1L’emploi du singulier pour caractériser « le » mouvement des pères séparés ou encore « la » cause paternelle souligne à dessein la dimension transversale et universelle du militantisme paternel. C’est tout d’abord la catégorie visée qui concerne supposément un très grand nombre de personnes. La massification des séparations conjugales et la multiplication des foyers monoparentaux amènent des millions de pères dans le monde à évoluer volontairement ou involontairement hors du quotidien de leurs enfants. En cela, la cause paternelle traverse les frontières, les États, elle questionne les reconfigurations de la parenté contemporaine. Elle touche chacun et chacune d’entre nous, fait écho à des discussions avec des collègues de travail, des amis, des parents, alimente les controverses, questionne nos propres limites.

2Certes, ce mouvement puise ses origines dans les mobilisations antiféministes et inscrit bon nombre de ses revendications au sein des thèses masculinistes, mais certains groupes cherchent toutefois à légitimer leurs combats en partant à la conquête du mouvement familial. Au Québec, ce rapprochement entre le mouvement familial et le mouvement paternel amorce un processus de légitimation auprès du mouvement féministe, tandis que la cause paternelle en France, qui plaide pour un retour à un féminisme « traditionnel », est associée à une opposition aux valeurs « modernes » du mouvement des femmes.

3Entre tradition et modernité, la cause paternelle s’inscrit dans une forme d’atemporalité. La signification même de la mobilisation des pères est en cela délicate à saisir : est-ce une expression du bouleversement des normes et des valeurs liées à la paternité (le désir d’être davantage investi dans l’éducation de son enfant) ou une stratégie de reconduction de l’ordre social (le fait de contester la dissolution de la cellule familiale et de la considérer comme néfaste pour la société) ?

4Enfin, les diverses mobilisations de pères séparés à travers le monde laissent entrevoir la dimension universelle à laquelle prétend cette cause. Les mouvements sociaux « globaux » ou « mondiaux », définis par Mario Pianta et Raphaele Marchetti comme « des mobilisations mondiales transfrontalières récurrentes et collectives sur des enjeux mondiaux, […] partageant des valeurs ou identités qui mettent en cause le pouvoir politique et qui revendiquent des changements à l’échelle mondiale », sont précieux pour saisir les effets de contagion réels et supposés de la cause paternelle. « Ces mobilisations partagent des revendications communes, ont un champ d’action global et s’adressent à des cibles nationales ou transnationales »1 (Pianta et Marchetti 2007, p. 31). Dès lors, si la régulation judiciaire des séparations conjugales est unanimement dénoncée par les groupes parce qu’elle serait à l’origine de la « destruction » des familles, les revendications, la création de réseaux internationaux et enfin les moyens et répertoires d’actions répondent partiellement à la définition proposée d’un mouvement social transnational. Donatella Della Porta et Mario Diani considèrent ainsi qu’un mouvement social n’est réellement existant que lorsque des identités collectives se développent et qu’elles vont au-delà d’événements et initiatives spécifiques (Della Porta et Diani 2006, p. 21-22). L’État-nation constitue la cible centrale des doléances des groupes de pères séparés. Si certains pères s’adressent à des instances supranationales dans le cadre de leurs procédures judiciaires, les revendications portées par les groupes n’ont pas pour objectif premier de légiférer sur le droit européen ou international. Les propositions de loi sont avant tout nationales, provinciales, voire fédérales.

5Un enjeu commun est toutefois au cœur d’une revendication transnationale, celui des enlèvements internationaux d’enfants. La revendication principale consiste à pousser les pays non signataires de la Convention de La Haye2 à s’aligner sur les pays au sein desquels la Convention est en vigueur. Le 24 janvier 2014, le Japon a finalement accepté de signer cette convention alors que le pays était sollicité en ce sens depuis des années par les groupes de pères, au vu du grand nombre de Japonaises en couples binationaux qui retournent dans leur pays avec leurs enfants. Cette revendication peut être considérée comme l’aboutissement d’une convergence internationale des groupes de pères vers une même cause. Enfin, si les pratiques de mises en réseaux ou de regroupements sont extrêmement limitées et échouent presque systématiquement, ce sont davantage les moyens et répertoires d’actions qui sont partagés par les groupes. On l’a vu, France et Canada partagent le même type d’actions, celles qui consistent à manifester ou à se retrancher sur un monument en mobilisant des registres émotionnels de façon à toucher l’opinion publique. Si quelques pratiques distinguent la France du Canada et, plus généralement, de plusieurs pays anglo-saxons, c’est notamment parce que le seul groupe transnational existant est celui des Fathers for Justice. La coordination des différentes antennes de ce groupe est ainsi davantage claire et établie, les slogans sont communs, des rituels, tels que les déguisements, sont mis en place et partagés dans de nombreux pays. C’est encore à l’heure actuelle l’action militante paternelle la plus aboutie transnationalement. Néanmoins, la grande hétérogénéité des configurations locales, nationales et transnationales des groupes donne à voir une absence de cohérence dans la portée des actions menées et dans la nature du public appréhendé. En bref, la cause paternelle est partout, mais touche peu de monde et est désorganisée.

