1Située en face de l’ancienne cité de chemin de fer dans le quartier de Kaloum, la Maison centrale de Conakry accueille les détenus relevant de la juridiction des trois tribunaux de la ville : Kaloum, Dixinn et Mafanco. Seuls les postes militaires aux quatre coins de l’édifice indiquent la fonction du lieu. L’entrée de la prison se trouve en retrait de la rue, à côté du poste de gendarmerie. Là encore, seuls les véhicules de l’administration pénitentiaire estampillés « PARJU » (Programme de réforme de la justice soutenu par l’Union européenne) révèlent la présence d’un lieu de détention.

2Après plusieurs contrôles, le visiteur pénètre dans une petite salle dont l’unique fenêtre donne sur la cour principale. Selon les jours, quelques personnes venues rendre visite à des détenus patientent sur des bancs ou discutent avec un détenu à travers l’unique fenêtre qui donne sur la cour principale. Construite par l’administration coloniale française au début du xx^e siècle et initialement prévue pour 300 détenus, la Maison centrale en compte aujourd’hui 1 506. La plupart sont enfermés dans les bâtiments d’origine, appelés « en bas » par les détenus et les gardiens.

3Si l’emprisonnement existait dans les sociétés précoloniales, il y représentait un mode punitif marginal et constituait généralement l’accessoire de peines distinctes (Bernault 2007). La conquête coloniale introduisit l’enfermement comme peine pénale pour contrôler les populations et exploiter leur force de travail. Différents établissements de peines furent construits par les Français : en 1903 la Maison centrale de Conakry, destinée à accueillir des détenus de droit commun ; en 1905 le pénitencier de Fotoba, pour les condamnés à des peines longues et les détenus politiques (Goerg 1999).

4La pratique de l’enfermement comme peine à part entière a perduré dans les sociétés postcoloniales qui se sont réappropriées ce mode punitif (Bernault 2007). L’incarcération sur le continent reste cependant globalement moins élevée qu’en Europe et en Amérique. Avec 28 détenus pour 100 000 habitants1, la Guinée présente un taux d’incarcération faible à l’échelle régionale (contre 82 pour 100 000 habitants en Côte d’Ivoire2 et 39 au Burkina Faso3), mais son pourcentage de détenus en détention provisoire est l’un des plus hauts du continent et de la région. À la Maison centrale de Conakry, 63 % des détenus sont en attente de jugement4 dont 16 % depuis plus de cinq années5, alors que les articles 235 et suivant du Code de procédure pénale guinéen limitent cette détention à quatre mois renouvelable jusqu’à un an en matière délictuelle, et six mois renouvelable jusqu’à dix-huit mois en matière criminelle.

5On entend par détention préventive ou provisoire l’emprisonnement ordonné par un juge avant la survenue d’un jugement définitif sur la culpabilité et la fixation de la peine. Si, dans la philosophie pénale occidentale, le recours à la détention provisoire est traditionnellement présenté comme un « mal nécessaire » (Robert 1986), l’encadrement strict du recours à cette détention comme de sa durée par la loi apparaît comme le pendant nécessaire à l’atteinte portée à la liberté. Aussi, les incarcérations préventives prolongées, parfois hors du cadre judiciaire, sont perçues comme le symptôme d’une justice dysfonctionnelle et irrespectueuse des droits humains. À ce titre, la lutte contre la détention préventive prolongée et la judiciarisation des détentions constituent des axes des programmes de réforme de la justice menés sous l’influence des acteurs internationaux (Union européenne, agences onusiennes, ONG internationales) qui font de la régulation de la détention un enjeu de respect des droits de l’homme et d’efficacité de la justice. Une réforme du secteur judiciaire a été amorcée dès 2011 pour permettre sa modernisation, accélérer le jugement des affaires criminelles et mieux garantir le respect des droits de la défense. Le nouveau projet de Code de procédure pénale a été adopté par le parlement cinq ans plus tard, en juillet 2016.

