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« Il faut éduquer les enfants… »

 | 
Sophie Audidière
, 
Antoine Janvier

Partie I. Révolution et institution

Chapitre 3

L’idéologie de l’éducation à l’époque de « l’Idéologie »

Finances, pédagogie et politique dans les écoles centrales (1795-1803)

Julien Vincent

Texte intégral

Je remercie Sophie Audidière pour ses encouragements et Francis Fiszleiber de m’avoir fourni les documents des Archives nationales cités dans ce texte.

  • 1 Guillaume Mazeau, « La “Terreur”, laboratoire de la modernité », Pour quoi faire la Révolution, Mar (...)
  • 2 Jean-Luc Chappey, « Du peuple enfant au peuple malheureux. Questions sur les mutations des dominati (...)

1Au lendemain du 9 thermidor an II, les nouvelles élites au pouvoir construisent le mythe d’une « Terreur » au cours de laquelle les passions populaires se seraient déchaînées en violences sauvages et meurtrières1. Pour mettre fin à cette soudaine régression de la civilisation, dont elle invente l’image effrayante, la Convention thermidorienne met en avant l’idée qu’il faut éduquer les enfants. La Constitution de l’an III, en 1795, redéfinit la République comme un monde hiérarchisé, dans lequel seuls les propriétaires instruits ont le droit de vote. Dans ce contexte, l’enfant devient le paradigme d’une citoyenneté en devenir, dont l’exercice plein et entier suppose le développement préalable des facultés intellectuelles et morales2.

2Un groupe de philosophes, bientôt désignés comme les « Idéologues », font alors profession de répondre à ce nouveau contexte politique. Se réclamant d’un « juste milieu » de républicains modérément démocrates, à distance des royalistes comme des néo-jacobins, ils promeuvent une nouvelle science de l’esprit humain destinée à devenir science de gouvernement. À partir d’une analyse des sensations, de leur rôle dans la formation des idées, et de la combinaison des idées entre elles, ils espèrent pouvoir bientôt faire naître à distance, chez les citoyens français, les savoirs, les notions politiques et l’amour des lois dont la République a besoin afin de consolider le régime et mettre fin à la Révolution.

  • 3 Sergio Moravia, « La Société d’Auteuil et la Révolution », Dix-Huitième Siècle, vol. 6, no 1, 1974, (...)
  • 4 Au sein d’une abondante bibliographie, voir notamment François Picavet, Les Idéologues. Essai sur l (...)
  • 5 Denis Woronoff, La république bourgeoise, de Thermidor à Brumaire (1794-1799), Paris, Seuil, 1972, (...)

3Le terme « Idéologie » (avec un I majuscule) est généralement utilisé pour désigner la nébuleuse de savants et d’hommes de lettres regroupés autour de Destutt de Tracy, de Cabanis, et d’autres membres de la Société d’Auteuil3. On trouve, au sein de ce groupe aux frontières floues, des figures établies telles que Daunou, Garat, Sieyès, Volney ou Roederer, ainsi que des figures nouvelles, à l’image des rédacteurs de la Décade philosophique : Pierre-Louis Ginguené, Amaury Duval et Jean-Baptiste Say4. Pendant le Directoire (1795-1799) et la première moitié du Consulat (1800-1804), ces individus cumulent des fonctions politiques et littéraires. À travers eux, l’Idéologie devient une véritable idéologie dominante (avec un i minuscule) au sens où elle formule l’esprit du républicanisme de la Constitution de l’an III, devenant ce que Denis Woronoff a décrit comme un « discours de la méthode » de la classe gouvernante5. À partir de 1802-1803, Bonaparte s’emploie toutefois à marginaliser ce courant, politiquement et scientifiquement. C’est seulement au moment où leur doctrine cesse d’être l’idéologie de la classe dominante qu’elle est identifiée à un groupe philosophique que l’on commence alors à désigner comme les « Idéologues ».

  • 6 Les budgets de l’instruction publique sous la Révolution sont mal connus : sur ce point, voir Domin (...)

4Les travaux existants ont surtout insisté sur l’histoire intellectuelle de ce groupe de penseurs dont les écrits préfigurent l’essor d’une nouvelle science de l’homme au xixe siècle. Mais par quels mécanismes concrets l’Idéologie fut-elle mise en idéologie ? Quels furent les micro-pouvoirs, dispositifs matériels et circulaires administratives qui donnèrent à cette philosophie la force – ou peut-être seulement l’ambition – de produire certains comportements ? La question du financement de l’instruction publique présente un terrain favorable pour répondre à ces questions. Paradoxalement, ni les travaux portant sur la pensée des Idéologues ni ceux portant sur l’éducation pendant la période révolutionnaire ne semblent s’être intéressés de près à la place des savoirs comptables et financiers6. Pourtant, ceux-ci occupaient une place centrale dans un contexte de faillite de l’État, où l’essentiel des ressources étaient absorbées par l’effort de guerre.

5Au milieu du xviiie siècle, Quesnay avait comparé la circulation de l’argent dans la société à celle du sang dans le corps humain. Au début du xixe siècle, Saint-Simon s’empare à nouveau de cette analogie en comparant les flux financiers aux flux sanguins qui irriguent la tête, les organes et les membres. À partir du cas des écoles centrales, fondées en 1795 et dissoutes en 1803, nous voudrions suggérer qu’une vision similaire des financements fut adoptée par un pouvoir exécutif alors largement acquis aux conceptions des Idéologues. Placé sous la responsabilité des administrations centrales des départements par la loi du 28 messidor an IV (16 juillet 1796), le financement des écoles centrales était étroitement surveillé par le ministère de l’Intérieur. Les archives financières de ces écoles, peu étudiées, y apparaissent comme un enjeu inattendu de construction du pouvoir exécutif et d’affirmation de l’Idéologie comme science de gouvernement. Elles montrent en premier lieu que la comptabilité est un élément crucial, quoique généralement occulté, de la formation des idées républicaines ; mais aussi, en second lieu, que la bataille politique et philosophique menée par les Idéologues a aussi porté sur la maîtrise des circuits de financement.

L’Idéologie dans ses meubles

  • 7 Jean-Luc Chappey et Julien Vincent, « A republican ecology? Citizenship, nature and the French Revo (...)
  • 8 Yvonne Weill, « Le curriculum des écoles centrales de l’an IV », Annales historiques de la Révoluti (...)

