La famille joue […] un rôle déterminant dans le maintien de l’ordre social, dans la reproduction, non pas seulement biologique, mais sociale, c’est-à-dire dans la reproduction de la structure de l’espace social et des rapports sociaux. Elle est un des lieux par excellence de l’accumulation du capital sous ses différentes espèces et de sa transmission entre les générations : elle sauvegarde son unité pour la transmission et par la transmission, afin de pouvoir transmettre et parce qu’elle est en mesure de transmettre. Elle est le « sujet » principal des stratégies de reproduction. Cela se voit bien, par exemple, avec la transmission du nom de famille, élément primordial du capital symbolique héréditaire : le père n’est que le sujet apparent de la nomination de son fils puisqu’il le nomme selon un principe dont il n’est pas le maître et que, en transmettant son propre nom (le nom du père), il transmet une auctoritas dont il n’est pas l’auctor, et selon une règle dont il n’est pas le créateur […]. (Bourdieu 1994, p. 141)

1La famille est une institution qui assure la reproduction de l’ordre social. Lorsqu’elle se délite, les stratégies de reproduction sont loin de s’annihiler ou de s’affaiblir, elles sont simplement repensées, recadrées : les membres de chaque lignée1 veillent à se les réapproprier. Le père symbolise, selon Bourdieu, cette transmission, notamment par celle du nom de famille.

2Dans ce travail de recherche, la remise en cause de la position symbolique du père, mais aussi de ses « racines », pose question. La réflexion sur le militantisme paternel se poursuit au cours de ce dernier chapitre autour des enjeux sociaux et genrés de filiation. Pourquoi les pères que nous avons rencontrés s’investissent-ils à ce point dans la filiation ? Quelles conceptions défendent-ils ? En quoi les pères, ainsi que les autres membres de la famille paternelle, considèrent-ils qu’ils doivent transmettre quelque chose que les mères de leurs enfants ne seraient pas à même de transmettre ? Les pères rencontrés inscrivent en effet leur engagement dans une logique de lignée, faisant ressortir une certaine conception de la paternité, mais aussi de la maternité. Si l’approche méthodologique est ici délicate, car elle aurait nécessité le recueil des histoires des familles paternelles et maternelles, le filtre associatif de cette enquête permet néanmoins d’analyser la perception de la filiation auprès des membres de la cause paternelle. Dans ce chapitre, ce qui distingue collectifs activistes et parapublics est beaucoup moins évident que dans les autres. Il semble que ces différents collectifs se retrouvent sur une même conception de la filiation, à quelques détails près.

3Qu’est-ce qui fonde la filiation, selon les pères rencontrés durant l’enquête, au lendemain de leur séparation ? Leur conception de la filiation s’inscrit tout d’abord dans un temps judiciaire et ne cesse d’être remodelée et repensée au rythme de la procédure engagée par les pères membres des groupes. C’est également dans sa dimension genrée que la perception de la filiation peut être analysée. Cette perception engage non seulement les enquêtés, mais également leur lignée et celle de leurs ex-conjointes, lignées qui n’hésitent pas à entrer en concurrence sur des pratiques et des conceptions différentes de la paternité et de la maternité. Cette dimension genrée de la filiation s’inscrit dans une transmission inégale des capitaux économiques et culturels. En revendiquant davantage de temps avec leurs enfants, les pères cherchent avant tout à léguer des capitaux que les mères ne sont pas, selon eux, en mesure de transmettre.

Liens de sang, liens du quotidien

La parenté quotidienne désigne les liens créés par le partage de la vie quotidienne et de l’économie domestique, dans leur dimension matérielle (co-résidence, tâches domestiques) et affective (partage du travail, soins donnés et reçus), où s’effectue un travail de socialisation, largement inconscient et involontaire, qu’il s’agisse de socialisation précoce ou tardive. La parenté quotidienne constitue une dimension aujourd’hui négligée du lien de filiation au profit de ses deux autres dimensions : le lien biologique, ou lien de sang […] ; le lien juridique, qui régit la transmission du nom et des biens. (Weber 2005, p. 21)

4C’est à l’aide de ces trois outils conceptuels (parenté quotidienne, lien biologique et lien juridique) que j’analyserai l’exercice « pratique » de la paternité afin de resituer les revendications militantes dans une logique de lignée et de transmission. Le lien biologique est en effet sans cesse remis en question par les pères rencontrés : en proie à des doutes sur leur propre filiation ou sur celle de leurs enfants, ils reconnaissent aux femmes une puissance totale dans la maîtrise du lien biologique, donc du sang. Les enquêtés investissent alors le droit, un domaine où ils ont davantage de pouvoir et dont ils ont une maîtrise plus développée que leurs conjointes. Comment appuyer leurs revendications ? Tout simplement en demandant davantage de temps quotidien partagé : que cela soit dans leurs revendications (ils demandent tous la résidence alternée) ou dans la verbalisation de leur paternité post-conjugale.

Les liens du sang, ou la maternité au pouvoir

5En entretien, les enjeux de filiation sont omniprésents : les pères sont notamment hantés par l’incertitude du lien biologique de la filiation. Dans leur discours, la paternité incarne ainsi la faillibilité des origines, tandis que la maternité incarne, au contraire, un contrôle du lien biologique.

« Qui est mon père ? », « Suis-je son père ? »

6Jusqu’au xvii^e siècle, la paternité se définit socialement, dans la mesure où seule la filiation maternelle est « visible ». Il faut que l’enfant soit reconnu pour qu’il soit le fils de son père : la maternité est biologique et la paternité est un choix. Par la suite, la noblesse du xvii^e siècle devient obsédée par la filiation : « Ce qui se transmet à travers une noble lignée, c’est en effet beaucoup plus qu’un patrimoine matériel ou même symbolique (les biens, les titres, les armoiries, le prestige), c’est cette “valeur” indéfinissable qui constitue l’homme de qualité », explique l’historienne Yvonne Knibiehler (1987, p. 124). Depuis que le lien de filiation est devenu un vecteur de reconnaissance – notamment selon le Code civil qui stipule que les enfants nés du mariage sont les enfants du mari2 –, les hommes n’ont eu de cesse d’être insécurisés en matière de filiation (ibid., p. 320-321).

7Cette inquiétude est frappante parmi les enquêtés. En tant qu’homme, en tant que fils ou en tant que père, ils ont le sentiment qu’ils n’ont pas le pouvoir d’être garants de leurs origines : seules les femmes ont cette possibilité. Patrick, adhérent à SOS Papa, divorcé et père de deux fils qu’il ne voit que rarement en point-rencontre, émet quant à lui des doutes sur sa propre filiation. Il est le cadet d’une fratrie de quatre enfants, dont il s’est toujours senti éloigné. Parmi les membres de sa famille, tous blonds aux yeux bleus, il est le seul brun aux yeux noirs et dit ressembler davantage aux enfants du voisin qu’à ses propres frères et sœurs. Pierre, animateur à SOS Papa, divorcé et père d’un enfant en résidence alternée, fait part des mêmes doutes. Il raconte comment, alors que sa mère l’a abandonné avec son frère lorsqu’ils étaient très jeunes, sa grand-mère paternelle l’a toujours traité avec méchanceté – contrairement à son frère – et ne cessait de lui répéter qu’il n’était pas le fils de son père.

8Au-delà des doutes en matière de filiation ascendante, c’est également la filiation descendante qui pose question aux yeux des enquêtés : plusieurs craignent de ne pas être le père de leur enfant. Ahn-Hao, animateur à SOS Papa, séparé et père d’un enfant en DVH « classique », dit avoir compris, plusieurs années après la naissance de sa fille, pourquoi sa compagne est devenue « méchante » au moment de la naissance de leur fille, en refusant notamment que la famille de ce dernier vienne la voir à la maternité. Selon lui, sa compagne se serait rendu compte que sa fille était bien l’enfant biologique d’Anh-Hao (elle ressemble à son père) alors qu’elle pensait qu’elle serait celui de son amant, dont il apprend rétrospectivement l’existence. La confirmation du lien de filiation serait donc selon lui le déclencheur de tensions dans le couple, qui vont persister jusqu’à ce que Ahn-Hao soit mis à la porte quelques mois plus tard. Christian, animateur à SOS Papa, divorcé et père d’un enfant en DVH « classique », émet ces mêmes doutes en fin d’entretien. Il se questionne sur le sens de son combat alors qu’il a peu de chance, selon lui, d’être le père biologique de son fils :

Bon puis parenthèse aussi qui va vous expliquer des… J’ai fait tout ça, mais je pense que je suis peut-être pas le père biologique de mon fils. Ce qui en plus rajoute au problème. Et comme les gens sont pas cons, ils disent bon il vous ressemble pas, il est blond. Bon, mais… pfffff… J’ai des doutes quoi. Compte tenu des circonstances, j’ai des doutes. J’ai tout recalculé. Alors bon, les avocats ont dit : « faut plus raisonner avec ça, vous avez pris des décisions, vous êtes un père, vous vous investissez, donc il faut abandonner cette idée. Ça sert à rien ! » Mais moi dans mon truc très rationnel, j’ai tout mis dans des cases. Je me dis là… parce qu’on avait eu du mal à l’avoir, et vu les analyses et tout… curieux quand même tout ça, mais bon. (Entretien F44)

9Le président fondateur de SOS Papa fait de la filiation un leitmotiv récurrent dans le magazine de l’association. Dans une nouvelle futuriste intitulée Un enfant sur catalogue (juin 1995), le président décrit la manière dont les femmes vont pouvoir bientôt acheter des « bio-kits » en supermarché et trouver des distributeurs automatiques de sperme dans la rue afin de pouvoir se passer complètement de géniteur. En entretien, il m’explique d’ailleurs qu’en sus des différents tests faits à la naissance sur les bébés, le test de paternité devrait être obligatoire pour éviter à un grand nombre de pères de se faire des illusions. Autre exemple : Pauline Houle, une psychologue proche du groupe L’Après-Rupture, s’est inspirée de son expérience d’écoute auprès des pères séparés pour écrire un ouvrage intitulé Je pensais être le père de tous mes enfants. Dans un passage où elle décrit la réaction des pères lorsqu’ils apprennent qu’ils ne sont pas les géniteurs de leurs enfants, elle explique tout d’abord que ces pères ne renient pas leur amour envers eux. Elle nuance toutefois son propos en insistant sur le fait que les pères ont besoin d’avoir des liens biologiques avec leurs enfants pour que leur amour soit complet :

Ils m’ont cependant révélé que quelque chose avait changé. Une réalité subtile avait pris place, s’insinuant lentement, et menaçant d’anéantir pour toujours ce rêve d’avoir son propre enfant, son propre sang, sa propre mémoire cellulaire garantissant au père ce sentiment d’appartenance, l’établissement de son territoire. Les hommes ne peuvent s’empêcher de désirer mettre au monde quelqu’un qui leur ressemble vraiment. (Houle 2009, p. 52)

10Selon elle, les hommes sont ainsi totalement dépossédés de leurs origines par les femmes, qui contrôlent le lien de sang, voire le monopolisent.

