Introduction

1Comment réagir en sa qualité de chercheur lorsque l’on assiste au refus caractérisé d’un responsable du greffe de donner à un détenu l’argent que le chercheur lui a déposé et qui lui permettrait de financer l’achat des médicaments que vient de lui prescrire l’infirmier à la Maison d’arrêt et de correction de Zinarié (MACZ, Burkina Faso) ? Que faire de la demande du détenu dont la moitié du corps est couvert de dermatose, au point que ses codétenus le comparent à un caïman, lequel n’accède pourtant pas à l’infirmerie de la Maison d’arrêt et de correction de Ouagadougou (MACO, Burkina Faso) ? Comment répondre à la situation d’un détenu souffrant de désordres mentaux évidents et ne recevant comme seule réponse qu’un enfermement permanent en cellule disciplinaire (MACO, Burkina Faso) ? Que faire lorsque, en sortant du bureau du service social de la prison de Gabès (Tunisie), on vous demande d’enjamber un détenu allongé sur une civière et qui attend, sur le sol, son transfert à l’hôpital car il fait une grève de la faim « sauvage » afin d’être reçu par le juge ? Que faire plus prosaïquement de la faim qui tenaille les détenus, et du béribéri, une maladie récurrente en prison ?

2Ces situations d’enquête soulignent combien la violence est intrinsèque à la vie carcérale : celle-ci expose les détenus, et indirectement leurs proches, à divers manques ; elle met à l’épreuve les administrations pénitentiaires souvent sommées de réformer l’institution, interpelle les États, et apparaît sur l’agenda des bailleurs et plus encore de groupes militants. Elle pose également des questions éthiques à l’enquêteur. Les exemples précités démontrent combien il importe de réfléchir à notre compétence et à notre légitimité à enquêter en prison et à en parler, dans un contexte où l’accès et la production de savoir se heurtent à des difficultés diverses. Qui sommes-nous, que faisons-nous, que savons-nous, qu’allons-nous restituer et en quels lieux ? Finalement, comment traitons-nous la question éthique dans le contexte spécifique de la recherche en prison et plus largement en milieu confiné ? Ces questions nous paraissent ne pas être propres aux prisons en Afrique, et si elles résonnent avec des discussions menées en études carcérales, nous choisissons de les aborder de manière plus ouverte, en dialogue avec les sciences sociales, lesquelles soulignent l’enjeu éthique de toute recherche. Discutant de leurs enquêtes respectives menées dans ce contexte, Deborah Drake et Joel Harvey ont suggéré « qu’un examen plus complet et systématique des dimensions émotionnelles de la recherche et de leurs diverses causes sous-jacentes est essentiel au développement d’une meilleure compréhension à la fois du contexte dans lequel nous travaillons et des détails plus fins de la façon dont nous nous engageons dans et menons nos recherches »1. Tomas Martin, discutant du fait de rendre compte de son ethnographie menée en Ouganda en milieu confiné, considère également que dans ce contexte « le témoignage implique une fusion de méthodes et d’éthique »2. Pour nous aussi, l’attention portée à la fois à l’éthique procédurale de l’enquête et à l’éthique des interactions observées (dont témoignent les émotions ressenties par les chercheurs) participe donc au dévoilement de la prison et à l’intelligibilité de ses logiques sociales.

3Ce chapitre est construit à partir d’une pluralité de terrains et d’approches disciplinaires, ayant le confinement comme dénominateur commun (la prison en particulier). Nos recherches relèvent de l’histoire, de l’anthropologie, de la géographie, de la sociologie, et de la science politique. Elles se déploient dans différents pays du continent africain et font écho à une pluralité de traditions de recherche. Elles sont le fait de chercheurs étrangers au pays de l’enquête ou non, de chercheurs titulaires, de doctorants et d’une chercheuse travaillant pour l’ONG Just Detention International – South Africa (JDI-SA). Cette variété de statuts s’est traduite au sein de notre programme par la diversité des procédures éthiques auxquelles les chercheurs ont dû se conformer ou non : tel doctorant inscrit en France ou aux États-Unis, tel chercheur travaillant en Afrique du Sud, tel autre au Cameroun ou au Sénégal… En l’absence d’un cadre éthique unique s’imposant à tous de manière transversale et systématique, nos positionnements sur des terrains relevant de contextes spécifiques ont varié, tant en fonction des réalités locales que nous avons étudiées (dont les législations nationales) que de nos appartenances institutionnelles respectives. L’éthique doit donc se penser au pluriel. En outre, nous envisageons ici les éthiques dans un contexte doublement confiné : celui des prisons où nous enquêtons d’une part, celui des régulations institutionnelles d’autre part qui, tout en rappelant l’importance des procédures éthiques, semblent parfois réduire la portée de la réflexion éthique.

4L’enquête dans une maison d’arrêt et de correction située en périphérie d’un bourg rural et abritant à peine plus de cent cinquante détenus, en l’occurrence la MACZ au Burkina Faso, ne confronte pas l’enquêteur aux mêmes questions éthiques qu’une recherche menée dans une maison d’arrêt au cœur d’une capitale et abritant plus de trois mille voire quatre mille détenus, comme c’est le cas à la prison centrale de Yaoundé au Cameroun. Les interactions avec le personnel pénitentiaire et les détenus n’y sont pas les mêmes. Dans le premier cas, la circulation du chercheur subit peu d’entraves et les relations entre ce dernier et le personnel comme les détenus sont rapidement de l’ordre de l’interconnaissance. Dans le second cas, l’échelle de l’établissement, l’étendue des pratiques informelles qui s’y déroulent (trafic, violence, rôle des détenus dans le gouvernement carcéral) et son exposition politique et médiatique3 imposent au chercheur d’inscrire son travail au sein de rapports de pouvoir et d’identifier les limites à poser à son projet de connaissance, au risque de mettre ses informateurs en danger ou de rendre sa recherche indésirable auprès des acteurs de la prison (Becker 1967). Cette discussion est fondée sur les expériences relevant des configurations éthiques variées de nos recherches. Nous proposons ainsi un état des lieux des diverses régulations éthiques institutionnelles rencontrées. Nous en discutons les effets et les limites dans le contexte de la recherche en milieu confiné. En miroir, nous rendons compte des pratiques éthiques mises en place, in situ, à l’échelle individuelle. Ces questions dépassent le cadre des études carcérales et doivent être réinscrites dans une réflexion plus large en sciences sociales, dont nous soulignons le peu d’écho dans le contexte francophone. Dépassant le débat entre l’éthique comme procédure et comme pratique (Fassin 2008b, 2014), nous soulignons en quoi l’attention portée à l’éthique située constitue un outil puissant de dévoilement de la vie enfermée.