6C’est dans les institutions du Directoire qu’il faut chercher les bases matérielles de ce qui deviendra progressivement, sous la plume de Cabanis et Destutt de Tracy, le programme de l’Idéologie. Les écoles centrales, qui en sont un élément crucial, ont été imaginées par Pierre-Claude-François Daunou. Auteur de la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), ce dernier précise le programme d’instruction publique que la Commission des Onze a mis au centre de la Constitution de l’an III. Comme dans les autres « établissements d’humanité » dont la République se dote, l’apprentissage des idées nécessaires à la pleine citoyenneté y commence par la fabrication d’un environnement favorable, c’est-à-dire par le contrôle des sensations qui stimulent les sens, et en organisant l’ordre dans lequel les idées arrivent7. Dans ce cadre matériel, le plan d’éducation va suivre un ordre raisonné qui se divise en trois sections successives8. D’abord, à partir de douze ans, on commence par un cours de dessin destiné à éduquer la vue. Puis on passe à l’histoire naturelle, science de l’observation et de la classification, et aux langues anciennes. Une deuxième section, à partir de quatorze ans, est consacrée à l’étude des mathématiques d’une part, de la physique et de la chimie expérimentales d’autre part. Enfin, une troisième section, à partir de seize ans, est consacrée à la grammaire générale, puis aux belles lettres, à l’histoire philosophique, enfin à la législation.

  • 9 Sur l’affinité entre le programme des écoles centrales et la pensée des Idéologues, voir L. Pearce (...)
  • 10 Archives départementales (désormais AD) du Calvados 2L 676.
  • 11 Julien Vincent, « Une histoire naturelle de la société civile ? La science morale et politique de J (...)
  • 12 James Livesey, « Agrarian ideology and commercial republicanism in the French Revolution », Past &  (...)
  • 13 Henri Jean-Baptiste (Abbé) Grégoire, « Réflexions extraites d’un ouvrage sur les moyens de perfecti (...)

7La philosophie que contient implicitement cette « loi Daunou », inspirée de Condillac, est d’emblée relayée par le ministère de l’Intérieur9. Dans sa circulaire aux administrations départementales du 27 frimaire an IV, le ministre de l’Intérieur Bénézech explique que la division des écoles centrales en trois sections suit un ordre naturel et rationnel ; celui du développement des idées qui accompagne le passage de l’enfance à l’âge adulte10. Il s’agit bien d’un plan d’éducation reproduisant en miniature, à l’échelle de chaque individu, une véritable histoire naturelle des idées11, adaptée aux besoins d’une république commerciale12. Mener pas à pas les enfants vers les idées de gouvernement représentatif et de séparation des pouvoirs, à travers la réforme de l’éducation et du langage, constitue l’horizon des élites au pouvoir13.

  • 14 Dominique Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications de la (...)
  • 15 Ibid., p. 363 : « Cet intérêt partagé pour les questions d’acquisition et de transmission des conna (...)
  • 16 Édouard Guitton dir., Ginguené (1748-1816). Idéologue et médiateur, Rennes, Presses universitaires (...)
  • 17 Dominique Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, ouvr. cité, p. 361.

8Plus que Bénézech, Letourneux, Quinette ou Lucien Bonaparte, c’est François de Neufchâteau qui contribua le plus à fixer la ligne politique du régime en matière d’instruction publique. Ce poète et agronome, né en 1750, devient député des Vosges en 1791 avant de siéger à la Convention. D’abord ministre de l’Intérieur, pendant l’été 1797, il doit quitter son poste pour devenir Directeur au lendemain du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) ; puis il revient à la tête du ministère de l’Intérieur, pendant l’an VII, de l’été 1798 à l’été 1799. Cette trajectoire fait de lui l’un des principaux personnages du Directoire. S’il n’appartient pas au groupe des Idéologues – il ne fréquente pas le salon d’Auteuil, et n’entretient pas de relation suivie avec les chefs de la secte14 – il joue un rôle clé dans la transposition administrative des principes de l’Idéologie. En faisant de l’éducation, dès l’an V, une priorité de sa politique, il est naturellement conduit à s’appuyer sur la nébuleuse qui gravite autour de la Société d’Auteuil15. Le cinquième bureau du ministère de l’Intérieur, consacré à l’instruction publique, est en effet dominé par le réseau des hommes de lettres de la Décade philosophique qui, autour de Pierre-Louis Ginguené – directeur de l’instruction publique au sein du ministère dès novembre 1795 – sont un relais essentiel du groupe16. C’est donc tout naturellement que, lorsqu’il crée un nouveau Comité d’instruction publique en vendémiaire an VII (octobre 1798), Neufchâteau fait venir Ginguené, Lebreton, Garat, Daunou et Destutt de Tracy17.

  • 18 Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent (xvie-xxie siècles), (...)
  • 19 AD Calvados, 2 L 676, séance du 20 ventôse an VII, rubrique « école centrale ».
  • 20 Charles Pouthas, « L’école centrale du Calvados. Deuxième partie : organisation et fonctionnement d (...)
  • 21 Archives nationales (désormais AN), C//2691, « Rapport fait au Directoire exécutif par le ministre (...)

9Un enjeu crucial de l’action du ministère consiste à financer la mise en place, puis le fonctionnement régulier, du nouvel ordre matériel que définit la loi Daunou18. Celui-ci se traduit d’abord dans le choix d’un local, qui est un sujet de discussion dès les premières correspondances avec les administrations centrales. À Caen, où l’ancienne université paraît trop exiguë, le jury central d’instruction publique exprime sa préférence pour l’ancienne Abbaye aux Hommes, dotée de constructions majestueuses et de vastes parcs et dépendances, ainsi que d’un moulin qui « sera utile pour différentes expériences hydrauliques ». Située dans « l’un des quartiers les plus populeux » de la ville, elle symboliserait la nouvelle place de l’instruction publique dans la république, et elle jouxterait l’ancienne église désormais consacrée à la célébration des fêtes nationales19. Mais les obstacles sont nombreux. D’abord il faudrait déloger les administrations civiles et militaires qui y sont déjà installées. Surtout, il faudrait rénover le lieu. C’est dans les archives comptables que l’on peut documenter la façon dont l’Idéologie naissante s’installe dans ses meubles. Un projet d’aménagement de l’abbaye, comportant divers devis, est envoyé au ministère. Il est accompagné de plans soigneusement levés par l’ingénieur des Ponts et Chaussées du département, qui indique quels changements il conviendra d’apporter afin de transformer ce lieu et l’adapter aux besoins des professeurs (voir illustration 1). Il faudra, en particulier, abaisser les plafonds trop élevés, ériger des murs de séparation, et fabriquer entièrement un imposant mobilier pour accueillir la nouvelle bibliothèque ou le cabinet d’histoire naturelle20. Difficile à obtenir dans un contexte où la commission des dépenses n’a pas même accordé un cinquième des demandes du ministère de l’Intérieur pour financer des réparations urgentes des bâtiments nationaux21.

