Les études pénales et carcérales en Afrique : un champ de recherche désormais balisé

1Depuis l’ouvrage séminal de Bernault (1999) sur l’histoire des prisons en Afrique, le milieu carcéral a été l’objet de travaux en anthropologie, en géographie et en sociologie (Dirsuweit 1999 ; Gillespie 2008 ; Jefferson et Martin 2014 ; Le Marcis et Morelle 2019), tant dans les sphères académiques anglophones que francophones. Durant plus d’une décennie, les enquêtes ethnographiques sur l’enfermement en Afrique avaient été largement restreintes aux seuls camps de réfugiés (Agier 2002 ; Cambrézy 2001). Toutefois aujourd’hui, les prisons et plus largement les institutions structurant les trajectoires pénales sont également étudiées, et par l’ensemble des sciences sociales.

2L’appropriation des dispositifs punitifs par les agents de l’État et par les populations tout comme leur place dans les politiques de sécurité publique aux échelles nationales, régionales et mondiale sont quelques axes à partir desquels les analyses sont menées (Debos et Glasman 2012 ; Glasman 2014 ; Göpfert 2012) : ces derniers sont au service d’une meilleure compréhension de l’expérience carcérale et des réformes y affairant, plus largement de l’analyse de la fabrique de l’État et de ses relations avec les populations. Les études pénales et pénitentiaires semblent avoir atteint une certaine maturité : il n’est plus temps de défricher des terrains de recherche en Afrique, mais bel et bien d’identifier les questions qui les structurent (Martin et Jefferson 2019) et les échanges que ces dernières suscitent au-delà.

Des prisons africaines entre raisons locales et logiques globales

3Les recherches engagées dévoilent la diversité des réalités carcérales sur le continent et nous invitent à dépasser définitivement un discours univoque sur « la prison africaine » et sur ses « dysfonctionnements », résumés hâtivement aux situations de surpopulation carcérale des grands établissements urbains, le plus souvent au détour d’un article de presse ou dans le cadre de divers projets de réforme (Morelle et Le Marcis 2015). Il suffit de regarder les cartes des taux d’incarcération en Afrique, de l’Afrique du Sud au Niger en passant par l’Algérie (voir carte 1), pour saisir la pluralité des situations et des rapports à l’incarcération : des pays enferment massivement, d’autres non… Quand bien même ces taux, plus ou moins fiables, ne donnent qu’un instantané, passant sous silence les flux des individus incarcérés et les variations dans le temps, ils donnent à voir le fait carcéral dans sa diversité, délégitimant un regard trop souvent homogénéisant à l’échelle continentale.

Carte 1. Taux d’incarcération dans les pays d’Afrique

4Le présent volume s’appuie ainsi sur des enquêtes menées en Afrique francophone et anglophone, au nord et au sud du Sahara, quand bien même il reste tributaire des contingences de terrain et des ancrages géographiques des auteurs1. S’il ne prétend ni à l’exhaustivité ni à un choix raisonné parmi les pays africains, il restitue des enquêtes dans divers États, au-delà des frontières linguistiques et des catégories géopolitiques divisant artificiellement le continent. Nous espérons notamment avoir entamé un dialogue fécond, sans obstruction de barrières de langues ou de traditions de recherche, en jetant un pont entre l’Afrique du Sud, aux études carcérales bien ancrées mais souvent tournées vers les bibliothèques nord-américaines, et les réalités pénitentiaires d’autres États africains, peu considérés jusque-là (Morelle et al. 2021).

