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L’Afrique en prisons

 | 
Frédéric Le Marcis
, 
Marie Morelle

Partie 4. L’empreinte de la prison

Chapitre 12

Enfermer et développer en Éthiopie

Usages de la prison dans l’action développementale

Sabine Planel

Texte intégral

Enfermement et politisation du développement

  • 1 Ce chapitre s’appuie sur une série d’enquêtes réalisées dans les campagnes éthiopiennes depuis 2010 (...)
  • 2 Voir Planel (2014).

1Ce chapitre, fondé sur des enquêtes menées en Éthiopie depuis 20101, analyse les usages de l’enfermement dans un dispositif d’encadrement politique des populations dans le secteur du développement. Décrivant une pratique disciplinaire et punitive de l’action de l’État, il propose d’en comprendre les ressorts et les effets sociaux. Au cœur du fait autoritaire, il analyse la relation entre le recours à la force et le niveau de domination à travers les différentes pratiques de l’enfermement – pénales ou plus simplement punitives dans le cadre d’un exercice routinier de la domination d’État – et observe leurs relations réciproques. Pour ce faire, le texte introduit à ce que l’on désigne dans les campagnes éthiopiennes comme « la dette de l’engrais » – une dette produite par les politiques de développement agricole, contractée le plus souvent sans consentement des bénéficiaires pour l’achat d’engrais et dont les modalités de remboursement sont très contraignantes2. Il observe la pénalisation de cette dette, sa mobilisation dans l’exercice quotidien de l’action publique et son impact, politique notamment, sur l’ensemble des paysanneries. Il invite ainsi à décentrer le regard sur la prison et répond en cela à une attente analytique renouvelée, en particulier depuis des situations africaines où l’institution carcérale témoigne d’une genèse, de pratiques et d’une formalisation particulières (Morelle et Le Marcis 2015) et insiste sur la spécificité des situations autoritaires.

  • 3 En termes de policy making comme de conscientisation politique ou de formation de la citoyenneté. V (...)

2Plus que la prison, difficile d’accès en Éthiopie, c’est son empreinte sur les sociétés locales qui est au cœur de ce chapitre. À partir de l’étude des sociétés rurales, celui-ci participe à « une attention nouvelle portée à l’inscription sociale et spatiale de la prison dans son environnement (notamment urbain) et à leurs influences réciproques » (Darley, Lancelevée et Michalon 2013, p. 12). S’il analyse les formes de l’action pénale de l’État, ce texte va au-delà de l’observation du seul recours au droit pour s’intéresser à l’ensemble des pratiques punitives, qu’elles soient mises en œuvre par des fonctionnaires ou par leurs relais paysans. De fait, les formes et les significations de la punition d’État sont nombreuses. Elles invitent à cerner la manière dont les illégalismes populaires – et leur éventuelle qualification juridique – résultent d’ajustements ou de contraintes liés à l’application même des politiques publiques. C’est finalement la dimension proprement politique3 du dispositif d’enfermement et plus largement de l’exercice de l’action publique, notamment dans les modalités de la rencontre bureaucratique (Lipsky 1980), qui est alors reconnue. Ce texte souligne la dimension proprement punitive de l’action publique en situation autoritaire et rappelle combien elle résulte de choix socio-politiques plus larges, pris, en Éthiopie, sous l’influence d’enjeux partisans et inscrits dans un dispositif développemental.

3Ce chapitre interroge alors les conséquences de l’incorporation d’un dispositif punitif dans l’action développementale sur la polarisation sociale (Fischer et Spire 2009) en observant la situation de populations considérées – et se considérant – comme des détenus potentiels. De fait, il ne s’intéresse pas aux segments minoritaires de la population effectivement incarcérés mais réfléchit aux effets de la prison sur le gouvernement des masses paysannes (Wacquant 2009). Davantage que la prison proprement dite, ce chapitre interroge donc le continuum carcéral, « l’influence de la prison sur les imaginaires sociaux » (Morelle et Le Marcis 2015, p. 125). Il observe comment les pratiques étatiques de la punition par enfermement façonnent les sociétés politiques et reproduisent les rapports de domination entre l’État et les paysanneries, également au sein des sociétés locales. Le texte propose ainsi une analyse des usages punitifs et coercitifs de l’enfermement dans l’action publique, de leur évolution, de la diversité de leurs usages ainsi que de leurs principaux effets hors les murs.