Illustration 1. Plan d’un projet de bibliothèque publique dans l’ancienne Abbaye aux Hommes en l’an IX

Illustration 1. Plan d’un projet de bibliothèque publique dans l’ancienne Abbaye aux Hommes en l’an IX

AD Calvados, 2L 676.

  • 22 AD Ille-et-Vilaine, L 961, « Mémoire des ouvrages de serrurerie que j’ai fait et fourni pour le col (...)
  • 23 Sur cette institution, voir Lauren M. O’Connell, « Redefining the past. Revolutionary architecture (...)

10Il ne fait pas de doute que le nouvel ordre matériel républicain est coûteux. Pour que le programme établi par Daunou dans sa loi puisse être mis en application, il convient presque toujours d’apporter des aménagements importants aux bâtiments nationaux dont les écoles centrales ont hérité. Charpentiers, vitriers, menuisiers ou couvreurs apparaissent ici comme des acteurs clés dans l’affirmation de ce qu’on pourrait appeler une « idéologie matérielle » de l’éducation. C’est par eux que peut avoir lieu la transformation d’anciens collèges religieux en écoles républicaines dans lesquelles les salles de cours, le jardin botanique, la bibliothèque et les cabinets d’histoire naturelle ou de physique-chimie constituent comme les différentes parties d’un organisme vivant. À Rennes, les ouvrages entrepris en l’an V par le citoyen Gautier, « entrepreneur et serrurier » de la ville, ne se résument pas à un simple changement des serrures. En condamnant plusieurs portes et en ouvrant de nouvelles entrées, par exemple pour accéder plus facilement à la rivière ou à l’orangerie du jardin botanique, c’est une nouvelle pensée du lieu d’enseignement et de l’interdépendance entre ses différentes parties qui s’élabore22. Au-delà de simples réparations, c’est la circulation de l’air, de l’eau, des professeurs, des élèves, des objets et des savoirs dont ils sont porteurs, qui est reconfigurée dans une pensée d’ensemble. Le mémoire de Gautier nous révèle d’ailleurs qu’il n’a pas travaillé seul. En sus des travaux de serrurerie proprement dits, l’architecte Philippe Binet reçoit aussi des honoraires pour la « conduite et direction du travail ». Ce Parisien de naissance, formé à l’Académie royale d’architecture, s’est établi à Rennes en 1786 avant de se rallier aux idées de la Révolution. Il illustre bien le rôle d’une profession, réorganisée en 1795 par la création du Conseil des bâtiments civils, comme relais de la pensée républicaine du régime23.

11Mais les artisans et les architectes ne travaillent pas seuls. Les professeurs ont un discours explicite sur les conditions matérielles de la formation des idées. Nombreux sont les documents dans lesquels ils évoquent l’importance de la disposition ou de la qualité des meubles, cloisons et ouvertures dans leurs activités d’enseignement. En l’an IV, toujours à Rennes, le professeur de chimie et physique fait savoir au préfet, par l’intermédiaire du jury d’instruction publique, « qu’il serait impossible de trouver un local moins propre à l’enseignement de la chymie [sic] et de la physique, que celui où il donne aujourd’hui ses leçons » :

  • 24 AD Calvados, 2 L 676, 2 messidor an IX.

Son laboratoire n’a pas de cheminée, pour faire évacuer la fumée et les diverses émanations des corps naturels qu’il veut soumettre à l’analyse, en sorte qu’il se trouve continuellement plongé dans une atmosphère nuisible à sa santé et à celle de ses élèves, déjà plusieurs ont été incommodés et lui-même a éprouvé de violents maux de tête. Ce local, d’un côté, est obscur et très humide et ne peut servir à placer des machines de physique, qui s’y détérioreraient en peu de temps et se couvriraient d’oxyde de cuivre. L’eau si nécessaire dans un laboratoire de chimie, y manque également, il faut la chercher journellement chez des voisins.24

  • 25 AD Hérault, L 2483. Sur cette collection, voir Vincent Guillaume, « Contribution à l’histoire de l’ (...)
  • 26 AD Hérault L 2483, « Catalogue des machines et instruments de physique actuellement entre les mains (...)

12Cet exemple n’est pas anecdotique. L’enseignement scientifique, qui est la principale innovation pédagogique des écoles centrales, est l’enjeu le plus important de la reconfiguration matérielle des collèges d’Ancien Régime. Comment accueillir et entretenir les objets nécessaires aux nouveaux cours ? La collection exceptionnelle des machines et instruments de physique-chimie de Montpellier, l’une des plus importantes du pays, comprend plus de 600 objets dont certains, hautement spécialisés, ont été réalisés par les meilleurs artisans d’Europe25. Ces biens nationaux sont souvent issus des collections des émigrés ou des ecclésiastiques. Un conservateur, nommé spécialement pour l’entretien de la collection de l’École centrale, en fait une description qu’il agrémente d’observations sur l’état de chaque objet et dresse la liste des réparations et entretiens nécessaires : démontage, dégraissage, regraissage ou repolissage26. Mais le coût d’un tel travail n’a pas toujours été prévu, et il n’est pas mentionné dans la loi.

13Outre les dépenses de premier établissement (mise en conformité des bâtiments, constitution d’une bibliothèque publique, d’un jardin botanique, d’un cabinet d’histoire naturelle, de chimie et de physique), la loi Daunou prescrit la nomination de neuf professeurs et d’un bibliothécaire recevant un traitement annuel de 600 francs. Égal à celui d’un administrateur du département, ce salaire élevé témoigne de l’importance du projet éducatif pour le Directoire. Mais le travail des professeurs est impossible tant que certaines dépenses n’ont pas été engagées. Or, ni le montant des dépenses de premier établissement ni la date à laquelle elles doivent avoir été engagées n’ont été fixés par la loi. On peut alors profiter de ces imprécisions pour réaliser des économies, par exemple en ne pourvoyant pas certains postes de professeurs, en retardant leur mise au concours, en ou remettant à plus tard la mise en place des pensionnats pourtant envisagés par la loi. C’est pourquoi les finances, autant que la loi et la philosophie, sont un lieu majeur de construction d’une idéologie de l’éducation entre 1795 et 1803.