11Si les collectifs parapublics n’ont pas une vision aussi « aboutie » à ce sujet, les responsables de groupe abordent toutefois ce sujet en entretien. Durant la seule observation réalisée dans ce type de collectifs, à Pères séparés, ce sujet a été abordé à deux reprises par deux pères différents : l’un se rendait dans le groupe alors que sa conjointe était encore enceinte, mais venait de le quitter pour un autre. Il se demande alors s’il doit reconnaître l’enfant et si l’enfant est bien de lui et n’est pas celui de l’amant de sa conjointe. Un autre père explique que sa conjointe lui a avoué au moment de leur séparation que leur cadet n’était pas son fils biologique. Il se dit alors très perturbé depuis et a l’impression que tous ses « fondements » se sont « écroulés ».

12Cette peur de l’absence de lien de filiation est à rapprocher d’une autre crainte, régulièrement formulée en entretien et relative à la maîtrise de la fécondité, celle liée à la fertilité de leurs ex-conjointes.

« Elle m’avait dit qu’elle était stérile »

13Les pères de l’enquête le sont devenus plutôt sur la tard3. Les ex-conjointes, si elles sont en moyenne plus jeunes que leurs partenaires4, ont eu, pour certaines, un enfant dans un contexte de maternité plus ou moins tardive5. Des enjeux liés à « l’horloge biologique » sont alors soulevés parmi les couples dont la conjointe avoisine les 40 ans, au moment où ils évoquent le fait d’avoir un enfant. Certaines d’entre elles disent avoir des problèmes de fertilité (problèmes ovariens, dysfonctionnement de l’appareil génital, kystes) et invitent les pères de l’enquête à essayer rapidement d’avoir un enfant tant leur temps est compté. C’est notamment le cas de la conjointe d’Yves, qui a 39 ans au moment de la naissance de son premier enfant et 42 au moment de la naissance du deuxième ; de la conjointe de Maurice, qui a 43 ans au moment de la naissance de leur fille ; de la conjointe de Pierre et de l’un des présidents de SOS Papa, qui ont respectivement 40 et 41 ans lors de la naissance de leur enfant ; et de celle de Bertrand et de Raymond, qui ont respectivement 42 et 39 ans au moment de la naissance de leur fille. Beaucoup d’entre eux disent s’être sentis floués quand leurs compagnes, après avoir formulé ces avertissements, sont très vite tombées enceintes, seulement quelques semaines après l’arrêt de la contraception.

14Ces craintes liées à la fertilité et à la filiation sont à rapprocher des enjeux politiques de maîtrise de la fécondité, depuis le milieu du xx^e siècle. Selon Françoise Héritier, il s’agit en effet de l’un des plus grands acquis de cette époque (Héritier 1996). Si les pères rencontrés ne remettent pas explicitement en cause la maîtrise de la fécondité, ils expriment néanmoins un malaise autour de ce pouvoir exclusivement féminin. La maternité étant liée à la primauté du lien biologique et au contrôle de la fertilité, l’incertitude du lien biologique qui fonde la paternité lui confère un caractère symbolique : elle s’attache au « nom », c’est-à-dire au « lien juridique, qui régit la transmission du nom et des biens » (Weber 2005, p. 21), et au quotidien.

Demander davantage de quotidien, ou comment reprendre le pouvoir

15Au moment de la séparation, l’institution judiciaire donne à voir les arrangements conjugaux tels qu’ils étaient organisés lorsque le couple était encore uni. Ainsi, pour les femmes qui ont renoncé à s’investir professionnellement pour éduquer leurs enfants, les juges reconduisent « naturellement » cet état de fait par l’attribution de la résidence à la mère, en ne questionnant que très peu cette division des rôles (Collectif Onze 2013, voir notamment le chapitre 4). Il s’agit alors de questionner l’enjeu de la division du travail rémunéré et non rémunéré au sein de couples qui se séparent, en interrogeant notamment leurs origines sociales, leur profession et bien sûr leur genre. Si le contexte socio-économique est pertinent pour expliquer le désengagement paternel, il l’est également pour expliquer les demandes de garde qui sortent de l’ordinaire, c’est-à-dire qui visent plus qu’un DVH « classique » : les ruptures de lien sont en effet plus probables parmi les pères peu diplômés et occupant un emploi instable. À ce titre, le démographe Arnaud Régnier-Loilier note que les deux facteurs qui semblent favorables au maintien du lien sont la manière dont a été organisée la résidence de l’enfant (la résidence alternée entraîne presque toujours un maintien du lien) et le fait de disposer de hauts revenus, supérieurs à 3 000 € par mois (Régnier-Loilier 2013, p. 73). Les couples des classes moyennes et supérieures ayant déjà des pratiques plus égalitaires en termes de partage des tâches avant leur séparation reconduisent ces arrangements en demandant la résidence alternée (voir encadré 10). Le revenu paternel est d’ailleurs particulièrement significatif dans le cadre des demandes de résidence alternée : les pères les plus aisés tendent à formuler des demandes explicites d’une part et cherchent à obtenir une résidence égalitaire de leurs enfants d’autre part (Biland et Schütz 2013).

16Avant la séparation, les enquêtés sont, selon leurs dires, dans des configurations familiales relativement traditionnelles : la division des tâches éducatives et domestiques est plutôt genrée6. J’ai cherché à objectiver les demandes paternelles en matière de garde au regard de leurs origines sociales et de leurs positions professionnelles7. Tout d’abord, il n’y a aucune demande convergente entre le père et la mère. Ce constat est d’ores et déjà exceptionnel, au regard des configurations habituelles concernant les demandes en matière de résidence. Le Collectif Onze met en exergue dans son ouvrage le fait que les désaccords en matière de résidence sont extrêmement résiduels par rapport à ceux relatifs à la pension alimentaire ou encore au droit de visite et d’hébergement (DVH)8. Peu de litiges ont trait à la résidence des enfants et les demandes sont généralement convergentes sur ce point. Le deuxième constat concerne les demandes des mères : elles sont très homogènes dans la mesure où toutes les ex-conjointes demandent la résidence principale de leur enfant. Ce constat va cette fois plutôt dans le sens des demandes habituellement formulées par celles-ci : dans environ trois quarts des cas, les mères demandent à avoir la résidence de leurs enfants chez elles9. Face à ces requêtes, l’homme demande quatre fois sur dix à ce que la résidence soit fixée chez la mère, tandis que dans un peu moins d’un dossier sur deux il n’y a tout simplement aucune demande qui est formulée en matière de résidence. C’est donc sur ce point précis que les enquêtés sont exceptionnels : non seulement ils s’expriment sur ce sujet, mais en plus ils demandent massivement à avoir la résidence principale de leurs enfants (sept cas sur vingt) ou la résidence alternée (onze cas sur vingt), tandis que seuls deux enquêtés demandent la résidence principale chez la mère (l’un parce qu’il voit depuis longtemps ses enfants en point-rencontre et qu’il ne veut pas les perturber en les changeant de résidence et l’autre parce qu’il n’habite pas dans le même pays que la mère de sa fille). Les demandes subsidiaires, quand elles sont formulées, sont également exceptionnelles, car seules deux d’entre elles s’orientent vers une résidence principale chez les mères ; les autres sont du même acabit que les demandes principales. Enfin, les modes de garde obtenus ne sont pas différents de la configuration habituelle : seize résidences principales sont confiées à la mère, deux résidences sont fixées chez le père et deux autres en alternance.

17En bref, si les demandes des mères et les jugements obtenus ne sont pas différents des configurations habituelles, les demandes des pères sont à l’inverse tout à fait exceptionnelles. Cette situation est le résultat d’une concentration de pères issus de milieux sociaux aisés et ayant à disposition des capitaux intellectuels, scolaires et économiques importants.

18Maternité et paternité ont des attributions très différentes parmi les enquêtés : si la maternité est le signe de la filiation et du lien biologique, la paternité incarne quant à elle le droit. C’est d’ailleurs un outil dont les pères se saisissent pour demander davantage de temps avec leurs enfants que dans les configurations habituelles de la paternité. Pourquoi ces pères souhaitent-ils à ce point s’occuper davantage de leurs enfants, alors qu’ils tenaient une position plutôt traditionnelle au sein de leur couple ? Ce combat livré par les pères n’engage pas qu’eux et leurs conjointes, il engage également l’ensemble de leur lignée.

Lignées paternelles contre lignées maternelles

19Il s’agit dès à présent d’élargir nos perspectives d’analyse aux autres membres de la famille, ou « affiliés », afin de mettre en perspective la confrontation qui oppose les enquêtés et leurs ex-conjointes autour d’enjeux de filiation. Au sein de cette mise en concurrence des lignées maternelles et paternelles, le soutien des affiliés est indispensable à la bonne conduite de la procédure judiciaire et à l’appui des revendications en matière de garde. Ce support peut d’ailleurs devenir particulièrement intrusif tant les affiliés entrent dans une logique de substitution et de concurrence avec l’autre lignée.

Le soutien des affiliés

20Dans son enquête sur la solidarité entre pères divorcés, familles paternelles et enfants adultes, la sociologue Sylvie Cadolle s’étonne – alors que la lignée maternelle est nettement plus mobilisée que la lignée paternelle tout au long de la vie des enfants de parents séparés – de l’« engagement affectif considérable des grands-parents et surtout des grand-mères paternelles et de leur générosité financière à l’égard des enfants de leurs fils » (Cadolle 2005, p. 89). Dans mon enquête, la solidarité intergénérationnelle est particulièrement présente, aussi bien du côté maternel que paternel. Les affiliés sont régulièrement sollicités pour financer les procédures, mais aussi pour fournir une aide morale et physique pour s’occuper des petits-enfants. Ce soutien peut également devenir très intrusif : les grand-mères rencontrées à SOS Papa prennent le contrôle sur la procédure de leurs fils au point de devenir justiciables à leur place.

Un soutien financier, éducatif et moral

21Les familles paternelles et maternelles sont particulièrement investies dans les procédures des enquêtés et de leurs ex-conjointes. Cette aide peut se traduire par une participation financière. « Vu le peu de place faite aux grands-parents paternels en cas de divorce, dans le droit de la famille québécois, la seule chose qu’ils peuvent faire indirectement pour aider leur fils, c’est financer sa procédure ! C’est la seule chose qu’ils peuvent faire ! », explique ainsi le président de L’Après-Rupture (entretien Q29). Mais l’objectivation des différents types d’aide apportés par les affiliés aux enquêtés et à leur ex-conjointe montre que ce soutien prend également la forme de services et de soutien moral. En effet, quatorze d’entre eux n’ont eu aucune aide financière de leurs affiliés au cours de leur procédure et seuls deux se sont fait aider pour payer l’avocat. À l’inverse, six ex-conjointes se sont fait aider financièrement pour payer leur procédure, ce qui montre bien qu’elles sont plus dépendantes économiquement que les enquêtés. Ces derniers acceptent davantage de soutien dans d’autres domaines : dix d’entre eux ont reçu un soutien de la part de leur famille pour se loger, pour les accompagner physiquement ou moralement dans des démarches en lien avec leur procédure et également pour s’occuper des enfants. Ce type d’aide est moins sollicité par les ex-conjointes.