Un dispositif évolutif : développement, contrôle politique et punition

  • 4 Modèle développé principalement en Inde et en Asie du Sud-Est dans les années 1970, il a été par la (...)

4En Éthiopie, la modernisation agricole constitue un pilier du dispositif développemental, dont la généralisation date de la période marxiste-léniniste (de 1974 à 1991). Ses formes ne cessent dès lors d’évoluer. Inspirée du modèle de la révolution verte4, elle articule la question de l’augmentation des rendements agricoles à celle de la sécurité alimentaire et promeut de nouvelles techniques agricoles, particulièrement le recours aux engrais chimiques et aux semences améliorées distribués à crédit. Entre éducation, contrôle et mobilisation des paysanneries, ce dispositif emprunte à une culture et une pratique du politique continuellement reproduite en Éthiopie qui organise le contact entre l’État et les paysanneries dans un rapport de pouvoir très asymétrique autour de la question développementale.

5Le modèle du Developmental State théorisé par l’ancien homme fort du régime, Meles Zenawi, affirme la tutelle étatique sur le développement économique et la mobilisation « démocratique » des masses qu’il organise à des fins idéologiques et politiques (De Waal 2018). L’action publique développementale est alors utilisée pour encadrer, contrôler et surveiller les populations (Villannuci et Fantini 2016), et ce particulièrement en milieu rural où vit 85 % de la population. Cette surveillance s’assure de la fidélité des Éthiopiens à la coalition gouvernementale au pouvoir (Lefort 2012), limite la contestation politique et la maintient dans le champ de revendications ethno-fédérales morcelées, comme en témoignent les récentes mobilisations. Très prosaïquement, elle enrôle les masses rurales dans l’appareil partisan et augmente ainsi le nombre des membres du parti au pouvoir (Vaughan 2015).

  • 5 Les groupes de développement (lemaat budin en amharique) mettent en place des cellules de contrôle (...)
  • 6 Voir Le Saout et Segas (2011) et Planel (2016).

6Cet encadrement de la population utilise des techniques de gouvernement largement héritées de la période socialiste et repose principalement sur la multiplication de « groupes de développement » au fonctionnement central-démocratique sous contrôle du Parti et mobilisant par une mise au travail des populations, rurales comme urbaines5. Ces techniques d’encadrement combinent avec finesse contrôle social et mobilisation politique. De même, le petit appareil d’État bureaucratisé en constante expansion au sein des sociétés rurales renforce le contrôle ainsi opéré sur les populations. Enfin, cet encadrement des populations organise et reproduit une domination dont les formes s’adaptent continuellement aux nouvelles injonctions développementales promouvant l’ouverture au marché. Le renforcement des asymétries de pouvoir au sein des paysanneries s’accompagne ainsi d’une augmentation des inégalités, notamment du fait d’une pratique coercitive de l’inclusion financière6.

  • 7 Ailleurs que dans les bâtiments de la prison.

7L’action développementale de l’État-Parti définit les nouvelles façons de se comporter, les diffuse et punit les comportements déviants interprétés comme contestataires. Elle utilise alors doublement la prison : quand il s’agit de punir et de faire consentir. Si elle se judiciarise toujours plus, des formes non carcérales, et donc non pénales, d’enfermement7 s’ajoutent aux pratiques coercitives (menace, chantage, usage de la force) de l’action publique quotidienne. Toutes ces pratiques sont légitimées par une éthique de la subsistance garantissant la sécurité alimentaire des petites paysanneries et renforçant l’autorité de l’institution étatique. Ce contrat social, qui façonne depuis longtemps la relation entre l’État et paysanneries, connaît depuis peu une inflexion majeure du fait de la libéralisation partielle des politiques de développement – jadis et naguère entièrement sous la tutelle publique. Le recours à l’emprisonnement s’en trouve alors considérablement transformé.