6À partir de la situation des prévenus rencontrés à la Maison centrale, ce chapitre propose d’étudier les usages de la détention provisoire par les acteurs de la chaîne pénale guinéenne dans un contexte de réforme. Souvent décrite comme une institution à part, « une institution accessoire en bordure de la routine des tribunaux » (Bernault 1999, p. 53), déconnectée du système judiciaire, la prison sera ici abordée à partir des pratiques des acteurs pénaux (policiers, juges, procureurs, avocats), du placement en détention jusqu’à l’intervention d’un jugement statuant sur la culpabilité, influencées aussi bien par la confrontation des intérêts en présence que par l’aménagement d’espaces de négociation avec les justiciables.

7Cette étude se fonde sur un séjour à Conakry, entre janvier et juin 2018, effectué au sein de l’association guinéenne « Les mêmes droits pour tous » (MDT) qui intervient à la Maison centrale de Conakry pour assister des détenus en détention provisoire prolongée. Dans ce cadre, j’ai assisté un peu plus d’une vingtaine de détenus lors de la phase précontentieuse et représenté, en tant qu’avocate, treize détenus devant les juridictions pénales ainsi que trois parties civiles. La présente étude se fonde sur des observations faites au cours des procédures auxquelles j’ai pris part ou assisté, sur des échanges informels avec les détenus, avocats, magistrats, membres d’ONG et gardes pénitentiaires, ainsi que sur les registres du greffe de la Maison centrale que j’ai pu consulter.

8Le plan du chapitre s’articulera autour de la place de la négociation lors du déclenchement des poursuites entravé par la tenue de médiations informelles concurrentes, puis au stade de la décision de placement en détention provisoire, illustration de rapports de domination et d’un usage instrumental du droit renforcé par un contexte de réforme. Enfin, la dernière partie abordera l’organisation du procès comme terme de la détention provisoire et étape clé de l’action des programmes internationaux.

La mise en mouvement de l’action publique concurrencée par l’existence de médiations informelles

9L’étude de l’usage de la détention provisoire invite en premier lieu à situer la justice pénale comme moyen de régulation des rapports sociaux (Morelle 2015). Dans un contexte normatif plural, les conflits qui pourraient recevoir une qualification pénale sont couramment réglés hors de l’arène judiciaire par les chefs de quartier, les familles ou même au sein des commissariats et des gendarmeries (COGINTA 2014). Le recours à la justice étatique est généralement envisagé avec méfiance comme une procédure coûteuse et arbitraire (Du Bois de Gaudusson 2014). Le coût des procédures judiciaires repose essentiellement sur les parties qui doivent prendre en charge les frais d’huissiers, d’extraction du ou des mis en cause, le prix de la réalisation du certificat médico-légal, jusqu’aux frais de photocopie. Cette méfiance, ajoutée au coût des procédures et aux médiations informelles menées par les forces de l’ordre, explique le détournement d’une grande partie de la population de la justice étatique.

Les relais de la judiciarisation et ses contraintes

10Si les victimes se décident à porter plainte, leur accès au tribunal est généralement entravé par les tentatives de médiation menées par les forces de l’ordre. La transmission d’une affaire au tribunal, à travers l’information au procureur et le déferrement du dossier, dépend de la volonté des officiers de police judiciaire et de leur capacité à régler le litige eux-mêmes. En cas d’infraction constatée ou rapportée aux services de police, la négociation et la résolution informelle du litige constituent donc le principe, le déclenchement des poursuites, l’exception. Plusieurs facteurs peuvent cependant limiter la capacité des forces de l’ordre à régler le conflit : la gravité de l’affaire, son importance politique et médiatique, ou encore l’isolement social et le dénuement du suspect.

11La pression populaire peut être déterminante dans la judiciarisation de certaines affaires. Plusieurs dossiers suivis à la Maison centrale impliquaient un mouvement de foule à l’origine de l’arrestation et du déferrement des dossiers. Dans l’un de ces cas, une marchande du quartier de Kaloum était accusée d’avoir, au cours d’une dispute avec son concubin, tiré ses parties génitales et provoqué son décès une heure plus tard. Revenue sur les lieux quelque temps après la dispute, elle avait été prise à partie par la foule qui l’avait poursuivie jusqu’à la gendarmerie où elle avait été arrêtée. Presque immédiatement après son arrestation, elle avait été placée sous mandat de dépôt et envoyée à la Maison centrale, bien qu’aucun élément sérieux ne permette de soutenir une accusation d’homicide involontaire. Cependant, face à l’importance du mouvement de réprobation populaire ainsi qu’à l’isolement et au dénuement de la mise en cause, incapable de se défendre et de proposer une réparation financière, les forces de l’ordre n’avaient pas été en mesure de mener une médiation et le recours au tribunal constituait ainsi un moyen efficace de pacification sociale.