Un kaléidoscope éthique

5Dans un texte paru il y a une dizaine d’années, Didier Fassin (2008a) distinguait l’expérience française de l’expérience anglo-saxonne en matière de procédures éthiques appliquées aux sciences sociales. Il annonçait une transformation à venir pour les recherches françaises, notamment par l’uniformisation des pratiques induites par les exigences des bailleurs, l’Union européenne et l’European Research Council (ERC). Silvia Gomes et Vera Duarte (2018) constatent d’ailleurs ce même processus au Portugal, sous l’effet de l’harmonisation des règles de fonctionnement d’une université européenne à l’autre4. Anticipant l’imposition de règles éthiques aux sciences sociales françaises de type Institutional Review Board5, Didier Fassin appelait la communauté scientifique à s’emparer de la question éthique pour éviter que la règle ne s’impose à eux au détriment d’une réflexion nécessaire sur l’esprit de l’éthique et de la reconnaissance de sa nature située et processuelle : selon lui, l’éthique gagne en effet à être pensée par les sciences sociales également, mais comme une posture du chercheur adoptée tout au long de l’enquête et attentive au contexte local de l’enquête. Il résumait cette posture éthique en ces termes, se référant à Wittgenstein : « l’inspiration, l’écoute, la réceptivité » (Fassin 2008b, p. 120). Au-delà d’une influence anglophone dans le champ francophone, c’est aussi le glissement d’une exigence éthique forgée dans le domaine de la médecine (suite aux scandales d’expérimentations sur l’humain)6 et son adaptation aux sciences sociales qui suscite des débats parmi les secondes : dans l’univers anglo-saxon, la notion de consentement éclairé des participants au dispositif de recherche est en particulier discutée (Guillemin et Gillam 2004). C’est ce décalage entre expériences anglophones et francophones, éprouvé au sein de notre programme collectif, que nous proposons de restituer et de mettre en exergue dans le but, ensuite, d’en discuter les effets en termes de démarche éthique et, enfin, d’affirmer l’importance d’une éthique en pratiques.

Vides et trop-pleins d’une codification institutionnelle de l’éthique

6Aujourd’hui, malgré le développement de ce qui a été identifié comme le tournant éthique (ethical turn) dans la littérature anglophone (Fassin 2014), la systématisation de la réflexion éthique est encore largement limitée pour les sciences sociales francophones. Au mieux, elle concerne les travaux portant sur la santé en raison de la conditionnalité du versement du budget à la soumission devant un comité d’éthique imposé par les bailleurs. Des comités d’éthique existent dans les instituts de recherche français, mais leur sollicitation repose sur la volonté du chercheur. Dans les universités, les comités d’éthique à destination des sciences sociales sont encore quasi inexistants. En outre, dans les débats disciplinaires, l’objet éthique reste encore peu présent et inégalement partagé dans la littérature hexagonale en sciences sociales, apparaissant au détour de discussions avant tout d’ordre méthodologique. La géographie française reste peu diserte sur ces questionnements (Morelle et Ripoll 2009 ; Retaillé et Collignon 2010) au regard de l’anthropologie (Agier 1997 ; Bouillon et al. 2005 ; Fassin et Bensa 2008, pour ne citer que quelques travaux en français) et ce, en dépit de démarches ethnographiques partagées. Outre-Rhin, on peut souligner que l’Association allemande d’anthropologie a formulé une « déclaration éthique », en 2009, « fondée sur le respect de la convention des Nations unies pour les droits de l’Homme et du principe de dignité humaine ». Elle a ainsi posé des questions ouvertes visant à élargir la « réflexion éthique sur le jugement éthique » plutôt que de dresser l’inventaire des challenges éthiques et le détail des règles (normatives) concurrentes – comme c’est le cas, par exemple dans les guidelines de l’Association américaine d’anthropologie (1998) ou de celle de l’Association d’anthropologie sociale (1999) (Dilger et al. 2015, p. 2).

7Selon les contextes, les pratiques éthiques en sciences sociales s’inscrivent donc le long d’un paradigme allant de l’application d’une procédure institutionnelle à la poursuite d’un principe éthique interprété diversement mais dans le but de protéger les individus impliqués dans les recherches. Force est de constater que malgré ce but général partagé, les configurations éthiques observables sont aussi infinies que les images d’un kaléidoscope : toutes orientées dans la même direction, elles produisent une quantité infinie de figures. Alors que nous partageons toutes et tous un objet de recherche commun – l’enfermement –, nos axes d’analyse, nos méthodes (archives, entretiens, observation) et nos statuts entraînent des situations de recherche plurielles qui se traduisent par une diversité de configurations éthiques. Elles varient non seulement d’un membre du programme à un autre, mais aussi tout au long de la durée de chaque recherche individuelle. Nous partageons un questionnement récurrent quant à notre positionnement vis-à-vis de l’institution qui enferme et de ses acteurs (directeurs de l’administration pénitentiaire, surveillants, détenus, acteurs tiers comme les ONG) ou encore à l’égard de notre employeur (universités, ONG, instituts de recherche). Notre place fait l’objet de négociations aux résultats précaires. Ce positionnement ne se résume pas à une question d’ordre méthodologique, tel qu’avoir accès à des lieux précis. Elle implique un enjeu éthique, touchant tout particulièrement au respect des personnes impliquées par notre enquête et à notre responsabilité à leur égard. Pour certains d’entre nous, cet enjeu fait l’objet d’une institutionnalisation avec un protocole à établir en amont de la recherche, en lien avec les injonctions de leur université et l’existence d’une codification des normes éthiques, en l’occurrence plus marquée dans le monde anglophone (Fassin 2008a). Pour d’autres, la dimension éthique de la recherche est exclusivement laissée à l’appréciation personnelle. La pluralité de normes en présence ne renvoie pas toujours explicitement à l’éthique. Elle ne relève pas seulement de logiques institutionnelles ou de dilemmes moraux. Finalement se pose la question de savoir qui et ce que protègent ces différents registres normatifs.

8Nana Osei Quarshie, doctorant en histoire à l’université du Michigan (États-Unis), travaille sur la santé mentale au Ghana et sa prise en charge en hôpital psychiatrique. Avant de commencer son enquête, il a dû obtenir une autorisation de recherche aux États-Unis auprès de son université, et au Ghana auprès de l’Autorité de la santé mentale du Ghana (Ghana Mental Health Authority) afin d’accéder à des archives, de mener des entretiens auprès de médecins et de patients et d’observer les interactions au sein de l’hôpital d’Accra. Il a d’abord présenté un protocole de recherche formalisé auprès de l’Institutional Review Board (IRB) de son université, dans la mesure où ses recherches touchaient à des sujets humains. Devant ce dernier, il a engagé sa responsabilité personnelle quant au respect de l’anonymat des patients : d’une part, il ne consulterait que des dossiers archivés de patients désormais décédés en veillant à les rendre anonymes ; d’autre part, il s’entretiendrait avec les soignants et les malades après le recueil de leur consentement.