8Le dispositif de développement agricole se déroule schématiquement en deux temps, avant et après le milieu des années 2000 et le tournant électoral de 2005. Le premier moment, celui de la distribution à crédit de l’engrais et des semences améliorées, est marqué par une mise en œuvre coercitive des mesures développementales. Fortement politisé et répondant dans sa mise en œuvre à des logiques de quotas, ce dispositif très bureaucratisé renforce sans cesse la formalisation et la contractualisation de l’engagement paysan vis-à-vis de l’État. Il favorise sa judiciarisation. Le processus de remboursement est très rigide et non discuté. Forcés de contracter un crédit dont les créditeurs comme leurs débiteurs savent qu’il ne pourra être remboursé, les paysans incapables de payer sont emprisonnés pour insolvabilité et peuvent purger des peines de plusieurs années.

9Le deuxième moment, celui d’une pseudo-décharge de l’État-Parti, fait gérer le remboursement de la dette de l’engrais par les organismes régionaux de micro-crédit. Les modalités de remboursement sont assouplies, les montants remboursés varient en fonction des liquidités du débiteur et une saisie des biens progressive est organisée par ces organismes avec le concours des autorités locales – jadis en charge du remboursement. Les peines d’emprisonnement sont plus courtes, plus rares, et confondent différents types de dettes. La dette de l’engrais se fond alors dans un endettement paysan plus composite (largement marqué par la promotion du micro-crédit) mais davantage consenti – du moins ressenti comme tel par les populations.

  • 8 Afetsat’sem selon la qualification officielle en amharique.
  • 9 Le processus tend toutefois à se réduire. D’après un entretien avec Omo Micro-Finance, Head Office (...)

10Si les peines d’emprisonnement, et au-delà les punitions, ont toujours servi à « éduquer » les populations rurales, le sens de cette « éducation » a évolué. Initialement, la mesure avait une visée essentiellement punitive – les peines étaient relativement longues. Aujourd’hui, les peines sont plus courtes. L’emprisonnement est plus pragmatique, il vise à améliorer et à accélérer le processus de remboursement. Les peines prononcées s’élèvent à quelques mois seulement (six mois généralement et davantage s’il s’agit d’une récidive) et leur application est interrompue dès que le remboursement est effectué en totalité – ce qui arrive fréquemment. Il s’agit de fait d’une contrainte par corps8 qui intervient au terme d’un processus de remboursement plus long9 organisé selon les époques par les représentants paysans des coopératives, les petits fonctionnaires des antennes locales du ministère de l’Agriculture ou les salariés des organismes de micro-finance.

  • 10 En revanche les accusations de « corruption » donnent lieu à des peines beaucoup plus longues, plut (...)

11Il semble par ailleurs que les emprisonnements pour mauvais usage de l’engrais aient eux aussi baissé. Encore que le comptage soit délicat, puisqu’à la « dette » de l’engrais s’ajoutent de nouveaux usages frauduleux (contrebande et corruption) punis d’une peine de durée similaire10 assortie d’une amende. Si les dettiers se font plus rares dans les prisons, les « prisonniers de l’engrais » sont toujours nombreux. Dans la réalité, bien souvent, les deux catégories désignent les mêmes paysans qui vendent sur le marché de petites quantités d’engrais afin d’obtenir rapidement les liquidités nécessaires au remboursement de la « dette de l’engrais ».

Au ras de la procédure d’enfermement

  • 11 Ces procès politiques, permettant des règlements de comptes individuels ou politiques et des limoge (...)

12Réfléchir aux usages politiques – pénaux, punitifs, et coercitifs – de l’enfermement nous amène à produire une lecture qualitative des pratiques, des espaces et des usages de l’enfermement. Se juxtaposent ainsi des peines légales d’emprisonnement pour dettes, pour contrebande ou pour corruption11 ; des pratiques administratives d’enfermement (intervenant bien avant que le délit ne soit commis) et des saisies de biens.

13Le calendrier de distribution de l’engrais s’étend sur toute l’année, mais trois étapes cristallisent les tensions et signalent particulièrement les individus qui ne peuvent, ou ne veulent, répondre aux attentes gouvernementales. À y regarder de plus près, toutes engagent un rapport différent à l’enfermement.