5Par ailleurs, la réflexion ne saurait se limiter à la seule échelle continentale. Les taux d’incarcération en Afrique appellent en effet à ne pas non plus conclure trop vite à un « tournant carcéral mondial ». Des États africains se distinguent par leurs faibles taux d’incarcération au regard de certains États d’autres continents (voir carte 2). Plus que jamais, il importe de réfléchir de façon empirique et nuancée à la place de l’enfermement pénal dans les systèmes punitifs contemporains. Ainsi nous revendiquons une place pour les études carcérales menées en Afrique dans un ensemble plus vaste de discussions suscitées par des logiques carcérales mondialisées souvent portées par les circulations de discours réformateurs et celles d’« experts ». Ces échanges demeurent trop scindés et cloisonnés en aires culturelles. Des recherches relevant des Suds nous sont moins familières (Godoi 2009, 2014 ; Bandyopadhyay 2010), quand d’autres, produites dans les Nords, paraissent plus influentes (par exemple en France : Combessie 1996 ; Chantraine 2004 ou aux États-Unis : Garland 2001 ; Wacquant 2002 ; Gilmore 2007). S’il importe de pérenniser le mouvement enclenché d’ethnographies localisées en Afrique, le continent n’en demeure pas moins un espace à partir duquel réfléchir bien au-delà de ses frontières à ce que la prison fait à nos sociétés et à nos droits et à ce que pourraient être des formes renouvelées de justice et de réparation. La condition est de reconnaître aux États africains toute leur place dans ce débat globalisé, plutôt que d’en faire un espace en négatif, appelé à ne recevoir que des projets et des actions de réforme.

Carte 2. Taux d’incarcération dans le monde

Ethnographier la prison au-delà des murs

6Les contributions de cet ouvrage appellent à une analyse des systèmes punitifs et de justice sur le continent au regard de contextes socio-historiques précis, dont les prisons sont un pivot central. Elles s’intéressent donc aux prisons, tout en proposant de ne pas s’y limiter. L’institution pénitentiaire se déploie avec les colonisations : celles-ci l’érigent comme l’élément premier des peines et aspirent à en faire plus largement un moyen de gestion des populations et des illégalismes (Morelle et al. 2019). Pour autant, l’on sait que le projet carcéral a été réduit dans son application entre manque de moyens et résistance aux institutions. Et aujourd’hui ? Sans ignorer la force des héritages, il convient assurément d’étudier les institutions pénales et pénitentiaires dans leur fonctionnement quotidien, mais aussi d’observer la place de la prison dans des systèmes plus vastes de punition, à l’aune de l’histoire récente des États et des sociétés, et en réfléchissant à leur devenir et à leurs usages socio-politiques contemporains.

7Ainsi il reste pertinent d’analyser de concert les pratiques informelles de sanction et de réparation (parfois qualifiées de traditionnelles) et la nature de leurs relations avec les systèmes pénaux et pénitentiaires nationaux (collaboration, substitution, ignorance, etc.). Dépasser les murs de la prison pour mieux repérer les manières de rendre la justice et de la concevoir est un impératif face aux paradoxes d’institutions devant lesquelles les citoyens sont supposés égaux mais dont l’expérience les incite à penser qu’elles les discriminent selon leurs réseaux politiques, leur classe sociale, leurs moyens financiers et parfois leur assignation ethnique. Les prisons – et les institutions pénales – ne peuvent se concevoir ni hors-sol ni comme le seul registre de référence pour « faire justice » ou pour maintenir l’ordre. D’autres registres normatifs, extra-légaux, et des pratiques de justice s’y articulent.

8Il ne s’agit donc pas d’échapper à une réflexion confinée à l’échelle continentale (l’Afrique) pour s’enfermer dans une autre approche (les études strictement carcérales). Les contributions de ce volume ont la prison en commun mais l’abordent de différents points de vue. La prison est d’abord appréhendée de l’intérieur, à partir prioritairement de l’expérience des détenus, que celle-ci soit directement observée ou bien rapportée au moyen des récits d’anciens prisonniers. Elle l’est aussi à partir de l’ombre qu’elle porte sur la société : elle apparaît comme un outil des politiques de développement en Éthiopie2, comme outil de gestion des populations migrantes au Ghana3, comme repoussoir justifiant les multiples négociations développées dans le cadre de la résolution de conflits et qui visent à lui échapper ainsi qu’à la justice étatique en Côte d’Ivoire4. Elle marque de son empreinte les itinéraires de celles et ceux qu’elles enferment, posant la question de ce qu’est la vie après la prison5.