De l’analyse des idées à l’analyse financière

  • 27 Armand Gaston Camus, Idées générales et bases des rapports de la commission des dépenses ordinaires (...)
  • 28 AN, AD/XVIII/C/418bis, Conseil des Cinq-Cents. Rapport fait au nom de la commission des dépenses. S (...)
  • 29 AN, AD/XVIII/F/09, pour les Comptes rendus par Pierre Bénézech, ministre de l’intérieur, de son adm (...)

14Dans un contexte de guerres et de crise financière, les dépenses militaires couvrent la plus grande partie du budget, et l’administration peine à payer ses fonctionnaires publics. En mars 1796, la Commission des dépenses, émanation du Corps législatif, déclare vouloir traquer les « dépenses inutiles »27. Tout en se défendant de vouloir entraver « la régénération des arts et des sciences » (ibid.), elle soumet bientôt un plan pour faire baisser les dépenses consacrées aux écoles centrales, pour l’an V, de 3,4 millions qui étaient initialement prévus, à seulement 2 millions de francs28. Pour cela, elle propose de réduire provisoirement le nombre des professeurs de neuf à six, et de limiter les salaires et frais d’infrastructure dans toutes les écoles situées dans des villes de moins de 50 000 habitants (soit l’écrasante majorité, 88 sur 102). Le projet n’est pas adopté par le Corps législatif, qui fait prévaloir la lettre du décret du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), mais sans proposer de solution aux difficultés de paiement. Dans un contexte où les arriérés s’accumulent d’année en année, les administrations départementales sont privées des moyens financiers pour exécuter la loi, qui tarde à prendre effet. En septembre 1796, seules 22 écoles sont en activité ; elles seront 70 en juillet 1797, mais resteront, tout comme les autres administrations publiques, fortement affectées par l’irrégularité des paiements29.

  • 30 Sur la notion de « surveillance », voir Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’ (...)
  • 31 AN, CC//2691 (comptabilité des ministères), lettre du 30 fructidor an IV (16 septembre 1796).

15La crise financière fragilise le pouvoir exécutif, au sens où les lois peinent à être exécutées. Faute de trouver un numéraire qui manque cruellement, le ministre de l’Intérieur peut du moins exercer son pouvoir de « surveillance ». Cette notion, importante pour penser le pouvoir exécutif pendant la période révolutionnaire, renvoie à une capacité analytique de l’État ; celle de voir et de distinguer les objets de gouvernement30. Dans le domaine des finances, elle renvoie aussi au suivi des dépenses qui va nécessairement avec l’application des lois. Écrivant à la commission des dépenses en septembre 1796, Bénézech s’indigne que « la surveillance des ministres », par quoi il faut comprendre la fonction de surveillance exercée par le pouvoir exécutif, soit vidée de sens dès lors que les administrations départementales se bornent à n’envoyer qu’un compte de dépenses déjà acquittées, d’ailleurs souvent incomplet31. Afin de donner « plus de force » à cette fonction de surveillance, explique-t-il, il conviendrait que le ministre puisse contrôler les paiements des départements. Pour cela les administrations enverraient leurs états de dépenses en amont, afin d’obtenir des ministres qu’ils leur ouvrent des crédits imputables sur leurs propres fonds départementaux (ou « centimes additionnels »). S’il s’agit de contrôler que les dépenses sont bien toutes « motivées sur des lois existantes », une telle procédure permet aussi de suivre les progrès de l’exécution des lois.

  • 32 Recueil des lettres circulaires, instructions, programmes, discours et autres actes publics émanés (...)
  • 33 Ainsi la circulaire citée ci-dessus est datée du 19 fructidor an V (le lendemain du coup d’état) da (...)

16À la fin de l’été 1797 (fructidor an V), une circulaire de François de Neufchâteau tente à nouveau de relancer l’application de la loi. Le ministre n’a pu obtenir les fonds supplémentaires lui permettant de payer tous les professeurs ; aussi demande-t-il que les administrations des départements lui envoient des états précis des paiements afin de « faire connaître au Directoire exécutif et au Corps législatif la situation économique des écoles centrales après l’exécution des lois qui n’ont pourvu que provisoirement à leurs dépenses »32. Le contexte politique comme financier y est favorable. Depuis que le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) a exclu les royalistes, devenus majoritaires aux Conseils, le camp républicain peut réaffirmer son soutien à la politique d’instruction publique33. Le 17 pluviôse an VI (5 février 1798), une surveillance renforcée est mise en place à l’encontre des écoles privées, soupçonnées d’enseigner les croyances royalistes et la haine de la république. Puis, le décret du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798) établit qu’il faudra désormais fréquenter soi-même une école centrale, ou y envoyer ses enfants, pour obtenir un certificat de civisme. Enfin, le régime s’est allégé de la plus grande partie de sa dette avec la « banqueroute des deux tiers » décidée le 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) : la décision est appuyée personnellement par François de Neufchâteau, qui décide momentanément d’abandonner son portefeuille de ministre de l’Intérieur pour devenir Directeur. La République dispose ainsi de nouveaux moyens pour relancer son programme d’instruction publique.

  • 34 Sur l’effort statistique de Neufchâteau, voir les remarques de Jean-Claude Perrot, L’âge d’or de la (...)
  • 35 En fructidor an V, François de Neufchâteau écrit à propos des écoles centrales : « Quant à leur sit (...)
  • 36 Sur la notion de « style », voir Ian Hacking, Historical Ontology, Cambridge (Mass.), Harvard Unive (...)

17À travers l’adoption de nouveaux états de dépenses, il s’agit de doter le pouvoir exécutif d’un instrument pour connaître et surveiller chaque étape de l’application de la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795)34. La comptabilité des écoles centrales, chez François de Neufchâteau, a donc une fonction politique autant que financière : elle est un instrument au service de la Constitution de l’an III, qui demande « la surveillance des deniers » publics (article 190). Mais elle comporte aussi un volet « littéraire » ou philosophique dans lequel il sera fait état du contenu des enseignements35. Plus qu’à une comptabilité moderne, purement financière, elle ressemble à une statistique générale de l’instruction publique, à la fois quantitative et qualitative. Soucieux de mesurer l’avancement du programme de régénération dessiné dans la loi Daunou, François de Neufchâteau a donc imaginé, dès l’an V, un style fort original de comptabilité36. Mais ce n’est que lorsqu’il revient au ministère de l’Intérieur, un an plus tard, que ce projet est véritablement mis en application.