  • 12 Région septentrionale d’où est originaire l’ethnie dominant la coalition au pouvoir.
  • 13 Équivalent à une commune, cet échelon abrite une administration déconcentrée – notamment dans le se (...)
  • 14 Non contractuellement mais moralement devant les autorités locales.
  • 15 Conversation du 28 octobre 2017, engagée avec deux anciens DA de Wukro et traduite par Alexander As (...)
  • 16 Petite capitale de l’Eastern Tigray.

14La plus politisée des trois étapes constitue le moment de l’enregistrement des bénéficiaires de l’engrais, lorsque les agents de vulgarisation du ministère de l’Agriculture, cherchant à remplir leurs quotas, listent les paysans volontaires, désignent d’autres bénéficiaires récalcitrants et estiment le volume des besoins. Ce moment est caractérisé par la bureaucratisation de l’action publique et l’importance des arbitrages réalisés par les antennes régionales du Parti. L’usage de l’enfermement n’y est ni pénal ni légal – de fait, il est aussi peu fréquent et je ne l’ai rencontré que dans le Tigray12. En Éthiopie, toutes les communes sont dotées d’une centralité administrative forte marquée par la présence de plusieurs bâtiments publics : bureaux du qebelé13 (commune), de la police et de l’agriculture. En juillet 2012, les paysans qui persistaient dans leur refus de s’engager14 pour l’achat ultérieur d’engrais étaient emmenés de nuit dans ces bureaux. Quand cette arrestation n’était pas suffisante pour les intimider et les faire signer leur enregistrement sur « les listes de l’engrais », ils passaient la nuit enfermés et signaient généralement le lendemain, ignorant le temps que pouvait durer cet enfermement perçu comme légitime. D’abord, parce que l’illégalisme ici puni est bien compris comme un délit en régime autoritaire : il est l’expression publique d’une remise en question de la capacité de l’État à gouverner ses sujets, à identifier correctement les bénéficiaires d’une politique publique. Ensuite parce qu’il est mis en œuvre par une administration étatique suffisamment légitime pour se dispenser du recours à la loi. Un dimanche après-midi15 dans un petit café d’Adigrat16, deux development agents (DA) du ministère de l’Agriculture évoquent le bon vieux temps et blaguent sur la docilité des paysans : ils se remémorent la façon dont ils rédigeaient de faux rapports, comment ils forçaient les paysans en les menaçant, en les enfermant. Sitôt que je me présente et leur signale mon sujet de travail, ils me reprochent de ne pas m’être présentée plus tôt et insistent sur le caractère révolu de ces pratiques, m’opposant ainsi immédiatement leur statut de représentant de l’État.

  • 17 Entretien réalisé en anglais avec un juge au tribunal de Damot Sore, à Gununo, le 26 février 2015.
  • 18 La zone est un échelon administratif intermédiaire entre la région-État (Killil) et le district (we (...)

15Le deuxième moment, qui débute à la récolte, est celui de la pénalisation de la dette. Très influencé par la sphère judiciaire et la réforme du système juridique en cours, il est le plus formel et celui qui a le plus évolué. Il se signale aujourd’hui par une réduction du nombre des emprisonnements. Depuis quelques années, la pénalisation des dettes est moins forte et les juges sont plutôt invités à effectuer des rappels à la loi. Comme le rappelle un juge de Gununo : « On demande au paysan de payer et s’il ne peut pas, on lui donne un délai pour qu’il paye plus tard et l’on fixe une date de rendez-vous. Si à cette date le remboursement n’est toujours pas réalisé, alors on donne un deuxième jugement qui autorise la saisie des biens par Omo Micro-Finance : l’argent, les récoltes, le bétail »17. À ma question, le juge complète : « On ne les envoie pas en prison. Mais s’ils cachent de l’argent, alors ils vont en prison jusqu'à ce qu’ils payent […] dans la petite prison du poste de police et seulement pour 24 h. » Ces quelques phrases exprimées par un jeune juge, nouvellement affecté et plutôt bienveillant vis-à-vis de ses administrés, donnent à voir l’asymétrie de la relation État-paysannerie. Elles soulignent à la fois la défiance des autorités locales qui interprètent souvent la dette comme un refus de paiement et la réalité des pratiques d’enfermement dans les cellules adjacentes aux postes de police qui durent plusieurs semaines et dépassent le cadre légal des gardes à vue. « Avant d’aller en prison, les gens du qebélé leur disent qu’il faut payer, qu’il faut payer vite. Ceux qui vont en prison [dans la prison zonale18 de Soddo] sont ceux qui résistent. »

  • 19 Entretiens avec le commandant en chef de la prison de Soddo, du 25 février et 29 février 2015, réal (...)
  • 20 Un consentement qui ne signifie pas absence de résistance, mais absence de soulèvement et existence (...)