9Nul parmi les membres de notre programme répondant d’institutions françaises n’a eu à remplir le moindre document relatif à l’éthique7. La seule exigence posée à certains d’entre eux a consisté à ne pas se rendre dans des zones exposées a priori au risque terroriste8, ce qui relève d’une stricte logique sécuritaire. Devons-nous regretter cette absence de codification institutionnelle et considérer cette dernière comme garante de l’absence d’entraves à la recherche ?

10De son côté, Nana Osei Quarshie n’a pas résolu toutes les questions touchant à l’éthique de sa recherche. Muni de ses autorisations, il a rejoint de facto plusieurs étudiants en médecine amenés également à observer les interactions entre médecins et patients dans le cadre de leur cursus. Il ne pouvait guère prendre le temps de se présenter comme un doctorant en sciences sociales et se distinguer, restant simplement à proximité du collectif d’étudiants. Néanmoins, dans un moment d’urgence, il a été sollicité par l’équipe soignante pour maintenir des patients devant recevoir une piqûre. Que devait-il faire : revendiquer son statut d’observateur extérieur et rester en retrait d’une situation délicate ? Assister à la violence exercée sur le patient sans y prendre part et se mettre finalement en porte-à-faux des soignants ? Nana Osei Quarshie fait donc l’expérience d’une recherche sous contrainte qui, en dépit des finalités affichées et des garde-fous initiaux, ne résout guère l’ensemble des questions touchant à son souci de bien faire à l’égard des acteurs rencontrés.

11Entre les contraintes et les vides des protocoles, on comprendra que certains tentent « d’échapper » aux règles, plus exactement à certaines formes de codification : Kathleen Rawlings et Mandla Musa Eldridge Risimati sont deux étudiants travaillant sous la supervision de Julia Hornberger, enseignante à l’université de Witwatersrand (Afrique du Sud) sur des problématiques touchant à la justice et à l’expérience carcérale. S’ils décidaient de mener des recherches en prison, ils seraient non seulement heurtés à la nécessité d’obtenir une autorisation de l’administration pénitentiaire (Department of Correction Service) mais également à l’exigence de la validation de tout un protocole de recherche par un comité spécifique de l’université ; l’obtention de l’une des autorisations étant souvent liée à l’obtention de l’autre, comme si aucune institution ne voulait finalement prendre la moindre responsabilité. Le Human Research Ethics Committee de l’université du Witwatersrand (HREC Non-Medical) reste sous l’influence de la codification éthique issue de l’univers médical, défendant des règles strictes quant à l’obtention du consentement des enquêtés – les prisonniers étant considérés comme des personnes vulnérables. Or, le respect absolu de l’anonymat et le recueil d’un consentement éclairé sont des éléments difficilement tenables dans le contexte de l’incarcération. En conséquence, parce que les ex-prisonniers n’étaient, eux, pas considérés par le comité d’éthique de l’université comme un groupe vulnérable, les recherches de Kathleen Rawlings et de Mandla Musa Eldridge Risimati se sont prioritairement ancrées hors de la prison. Elles ont été menées dans les tribunaux et dans les cours de justice et ont reposé sur des entretiens auprès d’anciens détenus ou de membres de gangs. Ce faisant, elles révèlent l’empreinte de l’expérience carcérale dans la vie de ces derniers autant que le continuum qui lie la prison à une série d’autres sites. Cette démarche n’a pas empêché la rédaction d’un protocole de recherche incluant une réflexion éthique, évalué par un comité d’éthique interne au département d’anthropologie visant moins à normer – de façon illusoire – une pratique de recherche qu’à en souligner les problématiques et dilemmes afin de sensibiliser les étudiants.

Quand l’absence de codification en cache d’autres : produire son éthique ?

12Ces démarches enracinées dans le monde anglophone ne doivent pas nous laisser conclure que la recherche française en sciences sociales échappe à des formes de codification. Si elle ne traite pas de l’éthique, les chercheurs doivent néanmoins s’approprier et s’arranger avec diverses règles institutionnelles et normes professionnelles en regard de leur éthique propre. En cela, la recherche de Sabine Planel s’avère éclairante.

13Elle étudie l’endettement des paysans auprès de l’État éthiopien dans le cadre des politiques de modernisation agricole : cet endettement représente un délit mineur et banal car régulièrement commis dans les campagnes éthiopiennes, entraînant pour certains le placement en prison. À travers l’analyse de ces processus d’endettement paysan et de leur gestion par l’État, Sabine Planel révèle l’empreinte de la prison sur la société éthiopienne et ses usages politiques. En contexte autoritaire, elle ne peut ignorer combien les pratiques d’emprisonnement des paysans étudiées sont directement associées à une politisation du développement. Ce point est l’objet officieux de son travail dans les campagnes éthiopiennes. Il est délicat de le rendre public : soit parce que cela orienterait trop l’échange avec les interlocuteurs et favoriserait une compréhension partisane – guidée par la rhétorique du parti au pouvoir – des personnes interrogées (paysans comme fonctionnaires) ; soit parce que cela lui interdirait l’accès à ses terrains d’enquêtes, en sachant que chaque entretien avec les autorités locales commence rituellement par la lecture de ses permis de recherche. En effet, depuis la promulgation de la loi sur les sociétés civiles en 2012 à destination des chercheurs et des journalistes notamment, l’expression de critiques à l’encontre du gouvernement peut dorénavant conduire à un refus de visa d’entrée sur le territoire national et a fortiori de délivrance de permis de recherche. Il est donc primordial, et plus encore dans des régions étudiées depuis longtemps, de demeurer une géographe spécialiste du développement rural. Se présenter comme géographe, plus encore comme ruraliste, dépolitise d’emblée l’approche y compris auprès de la petite fonction publique formée dans les universités éthiopiennes, laquelle conçoit souvent la géographie comme une « science de la terre ». Cela permet d’avoir accès à de nombreux secteurs de l’administration publique pour peu qu’ils soient en relation avec le monde rural (ce qui est souvent le cas), et surtout rassure les interlocuteurs. Sabine Planel développe ainsi une éthique de la relation qui varie en fonction de ses interlocuteurs et use du mensonge par omission : tantôt elle travaille sur le développement rural, tantôt elle opte pour une présentation apolitique, souvent exprimée selon une phraséologie acceptée de la « bonne gouvernance », en s’intéressant à la gestion publique de la dette paysanne. À l’exception des interviews avec les juges, l’exposé de ses motifs de recherche est rarement transparent. Prendre de telles précautions est certes stratégique mais obéit également à la nécessité de protéger les paysans rencontrés au cours de l’enquête. Ceux-ci sont en effet surveillés et interrogés par les autorités locales sur le contenu de l’échange, parfois même en présence de la chercheuse. L’entretien est ainsi construit afin qu’il s’apparente à une évocation exhaustive des « problèmes » rencontrés par les paysans ; au sein desquels la menace de l’emprisonnement, l’expérience de la prison proprement dite, la saisie des biens, les pratiques de marché noir ou d’extorsion se confondent avec la variabilité des précipitations, l’appauvrissement des sols ou les pratiques culturales.