12La sensibilité et l’exposition médiatique d’une affaire peuvent aussi limiter l’autonomie des forces de l’ordre qui œuvrent, alors, à la demande et sous le contrôle du procureur et de l’autorité politique. Ce fut le cas à l’occasion de l’assassinat d’un ancien ministre, employé du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), abattu alors qu’il stationnait à bord de son véhicule. Cet assassinat avait été largement relayé et commenté par les médias guinéens. Un chauffeur sierra-léonais, arrêté à l’origine pour abandon de famille, fut accusé par sa femme d’avoir organisé cet assassinat avec l’aide de deux amis. La femme se rétracta par la suite, disant qu’elle avait été incitée par les forces de l’ordre à inculper son mari, mais celui-ci fut interrogé et torturé avec ses deux prétendus complices. Ils reconnurent tous les trois l’assassinat et d’autres faits de vols et furent présentés aux médias le jour de leur déferrement au tribunal et de leur transfert à la Maison centrale. Cette mise en scène des « coupables » livrés à la justice, accompagnée de détails sur le mode opératoire, les surnoms empruntés lors des opérations et les armes utilisées, permet d’illustrer la réaction de l’État face à ce type de criminalité (Camara 2015) et de prouver à la population l’efficacité des forces de l’ordre6. L’implication des autorités judiciaires dans ce cas démontre, quant à elle, le bon fonctionnement de l’État de droit.

13La mise en mouvement de l’action publique et le placement en détention provisoire interviennent donc de façon subsidiaire, dans le cas où les négociations menées lors de médiations organisées par les forces de l’ordre ont échoué ou n’ont pu se tenir.

Le placement en détention provisoire : entre émergence de nouvelles voies de recours et persistance des rapports de domination

14Ce n’est qu’une fois le suspect extrait du commissariat et déféré devant un magistrat que se pose la question de son placement en détention provisoire. L’action publique est alors menée à la faveur de processus de négociation entre les différents acteurs qui déclenchent une application plus ou moins rigoureuse du droit et illustrent les rapports de force entre les intérêts en présence.

15Le suspect peut, dans une certaine mesure, apporter des garanties matérielles ou morales pour inciter le magistrat à ne pas ordonner son placement en détention provisoire. Cette capacité de négociation est cependant limitée par l’importance prise par la tenue du procès, notamment lorsque des intérêts politiques sont en jeu. Les garanties de représentation demandées par le magistrat sont donc variables. La simple constitution d’un avocat, dans un dossier, peut parfois représenter une garantie suffisante pour laisser libre un prévenu. La consignation d’une somme d’argent ou d’objets permettant d’assurer que la victime pourra être dédommagée, même en cas d’absence du mis en cause, représente une garantie fréquemment exigée. Cette caution est cependant souvent assimilée par les parties et par le magistrat lui-même à de la corruption. L’entourage familial et social de la personne peut aussi constituer un gage de confiance pour le magistrat, notamment s’ils partagent des connaissances communes, viennent du même quartier ou appartiennent à la même ethnie.

Une population carcérale reflet des inégalités sociales

16En Guinée comme ailleurs, la surreprésentation des classes populaires fait de la détention provisoire un fort marqueur des rapports de domination sociale (Fassin 2015). Ainsi l’effectif des prévenus7 du tribunal de Kaloum (118 prévenus8) montre que les catégories professionnelles les plus représentées en détention provisoire sont les apprentis (15), les élèves et les étudiants (14), les marchands (14), les artisans (16) et les chauffeurs (13).