16En 2015, il n’y avait plus de détenus pour dettes dans la prison zonale de Soddo (Wolayta), en revanche une vingtaine de détenus étaient emprisonnés du fait de problèmes de corruption ou de contrebande liés au commerce de l’engrais19. D’après les quelques détenus interrogés, les « prisonniers de l’engrais » étaient toutefois très nombreux. Par leur appréciation de la répartition des peines dans le bâtiment carcéral, ils soulignaient ainsi la portée des emprisonnements sur les paysanneries et formalisaient une figure à la fois marquante des imaginaires paysans, et centrale dans leur expérience de la domination d’État : le « prisonnier de l’engrais ». Cette figure sociale de la marginalité entretient une crainte de l’État et participe – avec d’autres facteurs – au consentement des populations rurales20.

  • 21 La période des semis est sensible dans les économies agricoles en crise ; c’est à ce moment-là que (...)
  • 22 Entretien mené avec un paysan dans le district de Ganta Afeshum, Eastern Tigray, le 23 octobre 2017

17Le troisième moment peut intervenir n’importe quand dans le calendrier agricole mais marque plutôt la période précédant les semis21. Il s’agit de la revente de l’engrais au marché noir, denrée dont le commerce est monopole d’État. Depuis quelques années, la vente illicite d’engrais se développe. Elle répond au caractère forcé de sa distribution. S’il est de notoriété publique que les paysans revendent une partie de leur engrais, la vente proprement dite s’opère dans la plus grande discrétion. Dans le Tigray, un vieux paysan explique ainsi : « C’est fait secrètement, de parole à parole, pas sur le marché, ni avec les marchands sinon on est pris et emmenés en prison »22. Dans le Wolayta, la marchandise est déplacée de nuit et confiée à un proche vivant à proximité des nombreux marchés ruraux ou urbains, mais la vente peut avoir lieu en plein jour comme dans les arrière-boutiques des marchands du bourg. Si dans le Wolayta, les paysans espèrent amadouer les juges en laissant uniquement les vieilles femmes vendre de l’engrais en plein jour, dans le Tigray les paysans sont bien conscients des peines encourues : six mois d’emprisonnement.

  • 23 Entretien mené avec le chef du village (Kushet likamember) dans le district de Ganta Afeshum, Easte (...)

Je sais que le prix est moins cher [sur le marché noir] mais je ne vais pas l’utiliser car je sais que les plans du gouvernement sont que tous les fermiers doivent utiliser l’engrais. Donc, je dois l’utiliser, je dois obéir aux ordres du gouvernement. […] Ils nous préviennent : si vous vendez au marché, vous allez en prison.23

  • 24 Petit tribunal des affaires familiales, regroupant quatre à cinq juges nommés parmi les populations (...)

18Usages passés et présents de l’enfermement, qualifications juridiques et interprétations par les paysans composent un horizon interprétatif fluctuant et assez fermé. Les petits juges communautaires de la social court24 (mehaberawi ferde bét) sont ainsi clairs :

  • 25 Le birr est la monnaie nationale de l’Éthiopie ; ETB signifiant Ethiopian birr.
  • 26 Entretien avec le secrétaire de la Social Court, district de Ganta Afeshum, Eastern Tigray, le 28 o (...)