22Ainsi, l’aide des affiliés est frappante par sa dimension genrée : plutôt financière pour les mères et plutôt morale ou physique pour les pères. Ce soutien peut également se traduire par une volonté de substitution. C’est en tout cas le cas des grand-mères rencontrées à SOS Papa.

Quand les grand-mères prennent en charge les procédures de leurs fils

23Le droit français ne permet pas aux affiliés de se présenter à l’audience de leurs fils, leurs frères, leurs nouvelles conjointes10. Pourtant des formes de substitution sont perceptibles parmi les enquêtés français et notamment parmi les trois grand-mères rencontrées à SOS Papa, dont nous avons précédemment évoqué l’engagement militant.

24Anne-France, Denise et Mireille se sont ainsi toutes investies dans la procédure de leurs fils alors qu’ils n’étaient ni forcément en demande, ni intéressés par l’association SOS Papa. Si Anne-France considère que son fils « n’est pas capable » de s’occuper de sa procédure, Denise et Mireille disent franchement qu’elles le font parce que leur fils « s’en fout », parce qu’il est « fainéant ». La procédure est totalement prise en charge par ces dernières, qui estiment qu’elles ont plus de temps et plus de capacités, grâce notamment à l’aide de l’association : « Mon fils ne se serait pas battu comme moi je me suis battue, il pourrait pas parler comme je parle moi », explique Mireille (entretien F21). L’ensemble des démarches et procédures sont ainsi assumées par ces dernières : elles choisissent elles-mêmes les avocats de leurs fils, emploient des détectives privés pour faire suivre leurs ex-belles-filles et apportent des éléments au dossier. Mireille s’est investie dans l’association sans avoir jamais réussi à y faire venir son fils (« c’est une association de merde, selon lui »). Elle dit lui avoir avancé 25 000 € pour payer son avocat et lui expliquer comment s’adresser à lui sans le froisser (« J’ose espérer qu’il ne lui parle pas comme il me parle ! »).

25Denise, quant à elle, issue, rappelons-le, de la grande bourgeoisie, a fait jouer ses relations pour que son fils soit défendu par le meilleur avocat de la région. Elle avoue l’avoir payé « une fortune », mais a été très déçue par ses prestations. Elle s’attelle désormais à constituer elle-même son dossier en lisant des textes de droit européen et en se documentant sur les pratiques judiciaires d’autres pays. Lorsque je lui demande à quel point son fils est investi dans la procédure, elle répond de manière catégorique : « Il ne fait rien ! Rien du tout ! Il reste les bras croisés, il pense que de toute façon, il est foutu. Moi je lui dis que je me battrai jusqu’au bout contre cette folle ! »

26Une autre grand-mère, Anne-France, va jusqu’à formuler en son nom des demandes dans la procédure de son fils. Cette dernière est sans doute celle qui s’approprie le dossier de son fils de la manière la plus intrusive : elle s’attribue l’ensemble des demandes au sein de la procédure (« J’ai demandé une baisse de la pension alimentaire », « J’ai réussi à avoir toutes les petites vacances »), sans jamais inclure son fils dans les revendications. Cette gestion intrusive de la procédure de leurs fils est le signe de l’investissement particulièrement important de ces grand-mères dans la redéfinition post-conjugale de leur relation avec leurs petits-enfants. Cet engagement témoigne d’une mise en concurrence des lignées paternelles et maternelles : les grands-parents paternels viennent investir un combat dans lequel il leur semble important de réaffirmer leur héritage, sans avoir jamais vraiment laissé de place au projet du couple que formaient leur fils et leur belle-fille.

Contrôle, mises en concurrence et disqualification des pratiques parentales

27La mise en concurrence des pratiques éducatives entre pères et mères relève de stratégies particulièrement visibles. Elle se révèle notamment par la disqualification des pratiques maternelles par les membres de la lignée paternelle. Dans cette partie, on continuera de s’intéresser aux grand-mères de SOS Papa en soulignant le fait que leurs fils ne correspondent en rien aux pères que nous avons rencontrés. S’ils se sont également engagés dans des procédures très conflictuelles, ils n’ont jamais souhaité se socialiser au droit en association pour avoir un temps de garde plus important. Ils n’ont par ailleurs jamais voulu réaliser un entretien avec moi et n’approuvent pas du tout, aux dires de leurs mères, les groupes de pères et leur action.

La disqualification des pratiques maternelles

28Les études proposées par Agnès Martial11 (2013a) et Veronika Nagy12 (2013) sur les discours ayant trait aux pratiques éducatives des mères et des pères dans des situations de dissociations conjugales démontrent que la disqualification parentale est pratiquée aussi bien par les pères que les mères envers leurs ex-conjoints, mais dans des contextes différents :

Les figures de mères défaillantes apparaissent sous la plume des pères qui sollicitent la résidence principale des enfants, tandis que les figures de pères défaillants se rencontrent dans le discours des mères qui souhaitent réduire le droit de visite et d’hébergement paternel. Dès lors, la question de la personnalité de la mère occupe une place prépondérante dans les débats sur la résidence principale des enfants, tandis que celle de la personnalité du père est au cœur des conflits sur les modalités de son droit de visite et d’hébergement. (Nagy 2013, p. 111)

29Les pratiques de disqualifications parentales sont loin d’être identiques en termes de contenu, mais elles adoptent une rhétorique similaire et stéréotypée. La sociologue compare à ce titre deux références faites à l’hygiène dans deux dossiers différents : dans l’un, le père reproche à la mère la saleté du domicile conjugal, saleté qui ne représenterait « qu’une composante parmi d’autres de ses défaillances ménagères » (ibid.). Dans l’autre, la propreté des mains du père est mise en cause par la mère qui lui reproche de toucher leur nourrisson avec ses mains sales : « La saleté se décline ici au féminin et au masculin, avec d’un côté un défaut d’élimination des déchets de l’univers domestique, et de l’autre une introduction dans la sphère privée de souillures venues de l’extérieur ; cependant, elle est à chaque fois posée comme néfaste pour l’enfant » (ibid.).

30Dans mon enquête, si le point de vue féminin n’est pas analysé, la disqualification des pratiques maternelles est récurrente dans le discours des pères et encore plus dans celui des grand-mères, ces dernières s’inscrivant directement dans une concurrence de « mères contre mères ». Cette disqualification a deux cibles : l’instinct maternel, que plusieurs mères ne posséderaient pas, et l’inversion des rapports de domination physique, les femmes étant décrites comme violentes envers leurs conjoints, qui leur seraient soumis.

31Plusieurs pères rencontrés soulignent en entretien le manque d’instinct maternel de leur ex-conjointe, en énumérant notamment les contraintes auxquelles elle ne souhaitait pas se soumettre durant les premiers mois de l’enfant (donner le biberon, changer les couches, se lever la nuit). La disqualification des pratiques maternelles se construit ainsi autour de deux points récurrents dans le discours de pères : les ex-conjointes ne sont pas « maternelles » – elles ne s’occupent pas de leur bébé et ne leur trouvent un intérêt que lorsqu’il commence à parler – et ne savent pas prendre soin de leurs enfants, voire les mettent en danger. Ces disqualifications sont frappantes par l’inversion des stéréotypes de genre dont elles font preuve : les qualités définissant la maternité traditionnelle (le soin, l’hygiène, l’instinct maternel) ne se retrouvent pas chez ces mères ; au contraire, elles semblent manifester les mêmes incapacités que celles qui sont reprochées aux pères désinvestis de l’éducation de leurs enfants, au sein des milieux populaires notamment (Schwartz 1990). Un des enquêtés explique par exemple que son ex-épouse s’accordait des temps de loisir (cours de jet-ski, de tennis) durant les premiers mois de la naissance de leur fille, alors que lui s’en occupait à plein temps.

32Le manque de soin et la mise en danger comptent parmi les tares qui marquent le plus le discours des enquêtés relatif aux pratiques éducatives maternelles. Dans cet extrait d’entretien, la mère du petit-fils de Denise est accusée d’une part de ne pas prendre soin de son enfant (elle ne le soigne pas et ne le couvre pas contre le froid) et d’autre part de ne pas remplir ses fonctions de mère nourricière, c’est-à-dire de l’alimenter.

J’ai emmené un jour mon petit-fils à l’école, il avait une rage de dents, il faisait un froid polaire, il avait rien sur le dos, j’ai été lui acheter un anorak sur le marché et j’ai été lui donner un médicament, parce que sa mère refusait de lui donner un médicament. Elle est folle. Elle fait trop de mal ! On peut pas laisser un p’tit gars de 8 ans dans cet état. Là pendant qu’il était chez moi, il dévorait ! Il dévorait, alors que je lui dis : « Maman te fait pas du lait le matin ? » – « Non j’ai juste une tartine », il me répond ! (Entretien F20)

33De la même façon, Olivier, membre des Nouvelles épouses québécoises, accuse son ex-conjointe de ne volontairement pas donner les médicaments à sa fille qui suit un traitement lourd pour des problèmes de diabète, afin d’obtenir une allocation enfant handicapé, le but étant selon lui que l’absence de traitement la rende plus lente et peu réactive au moment des tests médicaux qu’elle passe régulièrement. Les mères sont ainsi accusées non seulement de ne pas répondre aux normes maternelles traditionnelles, mais également de manifester un laisser-aller en termes de soin qui est plus souvent reproché aux hommes, comme l’explique Veronika Nagy plus haut. Cette inversion du genre est d’autant plus frappante dans le discours des enquêtés qu’elle s’applique également au monopole de la violence physique.

34Si les hommes ne se sont jamais directement plaints, en entretien, d’avoir été violentés par leurs conjointes – ils ont tout au plus raconté qu’elles s’automutilaient pour pouvoir ensuite porter plainte pour violences conjugales –, les trois grand-mères avec qui je me suis entretenue ont toutes mentionné le fait que leurs belles-filles, en plus d’être de mauvaises mères, battaient leur fils. Anne-France me relate ainsi comment elle a découvert que son fils se faisait battre par son épouse, alors qu’elle croyait que ses blessures étaient liées à son travail (il est élagueur) :

Alors elle le battait tous les jours. Il était tous les jours égratigné. Mon fils me dit que c’est à cause de son travail. Alors un jour je vais voir son patron et je lui dis : « Ça suffit mon fils il est tout égratigné à cause de son travail, il faut que vous fassiez plus attention ! ». Son patron me répond : « Mais voyons c’est sa femme, elle le tabasse ! » (Entretien F70)

35De même, Denise décrit l’aspect imposant de l’ex-conjointe de son fils (« Je suis une crevette à côté d’elle », dit-elle) et disculpe ce dernier, incapable selon elle de tout acte violent :

Denise : Alors moi j’ai appris que mon fils subissait des violences alors qu’il a pas du tout… mon fils est très très gentil, très gentil, très… il n’aurait jamais osé.
Enquêtrice : Il était moins costaud qu’elle ? Moins grand ?
Denise : Non, aussi grand, mais jamais il oserait taper une femme, jamais. Et euh, donc une fois mon fils avait son bébé dans les bras et il m’a dit : « Elle m’a poussé dans le couloir, j’ai juste eu le temps de rattraper le bébé. »
(Entretien F20)

36Mireille explique également en entretien comment elle a découvert que son fils subissait des violences. Alors qu’elle lui conseille de « taper du poing sur la table » et de s’imposer auprès de son épouse « qui n’en fait qu’à sa tête », son fils lui répond : « Si je tape le poing sur la table, je prends un coup de couteau dans le ventre ».