9Entre les murs ou hors les murs des prisons, les différents contributeurs adressent ensemble des questions au cœur des sciences sociales et de nos sociétés contemporaines, touchant aux hiérarchies et aux rapports de pouvoir ; aux politiques de développement, leurs acteurs et le marché de la réforme carcérale ; à la question de la politique et des résistances, ou encore à la conception du corps et la construction du genre.

10Nous avons fait le choix de présenter en première partie les registres normatifs et les valeurs qui sous-tendent la vie en détention. Ce faisant, nous invitons à saisir le fonctionnement des espaces carcéraux sur une base empirique, à cerner ce qu’est l’emprisonnement et les effets de l’institution sur les vies incarcérées. Sans cet ancrage ethnographique fort, la conception abstraite de projets de réforme carcérale risque d’être condamnée au mieux à s’attaquer aux conditions matérielles de la prison, au pire à reproduire un projet punitif qui n’a cessé d’être décrié depuis son origine pour les inégalités qu’il pérennise et la violence dont il est porteur. La deuxième partie revient ainsi sur les réformes carcérales en invitant à porter une attention particulière à ceux que l’on reconnaît le moins dans les débats sur la peine, les détenus eux-mêmes, sans pour autant dédouaner l’institution et sa réforme de leurs échecs. Notre troisième partie propose alors de replacer la prison dans un ensemble hybride de valeurs à partir duquel les citoyens entendent (se) rendre justice, invitant de facto à saisir les stratégies de contournement d’une institution dont on connaît les impasses. La prison n’en demeure pas moins prégnante dans les façons dont la menace de l’incarcération pèse sur les rapports sociaux et politiques, inspirant d’autres formes de coercition et d’exclusion extra-pénales. Cette empreinte carcérale fait alors l’objet d’une quatrième et dernière partie.

Une économie carcérale des valeurs

11Comment détenus et gardiens acquièrent-ils les règles d’accord qui régissent la vie en détention ? Comment sont négociés les divers registres normatifs dont ils sont porteurs pour produire l’ordre carcéral ?

12La première partie de l’ouvrage prolonge des interrogations classiques en études carcérales sur la production de l’ordre (Sykes 1958 ; Sparks et al. 1996 ; Chauvenet 2004) et le caractère total de l’institution (Goffman 1968 ; Chantraine 2000 ; Rostaing 2001). Elle entend répondre à ces questions en partant de l’analyse des interactions entre plusieurs catégories d’acteurs à l’occasion desquelles circulent, s’échangent et se consomment différents types de biens et de services. Distributions et négociations sont régies par une pluralité de normes. Leur ordonnancement est fonction de contextes d’interactions qu’une analyse en termes d’économie des valeurs permet de révéler (Le Marcis 2019 ; Le Marcis et Faye 2019). Cette approche s’appuie à la fois sur la sociologie interactionnelle (Goffman 1973) qui décrit avec attention les interactions (discours et pratiques) des acteurs de l’espace carcéral, et sur l’anthropologie économique pour laquelle l’analyse de la valeur n’est possible qu’au regard des relations de pouvoir qui la détermine (Warnier 2008).

13Elle rend compte de formes d’apprentissage de la vie en prison, scandée par le passage d’une série de seuils et de frontières liant le « dehors » au « dedans ». Au cours de ce cheminement, les individus incorporent, apprennent, comprennent, acquièrent et négocient ces normes de fonctionnement. Finalement, la prison paraît enchâssée dans tout un système bureaucratique qui génère ses propres logiques de corruption et de médiation, s’hybride aussi à des normes criminelles, religieuses, sorcellaires… et produit des imaginaires punitifs, plus largement sociaux. La prison est bel et bien là comme une réalité sociale, comme institution appropriée et pas seulement importée au même titre que d’autres institutions du système pénal (Fourchard 2018).