Pour les amendes, nous avons des consignes officielles pour une procédure légale. S’il s’agit d’un accident, l’amende est de 30 ETB25 [1 euro] ; entre 30 et 100 ETB s’il s’agit d’une première fois, et 100 ETB s’il le fait exprès. Mais nous, les gens de notre communauté, nous avons nos propres règles : 50 ETB si l’acte a lieu en plein jour et 100 ETB s’il a lieu de nuit… Un fermier qui connaitrait la loi pourrait se plaindre.26

19D’un point de vue paysan toutefois, ces pratiques sont lues dans un horizon interprétatif assez partagé sur l’irrémédiable tendance de l’État à considérer ses administrés comme récalcitrants, et donc à les punir. Les peines matérialisent l’expérience subjective – et subjectivante – qu’ont les paysans de la puissance publique. Leur portée est exemplaire. L’emprisonnement et l’enfermement signalent alors publiquement une rupture de l’obéissance à l’État due par tout Éthiopien, particulièrement par les paysans, dans un contrat social tacite relevant globalement d’une éthique de la subsistance et régulièrement réaffirmé par l’État-Parti.

La prison hors les murs

  • 27 Les paysans expliquent souvent que la saisie des biens est pire que les peines d’emprisonnement.

20C’est bien hors de ses murs que les effets de la prison sont les plus importants – pour les paysanneries du moins27. Ces effets ne sauraient se limiter à ce qui se passe au sein de ses murs. La menace d’emprisonnement est un outil puissant des politiques développementales éthiopiennes. Les paysanneries éthiopiennes ont bien compris la dimension éminemment politique de la distribution de l’engrais. Elles craignent les effets de l’endettement et cherchent à échapper à l’injonction qui leur est faite d’utiliser ces intrants. Pourtant, les chiffres officiels signalent que la quasi-totalité des chefs d’exploitation bénéficie de l’engrais. Nos enquêtes à ce propos témoignent amplement de l’efficacité des menaces d’emprisonnement ou de confiscation des moyens de production pour lever les résistances paysannes.

21Ce continuum carcéral s’explique ainsi par l’extension de l’appareil d’État et de ses relais dans les sociétés locales. L’identification des paysans récalcitrants ou en faute, leur arrestation dans les campagnes, et parfois même leur jugement (dans le cas des social courts) sont mis en œuvre par les paysans eux-mêmes. Le caractère disciplinaire de l’enfermement – plus particulièrement ses effets sur le contrôle des populations – opère ainsi d’autant plus qu’il est mis en œuvre par des individus aujourd’hui juges, gardiens ou miliciens, mais qui désobéiront potentiellement demain. Momentanément intégrés à l’appareil d’État et à son action punitive, les paysans-miliciens sont chargés de l’arrestation des personnes, de la saisie des biens et éventuellement du gardiennage du bétail pendant plusieurs semaines. Ils commettent de nombreux abus (coûts de gardiennage élevés, usage privatif du bétail, mauvais traitement voire appropriation du bétail, insultes ou encore corruption) dont se plaignent particulièrement les Wolayta. C’est sans doute pour des raisons similaires que de telles pratiques n’ont plus cours dans le Tigray, comme l’explique le secrétaire de la Social Court de Ganta Afeshum :

La plupart du temps, on envoie les paysans en prison, plutôt que de vendre le bétail aux enchères [après l’avoir confisqué]. Pour plusieurs raisons. D’abord parce que tant que l’argent n’est pas rendu [le bœuf étant encore sous la garde du milicien], le bœuf ne peut être utilisé par d’autres fermiers. Ensuite, les enchères prennent du temps et cela appauvrit le fermier [qui paye des frais de gardiennage quotidiens]. Cela peut lui faire vendre son bien à un mauvais prix. En prison, il est volontaire pour payer et la plupart du temps le fermier rembourse durant les six premiers mois d’emprisonnement.

22Si la proximité entre gardiens et prisonniers potentiels facilite l’autoritarisme des dominés (Geisser 2008) et la capture des ressources qui l’accompagne, cette micro-discipline du quotidien permet également des formes de résistance. La prison apparaît alors pour certains comme un recours préférable à la saisie des biens et pourrait correspondre à une stratégie visant à aménager au mieux les conditions d’un remboursement imposé.

23Les effets de l’enfermement sur la différenciation sociale (Wacquant 2009), particulièrement sur les segments les plus pauvres de la population, sont assez mitigés dans la pratique éthiopienne. La mise en œuvre coercitive des politiques développementales provoque l’appauvrissement des plus vulnérables et oblige à une vente des moyens de production à moindre coût. Aujourd’hui toutefois, l’emprisonnement semble réservé aux plus riches des endettés.

