Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Toutes les destinations ne sont pas touristiques, conçues pour le divertissement et l’évasion. L’Afrique en prisons est un grand et passionnant voyage. C’est une rencontre. L’ouvrage ne se laisse pas aborder facilement, écrit par des universitaires rompus à la recherche et à l’enseignement, aux sciences sociales et aux sciences humaines. Il s’adresse donc naturellement à la communauté des personnes attachées aux disciplines académiques, aux responsables de tous ordres, politiques, administratifs, institutionnels, tenus d’apporter des réponses à des questions infiniment complexes. Les personnes engagées sur les vastes territoires confinés de la prison, dirigeants associatifs, membres d’ONG, journalistes parfois, sauront s’en emparer pour assurer la « redescente » des constats et des idées qu’il contient. Et c’est ainsi qu’à son insu, sans avoir jamais lu l’ouvrage, l’armée hétéroclite et peu visible des défenseurs des droits, des acteurs religieux, des ex-prisonniers soucieux de leurs camarades, des simples militants et des avocats des causes désespérées, devient porteuse de ces analyses et des changements qu’elles appellent.
2Il y a la sidération. Entrer en prison à la simple lecture de la somme que nous tenons dans les mains nous met à l’abri de la réalité cauchemardesque vécue par des millions d’individus. Ce voyage ne nous épargne cependant ni la sidération ni l’effroi. « Stress intense, grande incertitude, vulnérabilité à la violence, peur, violence sexuelle, mortification, assaut sur la personne, déshabillage » : la cohorte des mots ici employés pour rapporter des situations « ordinaires » interroge sur les manquements des institutions qui font de la loi du plus fort un mode de gestion de la détention. Elle interroge aussi sur la corruption et sur la vénalité infinie d’un si grand nombre d’institutions mais aussi d’individus. C’est ainsi qu’il y a la sidération.
3Il y a la confrontation à l’histoire. La notion de temps est trompeuse quand la plupart d’entre nous l’évalue à l’aune de sa propre existence. L’Afrique en prisons rapporte des pans d’une histoire télescopée par le temps – c’était hier et c’est encore aujourd’hui –, une histoire d’esclavage, prédatrice et dévastatrice des liens humains, une histoire de colonisations (allemande, française, belge, portugaise, anglaise…), captatrice d’autres richesses, percutée par une démographie qui laisse songeur le profane : cent millions d’habitants sur le continent en 1900, deux cent vingt-sept millions en 1950, un milliard trois cent trente-quatre millions en 2020. En faisant porter ses travaux sur dix pays, l’équipe de recherche installe le lecteur et la lectrice au cœur même de la prison, mais aussi en amont ou en aval, dans ces autres murs que sont les inégalités sociales ou les parcours migratoires. Cette histoire, réelle et parfois fantasmée, bouscule nos idées reçues qui feraient du continent africain une région du monde univoque, uniforme et cohérente. C’est ainsi que l’histoire enrichit la compréhension que nous avons de la prison.
4Il y a le réconfort. La prison a mobilisé, au lendemain de la guerre, les résistants qui en avaient connu les geôles ou, depuis longtemps, les opposants africains qui y sont régulièrement jetés. À l’orée des années 1970, elle préoccupe les militants dont j’étais. Pour la bonne raison que nous y séjournions. Deux grandes « familles » s’intéressent alors à la prison : les chrétiens et les anarchistes. Cette conception est manichéenne mais restitue à sa façon deux manières de voir : accompagner « son » détenu dans une acception apolitique de l’enfermement avec, pour alternative, « brûler les prisons ».
5Un mouvement dès lors se crée. Il s’organise dans un premier temps autour du droit. Il s’accompagne de nouvelles filières universitaires, de l’apparition d’instituts des droits de l’homme, de règles pénitentiaires imaginées à l’échelle d’une région, voire du monde et de tant d’autres entreprises. Cette culture prospère, les administrations pénitentiaires évoluent, le cercle des chercheurs intéressés s’agrandit. En cinquante ans, le paysage a considérablement changé. La question de la prison mobilise désormais les disciplines apparemment les plus éloignées du champ pénitentiaire. La géographie en est le bel et surprenant exemple. Ce mouvement ne nous rapporte pas ce que dit le droit mais ce que vit et subit la personne marginalisée par son origine ethnique et son exclusion des richesses. Il cherche de moins en moins à améliorer la prison qu’à lui offrir des alternatives. C’est ainsi que viennent s’inscrire les perspectives d’évolution et le réconfort dont nous avons besoin pour ne pas renoncer à l’ingratitude de tels combats.
6Il y a l’éthique. Pour le militant associatif, l’équation apparaît simple : il s’empare du territoire de la prison pour tenter d’infléchir la dureté de la répression qui s’applique à la personne vulnérable que devient la personne captive. Et la légitimité de son action est renforcée quand il sait que l’origine ethnique et la pauvreté conduisent à la prison. Sa rétribution n’est pas toujours financière mais peu lui importe. Il n’a pas de commanditaire et son engagement résulte de ses convictions politiques, religieuses ou philosophiques. Paradoxalement, il s’interroge peu sur son éthique – forcément limpide – et celle-ci n’est pas toujours au rendez-vous !
7Pour le chercheur, l’équation est plus complexe, et le dernier chapitre de L’Afrique en prisons, en refermant le livre, ouvre un non moins passionnant débat. Le chercheur est témoin de la « violence intrinsèque » de la prison, de la misère, de la faim, de la maladie, de la corruption. Il est là pour les rapporter, les documenter, en laissant à d’autres le soin de s’en emparer pour agir. Il est, avec ses propres outils, ce que serait le journaliste faisant le récit de ce qu’il a vu pour le spectateur empêché que nous sommes ou le photographe exposant des scènes de guerre. Chercheurs et journalistes ont en commun la protection de leurs sources. L’éthique et ses infinies ramifications sont naturellement au cœur du sujet.
8Le chercheur est autant confronté à ses propres émotions qu’à la question de savoir s’il doit choisir son camp. Nous, militants associatifs, qui avons choisi le nôtre, avons besoin que le chercheur n’en choisisse aucun. Tentons ensemble de mettre nos compétences acquises au service des personnes malmenées par les politiques publiques. Quelles qu’elles soient.
Auteur
-
Bernard Bolze
Bernard Bolze est militant associatif. Il est fondateur en 1990 de l’Observatoire international des prisons et membre de l’équipe du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (2008-2015). Il est également fondateur en 2015 de Prison Insider, une plateforme d’information, de comparaison et de témoignage sur les prisons dans le monde, et initiateur en juillet 2021 de Concertina : rencontres estivales autour des enfermements à Dieulefit, dans la Drôme (https://concertina-rencontres.fr).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Acteurs et territoires du Sahel
Rôle des mises en relation dans la recomposition des territoires
Abdoul Hameth Ba
2007
Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930
Savants, conseillers, médiateurs
Alain Messaoudi
2015
L'école républicaine et l'étranger
Une histoire internationale des réformes scolaires en France. 1870-1914
Damiano Matasci
2015
Le sexe de l'enquête
Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013