14Pour des raisons similaires, cette recherche est conduite individuellement et ne s’inscrit pas dans la pratique du partenariat pourtant requise par son institution, l’Institut de recherche pour le développement. Il lui est impossible de publier des recherches sur la politisation du développement et sur l’exercice de la domination d’État avec des partenaires académiques vivant et travaillant en Éthiopie. Tout fonctionnaire éthiopien, universitaire compris, est en effet soumis à une surveillance administrative et partisane continue à travers la tenue régulière de séances d’autocritique collectives, les gimgema, lesquelles sont toujours suivies de sanctions. L’autocensure règne dans les universités éthiopiennes qui s’organisent de multiples façons en fonction de l’affiliation au parti dominant – y compris dans la sélection des étudiants. À cela, il faut ajouter que la recherche privée est inexistante.

15Que retenir de cette expérience ? Sabine Planel ne répond pas aux réquisits formels énoncés par son institution, ni aux attentes morales exprimées par sa communauté qui souvent s’engage à travers cette pratique du partenariat scientifique. Plus encore, elle doit assumer de cacher certains axes de sa recherche, ce qui n’est pas sans poser la question du respect du consentement des personnes rencontrées en Éthiopie. Elle est prise dans un conflit éthique portant sur le choix de mentir ou non auprès de ses interlocuteurs, tout en faisant un pas de côté à l’encontre du protocole de recherche habituellement attendu par son institution : si le mensonge par omission paraît au premier abord ne pas respecter un pacte moral avec les personnes rencontrées, il est finalement un moyen de les protéger.

16L’omission fait partie des recours récurrents de l’enquête, autant pour protéger les interlocuteurs que pour simplement permettre l’enquête. C’est le cas de Christine Deslaurier, tronquant en partie les objectifs de sa mission dans des archives pour y avoir accès, ou Frédéric Le Marcis invoquant la question de la santé en prison (objectif avéré de l’enquête) plutôt que celle de la gouvernance de la prison (objectif de l’enquête non communicable en tant que tel). Un principe éthique (la protection des participants à l’enquête) peut-il conduire à travestir ou à taire les raisons d’une enquête ?

17De ces premiers constats, il ressort donc des positionnements, et plus encore des injonctions à se positionner, extrêmement divers et contrastés. D’une part, l’absence de code de conduite laisse seul le chercheur face à ses dilemmes moraux. Dans ce cas l’institution de recherche n’aide ni ne protège le chercheur et suscite d’ailleurs des pratiques d’évasion et de contournements de certains attendus comme pour Sabine Planel.

18D’autre part, il s’avère difficile de respecter à la lettre un certain nombre de recommandations une fois la démarche ethnographique engagée. Cela implique parfois de chercher à éviter en amont le contrôle des comités et à sortir de leur cadre d’action. C’est ce que font Kathleen Rawlings, Mandla Musa Eldridge Risimati et Julia Hornberger en ne travaillant pas auprès de prisonniers mais auprès d’anciens détenus, non définis comme « groupes vulnérables » par ces mêmes instances. Ce faisant, leurs travaux ne sont plus soumis au suivi des comités d’éthique. À chaque étape le chercheur construit sa recherche, fait des choix, bricole son positionnement, atténue certains des aspects et des risques de sa recherche (qu’il ne connaît ni n’anticipe d’ailleurs pas toujours !) quand il n’invente pas des stratégies hors des sentiers balisés par l’institution. Éventuellement, il ment par omission à certains de ses interlocuteurs. Nous pouvons donc relever la difficulté, dans un contexte anglophone comme francophone, à respecter des principes éthiques, en amont de l’enquête proprement dite, comme en situation de terrain. Est-ce à dire que nous voulons échapper aux règles éthiques ou qu’elles nous brident, nous faisant apparaître comme manipulateurs et menteurs (Fine 1993) ? Finalement, quand un chercheur, tel Nana Osei Quarshie, tente de répondre aux exigences éthiques en amont de son enquête, la réalité des interactions sur le terrain l’invite lui aussi à questionner la visée de tels protocoles : s’agit-il de protéger les enquêtés comme le chercheur ou de protéger l’institution universitaire qui peut se prévaloir de l’existence de tout un dispositif bureaucratique dans l’hypothèse d’un éventuel recours juridique ? Et pour autant, d’un terrain à un autre, éludons-nous toute question éthique ? Sans aucun doute, la réponse est négative. Ces principes éthiques irriguent nos manières de faire, à défaut de nous donner des réponses aux situations vécues lors de l’enquête ethnographique.

L’éthique en pratiques

19L’éthique ne se limite pas à un ensemble de règles à appliquer ; elle relève d’un processus constant de travail de positionnement inhérent à la pratique du terrain. Cette conception de l’éthique est distincte de l’éthique normative biomédicale. Ainsi qu’Arthur Kleinman l’a formulé : « à la différence du bioéthicien, l’ethnographe commence par le flux vécu d’expériences interpersonnelles dans un monde local extrêmement particulier »9. Arthur Kleinman fait écho aux éthiques du care, entendues comme un ensemble instable de règles à comprendre en fonction d’un contexte situé d’interactions (Gilligan 1982). D’abord pensées en rapport avec les activités de soin et l’attention portées aux autres par les femmes, les éthiques du care ont permis un renouvellement fécond de la question éthique (Paperman et Laugier 2005). Il s’agit donc de ne pas s’arrêter aux seules règles et chartes éthiques (« l’éthique procédurale ») pour considérer aussi, en écho à la contingence de nos recherches, « l’éthique en pratiques » (Fassin 2008a). L’enjeu éthique ne se résume ni ne se résout par l’application d’une norme préconçue. Nous avançons sur un sol mouvant, à l’épreuve de la multiplicité des contours de nos recherches, inventant et négociant, y compris à l’égard de nos institutions, des solutions provisoires (Agier 1997, p. 109-121 ; Morelle et Ripoll 2009). Nous devons faire face à « l’inconfort consistant à affronter, dans la durée de la recherche et par la négociation avec celles et ceux qui y participent, des questions éthiques, parfois imprévues, souvent prévisibles, qui surgissent avant, pendant et après le temps de l’enquête. Aux normes qui fondent une doctrine et qu’on appliquerait mécaniquement, il s’agit alors de substituer l’analyse des enjeux éthiques, chaque fois pris dans des configurations singulières » (Fassin 2008b, p. 120). C’est donc sur « l’éthique en actes » (Le Marcis et Grard 2015) que nous sommes revenus, à partir de nos situations de terrain, et non seulement à partir de l’étude de la rédaction de protocole de recherche, de signature de consentement ou encore de proclamation de règles éthiques – qu’il ne s’agirait pas d’éluder complètement non plus (Guillaumin et Gillam 200410). Cette éthique, telle qu’elle est traduite en actes, ne prend son sens qu’en fonction du contexte qui l’informe. L’éthique doit donc être envisagée comme une réalité située.