  • 28 Entretien avec un élu du Parlement tigréen, réalisé dans la zone de l’Eastern Tigray, le 26 octobre (...)

Les gens qui ont un crédit auprès de Dedebit [organisme de micro-finance du Tigray] d’environ 1 500 ETB pour trois ans et qui le finissent en le buvant, ils doivent payer. Dans ces cas-là, ils doivent aller en prison car ils ont bu l’argent. Les fermiers qui ont du bétail vont en prison au lieu de payer. Ils refusent la loi, alors ils vont en prison. Mais s’ils sont très pauvres, alors ils ne vont jamais en prison. Car ils n’ont pas de biens.28

  • 29 Les quantités revendues sont toutefois très inférieures ; de quelques kilos à un demi-quintal.

24Tous les fermiers cependant se sentent concernés par l’emprisonnement. Mais depuis peu, ce sont bien les plus pauvres qui revendent illégalement leur engrais et écopent de peines d’emprisonnement. À cet accroissement de la domination sur les plus pauvres, il faut également ajouter les déséquilibres liés au genre. Si les femmes sont globalement absentes de ce dispositif développemental très patriarcal, leur vulnérabilité se traduit par une plus grande crainte de l’enfermement. Cela apparaît très clairement quand, devenues responsables d’exploitation à la suite d’un veuvage ou d’un divorce, elles cherchent à revendre l’engrais sur le marché noir. Les prix de vente y sont directement proportionnels au statut social des vendeurs. Vendu légalement par les coopératives, le quintal d’engrais dans le wereda de Ganta Afeshum équivalait à environ 1 300 ETB à l’été 2017. D’après nos enquêtes, les prix de revente sur le marché noir s’échelonnaient entre 600 et 900 ETB le quintal29. Quand les vendeurs étaient des femmes seules, souvent très dépendantes de leurs voisins pour la mise en culture des sols, alors les prix pouvaient descendre jusqu’à 400 ETB.

Conclusion

25Dans l’action développementale étudiée en Éthiopie, la prison apparaît comme un outil puissant du gouvernement des conduites des populations, non pas par la discipline qu’elle impose sur les corps pendant l’enfermement mais comme outil de mobilisation des masses, incitant les paysanneries éthiopiennes à accéder aux injonctions gouvernementales – qu’elles relèvent de l’usage des engrais ou du remboursement des dettes.

26L’efficacité de ce gouvernement des conduites doit beaucoup aux acteurs qui l’introduisent dans les sociétés rurales, représentants de l’État, petites élites locales ou paysans momentanément distingués par l’encadrement partisan. En Éthiopie, les acteurs et domaines de la pénalisation de l’action publique s’étendent alors même que le champ juridique semble se désencastrer progressivement de l’action publique – du moins dans le secteur développemental.

27Cette imbrication des registres disciplinaires et développementaux de l’action publique produit d’importants effets de stratification sociale. Cumulée à une intégration sous contrainte à l’économie de marché, elle fragilise les segments les plus pauvres de la population. La condamnation idéologique (néolibérale et partisane) de la pauvreté se réaffirme ainsi alors même que sa pénalisation se restreint et renforce d’autant plus les rapports de domination.

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Wacquant Loïc, 2009, Punishing the Poor. The Neoliberal Government of Social Insecurity, Durham, Duke University Press.

Notes

1 Ce chapitre s’appuie sur une série d’enquêtes réalisées dans les campagnes éthiopiennes depuis 2010, mais présente plus spécifiquement les résultats de deux missions de recherche réalisées dans le cadre du programme ECOPPAF ; en février 2015 dans la région méridionale du Wolayta et en novembre 2017 dans celle septentrionale de l’Eastern Tigray.

2 Voir Planel (2014).

3 En termes de policy making comme de conscientisation politique ou de formation de la citoyenneté. Voir Bernard (2018).

4 Modèle développé principalement en Inde et en Asie du Sud-Est dans les années 1970, il a été par la suite exporté au reste des pays en voie de développement – principalement par la Food and Agriculture Organization (FAO) – et propose une sortie de l’insécurité alimentaire par l’augmentation de la productivité agricole (irrigation et usage d’intrants). Au même titre que la Révolution industrielle, ce modèle est censé favoriser le développement.