14Sasha Gear le démontre magistralement à partir d’enquêtes conduites auprès d’anciens prisonniers qui relatent les sévices sexuels dont ils ont fait l’objet dans des établissements sud-africains marqués par les règles des gangs. Les détenus sont engagés, dans des négociations urgentes, confuses et instables principalement avec d’autres prisonniers. En effet, si l’administration joue un rôle crucial dans la composition des populations des différents lieux de détention (en plaçant les personnes dans des cellules particulières, par exemple) une fois à l’intérieur, ce sont les détenus eux-mêmes qui gèrent l’espace et exercent une pression intense, notamment sur les nouveaux venus. Que les espaces carcéraux soient régis par des « normes pratiques » (De Herdt et Olivier de Sardan 2015), le constat n’est guère nouveau à travers le monde (Steinberg 2004 ; Biondi 2016 ; Venters 2019). Il fallait toutefois rendre compte de ces expériences en Afrique, peu entendues ou à défaut rapidement élevées au rang d’exceptions justifiant des réformes, au titre d’archaïsmes et du sous-développement proprement « africain ».

15Par ailleurs, il ne sera jamais inutile de rappeler la violence intrinsèque de l’institution pénitentiaire, au-delà des configurations socio-politiques locales et nationales (Rostaing 2006), et de s’interroger sur le sens de la punition pénale lorsqu’elle marginalise plus qu’elle ne réinsère en ajoutant à l’enfermement les manques alimentaires, sanitaires, sexuels (Ricordeau 2004, 2009 ; Ricordeau et Milhaud 2012 ; Le Marcis 2016) et les ruptures avec les proches (Ricordeau 2008 ; Touraut 2012).

16Témoignant de ce processus de marginalisation, le chapitre de Muriel Champy met l’accent sur les relations entre prison, vie dans la rue et dans les quartiers populaires en relatant les parcours biographiques des jeunes bakoromen de Ouagadougou au Burkina Faso. Les allers et retours de ces derniers tracent les contours d’un continuum carcéral qui contraint des vies autant en dehors que dans la prison. Discutant de la négociation des acteurs entre registres normatifs officiels et normes pratiques, ces contributions éclairent la question de la construction du sujet en position subalterne et du jeu incessant entre individus et pouvoirs.

17Normes, subjectivités… que produit la prison ? Partant de l’observation de l’incarcération d’une famille inculpée de pratique de l’excision au Burkina Faso, la contribution de Frédéric Le Marcis démontre comment la prison réifie notamment les identités de genre. L’emprisonnement de femmes au titre de la pratique de l’excision, laquelle contribue à construire les rôles genrés, se traduit paradoxalement par une réification de ces mêmes rôles. À la dissonance cognitive induite par la condamnation d’une coutume jugée illégale et un emprisonnement reposant sur une construction de genre elle-même conforme à la coutume s’ajoute une application très inégale de la loi qui conduit les intéressées à questionner le sens de leur peine. Et le sens de la peine, c’est bien de cela qu’il faut pouvoir discuter quand il est question de réformer la prison, sa matérialité, sa violence et sa portée politique et sociale.

Réforme(s)

18Le continent africain a fait l’objet de travaux devenus références pour l’anthropologie du développement (Ferguson 1990 ; Olivier de Sardan 1995). Dans ces derniers, la prison y est restée longtemps absente. Ainsi, en près de vingt ans d’existence et après cinquante numéros publiés, la revue de l’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD), devenue Anthropologie & développement, n’a jamais traité la question carcérale ni du point de vue de la circulation des modèles ni de celui des courtiers (Olivier de Sardan 1995). Pourtant, dès le premier numéro de la revue, Jean-Pierre Olivier de Sardan proposait une définition des processus de changement social et de développement dont la réforme de la prison et ses transformations sont emblématiques. Ces processus « mettent nécessairement en rapport des normes, des cultures et des sous-cultures hétérogènes, des systèmes de valeurs hétérogènes, des configurations de savoirs et de représentations hétérogènes, des systèmes d’action hétérogènes, des stratégies et logiques sociales hétérogènes » (Olivier de Sardan 1991, p. 3). Ce n’est que récemment que des travaux en études carcérales choisissant d’aborder la question de la réforme des prisons (entendue comme synonyme de changement social) se sont développés. Cette réforme a par exemple été envisagée du point de vue de la science politique et des relations entre l’Union européenne et le Maghreb (Colineau 2013), de la sociologie politique sur la question de la définition de la peine (Bouagga 2016) ou encore de la géographie et de la circulation de modèles carcéraux (Dardel 2016).