18L’enquête de l’an VII (1798-1799) sur les écoles centrales est bien connue : c’est l’une des principales sources sur cet aspect essentiel de l’histoire pédagogique du Directoire. Il y est demandé aux professeurs d’envoyer leurs cahiers de cours au ministre de l’Intérieur. L’objectif est de républicaniser les enseignements qui existaient déjà sous l’Ancien Régime, mais aussi d’en inventer de nouveaux. Contrairement aux langues anciennes ou aux mathématiques, aucune tradition pédagogique n’existe sur l’histoire naturelle, la physique-chimie ou la grammaire générale. Pour ces matières, il faut rédiger des « livres élémentaires » entièrement nouveaux, qui seront écrits sur le principe de l’analyse des idées.

  • 37 Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy, Projet d’éléments d’idéologie à l’usage des écoles centrales (...)

19François de Neufchâteau nomme à cette fin un Comité d’instruction publique largement recruté au sein de l’Institut national des sciences et des arts. Composé des meilleurs représentants de chaque science, ce Comité est dominé par les Idéologues. Conformément au principe condillacien, selon lequel toute science est une langue bien faite, il cherche à formuler de façon claire et synthétique les idées que les meilleurs savants du passé n’ont pu forger que par tâtonnement et au prix de grands efforts. On reproduira ainsi en accéléré, dans l’esprit de chaque élève, l’histoire de l’esprit humain. Pour cela il convient non seulement de faire intervenir les meilleurs représentants des différentes sciences, mais aussi de tenir compte des expérimentations pédagogiques déjà effectivement réalisées au sein des écoles centrales. C’est de cette façon, par exemple, que Destutt de Tracy écrit, en l’an IX, son manuel élémentaire de grammaire générale à destination des élèves des écoles centrales37.

  • 38 Voir Caroline Ehrhardt et Renaud d’Enfert, « La statistique éducative, outil de gouvernement et de (...)
  • 39 Sur les enjeux pratiques et le contrôle de l’exécution ou l’inexécution des lois, voir les remarque (...)

20Si les travaux sur l’enquête de l’an VII ont déjà souligné ces aspects, cette histoire pédagogique a généralement été isolée de son volet financier, comme s’il s’agissait de deux ordres de réalité différents. Or, dans le contexte du Directoire, les deux dimensions sont inséparables. En même temps qu’il veut connaître l’état des enseignements, le ministre exige d’obtenir l’état complet des dépenses pour les écoles centrales. Alors que l’urgence est de financer la guerre et que de nombreux fonctionnaires ne sont plus payés, les retards de paiement s’accumulent. Suivre la trace des flux d’argent est dès lors une importance cruciale. Cela permet non seulement de vérifier la conformité des dépenses, mais aussi de surveiller et de favoriser l’application de la loi – par exemple par un système d’« avances » lorsque les fonds départementaux tardent à rentrer. Si la statistique éducative est bien un « outil de gouvernement des enseignants »38 – et, en effet, la collecte des cahiers des professeurs doit servir à élaborer des manuels élémentaires conformes à la méthode de l’analyse des idées –, elle est aussi pensée, et ceci dès le départ, en lien avec une statistique financière qui permet d’avoir une image « en temps réel » de l’exécution de la loi39.

21L’analyse financière peut donc être vue comme un prolongement nécessaire de l’analyse des idées. Tout comme les cahiers des professeurs s’efforcent, pour le bénéfice des élèves, de vérifier la conformité des idées complexes en les décomposant en idées simples, les comptes des écoles centrales décomposent et recomposent chaque dépense individuelle pour en vérifier la conformité à l’esprit de la loi.

22Sous leur forme finale, les états de paiement, envoyés par les administrations au gouvernement, prennent la forme de grands tableaux lisibles « en un coup d’œil ». Ils indiquent, de haut en bas, le traitement des professeurs et du bibliothécaire, puis les dépenses d’employés tels que les concierges, jardiniers, portiers et autres gardiens de collections d’instruments ou d’objets ; viennent ensuite les dépenses ordinaires consacrées notamment à l’entretien des collections de dessin, d’histoire naturelle ou de physique-chimie ; ce sont enfin les « dépenses variables » et autres « menues dépenses » telles que les frais d’entretien, réparations ou achats de fournitures. Or ces comptes sont issus de l’agrégation de multiples dépenses élémentaires, qui ont d’abord fait l’objet d’une demande d’autorisation auprès de l’administration départementale. Chaque dépense est consignée sur un formulaire numéroté grâce auquel le payeur général du département, qui dépend de la Trésorerie nationale, vérifie que la dépense est correctement catégorisée et qu’elle peut être engagée, compte tenu des sommes disponibles.

Illustration 2. Mandat de paiement pour la reliure des ouvrages de Condillac conservés dans la bibliothèque de l’École centrale de Rennes

Illustration 2. Mandat de paiement pour la reliure des ouvrages de Condillac conservés dans la bibliothèque de l’École centrale de Rennes

Ces ouvrages de Condillac étaient considérés comme nécessaires pour enseigner aux élèves les principes de l’« idéologie ».

AD Ille-et-Vilaine, L 961.

23Le 26 germinal an VII (15 avril 1798), par exemple, l’administration d’Ille-et-Vilaine émet un mandat en faveur de l’École centrale de Rennes. Il s’agit d’obtenir le versement de 120 francs, à prélever des 39 460 francs alloués par le ministère pour ses dépenses annuelles, « pour reliure d’ouvrages importants de Condillac » à l’usage des élèves et lecteurs de la bibliothèque. Cette somme est prélevée « sur le fonds des menues dépenses », aussi appelées « variables » ou « imprévues » (voir illustration 2). On voit ici comment les mandats de paiement, instruments de vérification des principes de la loi Daunou, sont aussi un lieu essentiel d’inscription des principes philosophiques et politiques des Idéologues dans la pratique ordinaire du gouvernement.

  • 40 À Carcassonne, on compte 57 élèves dans le cours de dessin sur un total d’une centaine d’élèves au (...)
  • 41 AD Aude, 1 L 1152, Lettre manuscrite de François de Neufchâteau, 10 floréal an VII (29 avril 1799).
  • 42 Olivier Michel dir., Jacques Gamelin 1738-1803. Catalogue de l’exposition du 16 mai au 30 juin 1979(...)
  • 43 Camille Bloch, L’instruction publique dans l’Aude, Paris, Armand Colin, 1894, p. 41 ; Jacques Poux, (...)