Une éthique située

20Les lieux d’enfermement imposent frontalement au chercheur de penser à une éthique située, c’est-à-dire attentive aux règles intrinsèques aux prisons étudiées, à la coexistence de systèmes normatifs disjoints qui sous-tendent les interactions et auxquels, en tant que chercheur, il est impossible d’échapper (Becker 1967). Cette éthique engage notre responsabilité et notre capacité à négocier les chemins comme les limites de notre recherche. Au fil de l’enquête, c’est donc la prison (et toute institution d’enfermement) qui se dévoile aussi au chercheur : les enquêtes s’ancrent dans des espaces sociaux régis par des éthiques plurielles éventuellement en conflit, et nos choix et dilemmes moraux sont autant de moments où comprendre les formes de vie carcérales et les rapports de pouvoir qui les fondent.

L’éthique du chercheur à l’épreuve de celle de la prison

21Les chercheurs ne sont pas seulement appelés à jouer avec les règles de leurs institutions ; ils doivent aussi obtenir une autorisation du ministère de la Justice ou de l’Administration pénitentiaire, des services centraux ou à défaut des directeurs d’établissements. Les engagements institutionnels demandés à l’occasion de la délivrance de ces autorisations sont parfois faibles. Marie Morelle, au début des années 2010 au Cameroun, a par exemple dû remettre un rapport dans une temporalité vague, à un acteur non défini, pour accéder à la bibliothèque d’une prison.

22A contrario, il existe aussi des pratiques informelles, empruntant parfois au registre du « don » (une bière, des livres) à l’attention d’un agent facilitateur, qu’il faut analyser au-delà de la simple corruption. Les autorisations sont souvent le produit de rapports interpersonnels plus que de démarches protocolaires. Ainsi, les chercheurs de nationalité camerounaise (mais rattachés à des institutions françaises) Patrick Awondo et Habmo Birwe, au contraire de Marie Morelle, ont été appelés à respecter ces normes en présence dans leur pays. Ils ont dû accéder aux demandes – en général implicites – de cadeaux, telles que des bouteilles de whisky ou de champagne. Ils ont su aussi s’adresser aux personnes de l’administration pénitentiaire rencontrées à des occasions privées, afin de cerner le degré d’ouverture des prisons et les dispositions de certains régisseurs à l’égard de la recherche. Ces situations dévoilent la dimension informelle du fonctionnement des institutions et les « normes pratiques » (De Herdt et Olivier de Sardan 2015) qui régissent les interactions entre individus et groupes. Les chercheurs nationaux en particulier doivent jouer de leurs capitaux sociaux et de leur connaissance réputée acquise, des manières de faire pour obtenir l’accès à une prison, quand il apparaît que dans le même pays, des chercheurs français échappent à ces rappels normatifs, au risque, à long terme, de ne plus pouvoir accéder aux établissements. Ces temps d’attente, de refus et de négociations posent des dilemmes éthiques : il s’agit de se positionner à l’égard des normes régissant l’institution étudiée, au risque de renforcer éventuellement les pratiques corruptives, comme le pouvoir informel de décision de tel ou tel acteur.

23Dans le cas tunisien, l’administration pénitentiaire se montre initialement encourageante pour la recherche : en période de transition politique, l’ouverture apparaît comme un gage de modernisation, et l’expérience de la chercheuse Yasmine Bouagga en France et aux États-Unis est initialement soulignée comme une potentielle contribution utile à l’administration pénitentiaire. Les autorisations délivrées, pourtant, ne le seront que pour de simples visites, sans autorisation de réaliser des entretiens avec des personnes détenues. Avec le resserrement sécuritaire après 2015, l’accès aux établissements deviendra plus difficile et certains interlocuteurs suggèrent d’intégrer l’une des associations de défense des droits de l’homme habilitée à entrer en prison ; du fait de la précarité de ces habilitations, variant selon l’état des relations entre la direction pénitentiaire et les responsables associatifs, le choix sera fait d’enquêter plutôt de l’extérieur.

24Dans ces situations, quelle que soit la démarche d’accès aux prisons, la question éthique de la recherche elle-même n’est jamais formulée par les interlocuteurs. La question du respect de la dignité des détenus n’est pas mentionnée par exemple. De même, dans le cas d’une recherche mandatée par une agence auprès de laquelle la direction de la prison a des intérêts (Expertise France11, en Côte d’Ivoire, dans le cadre de missions de Frédéric le Marcis), aucun comité éthique n’est consulté. Le contrôle de la recherche viserait davantage à neutraliser l’enquête, du moins à la contrôler, qu’à protéger les détenus. Elle nous informe finalement sur l’assujettissement de détenus, privés de parole et de droit quant à la présence de chercheurs.

25Menant une recherche sur les prisons au Burkina Faso, en particulier sur le centre de détention pour mineurs de Laye, Fernand Bationo s’est vu délivrer par l’association pénitentiaire africaine (association gestionnaire du centre) une autorisation de recherche allant jusqu’à le féliciter de son choix : « par la présente, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance que nous marquons notre accord à votre demande de collaboration de recherche dans le cadre du programme de recherche “Économie de la punition et de la prison en Afrique” […]. L’APA vous encourage à persévérer et vous félicite pour le choix de ce thème dont l’importance est avérée pour la mise en place d’une politique pénitentiaire efficiente. » En dépit de cette autorisation, et après quatre visites, Fernand Bationo, joint par téléphone, se voit demander par le directeur du centre de suspendre ses visites et ses entretiens et d’attendre une concertation avec les formateurs. « J’ai appris que vous êtes venu au centre et vous avez discuté avec des formateurs et des enfants, alors que cela n’était pas conclu. […] Il faut motiver les acteurs dans la pratique du terrain prisonnier », lui dit-on. Cependant, il ne s’agit pas seulement de donner des « cadeaux ». Au fil de sa recherche, c’est aussi à la défiance des personnels que Fernand Bationo fait face, les premiers craignant d’être jugés par le second. « C’est discuter avec les adolescents qui pose problème. Parce qu’en échangeant avec certains […] pensionnaires, ils vont vous relater certaines vérités qu’ils [l’administration] ne veulent pas que vous sachiez », lui fait savoir le service social du centre. S’agit-il de prendre parti pour ce qui apparaît relever de deux camps ennemis ?