19Dans cette dynamique, les travaux menés par le Dignity Research Institute ont été précurseurs en étudiant la réception dans les prisons du Sud du registre normatif des Droits de l’Homme (Jefferson 2005, 2007 ; Jefferson et Gaborit 2015 ; Martin 2009). Ce discours s’est largement déployé après la chute du mur de Berlin, touchant les prisons d’Europe de l’Est puis celles d’Afrique. Sur ce continent, les actions et les projets de développement ont progressivement inclus les institutions pénales et pénitentiaires à des fins de consolidation sinon de reconstruction de l’État de droit, pour reprendre les termes consacrés (Châtaigner 2004). La lutte contre le terrorisme a renforcé cette tendance. À cet égard, l’ouvrage restera sur un manque : le déploiement des recherches vers des formes « d’encampement », renouvelées à l’aune de la lutte contre l’extrémisme, parfois déployées en marge du contrôle de l’administration pénitentiaire (tels que les centres de « repentis » au Cameroun sous l’égide du Comité national de désarmement, de démobilisation et de réintégration), voire dans des cadres extra-légaux6.

20Dans ce contexte, il n’est pas toujours aisé de se repérer au sein d’une multiplicité d’acteurs et de projets ni d’en cerner les attendus, entre impératifs de sécurité, luttes hégémoniques et d’influence, quête concrète d’amélioration des conditions de détention ou débat sur le sens même de la peine et des modalités de punition… Il convient tout particulièrement de ne pas oublier les actions locales d’associations de défense des droits de l’Homme ou de soutien aux détenus qui ont fleuri avec les démocratisations des années 1990 sur le continent et qui jouent un rôle de veille et d’aiguillon important auprès des autorités nationales, même si cela est parfois moins visible à l’échelle internationale. Yasmine Bouagga avait ainsi souligné que les « passeurs de murs » – comme elle désigne les réformateurs qui font pénétrer le vent du changement au sein des univers carcéraux – ne sont pas toujours à chercher parmi les opérateurs internationaux, au bénéfice de la reconnaissance d’acteurs « discrets » (Bouagga 2019).

21Dans la deuxième partie de ce volume, Yasmine Bouagga fonde sa réflexion sur la réforme pénale dans la Tunisie en transition d’après 2011. Elle s’appuie sur sa participation à de nombreuses conférences internationales sur ce sujet et évoque au sein des réformes le jeu subtil entre les références aux droits de l’Homme et une économie de la sanction associée à des valeurs morales situées. Ce moment de transition politique tunisien offre un aperçu critique de négociations complexes, de phénomènes de traduction et de contestation des pratiques et des idéologies des réformes. À partir d’une entrée plus locale, Marie Morelle met également en lumière un aspect sous-estimé du moteur de la réforme : les prisonniers eux-mêmes. Elle rend compte des processus informels d’apprentissage juridique et appelle à l’inclusion des prisonniers en tant qu’acteurs à part entière dans l’arène de la réforme des prisons. Utilisant cette fois-ci les archives, mais suivant le même esprit, Romain Tiquet rapporte comment les détenus des colonies pénales sénégalaises ont aussi interpelé l’administration coloniale sur leurs conditions de détention et le caractère arbitraire de leur traitement en envoyant des lettres depuis leurs lieux de détention. Dans maints pays d’Afrique, l’ensemble de ces acteurs discrets du monde carcéral, les organisations non gouvernementales (ONG), les acteurs religieux ou associatifs, les détenus et anciens détenus agissent à bas bruit en apportant un soutien matériel, sanitaire mais aussi légal et participent à la production et au respect du droit en détention. Ils témoignent également de l’existence d’alternatives à la détention (médiations sociales, logiques de réparation) qui méritent d’être étudiées sérieusement au moment où se développent des programmes de justice restaurative (Matignon 2014).

