, 1909.
10 Henri Wallon, L’enfant turbulent : étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental, Paris, Alcan, 1925.
11 Il préface en 1935 le recueil À la lumière du marxisme, issu des conférences de ce Cercle, auquel participent aussi Marcel Cohen, Auguste Cornu, Georges Friedmann, Lucy Prenant, Marcel Prenant.
12 Henri Wallon, L’enfant turbulent : étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental, ouvr. cité, p. 7.
13 « L’enfant normal se découvre dans l’enfant pathologique », ibid., p. 309.
14 On peut se reporter aux travaux et aux éditions d’Émile Jalley et de Liliane Maury, notamment le livre de cette dernière : Wallon. Autoportrait d’une époque, Paris, PUF, 1998.
15 Henri Wallon, L’enfant turbulent : étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental, ouvr. cité, p. 3.
16 Henri Wallon, De l’acte à la pensée, ouvr. cité, p. 187.
17 Henri Wallon, L’enfant turbulent : étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental, ouvr. cité, p. 3-4.
18 Henri Wallon, De l’acte à la pensée, ouvr. cité, p. 126.
19 D’où le nom de la structure qu’il a fondée et dirigée : laboratoire de psychobiologie de l’enfant.
20 Henri Wallon, De l’acte à la pensée, ouvr. cité, p. 241.
21 « les rapports de l’individu avec le monde physique ne sont pas, pour l’homme, aussi simples et immédiats que pour l’animal qui pourvoit solitairement à ses besoins. Le milieu social se superpose au milieu naturel et devient un moyen nécessaire d’action sur lui […]. C’est donc par des rapports de sociabilité que s’ouvre nécessairement sa vie. Ils devancent de loin les rapports avec le monde physique, contrairement à ce qui s’observe dans la série animale presque tout entière », Henri Wallon, La vie mentale, Paris, Éditions sociales, 1982, p. 203 (texte paru en 1938 dans l’Encyclopédie française).
22 « C’est vers autrui, vers l’ambiance humaine qu’est tourné celui [le stade] qui succède aux simples réactions d’appétit alimentaire et d’inquiétude motrice », Henri Wallon, De l’acte à la pensée, ouvr. cité, p. 129.
23 On en trouve une formulation particulièrement forte à la fin de l’étude sur le corps propre : « Il y a donc à toute notion intellectuelle deux sortes de conditions, les unes psycho-sociales, les autres psycho-biologiques », Henri Wallon, Les origines du caractère chez l’enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris, Boivin, 1934, p. 206.
24 Voir la critique de celui-ci, par exemple dans Henri Wallon, ibid., p. 258 et suiv.
25 « S’absorber dans la contemplation d’un spectacle, ce n’est pas demeurer passif. L’excitation ne demeure pas purement cérébrale, elle se répand dans les muscles. Bien qu’ils puissent n’exécuter aucun mouvement, ils sont néanmoins le siège d’une activité parfois intensément ressentie par le sujet, bien qu’imperceptible pour les autres », Henri Wallon, De l’acte à la pensée, ouvr. cité, p. 152-153. On est tenté de rapprocher cela de ce que dit Alexandre Matheron sur Spinoza en commentant le « parallélisme » de l’âme et du corps : même les pensées les plus abstraites peuvent correspondre à un début de geste.
26 Henri Wallon, De l’acte à la pensée, ouvr. cité, p. 204-205.
27 Henri Wallon, L’enfant turbulent : étude sur les retards et les anomalies du développement moteur et mental, ouvr. cité, p. 12.
28 Conférence sur la réforme de l’Université, 20 décembre 1945. Le texte en est reproduit dans l’ouvrage de Liliane Maury, Wallon. Autoportrait d’une époque, ouvr. cité, p. 167.
Auteur
Pierre-François Moreau est professeur émérite des universités à l’ENS de Lyon, membre de l’IHRIM. Parmi ses publications : Deligny et les idéologies de l’enfance (Retz, 1978) ; Spinoza. L’expérience et l’éternité (PUF, 1994) ; Lucrèce. L’Âme (PUF, 2002) ; avec Matteo Vincenzo d’Alfonso, Phénoménologie et marxisme (ENS Éditions, 2021) ; avec Sonja Lavaert, Spinoza et la politique de la multitude (Kimé, 2021).
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