26Les études carcérales posent régulièrement la question du rapport plus spécifique aux surveillants, relais de l’administration pénitentiaire que nous côtoyons dans nos recherches. « De quel côté sommes-nous », demande ainsi Alison Liebling (2001), se référant à un texte d’Howard Becker (1967) ? Dans le sillage de ce dernier, Kathleen Rawlings explique son choix de mener des enquêtes sur d’anciens détenus en Afrique du Sud dans un contexte socio-politique où les prisonniers sont perçus comme des criminels moralement corrompus, sans que cette image puisse être déconstruite à l’aune d’une analyse des rapports sociaux et économiques. S’agit-il alors de considérer la recherche comme le canal par lequel faire entendre la voix des détenus ? Sans doute, mais Kathleen Rawlings a conscience de devoir rendre compte de la prison dans ses tensions et dans la multiplicité des rapports qui se jouent aux échelles individuelles, professionnelles et institutionnelles, ce qui incite à ne pas ignorer les relations carcérales en situation, les paroles et pratiques des détenus comme celles des surveillants (Rostaing 2006), en écho à la réponse d’Alison Liebling au texte de Howard Becker : « je préfère le projet plus difficile sur le plan sociologique consistant à chercher à apprécier le monde carcéral avec davantage de personnes qui le façonnent. C’est assurément une tâche analytique précieuse »12.

27Ainsi, les chercheurs en études carcérales ont fréquemment discuté de leurs difficultés morales et concrètes à intégrer les surveillants à leurs travaux – et à légitimer leur présence à leur égard (voir Joël 2009). Maintes recherches, y compris les nôtres, portent le plus souvent et initialement sur l’expérience des détenus. Il n’en demeure pas moins que ces derniers ne doivent pas non plus être considérés comme une entité homogène. Ces effets de distinction se révèlent à nous, au gré de nos réticences plus ou moins assumées et exprimées : elles nous conduisent à des formes d’autocensure dans nos observations. Kathleen Rawlings évoque sa difficulté à rencontrer des détenus condamnés pour des crimes sexuels, Marie Morelle peine à entrer dans le quartier surpeuplé affecté aux détenus en situation de handicap mental (Morelle 2013). Ces épreuves appellent à mettre à mal des ordres de valeur et nous conduisent à déconstruire le discours de la dangerosité des détenus et à nous distancier de l’emprise d’une morale socialement établie. Il importe aussi de comprendre les effets de distinction entre détenus (Le Caisne 2007), souvent co-construits par ces derniers comme par les surveillants (et finalement par les chercheurs) au regard de l’enjeu éthique de nos recherches et au service d’une compréhension de l’univers carcéral et de ses règles.

28Qui décidons-nous de rencontrer en prison ? Dans quelle mesure devons-nous parler aux personnes en situation de domination, au risque de reproduire leur pouvoir ? Les détenus rencontrés ne sont en rien des objets passifs mais bel et bien des acteurs (Liebling 1999) auprès desquels nous devons obtenir un « consentement ethnographique », c’est-à-dire avec lesquels construire un « processus relationnel et séquentiel plutôt [qu’]un accord contractuel » (Murphy et Dingwall 2007), impliquant donc une redéfinition permanente tout au long de la recherche » (Fassin 2008b, p. 127).

29L’accord obtenu auprès d’un acteur et la confiance gagnée ne dédouanent pas le chercheur de sa responsabilité. Cette dernière ne peut se mesurer uniquement à l’aune de principes universels ; elle se mesure également au regard du contexte de l’enquête en milieu confiné et de ses règles tacites. Frédéric Le Marcis en fait l’expérience amère à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan lors d’un échange avec un jeune détenu occupant une fonction de « corvéable » dans la cour de la prison. Ce dernier assurait la sécurité devant un bâtiment. Frédéric Le Marcis connaît son quartier d’origine pour y avoir enquêté, et en découle alors une affinité. Alors qu’ils échangent dans la cour de la prison, une jeune femme à la tenue soignée se présente devant le bâtiment et salue le détenu. Questionné par Frédéric Le Marcis, le détenu concède que la jeune femme venait de Yopougon et venait retrouver son petit ami, également détenu, pour un moment d’intimité négocié informellement dans la prison. Le lendemain, Frédéric Le Marcis apprend que le jeune détenu a perdu sa corvée et qu’il a été placé au « blindé » (la cellule disciplinaire) pour avoir enfreint les règles de la camorra, le gouvernement officieux de la prison dirigé par les détenus. Un autre détenu, témoin de l’échange, l’avait dénoncé. Dans l’univers carcéral, l’oreille attentive du chercheur peut exposer ses interlocuteurs à des risques, et le chercheur doit les anticiper. Dans le cas rapporté ici, la confiance entre le chercheur et l’informateur a des conséquences dramatiques sur les conditions de détention de l’interlocuteur qui perd – pour avoir dévoilé un secret – sa liberté de déplacement dans la prison et un moyen de subsistance.

30En prison, la présence du chercheur est décuplée et directe. Celui-ci fait l’expérience concrète et immédiate de loyautés multiples qui appelle à « une attention engagée à l’égard de l’autre » (Giri 2000, cité par Fassin 2008b, p. 131).

31Dans la prison centrale de Yaoundé, Marie Morelle a développé des échanges dans la durée avec plusieurs détenus qui ont progressivement joué un rôle de relais dans l’accès aux autres prisonniers et ont influé son travail en suggérant certaines pistes. L’un d’entre eux a participé activement à la production de sa recherche, par ses propositions d’une part, en laissant disponible sa cellule pour divers entretiens d’autre part. Cependant, un temps donné, Marie Morelle a soupçonné ce détenu de rendre payantes ses entrevues avec certains détenus la sollicitant, dans la mesure où son statut de personne extérieure à la prison pouvait constituer une ressource (pour passer un appel, entrer en contact avec leurs proches, offrir du savon, etc.). Ce soupçon tenait au fait que certains détenus venaient critiquer son informateur auprès d’elle et révéler certaines de ses actions en prison (trafics). Quand bien même a-t-elle demandé frontalement à ce détenu si c’était effectivement le cas, et ce dernier niant se livrer à de telles négociations, il n’en demeure pas moins que la relation établie alimentait l’influence de ce détenu en prison, bénéficiaire d’une connexion avec une Française vivant hors de la prison et susceptible, aux yeux des autres prisonniers, d’en tirer des avantages.