37Il est particulièrement intéressant de voir que ce sont des femmes qui verbalisent ici la violence féminine. La symétrisation de la violence, évoquée tout au long de l’ouvrage, est une fois de plus mobilisée dans les discours des enquêtés pour mettre père et mère sur un pied d’égalité face à la violence conjugale. La disqualification des pratiques maternelles est courante et particulièrement virulente de la part des mères membres de la lignée paternelle. L’absence de solidarité féminine dont elles font preuve s’inscrit dans une concurrence des lignées, certes déjà présente au moment de la mise en couple et de l’élaboration du projet parental, mais qui s’exacerbe au moment de la séparation.

Des mères contre des belles-filles : la concurrence sur les pratiques éducatives

38Mireille a décidé de s’investir complètement dans l’éducation de ses trois petites-filles, après la séparation de son fils et de sa belle-fille. Cette dernière ayant la résidence principale des enfants et parlant très mal le français, Mireille dit s’assurer elle-même que les devoirs des enfants sont faits, son fils se désintéressant complètement de cette tâche.

Mireille : Moi j’avais axé ma retraite sur le suivi scolaire de ces trois gamines-là, puisque la mère est pas foutue de le faire et que mon fils, ben, il s’en occupe pas beaucoup non plus. Là, de ce côté-là, mon fils il compte beaucoup sur les autres hein, il est pas complètement clair. Il est pas complètement carré.
Enquêtrice : Et ça se passe comment avec ses filles alors ?
Mireille : Ben là, par exemple la semaine dernière, je me suis dit, de toute façon elles sont avec leur père ce week-end, ben il a fait l’effort ! Quand il les a le week-end, il fait les devoirs13. Pour la grande, il va falloir que je remette encore les choses au point, mais bon de toute façon, là j’ai obtenu qu’il fasse un dossier pour l’inscrire dans une association d’aide aux devoirs. Et puis faut que je téléphone à un service d’orientation, pour voir si on peut l’y emmener, parce que si je dis au père de l’y emmener, ça va être comme d’habitude, il aura encore mille choses à faire plus intéressantes que l’y emmener.
(Entretien F21)

39Mireille a une mainmise totale sur l’éducation scolaire de ses petites-filles : le père se désintéressant de ce domaine, elle prend en charge le suivi des devoirs ainsi que l’orientation scolaire de l’aînée, qui est adolescente au moment de l’entretien. De la même manière, Denise prend soin de rattraper les impairs éducatifs de sa belle-fille à chaque fois qu’elle voit son petit-fils :

Alors je lui dis : « Mais maman te fait pas faire tes devoirs ? » – « Non, je les fais tout seul ». Elle ne parle pas normalement, elle dit « pourrite » et « bouffite » ! Si bien que mon petit-fils dit : « Mamie, la pomme est pourrite ! » – « Pourrie ! Tu vas me le copier : pourrie ». Quand j’ai vu ça, j’ai dit : « Alerte ! Au secours ! » Et donc effectivement c’est dramatique parce que cet enfant est beau, intelligent, très curieux de tout, quand je l’avais avec moi tout petit, il apprenait des mots de vocabulaire comme « délicieux », « merveilleux », mais là… Il a chuté quoi… Il est bon en mathématiques, très très bon en mathématiques, mais il a chuté en français. (Entretien F20)

40Denise distingue ici clairement les effets de la socialisation primaire de l’enfant sur son langage et son développement, lorsqu’elle s’occupait régulièrement de son petit-fils, de la socialisation qu’il connaît avec sa mère au moment de l’entretien. Si l’enfant bénéficiait d’un bon apprentissage en termes de vocabulaire, elle doit aujourd’hui corriger ses fautes de français en lui faisant « copier » la bonne formulation. Elle associe d’ailleurs la curiosité et l’intelligence de son petit-fils à l’instruction qu’elle pouvait lui apporter avant que sa belle-fille ne parte de Paris.

41La confrontation entre les femmes de la lignée maternelle et paternelle n’est pas nouvelle dans les collectifs activistes. L’exemple du groupe Les nouvelles épouses québécoises en est la plus claire illustration. À SOS Papa, la présence des femmes est également fondatrice : elles ont toujours été présentes dans les comités d’honneur, deux femmes ont été marraines de l’association. Un comité de femmes a même été créé en 1993 par une seconde épouse qui souhaitait incarner la parole des femmes de l’association, comme elle l’expliquait alors dans le magazine du groupe :

Nous sommes de nouvelles épouses ou compagnes, qui formons des foyers recomposés avec des pères séparés de leurs enfants. Nous sommes des grand-mères paternelles, tenues à l’écart de nos petits-enfants, des sœurs ou des tantes de pères victimes d’une ségrégation sexiste que nous constatons tous les jours. […] L’ultra-féminisme intégriste qui a basculé dans le sexisme et le dogme de l’enfant-objet-de-la-mère n’est pas représentatif de la majorité silencieuse des femmes et met en danger leurs acquis. De nouvelles tendances se font jour. (SOS Papa Magazine, n^o 14, 1994, p. 1)

42La voix des femmes cherche ainsi à se faire entendre : les membres féminins de la lignée paternelle demandent ainsi à être reconnus et à être intégrés dans le combat des pères. C’est aussi au nom des membres de la lignée paternelle que la cause des pères est portée, et pas seulement au nom de ces derniers.

43Dans un article intitulé « Les grands-parents », extrait du magazine SOS Papa, Yvette, animatrice, associe les pères à des valeurs stables et traditionnelles : ils assureraient une forme de constance dans une société en déclin, rongée par des relations consuméristes.

L’enfant vit dans une société où les grandes valeurs de la famille sont presque réduites à zéro. Le pouvoir de l’argent a réduit à la portion congrue le vrai rôle des grands-parents. Un enfant a évidemment besoin de ses repères père et mère, mais aussi de ses origines, et qui mieux qu’une grand-mère ou qu’un grand-père a la patience pour trouver les mots qui aident l’enfant à se développer. Dans la problématique des procédures, on prive l’enfant de son père, mais également de sa famille paternelle. (SOS Papa Magazine, n^o 60, 2005, p. 13)

44Dans les familles désunies, les grands-parents n’auraient pas, selon Yvette, un simple rôle de pourvoyeur de loisirs et de cadeaux auprès de leurs petits-enfants, mais ils auraient également la charge de faire connaître leurs origines à ces enfants et de leur donner des valeurs éducatives afin de les aider à « se développer ». La désunion du couple ne permettant plus la bonne transmission des valeurs associées à la famille et au patrimoine familial (histoire familiale, origines géographiques, traditions), les grands-parents auraient d’autant plus à veiller à cette bonne transmission auprès de leurs petits-enfants en mal de repères familiaux. Les séparations conjugales engendreraient ainsi selon cette grand-mère une perte de repères certes liée à l’absence du père, mais également liée à l’absence de l’ensemble des membres de la lignée paternelle.

45La valorisation des grands-parents paternels est également un leitmotiv du groupe québécois L’Après-Rupture. En entretien, son président explique la manière dont le groupe s’est investi dans la reconnaissance du rôle des grands-parents paternels après la séparation. Le groupe a même participé à la création d’une association de grands-parents ne voyant plus leurs petits-enfants après la séparation de leurs fils (Grands-parents pour toujours). Ils organisent régulièrement des réunions et des actions ensemble.

46Au cœur des reconfigurations familiales, les grands-parents se sentent ainsi investis dans la redéfinition des stratégies de transmission. Les grand-mères s’engagent dans une entreprise de disqualification des pratiques parentales, mais également dans une entreprise éducative, en substitution à leurs fils qui sont peu concernés par ces enjeux. Face à une belle-fille dont elles dénigrent les qualités maternelles et à un fils peu investi, elles s’attachent à veiller à la bonne transmission de valeurs qui leur sont chères, comme la réussite scolaire ou le développement de l’enfant, et à s’assurer que les enfants aient une bonne connaissance de leur héritage familial.

47La confrontation entre lignées maternelle et paternelle n’est pas seulement le fait de la bataille judiciaire. Elle s’inscrit au-delà de la désunion des familles, puisqu’elle existait parfois en amont de la séparation. Elle ne se limite pas à un affrontement entre ex-conjoints, mais touche aussi les affiliés des enquêtés. La dernière partie de ce chapitre questionne les raisons qui amènent les lignées paternelle et maternelle à s’affronter.

Transmettre ce que la mère ne peut transmettre

48Cette dernière partie cherche à saisir l’essence même du combat des pères : le fait d’être en mesure de transmettre un patrimoine, une éducation au-delà de la séparation. Au sein d’un positionnement parental très conflictuel, ces pères inscrivent leur paternité post-conjugale dans un héritage qui se démarque de celui que la mère de leurs enfants est en mesure de leur léguer. Dès lors, s’il est parfois difficile pour ces pères de recréer une nouvelle relation avec leurs enfants hors du quotidien et surtout d’en souligner les apports au regard de la relation entretenue quotidiennement avec leur mère, ils sont toutefois à même de transmettre de l’« extraordinaire », c’est-à-dire une éducation coupée des contraintes quotidiennes, un capital économique et culturel dont ne disposent pas les mères de leurs enfants.

Transmettre de l’extraordinaire

49Les études scientifiques produites sur la division du travail parental14 montrent entre autres que les tâches domestiques sont plutôt assumées par les mères (entretien du linge, habillage des enfants, hygiène, soins), tandis que les tâches éducatives sont davantage assumées par les hommes (loisirs, sorties). Cette division relève d’une conception consciente ou non du partage des responsabilités au sein du couple15. L’investissement professionnel des hommes et des femmes et l’entrée massive des femmes sur le marché du travail depuis les années 1970 n’ont pas fondamentalement changé cette conception. Ainsi, « c’est sans aucun doute dans les activités ludiques, affectives et de “sociabilité” que la participation des pères est la plus importante » (Bauer 2007, p. 27). À l’opposé des tâches domestiques, ce sont les tâches ayant trait aux loisirs qui sont les plus valorisées par les pères, dans la mesure où elles représentent « un fort potentiel éducatif – transmission de pratiques sportives et culturelles, ouverture sur des mondes extrafamiliaux – et affectif » (Brugeilles et Sebille 2009, p. 29).