5 Les groupes de développement (lemaat budin en amharique) mettent en place des cellules de contrôle et de mobilisation des masses par le Parti sur un fonctionnement hiérarchique. Chaque responsable au sein de la cellule rapporte les agissements de son groupe au groupe de niveau supérieur et transmet à son groupe les injonctions du Parti. Depuis les années 2010-2011, la plus petite de ces cellules regroupe 5 personnes.

6 Voir Le Saout et Segas (2011) et Planel (2016).

7 Ailleurs que dans les bâtiments de la prison.

8 Afetsat’sem selon la qualification officielle en amharique.

9 Le processus tend toutefois à se réduire. D’après un entretien avec Omo Micro-Finance, Head Office (le 25 février 2015, Damot Sore, Gununo), il durait environ deux ans en 2015.

10 En revanche les accusations de « corruption » donnent lieu à des peines beaucoup plus longues, plutôt de l’ordre de 5 ans.

11 Ces procès politiques, permettant des règlements de comptes individuels ou politiques et des limogeages, sont engagés par une commission anti-corruption surveillant les comportements rentiers (rent seeking) condamnés par le gouvernement. Il n’est pas rare qu’ils interviennent à l’occasion de la chaîne de distribution de l’engrais et qu’ils conduisent à l’emprisonnement – pour plusieurs années – de paysans prête-noms ou accusés à tort.

12 Région septentrionale d’où est originaire l’ethnie dominant la coalition au pouvoir.

13 Équivalent à une commune, cet échelon abrite une administration déconcentrée – notamment dans le secteur agricole – et constitue un organe de gouvernement décentralisé.

14 Non contractuellement mais moralement devant les autorités locales.

15 Conversation du 28 octobre 2017, engagée avec deux anciens DA de Wukro et traduite par Alexander Asmelash.

16 Petite capitale de l’Eastern Tigray.

17 Entretien réalisé en anglais avec un juge au tribunal de Damot Sore, à Gununo, le 26 février 2015.

18 La zone est un échelon administratif intermédiaire entre la région-État (Killil) et le district (wereda).

19 Entretiens avec le commandant en chef de la prison de Soddo, du 25 février et 29 février 2015, réalisés en anglais et traduits en wolaitigna par Guebré-Michael Kuke.

20 Un consentement qui ne signifie pas absence de résistance, mais absence de soulèvement et existence de mobilisations partielles, localisées et souvent inabouties. Consentement qui est par ailleurs largement produit par le pouvoir en place, et reproduit par les rapports de domination au sein du corps social – pour l’exprimer très rapidement.

21 La période des semis est sensible dans les économies agricoles en crise ; c’est à ce moment-là que les paysans prennent des risques.

22 Entretien mené avec un paysan dans le district de Ganta Afeshum, Eastern Tigray, le 23 octobre 2017.

23 Entretien mené avec le chef du village (Kushet likamember) dans le district de Ganta Afeshum, Eastern Tigray, le 31 octobre 2017.

24 Petit tribunal des affaires familiales, regroupant quatre à cinq juges nommés parmi les populations locales.

25 Le birr est la monnaie nationale de l’Éthiopie ; ETB signifiant Ethiopian birr.

26 Entretien avec le secrétaire de la Social Court, district de Ganta Afeshum, Eastern Tigray, le 28 octobre 2017.

27 Les paysans expliquent souvent que la saisie des biens est pire que les peines d’emprisonnement.

28 Entretien avec un élu du Parlement tigréen, réalisé dans la zone de l’Eastern Tigray, le 26 octobre 2017.

29 Les quantités revendues sont toutefois très inférieures ; de quelques kilos à un demi-quintal.

Auteur

Sabine Planel est chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et membre de l’Institut des mondes africains (IMAF). Elle travaille sur l’Éthiopie depuis plus de 20 ans et a développé divers projets de recherche liés au développement rural, au fait autoritaire ou à la justice spatiale.

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