32Il nous est donc nécessaire de faire des choix, en situation, selon que l’on renforce les puissants ou que l’on expose les plus vulnérables. Sasha Gear travaille sur les violences carcérales et notamment les violences sexuelles (2010). Son engagement s’enracine dans une pratique de recherche conduite pour le compte de l’ONG Just Detention International-South Africa (JDI-SA). Le maintien des hiérarchies carcérales qui organisent la vie de la prison dépend de leur ignorance par l’extérieur : elles sont donc délicates à cerner car tenues secrètes. Les prisons sud-africaines, marquées par une forte surpopulation, empêchent la conduite discrète d’entretiens auprès des détenus, notamment des plus fragiles. Leurs circulations internes font l’objet d’un contrôle informel empêchant toute rencontre sécurisée avec Sasha Gear. Seuls les détenus les plus puissants sont accessibles, par les surveillants comme par les chercheurs. Ils sont les seuls interlocuteurs envisageables. En conséquence, il importe de rencontrer d’anciens détenus, hors de la prison et après leur incarcération. Ces derniers ne pourraient parler intra-muros sans s’exposer à des représailles alors qu’ils détiennent un savoir sur la prison.

33Nos accès, notre présence et nos observations nous placent au cœur d’un dispositif de pouvoir avec lequel nous devons négocier. L’administration, les surveillants comme les détenus constituent un univers dense où l’information circule rapidement, se dévoile comme un ensemble de règles où les hiérarchies, le respect du secret, la réciprocité sont démultipliés dans un contexte de rareté des ressources. À notre projet de connaissance de la prison s’articule celui de savoir s’imposer à soi-même des règles éthiques qui respectent celles de la prison : si nous acquiesçons au jeu des positions de pouvoir, c’est aussi pour ne pas exposer celles et ceux que nous ne saurons pas protéger. Il nous faut aussi assumer de ne pas pouvoir tout observer, ni de pouvoir tout demander. L’existence de tels choix doit être explicite, et non pas refoulée dans les angles morts de notre recherche (Fine 2013).

34À ce titre, on peut se demander dans quelle mesure nous continuons de « faire avec » les règles de la prison, une fois sortis de celle-ci. La prison est à concevoir comme un univers social au-delà de ses murs.

Réciprocité et trahison : quel engagement éthique ?

35Mandla Musa Eldridge Risimati conduit des recherches sur le rapport à la justice dans une région peu étudiée, celle de Giyani. Jouant de son réseau personnel, éventuellement familial, il a pu accéder à des tribunaux d’une part, intégrer à sa recherche des discours émiques, où se croisent sens de la justice et sorcellerie parmi les habitants, d’autre part. D’une position d’insider, il acquiert au fil de sa recherche une position d’extériorité : le travail d’objectivation l’amène à déconstruire et à situer les discours et les pratiques étudiées. Dans la mesure où il s’appuie sur ses réseaux pour mettre en place son enquête, il se pose alors progressivement la question de la trahison (Pirinoli 2004). Comment restituer l’évocation des muthi (nom donné aux « médicaments traditionnels » prescrits par les guérisseurs, inyangas ou sangomas, en Afrique du Sud et mobilisés notamment dans les affaires de sorcellerie), le rôle de la corruption et des gangs ?

36Prendre position, c’est plus largement entretenir une relation. Chacun d’entre nous rencontre, souvent à plusieurs reprises et pendant plusieurs années, des détenus et des surveillants avec lesquels se construit une relation nourrie de discussions informelles. Pendant le temps de l’enquête intra-muros, nous sommes une ressource et plusieurs rôles nous sont attribués (Schwartz 2001) : quelles que soient nos tentatives de refuser le rôle de soignant, d’avocat ou de soutien financier, le simple fait de pouvoir « sortir » nous confère une valeur. Nous pouvons apporter un message, téléphoner, acheter un médicament. Dans l’économie de la prison, nous parler est une manière de gagner en prestige. Une fois le temps de l’enquête achevé, il est attendu de nous discrétion pour les uns par peur du jugement, un rôle de porte-parole pour les autres, en vue de dénoncer les conditions carcérales. Dans tous les cas, la fin de l’enquête sonne bien souvent la fin des échanges avec des personnes. Leur souvenir et le sentiment d’abandon qui accompagne la sortie du terrain posent de manière aigüe la question de la loyauté. À l’égard de qui devons-nous être loyaux et que devrions-nous « donner » (Bouillon et al. 2005, p. 75-95) : l’université qui attend des publications, l’ONG qui souhaite un plaidoyer, l’administration pénitentiaire qui peut demander une évaluation, ou encore les surveillants dénonçant le stigmate de travailler en prison, leurs salaires, le manque de reconnaissance, sans compter bien entendu les détenus, attendant un procès, impliqués dans des pratiques corruptives, coupés de leur famille, sans ressource, auteurs et victimes de violence ?

37Pour Sasha Gear, dans sa relation à l’administration, l’autorisation de travailler en prison tient à l’engagement à (vouloir) « rendre les choses meilleures ». Bien qu’elle ne puisse dire précisément quel sens donner à cette idée d’amélioration, ni même s’engager sur une temporalité, cet horizon permet à Sasha Gear de donner des gages, plus exactement de rendre la relation symétrique entre la réception de l’autorisation (le don) et sa compétence à prendre la parole et à inciter à un changement (le contre-don) aussi bien à l’égard de surveillants se sentant négligés comme de détenus soumis à des abus. C’est aussi cette attente et cette relation qui imposent, en amont, d’ajuster le projet de recherche soumis. Frédéric Le Marcis alimente de son côté la réflexion d’Expertise France concernant le programme que cette agence met en place à la MACA13 et souligne les effets pervers de la formation des éducateurs pairs parmi les détenus sur les relations de pouvoir dans la prison (Le Marcis 2016). Sylvain Faye (2017), quant à lui, rédige pour le CODESRIA14 (financeur de ses recherches) une note politique afin d’éclairer les enjeux contemporains de la réforme pénitentiaire au Sénégal. Andrew Jefferson et Liv Gaborit (2015) évoquent également la relation entre ONG et prison, soulignant que la seconde affecte les actions des premières autant que les ONG souhaitent, elles, transformer l’institution. Il s’agit donc de croiser les agendas (Liebling 2001) du chercheur et de l’ONG (ainsi que de ses bailleurs) à celui de l’administration pénitentiaire (entité elle-même hétérogène dans ses attentes), et ce au défi des multiples temporalités de chacun, et encore une fois, sans ignorer la place et le rôle des détenus eux-mêmes. Nous pouvons d’ailleurs aussi nous retrouver à conseiller de manière informelle divers acteurs que nous rencontrons.