50Au moment de la séparation, l’institution judiciaire a plutôt tendance à reconduire les inégalités de genre déjà présentes dans les couples lorsqu’ils étaient unis (Collectif Onze 2013, chapitre 4). Ainsi, les mères en charge des tâches ayant trait au domestique assument généralement la garde principale des enfants, au quotidien. Les pères, quant à eux, ont tendance à reconduire leur préférence pour des activités sortant de la gestion du quotidien, comme l’explique la sociologue Sylvie Cadolle, dans une étude sur la recomposition des rôles de père et de mère en résidence alternée : « Les pères acceptent ainsi plus volontiers de se charger d’un achat exceptionnel et gratifiant, instrument de musique, matériel de sport, ou voyage, mais les mères se sentent obligées de se charger de l’ordinaire, qui constituait déjà leur part avant la séparation. » (Cadolle 2011, p. 173). Enfin, l’homogamie conjugale étant un facteur d’inégalité dans le couple16, les pères de l’enquête ont davantage investi les tâches éducatives que les tâches domestiques, ces dernières étant moins nobles et valorisées que les premières. Après la désunion, la division du travail parental a tendance à être reconduite : les pères se cantonnent ainsi aux activités auxquelles ils avaient coutume de s’adonner, celles liées aux loisirs, aux sorties extérieures, au sport. La fin de la relation quotidienne avec l’enfant engendre une manière de concevoir le temps éducatif en dehors de la contrainte et du domestique. Ce temps éducatif, s’il doit être occupé et ritualisé, reste un moment valorisé par les enquêtés tant qu’il sort du quotidien, synonyme de routine et de temps scolaire, chez la mère.

Éduquer son enfant : une activité en extérieur, détachée du temps domestique

51Frank F. Furstenberg et Christine W. Nord ont rédigé l’une des rares études sur la manière dont le temps éducatif des pères séparés est occupé. Les données utilisées sont certes anciennes (1976), mais particulièrement significatives. Les auteurs mettent en avant la façon dont l’attribution de la résidence de l’enfant chez la mère limite la portée du rôle quotidien du père non gardien. Lorsque l’enfant voit son père, la nature de ce contact est de l’ordre du social et du divertissement : ce temps est peu consacré aux devoirs, mais plutôt à des activités qui favorisent la coopération comme le sport ou le jeu. Dans la mesure où la relation du père non gardien et de son enfant se tisse en dehors de son espace de vie quotidien, le père attend moins de l’enfant qu’il l’aide dans les tâches domestiques, ou dans la préparation du repas : l’enfant est ainsi déchargé de ses tâches « obligatoires » et assimile sa relation avec son père à une relation « déroutinisée », sortie de la vie ordinaire (Furstenberg et Nord 1985, p. 896-898).

52Cette spécialisation opère particulièrement pour les enquêtés qui ont un contact très limité avec leurs enfants, notamment pour ceux qui les voient en point-rencontre (c’est le cas d’Amabo, Patrick, Yves au moment des entretiens réalisés en 2009). L’absence de contact quotidien empêcherait ces derniers de veiller à ce que le sentiment d’affiliation entre eux et leurs enfants soit constant. Pour Amabo, le point-rencontre représente l’impossibilité d’éduquer correctement ses enfants :

Moi je suis contre le point-rencontre, je trouve que c’est pas ici que je peux faire l’éducation des gosses, c’est pas en une heure que je peux les éduquer, je peux pas me balader avec eux, visiter des musées, partager des choses avec eux, ici je fais quoi, je joue, ils me racontent un peu leur journée à l’école, je leur raconte ce que je fais avec mes cousins, mes neveux et tout ça, mais c’est tout, l’heure passe vite […]. Voilà donc ça sert absolument à rien. (Entretien F47)

53À l’image des statistiques présentées sur la division des tâches parentales, Amabo associe un temps d’éducation à un temps qui se vit à l’extérieur (balades, musées), et non à une relation en intérieur où les enfants n’ont la possibilité que de jouer ou de discuter. De la même manière, Yves aspire à ce que son temps de visite soit dégagé de toute contrainte domestique. Ce temps de visite est tellement restreint (deux heures tous les quinze jours) que le fait qu’il prenne place à l’heure du déjeuner l’empêche, selon ses dires, d’être disponible pour profiter de ses enfants.

Mes droits de visite ont été établis entre 11 h et 13 h dans le point-rencontre. Ça correspondait à une demande de la mère qui voulait que ça se passe sur le temps du repas. Donc, disons que moi j’étais obligé d’apporter à manger pour les enfants… Donc c’est mes enfants, je m’en occupe. Et donc voilà j’apportais à manger, mais bon j’étais obligé de confectionner les repas, donc c’était toujours dans l’urgence, j’ai jamais eu vraiment le temps de bien me consacrer aux enfants. Et donc c’était avec un gros nœud à l’estomac que j’allais les voir parce que c’était sur le pas de course. […] Y a quelqu’un qui est là dans la partie organisationnelle du point-rencontre, y a une dame qui s’occupait, disons, de faire des gâteaux pour nous occuper quoi. Et donc, à peine on a fini le gâteau, on embraye sur le repas et puis bon je vois pas les enfants quoi. (Entretien F43)

54Yves assimile ainsi ce temps de visite certes à un temps parental (« c’est mes enfants, je m’en occupe »), mais aussi à un temps d’urgence, qui ne lui laisse pas la possibilité de se consacrer à ses enfants, c’est-à-dire de jouer avec eux ou de discuter. C’est donc d’un temps déchargé de toute obligation que les pères souhaitent disposer au moment de leur droit de visite. Toutefois, pour les pères qui ont obtenu un DVH « classique », c’est-à-dire qui voient leurs enfants régulièrement, mais seulement sur des temps non scolaires (week-ends, vacances), le temps de visite se situe à mi-chemin entre le non-quotidien et l’instauration d’une nouvelle routine.

Un temps hors du temps : occuper et ritualiser son enfant

55Dans un article datant de 1999, la sociologue américaine Susan D. Stewart utilise l’expression de « Disneyland dad » pour qualifier la relation entretenue par le père non gardien avec ses enfants. « Ainsi, la paternité postrupture, telle qu’elle s’actualise dans le système du droit de visite et d’hébergement, se caractérise par une double discontinuité, qui trouble les relations “quotidiennes” comme l’investissement continu des hommes dans le temps long de leurs relations aux enfants. » (Martial 2013a, p. 40). La temporalité de la relation parentale est entièrement redéfinie, selon l’anthropologue Agnès Martial : les pères non gardiens doivent recréer une temporalité qui leur est propre au sein d’une relation discontinue (en général un week-end sur deux) et marquée par un temps non scolaire.

56Christian me présente ainsi un week-end type lorsqu’il va voir son fils dans le sud-ouest de la France, dans l’appartement qu’il a acheté pour exercer son droit de visite. Il met en avant la routine qu’il a instaurée lorsqu’il s’y rend :

Bon, c’est une petite ville par rapport à Paris, on en a vite fait le tour ! […] Donc le plan habituel, je le récupère à l’école le vendredi, on va prendre des leçons de natation, bien qu’il sache nager, mais bon c’est pour faire une activité, voilà, faire notre petit truc. Donc, en taxi parce que j’ai pas de moyens de transport, donc monsieur, je lui paie le taxi pour aller là-bas. On rentre en bus à la maison, on fait notre popote, on mange tranquillement. Le samedi, on va à la bibliothèque pour prendre des bouquins, des DVD, regarder un peu. Avant quand il était plus petit, je l’amenais à l’heure du conte, bon maintenant c’est un peu passé de mode. On rentre manger, et après l’après-midi il a un cours de sport de 16 h à 18 h, donc là ça me bouffe un peu le samedi, je peux pas faire grand-chose. Et le dimanche, soit il fait beau, je loue une voiture et on va se balader. Soit il fait moche et dans ce cas-là on va à la piscine le dimanche après-midi et avant on va à Quick. Donc lui, il est content. Tout est chronométré hein, on prend le bus à midi, on va manger, ensuite on va à la piscine, on sort à 16 h on prend le bus et sa mère vient le récupérer à 18 h et moi je prends le train à 18 h 30. Bon le problème, c’est que c’est répétitif, alors j’essaie de varier. On essaie d’aller un peu au musée… Mais y a pas grand-chose hein. (Entretien F45)

57On note ici deux facteurs de tension : le premier est relatif à la cadence temporelle du week-end (chaque plage horaire est réfléchie et occupée, tout semble devoir être ludique) ; le second est lié à la peur de recréer une ritualisation du temps (Christian prononce plusieurs fois le mot « répétitif » ou « routine » durant l’entretien, ce dernier craignant de recréer un quotidien ordinaire durant son droit de visite). Il semble que le peu de temps passé avec son fils ne puisse supporter la quotidienneté : celle-ci ne pourrait être envisageable que s’il passait la plupart de son temps avec lui, c’est-à-dire s’il l’avait en résidence principale ou alternée.

58La sociologue anglaise Esther Dermott remarque, dans son analyse de la paternité contemporaine, que la temporalité des pères unis et désunis n’est pas la même (Dermott 2008). Reprenant la thèse de cette sociologue, Agnès Martial explique :

Si les premiers ne font pas du temps une question centrale dans leur relation à l’enfant – ceci justifiant implicitement qu’ils se rendent moins disponibles que leur compagne –, les seconds insistent sur la signification d’une temporalité désormais comptée, exprimant le sentiment d’une dépossession, d’une perte de contrôle de leur relation aux enfants […]. L’absence de quotidien partagé ébranle en outre l’évidence, la spontanéité et l’intimité des relations paternelles, désormais contenues tout entières dans les « visites » de l’enfant, qu’il faut à tout prix réussir. (Martial 2012, p. 110)

59De la même manière, les pères de notre enquête qui n’ont pas la résidence principale ou alternée de leur enfant – c’est-à-dire la grande majorité – verbalisent d’autant plus cette nouvelle temporalité qu’ils voient peu ou ne voient pas leurs enfants. Le temps du droit de visite doit être sorti de toute contrainte matérielle, pour ne laisser place qu’à un temps d’échange et de jeu. Il doit également, et paradoxalement, être abordé de manière ritualisée : Christian nous montre combien il a, malgré lui, recréé une routine avec son fils, même s’il semble en craindre les conséquences sur sa relation avec lui. Cette tension entre exception et quotidien est particulièrement présente au moment des vacances.