22La réforme de la prison est en effet indissociable de celle des systèmes pénaux qui produisent la population carcérale. Invitant à dépasser une approche de la seule prison, Maud Angliviel s’attache ainsi à discuter les effets d’une réforme en Guinée, cette fois-ci sur la détention préventive, à laquelle elle assiste en tant qu’avocate. L’autrice montre les difficultés des réformes qui ne cherchent qu’à améliorer le fonctionnement des tribunaux et les conditions de détention, surpopulation en tête. En effet, la question de la surpopulation carcérale est indissociable de la question de la détention préventive, comme cela avait déjà été souligné en 2008 dans le contexte européen (Aubusson de Cavarlay 2008). Le continent africain ne fait pas exception, même si des variations notables existent selon les contextes politiques et la nature des régimes des pays étudiés. Il suffit pour s’en convaincre de retenir les taux de détention préventive les plus importants du continent, notamment celui du Cameroun (en rapport avec la nature répressive du système judicaire) et celui de la République démocratique du Congo (dont l’importance renvoie plus directement aux difficultés de fonctionnement des tribunaux) et de comparer ces derniers avec, parmi les plus faibles, ceux de l’Algérie ou de la Namibie.

23La Guinée connaît également des taux anormalement élevés de détention préventive (60 % de la population criminelle) et des durées de détention illégales. Dès lors, il est apparu nécessaire de supprimer les délais d’attente en accélérant les procédures pénales. Si l’objectif est louable, car il vise à diminuer les durées de détention provisoire, il a un effet pervers : la justice, devenue expéditive, condamne au moins autant sinon davantage à des peines de prison ; prisons qu’il s’agissait pourtant de « vider », rappelant combien ce dispositif fait débat devant le risque d’en faire « un instrument banal de gestion des flux judiciaires » (Christin 2008, p. 186). L’urgence s’impose face au nécessaire approfondissement des débats en audiences, et cette procédure finit par se substituer à toutes les autres, réputées encombrées.

24L’analyse de ces multiples expériences de réforme sur le continent africain, visibles ou non, permet de poursuivre sous un nouveau jour la discussion de « l’impossible réforme de la prison », pour paraphraser le titre de l’ouvrage du même nom qui dénonçait dès 1973 l’ambiguïté de la notion de réforme carcérale (Buffard 1973). On y retrouve les tendances lourdes du système carcéral déjà soulignées en d’autres lieux : la tension entre le travail carcéral conçu comme l’un des outils de la transformation de l’individu détenu ou comme finalité extractive de la force de travail enfermée, l’absence de corrélation entre taux d’enfermement et criminalité, la traduction récurrente des programmes de réforme en programme de construction d’établissements plutôt qu’en remise en cause du système pénitentiaire, la difficile mise sur agenda public de la réforme de la prison en raison de son coût politique, la criminalisation des plus pauvres et, in fine, la domination de ces derniers.

25Il est certain que les prisons en Afrique ont fait l’objet d’une double appropriation : elles sont de longue date des instruments de domination des États, autant qu’elles font partie des imaginaires sociaux des populations. Elles ont pénétré les pratiques de justice sans non plus s’y substituer entièrement, ni emporter l’adhésion. Elles connaissent des trajectoires chaotiques, au gré des projets de réforme exogènes comme des transitions politiques ou à l’inverse de restaurations autoritaires, sans oublier parfois, mais plus rarement, les mutineries et les évasions auxquelles il faut rendre leur sens politique. Ces syncrétismes, ces évitements, ces mobilisations doivent accompagner une réflexion à l’échelle mondiale, non pas seulement pour penser la prison et la transformer, mais bel et bien pour lui substituer des alternatives.

26C’est bel et bien d’alternatives qu’il doit être question (Ricordeau 2019), et non strictement de réformes carcérales. Cependant, l’urgence à penser des solutions en dehors des murs de la prison se heurte à un contexte faisant de l’enfermement extra-pénal la réponse principale et globalisée à des enjeux sécuritaires multiples. L’empreinte de la prison subsiste, tout comme celle des établissements pénitentiaires et des camps sanitaires de l’époque coloniale (Eckart 2002 ; Lachenal 2017) jusqu’à leurs reconfigurations et redéploiements contemporains (centres de traitement Ebola, centres pour repentis, centres de migrants illégaux, etc.), et ce bien au-delà des anciennes colonies. Les relations de pouvoir, fortement structurées par les situations coloniales, subsistent et semblent bloquer toute capacité à inventer d’autres idéologies de réparation en mesure de s’extraire des ruines du passé (Stoler 2013).