24Si le paiement de reliures, pour les ouvrages d’un auteur aussi emblématique du régime en place que Condillac, ne pouvait poser problème, dans certains cas le ministre de l’Intérieur dut intervenir directement afin de vérifier que la dépense était conforme à la loi. C’est le cas à Carcassonne où le professeur de dessin, Jacques Gamelin, peine à accueillir l’ensemble des élèves qui souhaitent suivre son cours. Il demande le recrutement d’un professeur adjoint40. Mais de telles dépenses ne sont pas explicitement prévues par la loi ; aussi le ministre François de Neufchâteau s’empare personnellement de l’affaire en avril 179941. Peintre renommé, Gamelin est un ardent patriote qui s’est entièrement mis au service de la Révolution42. Mais sa formation est d’abord académique, et nombreux parmi ses élèves sont des artisans drapiers à la recherche de savoirs utiles, dont l’artiste ne sait que faire43. Dans un contexte de crise de l’industrie drapière, le ministre choisit d’accueillir favorablement la demande de Gamelin. S’appuyant sur la loi du 11 frimaire an VII, il demande que l’on prenne la somme nécessaire pour cet emploi sur les fonds alloués à l’école, en puisant, si nécessaire, dans les fonds destinés aux dépenses imprévues. Il s’agit de renforcer la place de l’école centrale dans le département en démontrant son utilité pour les activités économiques. La dépense, conforme à l’esprit de la loi et de la Constitution qui entend valoriser les arts mécaniques, doit être engagée, si possible comme dépense fixe. C’est seulement une fois que tout ce qui pouvait être dépensé sur les fonds des dépenses fixes l’aura effectivement été que l’on ouvrira le compte des dépenses imprévues.

25L’opération de mise en paiement, on le voit, est bien une opération politique dont la conformité aux objectifs du régime est constamment mise à l’épreuve. Il n’y a pas, d’abord, le déploiement d’un projet éducatif et pédagogique, puis la découverte d’une « réalité » financière contre laquelle « l’utopie » éducative républicaine se heurterait. Le projet pédagogique issu de la loi Daunou se construit en même temps que les mécanismes administratifs de son financement, qui ne concernent pas seulement les finances, mais l’esprit même de la loi. Ainsi on peut dire que l’idéologie de l’éducation, telle qu’elle est façonnée par les Idéologues sous le second Directoire, est indissociablement une science de la formation des idées, mais aussi, à travers ses documents statistiques et comptables, une technique de surveillance et de suivi de l’exécution des lois.

Fin d’une idéologie de l’éducation

  • 44 Pour une analyse de ces milieux industriels du Nord, de l’Artois et du Languedoc, voir Michel Brugu (...)
  • 45 Jean-Claude Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale française (an IV-1804), ouvr. cité ; Mar (...)
  • 46 Dans sa correspondance ministérielle, Chaptal exhorte désormais les préfets à « éclairer » en prior (...)

26L’arrivée de Chaptal au ministère de l’Intérieur, en 1800, marque la fin de l’expérimentation « Idéologique » en matière d’éducation. Industriel du Languedoc, chimiste reconnu, Chaptal est socialement proche de milieux financiers dont François de Neufchâteau est au contraire éloigné44. Dans un contexte marqué par la paix avec l’Angleterre suite au traité d’Amiens de 1802, les manufactures et l’agriculture deviennent la nouvelle priorité du ministère de l’Intérieur tandis que l’instruction publique perd en prestige. Dans le même temps, Chaptal renouvelle la statistique départementale initiée par le Directoire en s’appuyant désormais, non plus sur les administrations centrales, mais sur les préfets45. Ceux-ci n’ont plus pour objectif de fabriquer des citoyens en instillant chez eux des idées républicaines, mais plutôt d’apprendre aux individus à reconnaître et à suivre leurs intérêts économiques46.

  • 47 Julien Vincent, « L’animal des Idéologues, par-delà nature et culture (1794-1804) », Annales histor (...)

27Dans le domaine des finances, cette rupture politique se traduit par une nouvelle chasse aux financements jugés inutiles en matière d’instruction publique. Dès lors les dépenses variables font l’objet de nouvelles demandes de justification et tracasseries, et de nombreux postes salariés, autorisés sous le Directoire, sont remis en cause. Dans le cas de la collection d’instruments scientifiques de Montpellier, dont Chaptal, qui y fut professeur de chimie, connaît pourtant le caractère exceptionnel, le ministre décide par exemple de mettre fin au salaire des gardes des collections en expliquant que l’existence de celle-ci a été utilisée pour créer des salariés qui n’étaient pas prévus par la loi. Le nouveau ministre de l’Intérieur, propriétaire de divers immeubles à Montpellier, intervient également à titre personnel pour obtenir de l’École centrale, qui occupe l’une de ses propriétés, les loyers impayés qui lui sont dus ; il exige enfin du professeur d’histoire naturelle Draparnaud, proche des Idéologues, qu’il modifie son enseignement afin de le tourner davantage vers les applications industrielles47. Le 11 floréal an X, une loi établit des lycées et des pensionnats dans un certain nombre de villes. Pendant à peu près un an, les écoles centrales continueront d’exister, tandis que les lycées mettront en place un nouveau programme d’enseignement. Abandonnant l’éduction des sens et la philosophie qui faisaient l’originalité des Idéologues, ce programme se concentre désormais sur les langues anciennes, la rhétorique, la logique et la morale, ainsi que sur les mathématiques, l’histoire et la géographie.

Notes

1 Guillaume Mazeau, « La “Terreur”, laboratoire de la modernité », Pour quoi faire la Révolution, Marseille, Agone, 2012, p. 83‑114.

2 Jean-Luc Chappey, « Du peuple enfant au peuple malheureux. Questions sur les mutations des dominations sociales et politiques entre la république thermidorienne et l’Empire », La Révolution française, vol. 9, 2015. En ligne : [http://journals.openedition.org/lrf/1402].

3 Sergio Moravia, « La Société d’Auteuil et la Révolution », Dix-Huitième Siècle, vol. 6, no 1, 1974, p. 181‑191.

4 Au sein d’une abondante bibliographie, voir notamment François Picavet, Les Idéologues. Essai sur l’histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses, etc., en France depuis 1789, Paris, Alcan, 1891 ; Sergio Moravia, Il Pensiero degli Ideologues. Scienza e Filosofia in Francia (1780-1815), Florence, La Nuova Italia, 1974 ; Georges Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale. 8 : La conscience révolutionnaire, les idéologues, Paris, Payot, 1978 ; François Azouvi, L’institution de la raison. La révolution culturelle des idéologues, Paris, Éditions de l’EHESS / Vrin, 1992 ; Laurent Clauzade dir., L’idéologie ou la révolution de l’analyse, Paris, Gallimard, 1998 ; Yves Citton et Lise Dumasy dir., Le moment idéologique. Littérature et sciences de l’homme, Lyon, ENS Éditions, 2013.