17Par ailleurs, plus de la moitié des prévenus de la Maison centrale (60 %) sont poursuivis pour des faits de vols, dont 36 % à main armée9. La surreprésentation de détenus en détention prolongée pour des faits de vol simple ou de coups et blessures (10 %) illustre la déconnexion entre la gravité de l’infraction et la durée de la détention provisoire. L’isolement des détenus est souvent un facteur de détention prolongé. En effet, l’implication de la famille, d’un avocat ou d’une association dans le suivi du dossier au sein du tribunal à travers des rencontres fréquentes avec le juge d’instruction ou le procureur peut permettre de limiter la durée de détention. Sans un tel suivi, il est probable que l’affaire soit reléguée voire oubliée, l’administration pénitentiaire ne se chargeant pas de faire remonter les cas de détention prolongée aux magistrats. Ainsi, les facilités accordées au détenu pour se déplacer à l’intérieur de la prison et rencontrer les employés d’ONG ou des proches sont primordiales pour assurer le suivi de leur dossier. Or, ces déplacements se font généralement moyennant des sommes d’argent versées aux gardiens. Les détenus les plus pauvres et isolés ont donc des risques accrus de subir une détention provisoire et que celle-ci soit prolongée.

18Bien qu’il existe des moyens légaux de contester le placement en détention provisoire, les délais de recours, l’assistance obligatoire d’un avocat et l’aléa dans l’application des dispositions légales par les magistrats limitent en pratique leur bénéfice malgré les tentatives de régulation de la durée de la détention par la réforme de 2016.

Une réforme du Code de procédure pénale aux effets variables

19Le Code de procédure pénale prévoit en principe la tenue d’une audience en cas de prolongation de la détention provisoire au-delà de quatre mois en matière délictuelle et de six mois en matière criminelle. En pratique, ces audiences ne se tiennent cependant presque jamais. La réforme de 2016 a introduit un nouveau moyen de contestation du placement en détention provisoire, sous la forme d’un référé pénal permettant à toute personne privée de liberté de saisir le président de la juridiction compétente pour contester les motifs de sa détention et obtenir sa mise en liberté10. Cette procédure, qui présente l’avantage de soumettre la demande de mise en liberté à un nouveau magistrat non chargé de l’affaire, a pu être utilisée par des avocats pour contester des incarcérations à visée politique11 mais reste encore très peu mobilisée en pratique. Le placement en détention provisoire ordonné par un juge d’instruction peut également être contesté devant la nouvelle juridiction d’appel : la chambre de contrôle de l’instruction. Cet appel doit être fait dans les cinq jours suivant la notification de l’ordonnance de placement en détention provisoire. Ce délai extrêmement court réserve l’accès à cette chambre aux personnes ayant un avocat constitué dès le placement sous mandat de dépôt. La chambre a ensuite dix jours pour se prononcer, et le Code de procédure pénale prévoit une sanction stricte en cas de non-respect de ce délai : la remise d’office en liberté de la personne visée. Lors de sa création en 2016, la chambre de contrôle de l’instruction s’est démarquée en appliquant strictement ces dispositions et en libérant les personnes dès que le délai n’était pas respecté. Une telle application d’une sanction procédurale lui a valu auprès des avocats la réputation d’une juridiction indépendante et incorruptible. Cependant, l’application stricte des dispositions légales par cette juridiction doit être relativisée au regard notamment de l’importance prise par la tenue de l’audience. Ainsi, dans un dossier politiquement sensible (le meurtre de la mère d’un ambassadeur guinéen), l’avocat de l’un des deux coaccusés avait fait appel de l’ordonnance de placement en détention provisoire devant la chambre. Bien que les délais imposés n’aient pas été respectés, la chambre avait cette fois-ci refusé la mise en liberté du prévenu pour ne pas prendre le risque de libérer un accusé dans une affaire aussi politiquement sensible.

20La contestation du placement en détention provisoire répond donc essentiellement à une logique informelle où les dispositions écrites des codes en vigueur peuvent aussi bien servir de fondement à certaines décisions qu’être écartées aux bénéfices d’impératifs pratiques ou politiques. Suivant la thèse de Dan Kaminski, le contexte guinéen donne ainsi un exemple probant du caractère essentiellement instrumental de la règle de droit dans la justice pénale, à rebours des théories légalistes (Kaminski 2015). Le caractère contingent des normes juridiques peut également s’expliquer par le fait que de nombreuses dispositions du Code de procédure pénale introduites par la réforme de 2016 sont reprises du droit français12 et donc inapplicables ou du moins inadaptées au contexte guinéen (Le Roy 1997).