Les vacances : l’exception au quotidien

60Les vacances constituent un marqueur particulièrement pertinent concernant la pratique de loisirs, dans une temporalité non scolaire certes, mais quotidienne, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit sur plusieurs jours d’affilée. En entretien, les enquêtés prennent le temps de décrire toutes les activités qu’ils pratiquent avec leurs enfants, qu’ils verbalisent comme un moment de complicité, mais aussi comme un moment de cohésion familiale, propice au maintien du sentiment d’affiliation entre l’enfant et la famille paternelle. Mickaël décrit ainsi les vacances passées avec son fils au « chalet paternel », événement familial qu’il n’hésite pas à mettre en contraste avec le fait que son ex-épouse – belge – n’a aucune famille au Québec et que son fils ne connaît pas sa famille maternelle :

Bon, les vacances se passaient bien parce qu’on s’en allait chez mes parents, au chalet paternel, les trois-quatre premiers jours étaient assez ardus là, mais on avait deux semaines pour décrocher et faire plein de choses qu’on faisait pas ici. Il était dans ma famille aussi, ça fait qu’il se retrouvait avec plein de monde qu’il connaissait, puis avec les petits cousins et les petites cousines, ça fait qu’il aimait bien ça. Puis on faisait plein d’activités aussi, du quatre roues, de la pêche, du bateau, quel enfant n’aime pas ça hein ? (Entretien Q69)

61L’absence de lien quotidien avec son enfant arrive non pas à être compensée par les temps de vacances, mais lui permet de faire vivre à son fils une temporalité autre que celle qu’il vit à Montréal, au jour le jour avec sa mère, non seulement grâce aux activités qui lui sont proposées, mais surtout grâce au fait qu’il passe du temps en famille, temporalité dont la mère ne peut en aucun cas se saisir. C’est un moyen de créer une distinction dans la valeur du temps passé avec chacun des parents.

62Les enquêtés ont ainsi tendance à se spécialiser dans des tâches parentales très masculines, en lien avec les loisirs et dégagées d’un temps domestique et quotidien. Cette spécialisation est d’autant plus marquée que – nous l’avons vu – les couples sont en situation d’hypergamie féminine. Les pères disposent ainsi de moyens financiers plus importants que leurs ex-conjointes pour marquer le temps passé avec leurs enfants d’une valeur exceptionnelle (loisirs coûteux en temps et en argent) et s’attachent à distinguer les activités qu’ils proposent de celles de la mère, généralement inscrites dans un temps quotidien. La transmission est à ce titre dissociée par les pères d’une forme de routine.

Transmettre un capital économique

63Dans les réunions, constituer « un bon dossier » signifie apporter la preuve de sa bonne volonté éducative et d’un investissement parental auprès du juge. Les animateurs et bénévoles précisent que le fait de demander une garde élargie ou une résidence alternée suppose d’y « mettre les moyens » : il faut prouver que les enfants ont une chambre, que l’on a un grand appartement ou une maison ; si l’on a un jardin, c’est encore mieux. Il faut donc aménager les chambres pour les enfants et prendre des photos qui montrent que l’enfant « a tout pour être heureux », en d’autres termes que son confort matériel est assuré. Il faut également apporter la preuve qu’on est un « bon » père, soucieux de l’éducation de ses enfants. Il faut pour ce faire – au regard des exemples donnés par les bénévoles – démontrer son « investissement » éducatif en produisant des factures d’activités extrascolaires, comme « l’équitation », « la danse », « le violon », ou en détaillant les destinations de vacances, comme le « ski », « les stages de voile », « les vacances au bord de la mer ». Bref, apporter la preuve de son investissement éducatif suppose de toute évidence d’adopter des pratiques de loisirs proches de celles qui sont privilégiées par les classes supérieures. Si la demande d’un temps de garde supérieur au temps habituel est, on l’a vu, plutôt formulée par les catégories aisées, et si les pratiques de résidence alternée sont également plutôt l’apanage des classes moyennes et supérieures, les pères ont en effet tout intérêt à mettre en avant leur capital économique dans leurs pratiques parentales. La situation d’hypergamie féminine qui caractérise ces couples et les différences de revenus que nous avons soulignées entre les enquêtés et leurs ex-conjointes mettent les pères dans une position où ils sont amenés à transmettre ce que la mère de leur enfant ne peut transmettre : du capital économique. Si, de manière générale, la saisine du droit met les pères de notre enquête d’ores et déjà dans des positions économiques dominantes par rapport à leurs ex-conjointes, la transmission du capital économique se fait, après la séparation, par des stratégies qui dépassent le simple versement d’une pension alimentaire. Il s’agit pour ces pères de verser des pensions alimentaires plus élevées que la moyenne, mais aussi de faire des versements d’argent complémentaires à des fins spécifiques. Il s’agit également de constituer et de transmettre un patrimoine immobilier que la séparation leur permet de parfaire.

Des pensions alimentaires supérieures à la moyenne

64On l’a dit, les pensions alimentaires font l’objet de la majorité des litiges au sein des tribunaux. Par ailleurs, plusieurs études statistiques démontrent que plus les relations sont conflictuelles entre les parents, moins les pensions sont versées (Crowley 2000 ; Festy et Valestas 1993 ; Martin 1997). Les pères de l’enquête se démarquent en tous points de ces données statistiques. Les bénévoles des associations insistent en effet énormément sur le fait de dissocier l’entretien financier des enfants du droit de visite. Le non-paiement de pension est d’ailleurs un fait marginal parmi les enquêtés : seuls deux enquêtés québécois ont cessé de la payer, parce que leur enfant habitait dans un autre pays (l’un est au Japon, l’autre aux États-Unis) et qu’ils n’avaient plus espoir de les revoir. Le non-paiement les a alors plongés dans un statut de hors-la-loi qui ne leur permet plus de se rendre dans le pays de résidence de leur enfant. Les autres enquêtés continuent tous de payer une pension alimentaire, même si certains ne voient plus leurs enfants : ils insistent sur le fait que cela leur permet de maintenir une forme de lien. Ils gardent un statut de pourvoyeur qui les empêche d’être complètement déchus de leur statut de père.

65L’étude du fichier 3 (voir annexes méthodologiques) donne à voir la capacité financière de ces pères. Ceux qui paient une pension (76/79)17 ont un revenu annuel de 33 000 € net par an en moyenne. Parmi ceux qui ont renseigné à la fois leur revenu et le montant de la pension qu’ils versent, la moyenne du revenu mensuel s’élève à 2 213 € net et celle du montant des pensions s’élève à 246 € (par mois et par enfant), ce qui représente un peu plus de 11 % de leur revenu – les outils d’aide à la décision judiciaire estimant que la pension alimentaire doit représenter 10 % du revenu du parent non gardien18. Au regard de données nationales fournies par le ministère de la Justice (Belmokhtar et Cretin 2015), les membres de SOS Papa paient donc une cinquantaine d’euros de plus par mois que la moyenne des pères qui gagnent entre 2 000 et 3 000 € (183 € toutes procédures confondues). Au-delà d’être en capacité de s’acquitter de leurs pensions, ces pères sont très fortement incités à les payer rigoureusement. Si la sélection financière et sociale qui y est opérée aboutit certes à une forte homogénéité économique des membres (voir chapitre 2), le niveau de conflictualité de leur procédure judiciaire est tel que le fait de ne pas payer leur pension rajouterait un objet de conflit et donc un niveau de complexité à la procédure. La question financière ne semble donc pas être problématique dans la mesure où les pères ont les moyens de payer et paient des pensions alimentaires légèrement supérieures à la moyenne des pères issus du même milieu social.

66Le questionnaire auprès des nouveaux adhérents nous renseigne également sur les versements d’argent qui sont faits par les pères en dehors de la pension alimentaire. Parmi les 79 nouveaux adhérents, trois quarts d’entre eux déclarent faire ce type de versement. Environ la moitié de ces pères déclarent verser de l’argent à leurs ex-conjointes pour des achats en lien avec l’école (cantine, fournitures scolaires, voyages scolaires) et les activités extrascolaires. Les autres versements sont faits en vue de l’achat de vêtements, de billets d’avion ou de train, en lien avec des frais de crèche, de mutuelle ou assurance.

67Ainsi, la pension alimentaire est un objet qui est absent des revendications du militantisme paternel, et pour cause : les pères ne sont jamais en position de précarité économique et paient des pensions alimentaires plutôt élevées. Ils soulignent régulièrement le montant trop important de leur pension alimentaire, mais ils n’en font pas un objet de discorde. Ils se disent heureux de contribuer au bien-être de leurs enfants et vont même jusqu’à faire des versements d’argent en dehors de la pension alimentaire. Dans ce cadre, l’argent joue un rôle majeur dans la construction du lien conjugal : s’il est un indicateur du processus d’engagement du couple, car il marque différentes étapes d’investissement conjugal et économique (ouverture d’un compte commun, emprunt contracté à deux, achat d’un bien immobilier) (Henchoz 2008), il incarne également la valeur du lien après la séparation (Godbout et Caillé 1992). Le capital économique dont disposent les pères n’est cependant pas seulement mis à disposition par des versements d’argent mensuels à la mère de leurs enfants ; il est également transmis par le biais d’un patrimoine immobilier.

La constitution et la transmission d’un patrimoine immobilier

68De nombreuses études sur les conséquences économiques du divorce s’accordent à dire que les séparations conjugales ont plutôt tendance à appauvrir les femmes et à enrichir les hommes. La question du patrimoine immobilier, par le biais notamment de l’attribution du domicile conjugal, est une question récente dans la sociologie du divorce (Bessière et Gollac 2020 ; Nagy 2011). Les pères de l’enquête n’échappent pas à ces constats : ils ont en effet tendance à s’enrichir en conservant leur bien immobilier après la séparation, tandis que leurs ex-conjointes ont plutôt tendance à s’appauvrir en ne le conservant pas.

69Intéressons-nous à la trajectoire immobilière des enquêtés et des ex-conjointes. Un léger enrichissement des hommes qui ne sont pas propriétaires avant leur mise en couple est perceptible. Parmi eux, 6 sur 20 deviennent propriétaires avec leur conjointe et 3 le restent après la séparation. Du côté des femmes, 14 ne sont pas propriétaires avant leur mise en couple, 7 le deviennent et seules 2 le restent.

70Cette tendance est encore plus visible lors de l’analyse des questionnaires (fichier 3), qui nous renseignent plus précisément sur les différentes étapes de la trajectoire des nouveaux adhérents. 40 couples ont acheté un bien en commun : 15 couples n’ont pas gardé ce bien, 10 hommes et 11 femmes l’ont gardé19. Au regard des situations antérieures des hommes et des femmes, on observe un appauvrissement des femmes en matière de constitution de patrimoine. En effet, parmi les 9 femmes non propriétaires qui le deviennent au moment de leur mise en couple, toutes sont en location après leur séparation, alors que 5 des 9 conjoints ont racheté un nouveau bien ou vivent dans le bien acquis conjointement. De même, alors que les hommes sont plus souvent propriétaires avant de se mettre en couple que leur ex-conjointe, ces derniers s’enrichissent avec la mise en couple : parmi les 30 hommes qui n’étaient pas propriétaires avant la mise en couple et qui le deviennent, 8 restent propriétaires (bien commun ou nouvel achat).

71En plus de transmettre du capital économique par des pensions alimentaires importantes et des versements d’argent complémentaires, les pères s’engagent dans la transmission d’un patrimoine immobilier dont ils sont davantage détenteurs que leur ex-conjointe, mais qu’ils arrivent également à mieux faire fructifier au cours de leur trajectoire conjugale. Ce constat corrobore d’ailleurs les statistiques nationales, puisqu’à l’issue d’une rupture d’union, l’homme reste très souvent dans le logement conjugal (Durier 2017). La transmission de ses capitaux ne saurait toutefois se limiter, pour un père, à la transmission d’un capital économique ou au maintien d’un niveau de vie. Les pères cherchent également à s’assurer de la bonne transmission d’un capital culturel à leurs enfants, capital que leur mère serait moins à même de transmettre.