5 Denis Woronoff, La république bourgeoise, de Thermidor à Brumaire (1794-1799), Paris, Seuil, 1972, p. 147.

6 Les budgets de l’instruction publique sous la Révolution sont mal connus : sur ce point, voir Dominique Julia, « Enfance et citoyenneté. Bilan historiographique et perspectives de recherches sur l’éducation et l’enseignement pendant la période révolutionnaire (Deuxième partie) », Histoire de l’éducation, vol. 49, 1991, p. 6-7.

7 Jean-Luc Chappey et Julien Vincent, « A republican ecology? Citizenship, nature and the French Revolution (1795-1799) », Past & Present, no 243, 2019, p. 109-140.

8 Yvonne Weill, « Le curriculum des écoles centrales de l’an IV », Annales historiques de la Révolution française, vol. 302, 1995, p. 539-553.

9 Sur l’affinité entre le programme des écoles centrales et la pensée des Idéologues, voir L. Pearce Williams, « Science, education and the French Revolution », Isis, vol. 44, 1953, p. 311-330 ; voir aussi Martin S. Staum, « Human, not secular sciences. Ideology in the central schools », Historical Reflections, vol. 12, 1985, p. 49-76.

10 Archives départementales (désormais AD) du Calvados 2L 676.

11 Julien Vincent, « Une histoire naturelle de la société civile ? La science morale et politique de Joseph-Marie de Gérando », Observer, normaliser et réformer la société du premier xixe siècle. Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) au carrefour des savoirs, Jean-Luc Chappey, Carole Christen et Igor Moullier dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 93‑112.

12 James Livesey, « Agrarian ideology and commercial republicanism in the French Revolution », Past & Present, no 157, 1997, p. 94‑121.

13 Henri Jean-Baptiste (Abbé) Grégoire, « Réflexions extraites d’un ouvrage sur les moyens de perfectionner les sciences politiques (lues à la séance publique de l’Institut le 7 germinal an IV) », Mémoires de l’Institut national des sciences et arts, pour l’an IV de la République. Sciences morales et politiques, Paris, Baudouin : Imprimeur de l’Institut national, Thermidor an VI, vol. 1, p. 552‑566 ; Sophia A. Rosenfeld, A Revolution in Language. The Problem of Signs in Late Eighteenth-Century France, Stanford, Stanford University Press, 2001 ; Julien Vincent, « Une histoire naturelle de la société civile ? La science morale et politique de Joseph-Marie de Gérando », art. cité.

14 Dominique Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005. Ainsi Cabanis n’est pas mentionné dans cette biographie importante.

15 Ibid., p. 363 : « Cet intérêt partagé pour les questions d’acquisition et de transmission des connaissances explique le rapprochement du ministre avec les animateurs de la Décade et avec les Idéologues, dont il ne partage pas nécessairement par ailleurs les partis pris théoriques. »

16 Édouard Guitton dir., Ginguené (1748-1816). Idéologue et médiateur, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

17 Dominique Margairaz, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, ouvr. cité, p. 361.

18 Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent (xvie-xxie siècles), Paris, CNRS Éditions, 2015.

19 AD Calvados, 2 L 676, séance du 20 ventôse an VII, rubrique « école centrale ».

20 Charles Pouthas, « L’école centrale du Calvados. Deuxième partie : organisation et fonctionnement depuis l’ouverture de l’école jusqu’à la fin de l’an X (1796-1802) », Mémoires de l’Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen, Caen, Delesques, 1912, p. 4-6. Face aux difficultés trop nombreuses, l’École centrale se replie finalement vers les locaux de l’ancienne université.

21 Archives nationales (désormais AN), C//2691, « Rapport fait au Directoire exécutif par le ministre de l’Intérieur, le 27 floréal an V » (16 mai 1797).

22 AD Ille-et-Vilaine, L 961, « Mémoire des ouvrages de serrurerie que j’ai fait et fourni pour le collège… », brumaire an V.

23 Sur cette institution, voir Lauren M. O’Connell, « Redefining the past. Revolutionary architecture and the Conseil des bâtiments civils », The Art Bulletin, vol. 77, no 2, 1995, p. 207-224.

24 AD Calvados, 2 L 676, 2 messidor an IX.

25 AD Hérault, L 2483. Sur cette collection, voir Vincent Guillaume, « Contribution à l’histoire de l’enseignement scientifique. Étude de la classe de chimie et de physique expérimentale de l’école centrale de l’Hérault (an III-an XIII) », mémoire de master 1, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, juin 2016.

26 AD Hérault L 2483, « Catalogue des machines et instruments de physique actuellement entre les mains du citoyen Bouschet, conservateur du cabinet de physique » (instrument no 1).

27 Armand Gaston Camus, Idées générales et bases des rapports de la commission des dépenses ordinaires de la République ; indication des moyens d’économie ; projets de résolution et d’arrêtés (30 pluviôse an IV), Paris, Imprimerie nationale, ventôse an IV (mars 1796), p. 2-3.

28 AN, AD/XVIII/C/418bis, Conseil des Cinq-Cents. Rapport fait au nom de la commission des dépenses. Seconde partie de la dépense publique : Dépenses d’administration, Paris, Imprimerie nationale, nivôse an V (janvier 1797), p. 41-48, et p. 70-72.

29 AN, AD/XVIII/F/09, pour les Comptes rendus par Pierre Bénézech, ministre de l’intérieur, de son administration, Paris, Imprimerie nationale, Vendémiaire an VI (octobre 1797).

30 Sur la notion de « surveillance », voir Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, chap. 1 ; ainsi que Julien Vincent, « Le regard de la sentinelle. Terre, topographie et économie politique après Thermidor », Annales historiques de la Révolution française, vol. 399, no 1, 2020, p. 69-96.

31 AN, CC//2691 (comptabilité des ministères), lettre du 30 fructidor an IV (16 septembre 1796).

32 Recueil des lettres circulaires, instructions, programmes, discours et autres actes publics émanés du Citoyen François (de Neufchâteau), pendant ses deux exercices du Ministère de l’Intérieur, Paris, Imprimerie de la République, an VII, vol. 1, p. xxii.

33 Ainsi la circulaire citée ci-dessus est datée du 19 fructidor an V (le lendemain du coup d’état) dans les AD Ille-et-Vilaine L 958 ; et le 20 fructidor, deux circulaires sur l’instruction publique reprennent ces dispositions pour les élargir et relancer la dynamique d’établissement des écoles centrales : Recueil des lettres circulaires…, ouvr. cité, p. lxii (« Demande d’un compte détaillé sur les établissements d’instruction publique »).