Tensions dans le juste

27La prison n’est pas un espace clos. Elle s’inscrit dans des environnements socio-politiques singuliers qui influencent son rôle et sa place dans les manières de rendre la justice. Il convient donc d’élargir le cadre à partir duquel repérer les différents registres d’expression du juste et de l’injuste qui prennent corps dans une société donnée. La troisième partie de ce livre propose donc de changer d’optique pour réfléchir à partir de la prison mais aussi au-delà, en différents sites, dans les villes et les campagnes, d’un pays à un autre, aux négociations concernant la définition du légal, du juste ou du légitime. Ces négociations sont souvent marquées par des tensions entre différents acteurs institutionnels et sociaux et impliquent des arrangements qui se font parfois au détriment de la définition des uns et au profit de celle donnée par les autres (populations versus État ; cadets versus aînés ; femmes versus hommes ; etc.). Elles peuvent également être le produit d’une hybridation de différents registres normatifs (religieux, moral, légal, criminel). La contribution de Mandla Musa Eldridge Risimati, décrivant le déroulé de deux affaires jugées dans un tribunal des confins ruraux de l’Afrique du Sud, illustre ces négociations. Le récit qu’il propose n’est pas celui d’une opposition frontale entre registres normatifs, l’un porté par des institutions étatiques et l’autre défendu par des populations dont les valeurs seraient ignorées par l’État autant qu’elles ignorent elles-mêmes les logiques des procédures légales ; il témoigne plutôt d’un syncrétisme juridique, moins d’une coexistence que d’un métissage par lequel les temporalités du légal (jugement, appel) créent des opportunités pour l’action occulte. Les logiques s’entremêlent au point de se confondre et produisent des imaginaires sociaux originaux de la justice. Sirius José Epron décrit à son tour la place de la prison dans un système plus vaste de rapports sociaux à partir d’une enquête menée à Abobo-Nord, une commune de la capitale ivoirienne Abidjan. En cas de conflit, des individus mobilisent leur capital (relationnel, économique, symbolique) auprès d’une diversité d’acteurs (y compris les agents de l’État) pour régler à l’amiable les différends qui les opposent et éviter ainsi le passage devant un juge et une éventuelle incarcération (celle-ci étant jugée trop onéreuse et incertaine mais demeurant malgré tout une option menaçante). C’est aussi à cette question du sens de la justice que s’attèle Kathleen Rawlings. Dans son pays, l’Afrique du Sud, elle interroge les effets du système carcéral réformé et les implicites du discours de la rédemption inscrit à la fois dans la culture chrétienne du pays et au cœur de la mission confiée aux prisons depuis la fin de l’apartheid. Le discours prédominant tend en effet à vouloir responsabiliser les détenus dans le but de les « laver » de toute faute morale, objectif des centres de détention contemporains. Ce faisant, ce discours efface l’influence des déterminants socio-économiques et politiques au fondement de la criminalisation des plus pauvres, les hommes jeunes et noirs, surreprésentés dans les prisons post-apartheid. La justice passe ici par la reconnaissance du délit et le pardon, non par celle des injustices raciales héritées du passé, faisant des prisons un élément de pérennisation des structures de l’apartheid.

L’empreinte de la prison

28Florence Bernault écrivait qu’« il faut entreprendre, sous les tropiques, de défaire un peu plus Foucault » (1999, p. 63). En cela, elle ne s’écartait guère des travaux des historiens français ayant reproché à Foucault de faire une histoire des prisons sans les prisonniers (Léonard 1980). La boîte à outils foucaldienne n’a pourtant pas eu vocation à proposer une sociologie de l’institution et de l’expérience pénitentiaire mais d’établir une généalogie des prisons au service de l’étude des relations de pouvoir (Foucault 1975, 2013).