Transmettre un capital culturel

72Au-delà de la transmission de capital économique, c’est plus spécifiquement la question scolaire qui cristallise les problématiques de transmission relatives aux pratiques des couches aisées de la population. Si les études sur les spécialisations des tâches tendent à démontrer que l’aide aux devoirs, comme l’investissement scolaire en général, est plutôt une tâche féminisée, c’est aussi l’une des tâches où les pères s’investissent le plus comme « acteur principal » (Brugeilles et Sebille 2009 ; Stewart 1999). Ce cas de figure est encore plus fréquent lorsque les pères ont un niveau d’études supérieur à celui de leur conjointe. L’investissement des pères dans la scolarité de leurs enfants a d’ailleurs tendance à fluctuer en fonction de la taille de la fratrie : plus celle-ci est réduite, plus ces derniers seront présents dans le suivi scolaire.

73L’homogamie conjugale pousse les pères séparés à s’assurer de la bonne transmission de leurs capitaux culturels et intellectuels en s’investissant dans la réussite scolaire de leurs enfants. Si les enfants des enquêtés sont plutôt jeunes – ils ont en moyenne entre 8 et 10 ans –, on a pu également constater que la demande de garde correspondait souvent à une temporalité cruciale en termes scolaires, celle de l’entrée au collège (ou l’entrée dans l’enseignement secondaire au Québec). Dans la continuité des stratégies de contrôle éducatif déployées par les grand-mères et analysées plus haut, la question du rapport entretenu par les enquêtés avec l’institution scolaire se pose. Lorsque la relation parentale est très conflictuelle, l’école devient alors une « zone tampon » entre les deux parents, une sorte de liant et de référent commun dans leur relation. Les enquêtés investissent particulièrement cette institution afin notamment de s’assurer de leur bonne maîtrise des codes en termes de stratégies scolaires, maîtrise qui leur permet de s’assurer de la bonne transmission de leurs capitaux culturels. L’institution scolaire devient ainsi un vecteur de transmission chargé de distinction sociale.

L’école, une « zone tampon » entre les deux résidences de l’enfant

74Lieu « neutre » entre les deux domiciles des parents, l’école est régulièrement appelée « zone tampon » par les enquêtés. Quand le conflit est fort entre les parents, l’école devient souvent un lieu d’échange, de communication entre ces derniers. Mickaël, bénévole à l’association Pères séparés, qualifie l’école de « zone tampon », à un moment où il ne communiquait plus du tout avec son ex-conjointe. L’école était donc devenue le lieu où il récupérait son fils le vendredi soir pour exercer son droit de visite jusqu’au lundi matin, sans avoir ainsi aucun contact avec la mère de son fils. Un « cahier de communication » était alors glissé dans le cartable de Kevin pour que les parents puissent noter des informations qu’ils souhaitaient transmettre à l’autre parent.

75L’école a par ailleurs valeur de référent commun pour les parents : même s’ils sont dans une situation extrêmement conflictuelle, le fait pour l’enfant de « bien » travailler peut rassembler les parents autour de critères d’évaluation communs. Patrick, membre de SOS Papa, explique ainsi comment ses fils – dont il est presque totalement coupé depuis 2007 – sont en « surinvestissement scolaire » depuis des années.

Enquêtrice : Cela signifie quoi être en surinvestissement scolaire ?
Patrick : Ben les enfants quand ils sont petits et qu’ils vont pas bien, y a deux types de réactions : ou bien je pète un câble, je deviens agressif, ou bien je me focalise sur l’école. Parce que ça les rassure, ils sont valorisés, ils savent que papa et maman valorisent ça. L’école c’est le seul endroit où ils se sentent bien parce que y a pas papa qui fait chier, y a pas maman qui fait chier. Ils sont peinards, on les laisse tranquilles. Résultat, ils sont très bons.
(Entretien F52)

76Ce référent commun en termes d’appréciation et de valorisation est également évoqué comme une façon de prendre la « température » de l’enfant : la manière dont l’enfant se comporte à l’école est souvent une façon d’apprécier sa stabilité. Ainsi, j’ai pu remarquer au cours d’entretiens que lorsque je demandais comment allaient les enfants des enquêtés, ils incluaient presque systématiquement des critères scolaires au sein de leur réponse : « Ça va, à l’école ça se passe bien ! ». Mickaël formule par exemple la réponse suivante :

Mickaël : Je me pose des questions parce que Kevin a les dents toutes cariées. Par rapport aux normes d’hygiène, s’il a plus de quatre caries, et ben c’est problématique. Au niveau de l’éducation scolaire, je me pose des questions aussi parce que Kevin, il sait pas lire encore. Donc du coup cette année je m’implique plus, je me suis renseigné, j’ai par exemple vu qu’il était pas capable de faire une boucle, alors que normalement il aurait dû savoir faire ça en maternelle.
Enquêtrice : Et est-ce que tu t’es renseigné auprès de l’école ?
Mickaël : J’ai commencé par des contacts téléphoniques avec l’école, mais là j’ai rendez-vous avec la maîtresse la semaine prochaine. Je vais aussi m’investir dans la commission scolaire.
(Entretien Q69)

77Deux référents scolaires sont ici mobilisés. Tout d’abord la santé : lors de la visite médicale de son fils, il a été souligné qu’il avait trop de caries pour un enfant de son âge. Si l’école n’avait pas fait savoir à Mickaël que son fils avait des dents en mauvais état, il n’aurait probablement pas été mis au courant, étant donné que c’est généralement le parent qui a la résidence de l’enfant qui prend en charge l’hygiène et les rendez-vous chez le médecin. Il a également été souligné que son fils avait un retard scolaire, il se renseigne alors sur les acquis qu’il est censé avoir intégrés à son âge. Il apprend alors qu’il a certains retards, accumulés déjà depuis la maternelle, et décide de s’investir davantage au sein de l’école de son fils, notamment pour que ces critères d’évaluation ne lui échappent plus. Si l’école incarne en effet un référent, une valeur commune, elle peut devenir en ce sens un lieu de pouvoir et de conquête de la part des parents. Mickaël parle ici de s’investir auprès de la commission scolaire [équivalent de l’association des parents d’élèves], cette position est en effet particulièrement convoitée par les pères que nous avons rencontrés. Elle représente un moyen notamment de connaître et maîtriser les codes de l’institution scolaire, afin non seulement d’en savoir plus sur leur enfant, mais également d’avoir la possibilité d’imposer des valeurs éducatives auprès de l’autre parent, sans pour autant élever quotidiennement les enfants.

Investir l’école

78L’école est perçue comme un possible lieu de conquête par les pères : ils doivent « faire valoir » leur cas, prouver qu’ils sont des bons pères et déconstruire le « travail de sape » entrepris, selon eux, par leur ex-conjointe. Ils investissent ainsi l’institution scolaire auprès des parents d’élèves et auprès du corps enseignant comme la possibilité non seulement d’accéder à une autre source d’informations en lien avec leurs enfants, mais aussi de faire valoir des stratégies scolaires que leurs ex-conjointes ne maîtrisent pas.

79Unanimement, les associations rencontrées valorisent l’investissement paternel au sein de l’institution scolaire, auprès des associations de parents d’élèves. Si ces associations sont habituellement davantage investies par des femmes20, elles constituent ici un véritable enjeu de pouvoir entre les parents séparés.

80Tout d’abord, les associations de parents d’élèves ont fait l’objet d’une revendication majeure dans les groupes français, qui a abouti en 2004. Depuis cette date, le dossier scolaire des enfants doit être envoyé à chacun des deux parents séparés ou divorcés. Ils ont chacun la possibilité de se présenter en tant que parent d’élève, dans la mesure où ils ne représentent plus un, mais deux foyers (circulaire n^o 2004-115 de l’Éducation nationale, en date du 15 juillet 2004). Ensuite, en réunion, les bénévoles insistent sur l’importance de s’impliquer dans la structure scolaire de leurs enfants, malgré les coûts éventuels que cela engendrerait en termes de temps et d’argent. Plusieurs pères habitent en effet à des dizaines, voire parfois à des centaines, de kilomètres de leurs enfants et affirment en réunion ne pas pouvoir assumer les frais de tels déplacements pour une réunion de parents d’élèves un soir de semaine. Enfin, on l’a vu au cours du premier chapitre, la rhétorique des collectifs activistes sur la « surféminisation » des institutions n’épargne aucunement l’institution scolaire21. Selon les groupes, l’école aurait tendance à exclure les hommes et à être solidaire avec les mères, d’autant plus si elles sont séparées ou en situation de monoparentalité. Une crainte est donc entretenue par les enquêtés envers les enseignantes de leurs enfants, car elles prendraient le parti de leurs ex-conjointes. Cette crainte se reflète dans l’omniprésence des pères à l’école de leurs enfants : ils viennent souvent les embrasser à la sortie des classes, même si ce n’est pas leur jour de droit de visite, prennent régulièrement des rendez-vous avec les enseignants pour se renseigner sur leurs résultats. Comme Yves, Patrick a été accusé d’attouchements sexuels sur ses enfants et est persuadé que la mère de ses fils a mis au courant le corps enseignant de leur école, en le qualifiant de « fou dangereux ». Il explique alors le long travail de mise en confiance qu’il a dû faire auprès du personnel enseignant pour pouvoir s’investir au sein de l’institution scolaire, travail qui a été ensuite anéanti par le changement d’école de ses fils.

Enquêtrice : tu es aux parents d’élèves depuis combien de temps ?
Patrick : Dès le début de ma séparation. Ça fait quatre ans que j’y suis. En discutant avec des papas et en regardant à droite à gauche, j’ai vu que les papas arrivaient à avoir une place. Mais par contre j’ai vu que ça générait beaucoup de problèmes – tout dépend de l’approche que t’as avec les gens – t’y vas avec toute ta souffrance et toute ta frustration et toutes tes demandes, tu les assassines de demandes et ils te renvoient ça au centuple, c’est-à-dire qu’ils te repoussent. Les directeurs ne veulent pas te parler, ils veulent pas te voir, ils t’évitent. C’est dur. Quand toi tu es en demande d’infos sur tes enfants… L’année dernière mon ex les a fait changer d’école.
Enquêtrice : Pourquoi ?
Patrick : Officiellement pour des raisons d’organisation, mais j’ai été mis devant le fait accompli. Mais elle s’est pas éloignée parce qu’elle est passée de l’école de la ville d’à côté à ma ville à moi, dans un département différent, donc elle a dû avoir une dérogation. Toujours est-il que moi, changement d’école, de relation avec les gens, donc redémarrer tout, me faire connaître, me faire reconnaître. Et puis y aller doucement pour pas trop perturber les gamins…
(Entretien F52)

81N’ayant vu ses fils que quelques heures en plusieurs mois, Patrick se dit très en demande auprès de cette structure qui les côtoie quotidiennement et qui peut lui apporter des renseignements autres que ceux qu’il tente d’obtenir auprès de son ex-conjointe. Patrick se situe donc à la marge d’une institution scolaire dont il tente de s’approprier les codes.