34 Sur l’effort statistique de Neufchâteau, voir les remarques de Jean-Claude Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale française (an IV-1804), Paris, Société des études robespierristes, 1977, p. 24-28. Dominique Margairaz souligne la créativité de François de Neufchâteau pour redéfinir le pouvoir exécutif : voir son article sur « La figure de l’exécutif pendant les deux ministères Neufchâteau », Annales historiques de la Révolution française, vol. 332, 2003, p. 81-99. Pour une introduction générale à la gouvernance par la comptabilité, voir Ève Chiapello et Patrick Gilbert, Sociologie des outils de gestion. Introduction à l’analyse sociale de l’instrumentation de gestion, Paris, La Découverte, 2013.

35 En fructidor an V, François de Neufchâteau écrit à propos des écoles centrales : « Quant à leur situation littéraire ou à l’état actuel de l’instruction publique, vous recevrez incessamment, ainsi que les Professeurs des écoles, les questions et les programmes qu’il est nécessaire que je vous adresse, afin d’obtenir des éclaircissements indispensables, de donner une impulsion active, et de me mettre à portée de concourir efficacement aux progrès des études ou à leur amélioration » (Recueil des lettres circulaires…, ouvr. cité, p. xxv). On retrouve de multiples traces de cette enquête statistique, qui anticipe celle plus connue de l’an VII (voir par exemple AD Seine-Maritime L1152).

36 Sur la notion de « style », voir Ian Hacking, Historical Ontology, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002. Dans la perspective de Hacking, on peut parler d’un style « idéologique » (ou républicain) de comptabilité dans la mesure où les documents comptables prennent une forme matérielle spécialement choisie pour correspondre à la façon de penser des Idéologues.

37 Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy, Projet d’éléments d’idéologie à l’usage des écoles centrales de la République française, Paris, Didot, an IX.

38 Voir Caroline Ehrhardt et Renaud d’Enfert, « La statistique éducative, outil de gouvernement et de mobilisation des enseignants ? Le cas de l’enquête de l’an VII sur les écoles centrales », Histoire & Mesure, vol. XXIX, no 1, 2014, p. 9‑40.

39 Sur les enjeux pratiques et le contrôle de l’exécution ou l’inexécution des lois, voir les remarques de Virginie Martin, « Ce que l’Exécutif fait de la loi et à la loi », Exécuter la loi (1789-1804), Alexandre Guermazi, Jeanne-Laure Le Quang et Virginie Martin dir., Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 15-40.

40 À Carcassonne, on compte 57 élèves dans le cours de dessin sur un total d’une centaine d’élèves au sein de l’École : AD Aude, 1 L 1152 f. 33. Gamelin, dont le salaire est de 600 francs annuel, propose 400 francs de rémunération pour son adjoint.

41 AD Aude, 1 L 1152, Lettre manuscrite de François de Neufchâteau, 10 floréal an VII (29 avril 1799).

42 Olivier Michel dir., Jacques Gamelin 1738-1803. Catalogue de l’exposition du 16 mai au 30 juin 1979, Paris, Galerie Joseph Hahn, 1979.

43 Camille Bloch, L’instruction publique dans l’Aude, Paris, Armand Colin, 1894, p. 41 ; Jacques Poux, « Jacques Gamelin professeur. Le cours de dessin à l’École centrale de l’Aude 1796-1803 », Réunion des sociétés des Beaux-Arts des départements, vol. 35, 1911, p. 246-279 ; Olivier Michel, « Jacques Gamelin ou la quête tourmentée de la réussite », Vivre et peindre à Rome au xviiie siècle, Rome, Publications de l’École française de Rome, 1996, p. 188-195. Sur la tension entre art et industrie au sein de l’enseignement du dessin, voir Renaud d’Enfert, L’enseignement du dessin en France. Figure humaine ou dessin géométrique (1750-1850), Paris, Belin, 2003 ; et Agnès Lahalle, Les écoles de dessin au xviiie siècle. Entre arts libéraux et arts mécaniques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

44 Pour une analyse de ces milieux industriels du Nord, de l’Artois et du Languedoc, voir Michel Bruguière, Gestionnaires et profiteurs de la Révolution. L’admninistration des finances françaises de Louis XVI à Bonaparte, Paris, Olivier Orban, 1986.

45 Jean-Claude Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale française (an IV-1804), ouvr. cité ; Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2001.

46 Dans sa correspondance ministérielle, Chaptal exhorte désormais les préfets à « éclairer » en priorité les grands propriétaires sur les innovations à adopter dans leur propre intérêt, et de laisser l’esprit d’imitation opérer pour que ces bonnes pratiques se diffusent dans la société : voir par exemple AN, F/20/1, Lettre de Chaptal au préfet du Haut-Rhin, 1er prairial an IX.

47 Julien Vincent, « L’animal des Idéologues, par-delà nature et culture (1794-1804) », Annales historiques de la Révolution française, vol. 392, no 2, 2018, p. 31‑58.

Table des illustrations

Titre Illustration 1. Plan d’un projet de bibliothèque publique dans l’ancienne Abbaye aux Hommes en l’an IX
Crédits AD Calvados, 2L 676.
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/41166/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 529k
Titre Illustration 2. Mandat de paiement pour la reliure des ouvrages de Condillac conservés dans la bibliothèque de l’École centrale de Rennes
Légende Ces ouvrages de Condillac étaient considérés comme nécessaires pour enseigner aux élèves les principes de l’« idéologie ».
Crédits AD Ille-et-Vilaine, L 961.
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/41166/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 1,1M

Auteur

Julien Vincent est maître de conférences en histoire des sciences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattaché à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066). Ses travaux portent sur l’histoire des savoirs et institutions savantes au XIXe siècle et l’histoire environnementale. Il a récemment publié le numéro 189 de la revue Romantisme, « Les écologies du XIXe siècle » (2020) ; co-dirigé avec François Jarrige « La Modernité dure longtemps », Penser les discordances des temps avec Christophe Charle (Éditions de la Sorbonne, 2020) ; co-dirigé avec Laurent Brassart et Grégory Quenet « Révolution et environnement », Annales historiques de la Révolution française (no 399, janvier-mars 2020) ; co-dirigé avec Vincent Bourdeau et Jean-Luc Chappey, Encyclopédisme et politique à l’ère des révolutions (Presses universitaires de Franche-Comté, 2020).

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