29Les derniers chapitres de ce livre envisagent ainsi la prison à travers l’ombre qu’elle porte sur les sociétés africaines, aujourd’hui comme dans le temps long. Dans cette perspective, à partir d’une analyse transversale de travaux conduits dans le programme par plusieurs collègues en Afrique du Sud, Julia Hornberger7, pose la question de la nature indépassable de la prison dans les vies de ceux qui l’ont connue. Il n’y a pas de vie après la prison pour ces ex-prisonniers, estime-t-elle. À leur sortie, l’alternative se résume à un retour à une vie délinquante ou à l’adoption d’une rhétorique de la conversion de criminel à repenti. Cette conversion porteuse d’une valeur positive dans le monde extérieur renvoie cependant irrémédiablement l’individu à son expérience carcérale et l’y réduit. De son côté, Sabine Planel rend compte de l’empreinte de la prison au sein des politiques de développement agricole de l’État éthiopien. Elle démontre comment la seule menace de l’enfermement suffit à pousser des paysans à s’endetter pour acquérir de l’engrais au titre du respect des orientations politiques de développement agricole. Nana Osei Quarshie analyse la domination d’État et la capacité de celui-ci à trier et exclure lorsqu’il met en lien les expulsions et les détentions de migrants ouest-africains dans le contexte du Ghana nouvellement indépendant. Dans ce contexte, la mobilisation routinière de la prison (quoique jamais massive) par les institutions africaines témoigne du lien entre l’idéologie civilisationnelle du nouvel État et l’usage de la prison comme outil de ce projet. Christine Deslaurier, quant à elle, propose une approche historique de la prison à partir d’une double généalogie. D’une part, elle met en lumière à partir des archives et au travers du bâti, l’héritage du système carcéral impérial allemand puis belge. D’autre part, elle discute des hiérarchies carcérales et de l’origine des appellations qui les désignent et décrit ainsi leur origine et leurs transformations. Ce faisant, elle montre le maintien des rapports de pouvoir et leur incarnation en prison, par-delà les siècles.

Éthique d’un terrain toujours difficile d’accès

30Ce volume s’achève par une réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences sociales. Partant de l’expérience de l’enquête dans et autour de la prison, Frédéric Le Marcis et Marie Morelle discutent de la manière dont la réflexion éthique nourrit l’enquête. Si la prison est un objet d’étude établi, et sans en faire un objet trop singulier, y compris sur le continent africain, impossible de taire pour autant les difficultés qui subsistent pour mener à bien des enquêtes : limitations de l’accès aux établissements, logiques et procédures éthiques qui encadrent les travaux lorsqu’ils portent sur les populations vulnérables, spécifiquement dans les universités anglophones. Dans une certaine mesure, et paradoxalement, ces procédures éthiques deviennent un frein aux travaux. L’éthique protège parfois autant les enquêtés que les institutions pénitentiaires ou universitaires lorsqu’elle est mobilisée pour autoriser ou non l’ouverture des portes des prisons. D’un côté, les administrations pénitentiaires, suspicieuses, se protègent de tout regard extérieur (encore plus s’il est étranger), perçu comme critique « par nature ». De l’autre, les universités anticipent tout recours potentiel. Finalement, il faut jouer de ruses pour accéder aux prisons, de patience, de « cadeaux » quelquefois. Il faut également emprunter des chemins détournés : c’est parfois hors les murs que la prison se donne à voir le mieux. Malgré un appareillage éthique formel de plus en plus sophistiqué, les chercheurs se retrouvent finalement isolés face aux dilemmes éthiques qui se posent dans le cadre d’une relation en face à face avec des prisonniers, leurs proches, mais aussi avec des gardiens… C’est une éthique en situation fragile qu’ils tentent alors de négocier.

31Finalement, les contributeurs de cet ouvrage n’ont pas pour ambition d’aborder strictement les prisons en Afrique mais, jouant avec la polysémie de son titre, entendent sortir d’un confinement topologique ou thématique. Ils saisissent ainsi les expériences carcérales et punitives dans leur pluralité et dans leurs dynamiques, entre histoires singulières et logiques mondiales. Ce faisant, ils donnent une voix au continent dans l’analyse critique globale des rapports de pouvoir au cœur de l’entreprise pénitentiaire et des inégalités sociales qui les déterminent et que la prison reproduit.