Des intérêts volontairement contradictoires

6La cause paternelle porte-t-elle réellement un projet de société ? N’est-elle pas finalement l’expression d’une collectivisation d’intérêts individuels ? La cohabitation d’intérêts à la fois individuels (offrir des services personnalisés d’aide juridique) et collectifs (réformer le droit familial) est une articulation complexe, volontairement engagée par les porteurs du mouvement des pères séparés.

7La part non négligeable d’adhésions de service au sein des groupes, et notamment parmi les collectifs activistes, permet de conforter la dimension individuelle de la cause paternelle. Pour subvenir à des impératifs financiers, les groupes recrutent des adhérents en quête de services et non à la recherche d’une cause à défendre. La cause paternelle n’a rien d’exceptionnel en ce point ; les adhérents de service pourraient s’apparenter à ce que la sociologie politique nomme « passager clandestin » (free rider) (Olson 1978) ou « syndicalisme de service » (Offerlé 1998). Il s’agit toutefois de souligner cette pratique afin d’en expliquer les contours. Dans son plaidoyer pour une analyse processuelle de l’engagement individuel, Olivier Fillieule soulignait déjà, il y a une vingtaine d’années, la nécessité de concevoir le militantisme comme une « activité sociale individuelle et dynamique », impliquant la prise en compte d’une dimension temporelle (Fillieule 2001). Ce processus est d’autant plus pertinent que l’objet de cette recherche se fonde sur un événement intime, la séparation, régulé par une institution étatique. La notion de « rupture biographique » est en ce sens fondamentale, car elle est le moteur de l’engagement des pères rencontrés. La trajectoire militante des pères est ainsi intrinsèquement liée non seulement à leur histoire individuelle, mais aussi à la judiciarisation et à la temporalité de leur procédure. Plus la procédure est longue et conflictuelle, plus les pères ont tendance à s’engager dans des collectifs activistes. La mobilité sociale est un critère essentiel à la compréhension du processus d’engagement : si les séparations conjugales ont plutôt tendance à enrichir les pères rencontrés durant l’enquête, ces derniers inscrivent leur engagement dans une volonté de mobilité sociale pour leurs enfants, volonté d’autant plus forte que les ex-conjointes sont généralement moins dotées économiquement et scolairement que ces derniers.

8La dimension collective de la cause paternelle n’en est pas moins paradoxale. Les répertoires d’actions sont essentiellement fondés sur des registres émotionnels, de l’ordre de l’anecdotique et de l’extraordinaire. L’action collective vise plusieurs acteurs et institutions en charge de la régulation des familles et des séparations conjugales. Si l’institution judiciaire et ses professionnels sont dénoncés pour leur pratique discriminante du droit, ce sont également tous les acteurs en charge de l’enfance, de l’éducation et de la régulation financière des conséquences des séparations qui sont mis en cause. Malgré plusieurs tentatives des deux côtés de l’Atlantique, la mise à l’agenda de la paternité post-conjugale reste un échec tant elle est portée par des intérêts minoritaires, peu partagés par l’ensemble des justiciables (résidence des enfants versus pension alimentaire).

« Garder le contrôle » : enjeux de lutte autour de la régulation étatique de la sphère privée

9Si, depuis des décennies, l’État cible les mères dans l’entreprise morale du contrôle des bonnes pratiques parentales – les pères sont certes contrôlés mais plutôt dans le cadre de la protection des enfants contre la maltraitance (Garcia 2011) –, les défenseurs de la cause paternelle concurrencent l’État dans ses prérogatives, et ce d’autant plus qu’ils sont issus de classes sociales aisées.

10Tout d’abord, les groupes remettent en cause la légitimité de l’État à intervenir dans la régulation de leurs séparations. La féminisation croissante des institutions en charge de la famille (scolaire, judiciaire, sanitaire et sociale) produirait une justice en défaveur des hommes, en ne leur accordant pas la résidence de leur enfant, mais aussi en se substituant à eux (par exemple, rôle de pourvoyeur de revenus versus aides sociales). L’hypothèse de départ sur la capacité des groupes à s’inscrire dans la réforme familiale doit être reconsidérée. Tout d’abord, tous les groupes ne s’engagent pas dans une réforme du droit, certains limitant leurs actions à la prestation de services auprès de pères séparés. Ensuite, la tradition juridique a peu d’incidence sur la nature et l’aboutissement des reformes législatives relatives à la résidence des enfants. L’échec de la mise à l’agenda des réformes en lien avec la résidence alternée par défaut nous permet de déduire que la cause paternelle n’est pas un lobby, malgré la diffusion non négligeable de ses répertoires d’actions et sa capacité à toucher l’opinion publique. Cette typologie produite à partir de l’étude de cas franco-québécoise et dissociant collectifs activistes et parapublics offre des clés d’analyse concernant les modes de recrutement des groupes, leurs financements, les trajectoires des militants. Elle permet surtout d’affiner les hypothèses relatives à l’émergence des groupes dans des contextes de régulation judiciaire différents. La présence de collectifs parapublics seulement au Québec et leur promotion commune de la sortie de la procédure judiciaire est à mettre en lien avec le processus de déjudiciarisation dans lequel ce pays est engagé depuis plusieurs années. La promotion marginale de la médiation familiale en France explique la forte judiciarisation des procédures des membres de groupes français, mais sa promotion par deux des groupes étudiés laisse augurer une potentielle diversification du paysage associatif en direction des pères séparés, dans les prochaines années.