21En tout état de cause, la mobilisation des dispositions légales pour contester le placement en détention provisoire dépend de la possibilité du prévenu d’avoir l’assistance d’un avocat au cours de l’instruction. Si l’émergence de nouvelles voies de recours a renforcé la capacité de négociation de certains justiciables, elle n’a pas pour autant remis en cause les inégalités existantes : les justiciables démunis, faute d’avocat, ne pouvant faire valoir ces nouvelles garanties procédurales.

22Bien que la remise en liberté puisse être obtenue d’office, par exemple si le dossier a été égaré par la juridiction ou lorsque les coaccusés ont été relâchés, dans la plupart des cas seule l’organisation du jugement fixe le terme de la détention préventive, en libérant la personne ou en prononçant une peine d’incarcération.

L’organisation du jugement, terme de la détention provisoire et enjeu stratégique de la réforme

23Le constat de la multiplication des détentions provisoires prolongées a mobilisé les acteurs internationaux et les autorités guinéennes pour tenter de réduire les délais de procédure et faciliter la tenue des audiences. Avant la réforme de 2016, le jugement des crimes relevait de la compétence d’une cour d’assises composée de magistrats professionnels et d’un jury populaire. Faute de moyens pour organiser le procès, notamment pour réunir et défrayer le jury populaire, les sessions d’assises se tenaient péniblement une fois par an. La réforme de 2016 a supprimé ces cours et transféré la compétence criminelle aux tribunaux de première instance composés de magistrats professionnels13. La création de ces tribunaux a permis une accélération significative du jugement des affaires criminelles. Des audiences se tiennent désormais chaque semaine dans les trois tribunaux de Conakry.

24Cependant, l’assistance obligatoire d’un avocat pour le jugement des crimes complique toujours l’organisation des procès. Cette exigence, appliquée strictement par les magistrats, empêche les personnes n’ayant pas les moyens d’avoir un avocat d’être jugées et les maintient en détention provisoire. Bien que le Code de procédure pénale prévoie un système de commission d’office d’avocats, celui-ci n’a pas été mis en place faute de budget alloué pour indemniser les avocats désignés.

Efficacité du système judiciaire au détriment des droits de la défense

25Pour pallier cette absence, en 2017, le programme de réforme du secteur de la justice du PNUD a mis en place un partenariat avec des ONG locales pour fournir un « appui juridictionnel » aux détenus démunis14. La même année, un projet de « clinique juridique » monté par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) a pris la forme de permanences au sein des tribunaux où des avocats se constituaient dans les dossiers inscrits au rôle du jour. Ils n’avaient donc que quelques instants pour s’entretenir avec leur client et ne pouvaient généralement pas consulter leur dossier. Leurs moyens de défense étaient donc excessivement limités et le jugement de ces affaires très rapide, voire expéditif. Par ailleurs, s’il a été prévu que des avocats interviennent au stade du jugement, aucun programme n’a permis leur assistance en amont de la procédure, au stade de l’instruction – pourtant crucial pour l’exercice des droits de la défense –, le mis en examen pouvant notamment solliciter des actes (auditions, confrontation, reconstitution…) de la part du juge, ou au contraire en demander l’annulation. L’assistance d’avocats n’a donc été assurée que pour éviter de bloquer la procédure et permettre la tenue du procès plutôt que pour garantir les droits de la défense. Si les actions de ces programmes ont permis une importante augmentation du nombre d’affaires criminelles jugées, le PNUD revendiquant son intervention dans près de 235 affaires criminelles en 201715, celle-ci s’est faite aux dépens des droits de la défense.

26La forte augmentation du nombre de jugements suite à la réforme de 2016 et de la mise en place de ces programmes n’a pourtant pas été suivie d’une diminution du nombre de détenus en détention provisoire, resté relativement stable16. Il est donc possible d’en conclure que le jugement de ces affaires a été accompagné d’une augmentation des placements en détention provisoire. Ce constat renforce la thèse selon laquelle les programmes d’appui au secteur de la justice qui promeuvent le renforcement de l’efficacité judiciaire mènent plus au renforcement de la capacité coercitive de l’état via la « consolidation de son appareil répressif » (Châtaigner 2004) qu’à la protection des droits humains.