38Restituer implique aussi de se taire. L’on peut refuser de s’exprimer. Invitée dans une émission conçue et diffusée depuis la France, Marie Morelle a préféré décliner. Elle devait « réagir » à des images prises en caméra cachée par un détenu (qu’elle ne connaissait pas) dans une prison camerounaise. Il se rejouait la production d’une image de la prison stéréotypée. Loin de produire un plaidoyer audible par l’administration pénitentiaire camerounaise, la construction d’un discours à partir d’une prise illégale d’images, et émanant d’un média étiqueté comme celui d’une des anciennes puissances coloniales, ne pouvait que s’avérer contre-productif à ses yeux. Le risque d’une telle médiatisation était d’exposer, à court terme, détenus comme surveillants à une punition émanant des hautes sphères de l’administration ; à moyen et long terme, d’encourager, malgré soi, la fermeture de l’institution à toute démarche humanitaire ou scientifique, et finalement à toute réforme, quel que soit par ailleurs le positionnement de certains des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.

39En Tunisie, depuis 2013, Yasmine Bouagga a mené de nombreux entretiens avec des acteurs issus d’organisations de coopération internationale (en premier lieu, l’Union européenne), de l’administration pénitentiaire, des ONG et associations locales, ainsi que des avocats et militants. Son enquête est centrée sur les processus de réforme. Au début de l’enquête, des débats publics se tenaient quasiment chaque semaine à Tunis sur la réforme de la justice et de la sécurité dans les salons des grands hôtels de la capitale, ouverts à tous. Les personnes tenant un discours ouvertement critique de l’institution carcérale sont cependant devenues moins accessibles au fur et à mesure de l’enquête, avec le renforcement des mesures sécuritaires dans le pays : les défenseurs des droits de l’homme, populaires au début de la période, ont progressivement été stigmatisés comme complaisants avec les « terroristes », et devenaient pour certains plus réticents à évoquer leur engagement et leur parcours ; plusieurs faisaient état, à partir de 2015, de harcèlement policier, d’intimidations voire de menaces. À mesure que la lutte antiterroriste s’imposait comme la priorité nationale, il est devenu plus difficile de formuler une critique de l’appareil répressif ; la réforme des institutions, souhaitée par les bailleurs internationaux comme un processus participatif, semble être désormais un domaine réservé aux professionnels et experts. Au-delà du contexte sécuritaire qui rendait la critique difficilement audible, celle-ci est également reçue à l’aune du pays d’origine de l’enquêteur. Quel sens donner à telle pratique punitive, à telle forme de pénalité ? Comment juge-t-on un système « trop » répressif, au regard de quelles normes et de quels standards ? Yasmine Bouagga, sur son terrain en Tunisie, était toujours interpellée sur la modalité de la comparaison avec la France, dont ses interlocuteurs savaient que les prisons étaient très critiquées. Ainsi des surveillants l’ont sommée de dire que leur prison était plutôt bien tenue et avec une ambiance respectueuse entre gardiens et détenus, la surpopulation étant rendue vivable par la « culture tunisienne de la sociabilité », tandis que les prisons françaises seraient, selon eux, ravagées par le racisme.

Conclusion : l’éthique comme objet de connaissance

40Chaque étape de nos recherches nécessite une réflexion située et contextualisée. En adoptant une démarche ethnographique, nous constatons à quel point nous sommes pris dans des interactions à géométrie variable au sein d’un univers social particulier, ici l’univers carcéral, produit de relations multiples. De la définition de notre programme de recherche à la restitution de nos travaux, en passant par l’accès à l’institution, les entretiens avec une pluralité d’acteurs (détenus, gardiens, proches, soignants, militants, etc.) et l’observation de divers lieux d’enfermement, nous faisons (et apprenons à faire) des choix qui ne peuvent faire l’économie d’un questionnement éthique.

41Dans ce contexte, si l’éthique comme procédure est nécessaire à la vigilance du chercheur sur le terrain, elle est également limitée car, malgré une prétention à l’universalité, elle peine à saisir la singularité et la complexité des situations rencontrées. C’est ce qui nous conduit à adhérer à l’idée d’une éthique « en pratiques ».

42La discussion des expériences de recherche en prison présentées dans cet ouvrage nous amène plus précisément à penser l’éthique située ; une éthique fondée sur l’appréciation des modalités spécifiques des relations dans un espace confiné. Il ne s’agit donc pas de renier l’apport de principes éthiques en amont à des fins d’orientation, mais de nourrir la réflexion sur l’éthique de la vie telle que nous l’observons, des valeurs telles qu’elles s’incarnent dans un corps de pratiques et lors d’interactions.

43Le chercheur, en se pensant lui-même comme un acteur moral, fait de son inconfort, comme de celui de ses interlocuteurs, un objet en lui-même. Les dilemmes éthiques rencontrés sur le terrain sont aussi et par ailleurs des moments de révélation des univers moraux sous-jacents des groupes, sociétés, espaces dans lesquels nous inscrivons nos travaux. Les émotions ressenties sur le terrain (Drake et Harvey 2014) apparaissent ainsi comme des indices, révélateurs de ces enjeux. Construire son terrain, négocier sa place à diverses échelles de l’institution, penser sa relation aux personnes rencontrées, supposent d’avoir un souci éthique entendu dans sa double dimension ; comme attention à l’autre et comme dévoilement des règles d’accord au fondement de la vie en prison.

44La question éthique en sciences sociales consiste alors non seulement en une attention portée aux effets de l’enquête dans toutes ses étapes (présentation, interactions, restitution), mais aussi en un projet de connaissance. Les enjeux révélés ici posent ainsi globalement la question de l’engagement et de l’importance des sciences sociales « inquiètes » et responsables non pas seulement des individus que nous rencontrons ou de nous-mêmes et de notre institution, mais aussi des savoirs qu’elles produisent. Cette attention ethnographique à l’éthique permet d’articuler l’éthique comme dévoilement du monde social et l’éthique de la pratique de l’ethnographie (Fassin 2008c ; Dilger et al. 2015), afin d’établir un « espace partagé de réflexion » (Caduff 2011).