11Par ailleurs, les groupes mettent en cause la légitimité de l’État à intervenir auprès des enfants. À titre d’exemple, le partenariat entre SOS Papa et La Manif pour tous, qui a débuté au printemps 2013, au moment de la fronde contre le projet « ABCD Égalité », est le signe d’une double contestation. L’association s’oppose à ce que l’État puisse éventuellement permettre une filiation issue d’un couple de même sexe et s’oppose également à ce que l’Éducation nationale diffuse « la théorie du genre ». Ainsi, les pères souhaitent par leur engagement garder le contrôle sur la transmission des normes et des valeurs à leurs enfants.

12Un des objectifs de la cause paternelle serait ainsi de « garder le contrôle » face à ces institutions intrusives. Concernant les décisions de justice, plusieurs moyens sont mis en œuvre selon la nature des collectifs : si les collectifs parapublics plaident pour une sortie de la procédure, les collectifs activistes s’engagent à l’inverse dans la saisine du droit à l’échelle individuelle (en menant une longue bataille judiciaire, parfois jusque devant la Cour européenne de justice) et à l’échelle collective (en tentant d’imposer des réformes sur la pratique discrétionnaire des juges). Ces enjeux de lutte ne sont pas dénués de rapports de genre et de classe : en un sens, les groupes critiquent une vision humaniste de la justice visant à protéger les plus faibles et les plus démunis socialement et économiquement. L’institution scolaire suscite les mêmes types d’investissements par les membres de collectifs activistes et parapublics. Si les responsables des collectifs parapublics s’engagent pour que les pères soient davantage présents dans la vie scolaire de leurs enfants, ceux des collectifs activistes plaident pour des stratégies scolaires plus extrêmes : il s’agit pour les pères de faire preuve de distinction sociale, voire dans certains cas de déscolariser temporairement ou définitivement leurs enfants de l’école publique, afin de ne pas être concurrencés dans la transmission de valeurs avec lesquelles ils sont en désaccord.

De la défense des droits des pères à la défense du droit à la filiation

13Cet ouvrage s’attache enfin à souligner l’importance des enjeux de filiation au sein de la cause paternelle. La manière dont la revendication de nouveaux droits paternels est mise en lien avec le bien-être et l’intérêt des enfants montre combien la cause des pères se veut aussi cause des enfants. À plus d’un titre, la cause paternelle se présente comme l’expression de la volonté de reconduire un ordre social fondé sur la filiation biologique et la parenté « traditionnelle », c’est-à-dire incarnée par un père et une mère biologiques. La remise en cause de l’ordre sexué, parce qu’elle suppose que les enfants peuvent ne pas être élevés par leurs parents naturels (beau-parenté), aurait un effet sur les fondements de la filiation. C’est dans une véritable lutte contre la « substitution » que s’engagent ainsi ces pères : il s’agit de garder le monopole de la filiation en refusant des droits aux parents non biologiques (parents homosexuels, beaux-pères).

14Au regard de la légalisation du mariage homosexuel (2004 au Québec et 2013 en France) dans nos deux pays d’étude, mais aussi des volontés de plus en plus pressantes d’attribution de nouvelles prérogatives aux beaux-parents, les groupes de pères vont être amenés à clarifier leur combat dans les prochaines années. Si les collectifs activistes s’engagent assez majoritairement dans la défense du droit au monopole de la filiation (biologique versus sociale), certains groupes comme Les Papas = les Mamans refusent d’être assimilés à ce combat. Le 8 avril 2013, le groupe publie une lettre ouverte sur son site Internet demandant à ne pas être assimilé aux actions des pères « en hauteur » et dit se positionner contre La Manif pour tous. Si les collectifs parapublics sont davantage engagés en faveur de l’investissement des pères biologiques après la séparation qu’en défaveur de la parenté sociale, le débat actuel en France sur cette question va probablement faire émerger de nouvelles offres associatives en direction des pères. La massification des séparations conjugales et les nouvelles formes de parenté qui sont en marche constituent ainsi un terrain fertile pour l’analyse des revendications en lien avec le maintien du statut du père biologique séparé dans nos sociétés contemporaines.