La condamnation, terme de la détention provisoire

27Malgré le caractère expéditif de la défense des avocats fournis par le PNUD ou la FIDH, de nombreux détenus, rencontrés au cours de cette enquête, sollicitaient leur intervention afin de pouvoir être jugés, le procès apparaissant comme la seule issue à l’indétermination de la durée de la détention. Si j’ai pu assister à des acquittements ou des relaxes au cours de mon séjour à Conakry, de tels jugements étaient très minoritaires dans les cas de prévenus dont la détention excédait le seuil légal. Même s’agissant de personnes poursuivies pour des infractions de gravité relative ou insuffisamment caractérisée, il était fréquent que les magistrats condamnent ces personnes à des peines équivalentes au temps passé en détention. Ces « condamnations au temps mis » présentent l’intérêt de ne pas disqualifier l’action judiciaire tout en libérant une personne au dossier pénal léger. La femme arrêtée suite à un mouvement de foule fut ainsi condamnée à cinq années et demi d’emprisonnement, soit le temps passé en détention pour homicide involontaire, alors que l’accusation portée contre elle ne reposait sur aucun élément matériel. De telles condamnations donnent à la détention provisoire – rétroactivement – figure de peine et conservent l’intégrité du système judiciaire.

28Au-delà de la fixation de la peine, le jugement prononçant la condamnation du prévenu marque la fin de la procédure judiciaire et, avec elle, de la dépendance du détenu au système judiciaire. Tant que l’audience n’a pas eu lieu, les détenus doivent être maintenus à la disposition de la justice. En revanche, une fois la peine prononcée, l’administration pénitentiaire reprend son autonomie dans le contrôle des peines. Les juges d’application des peines n’ayant jamais été nommés – bien que prévus par le Code de procédure pénale –, l’administration pénitentiaire dispose d’une grande marge de manœuvre dans l’application de la peine prononcée. Dans un dossier de vol à main armée, les accusés faisaient ainsi part de leur souhait que leur procès ait lieu pour pouvoir négocier l’application de leur peine directement avec l’administration pénitentiaire. Ces détenus très pragmatiques avaient généralement déjà fait des séjours à la Maison centrale et en connaissaient bien les rouages informels17, contrairement aux « primo-détenus » qui espéraient pouvoir exposer leur bonne foi au tribunal, moins partial selon eux que les forces de l’ordre auxquelles ils avaient eu affaire.

Conclusion

29L’étude des usages de la détention provisoire par les acteurs de la chaîne pénale guinéenne met au jour la diversité des applications des normes pénales, reflet des rapports de domination socio-économiques du pays. Si le caractère aléatoire de toutes les étapes de la procédure pénale constitue une forte menace pour les justiciables, il leur ouvre cependant des espaces de négociation à travers des possibilités plus ou moins importantes de peser sur leur placement en détention préventive et sur la durée de celle-ci. Suite à la réforme de 2016, cette capacité de négociation a été renforcée par l’introduction de nouvelles dispositions légales permettant de contester le placement en détention provisoire devant un juge. Cependant, l’efficacité de ces nouvelles prescriptions restant conditionnée au bon vouloir des magistrats, et leur bénéfice limité aux seuls prévenus ayant un avocat, les ressorts du recours à la détention provisoire demeurent inchangés.

30Dans le contexte guinéen, le placement en détention provisoire prend figure de peine du fait du caractère plus pérenne que provisoire de l’enfermement, dont seul le procès fixe le terme. Enfermer une personne avant son jugement ne permet pas uniquement de garantir le bon déroulement de l’instruction, mais représente la condition nécessaire à l’existence du procès pénal. La détention provisoire illustre ainsi l’interdépendance entre espace carcéral et espace judiciaire, laissant voir un usage du droit largement négocié (Bouagga 2015).

31Les programmes de renforcement des capacités judiciaires à travers la création de tribunaux criminels et les programmes visant à indemniser des avocats pour défendre les prévenus en détention prolongée se sont traduits en Guinée par une accélération nette du nombre d’affaires criminelles jugées. Cette célérité a été cependant obtenue à la faveur de jugements expéditifs où le respect des droits de la défense n’est que d’apparence. Malgré cela, le nombre de prévenus est resté stable à la Maison centrale de Conakry, laissant supposer une augmentation concomitante des placements sous mandat de dépôt et une accentuation de la répression judiciaire. Ce phénomène rappelle que l’objectif de moralisation et d’humanisation de l’enfermement s’accompagne bien souvent du renforcement de l’appareil répressif de l’État.