82En situation d’hypergamie, le conjoint avec le capital culturel et éducatif le plus important est celui le plus à même de maîtriser les codes relatifs au système éducatif comme ceux ayant trait aux enjeux géographiques de scolarisation, aux enjeux d’orientation et de filières. Ainsi Christian nous explique comment, au moment de la rédaction de la convention parentale instituant la résidence alternée pour son fils de 3 ans, il a réussi à imposer le fait qu’il reste scolarisé dans l’arrondissement où il a toujours vécu et non dans la petite ville de proche banlieue parisienne où l’ex-conjointe de Christian est partie habiter au moment de leur séparation.

Enquêtrice : Votre fils était scolarisé dans la ville où vivait sa mère ?
Christian : Non, parce que moi dans la convention je lui ai fait marquer qu’il va venir là, je lui ai fait écrire qu’il sera scolarisé à tel endroit. Pour me couvrir complètement, j’ai fait marquer que c’est moi qui payerai les frais de scolarité, puis dans le privé elle pourra pas y aller, parce qu’il faudra raquer, et comme c’est moi qui paye, on doit me présenter la facture et si je paye pas, ben ça sera non, comme ça c’est moi qui ai le dernier mot sur les choix scolaires.
(Entretien F44)

83La prise en charge des frais de scolarité, de cantine et des éventuels coûts engendrés par un choix scolaire alternatif – une école privée, par exemple – est assumée par Christian afin d’avoir, plus qu’un droit de regard, le « dernier mot », au sein de ces stratégies scolaires. Au moment du déménagement de son fils dans le sud-ouest de la France, Christian se retrouve démuni et n’est plus en position de maîtriser non seulement la carte scolaire – il ignore les enjeux locaux de scolarité dans la région –, mais également la vie locale de l’école où est scolarisé son fils. Il décide alors de devenir membre de l’association des parents d’élèves :

Je m’étais investi dans les parents d’élèves ici, donc les parents d’élèves, ça m’a été enlevé aussi… C’était vachement précieux parce que je voyais des gens, on avait une relation avec les parents, c’était super bien quoi, là-bas les parents d’élèves, plus rien ! Bon. Ça je l’ai pas digéré ça, y avait les petits copains du quartier tout ça bon puis surtout à Paris c’est important, on se connaît pas. Et puis là cette année, je suis allée avec une bonne copine ici à l’école [chercher son fils] et puis je me suis vu à l’école, mis à l’extérieur d’une institution, je me voyais à la porte d’une institution à laquelle j’ai participé de l’intérieur, c’est inacceptable. Donc j’ai décroché mon téléphone, j’appelle le directeur là-bas, je dis si vous avez une place de suppléant je m’inscris, je me suis inscrit, j’ai été élu, je siège, donc pour le dossier [judiciaire] c’est super ! Je suis allé au dépouillement, je suis allé voter et puis première réunion, bon, ça sert pas à grand-chose, mais j’étais dans l’école, j’étais bien d’être là… Alors j’ai dit à l’instit, j’ai un problème, j’ai mon fils, je peux pas venir à la réunion, c’est un week-end où je l’ai… Alors elle dit bon ben c’est pas grave, on va le faire jouer, donc on a ouvert la porte… C’était super bien quoi parce que vous êtes en train de discuter de l’avenir de votre enfant, lui il sent que vous êtes là, voilà il est resté une heure et demie à côté, il a fait ses petits découpages… Voilà ben c’était bien. (Entretien F44)

84« Mis à la porte » de l’école au moment du déménagement de son fils, Christian décide d’investir sa nouvelle école, bien que située à des centaines de kilomètres de son domicile actuel. Il fait part de son soulagement lors d’une réunion où il pouvait de nouveau concilier son activité de père gardien avec celle de père éducateur. Plus tard dans l’entretien, il précise que cet investissement a un coût important aussi bien en termes de temps que d’argent : il doit poser des journées de congé pour venir assister aux réunions qui se déroulent en semaine, en soirée, et payer un aller-retour en train sans pour autant voir son fils. Au cours des années qui ont suivi, Christian s’est également impliqué dans l’organisation des fêtes d’école avec la collaboration de la mère de son fils, à la tête du comité des fêtes de l’école : marché de Noël, spectacle de fin d’année, Christian est sur tous les fronts. Cette harmonieuse réintégration de l’institution scolaire prend toutefois fin au moment où son fils entre au collège en septembre 2012 : Christian s’est certes présenté à l’association des parents d’élèves, mais il siège au sein d’une institution plus importante, qui laisse moins de place aux relations de proximité avec les parents et les professionnels de l’éducation. Auparavant, il avait toutefois participé aux journées portes ouvertes du collège de secteur et avait insisté pour que son fils visite également le collège privé de sa ville. Sans pour autant tenir à ce que son fils soit scolarisé dans le privé (« Je suis un enfant de l’instruction publique », dit-il en entretien), il me précise qu’il a tenu à proposer cette visite pour montrer que d’autres structures existaient et pour s’assurer d’avoir bien pris en compte toutes les possibilités de scolarisation. « Je n’ai pas insisté, car le collège public est très bien », me précise-t-il lors d’une conversation téléphonique au début de l’été 2012. Il m’explique en effet s’être renseigné et avoir eu une bonne impression lors des journées portes ouvertes. Pour le lycée, il me confie à plusieurs reprises espérer secrètement que son fils revienne à Paris afin d’être scolarisé dans le prestigieux lycée de secteur.

85La bonne maîtrise de l’institution (parents d’élèves, corps enseignant) et des stratégies scolaires (enjeux locaux, filières, etc.) sont nécessaires aux enquêtés pour s’assurer de la bonne transmission de leurs capitaux culturels. L’investissement scolaire est un moyen pour les pères de se distinguer, surtout lorsqu’ils se retrouvent en situation d’hypergamie féminine. Leur niveau d’études leur permet de rendre leurs demandes de garde ou de droit de visite légitimes, dans la mesure où leurs ex-conjointes ne se saisissent pas de ce type de stratégie. Ainsi, au sein de procédures parfois très conflictuelles et judiciarisées, l’école devient un enjeu au sein duquel le père peut se distinguer par rapport à la mère.

À l’école de la distinction

86L’investissement des classes sociales supérieures dans la scolarité de leurs enfants n’est pas une donnée nouvelle en sociologie de l’éducation : plus les parents sont diplômés, plus ils tendent à reconduire leur position sociale par l’intermédiaire de l’école (Bourdieu et Passeron 1964). Dans son enquête sur les enfants précoces, Wilfried Lignier montre combien l’institution scolaire suscite de la méfiance auprès des classes supérieures à forts capitaux économiques. Ces parents doublent leur méfiance envers cette institution de stratégies scolaires spécifiques, en plaçant leurs enfants, dans ce cas de figure, dans des institutions privées spécialisées, tout en socialisant ces derniers à des carrières académiques prestigieuses, dès le plus jeune âge (Lignier 2012).

87Pour ma part, j’ai pu observer des pratiques particulièrement intrusives auprès de l’institution scolaire. Denise, par exemple, n’hésite pas à envoyer des lettres incendiaires à l’institutrice de son petit-fils pour critiquer ses méthodes pédagogiques datant de « l’âge de pierre ». Elle prend même la liberté de lui envoyer des ouvrages plus « contemporains ». De la même manière, Cecil, membre actif des Fathers for Justice au Québec, insiste à de nombreuses reprises, durant l’entretien, sur l’éducation qu’il apporte à ses enfants, « éducation » qui a ici une double signification : une éducation scolaire d’une part – les enfants sont de très bons élèves – et une éducation réflexive d’autre part, c’est-à-dire la capacité donnée à ces derniers de prendre du recul sur le monde qui les entoure et d’avoir un sens critique. Il critique ainsi l’école publique de son pays, qui serait composée d’éducateurs non éduqués : « ça fait qu’on a des professeurs qui n’ont pas de compétences et on a des dirigeants qui n’ont pas de compétences », nous dit-il. Il considère ainsi que la meilleure éducation que ses enfants puissent avoir est celle qu’il leur dispense en leur donnant la capacité d’exercer leur esprit critique envers cette institution.

Vous savez, y a une chose que j’ai appris à cause de mes enfants, c’est que tout, tout, tout repose, tous les problèmes de la planète, d’existence sont réglables par quoi ? L’éducation. La seule chance que j’ai, moi, c’est que je suis immigré, que je parle, moi, l’anglais, français, espagnol, que mes enfants parlent anglais, français, l’hébreu [leur mère est israélienne]. Mes enfants je suis capable de leur donner une carte du monde, ils vont te dire c’est quoi comme pays, c’est quoi les différentes cultures, c’est quoi les repas. Dans notre famille, on a toutes les races, toutes les nationalités. Ça fait que l’avantage que moi j’ai, c’est que mes enfants, quand ils vont commencer l’université, je vais les envoyer à l’étranger, ils vont pas rester ici, ils vont pas faire leur vie ici. Moi, ma préoccupation, c’est l’éducation de mes enfants. L’éducation leur donne tout le potentiel, tout le pouvoir de faire ce qu’ils veulent dans leur vie. Ils sont au top de leur classe. Mon garçon et ma fille sont socialement au top de leur structure sociale, ils ont beaucoup d’amis, ils ont beaucoup de plaisir avec eux parce que je leur ai enseigné des choses qu’on n’enseigne pas à l’école. Ça va faire des adultes qui ont tous les outils pour vaincre le monde, pour aller travailler n’importe où sur la planète, faire n’importe quel métier. Évidemment, ils vont sortir avec un doctorat, ils vont être avocats, ils vont faire toute leur université, tous les diplômes qu’ils voudront. (Entretien Q64)

88Cecil dissocie l’éducation scolaire de celle qu’il donne à ses enfants et qui est fondée sur la transmission de capitaux culturels, peu assurée, selon lui, par l’institution scolaire. Il insiste ainsi la mobilité internationale dont ils vont pouvoir faire preuve au moment de leurs études supérieures, qui déboucheront alors sur les formations les plus prestigieuses. Cecil n’hésite pas à présenter le positionnement de ses enfants comme étant « au top de leur structure sociale ». Il insiste ainsi sur la transmission de capitaux chargés de distinction sociale, au regard à la fois d’une institution scolaire peu performante, selon lui, dans ce domaine, mais aussi au regard de son ex-conjointe, employée dans une boutique de vêtements.

89Ainsi, de la même manière que l’a souligné Wilfried Lignier dans son ouvrage, l’excellence scolaire des enfants des enquêtés n’est valorisée que dans la mesure où leur éducation se fait également en marge de l’institution scolaire. C’est durant ce temps que les enquêtés peuvent faire valoir leurs stratégies scolaires auprès de leurs enfants, afin de leur transmettre des capitaux culturels. Si la perspective de distinction sociale n’est pas aussi aboutie que dans l’étude de Wilfried Lignier – les parents d’enfants surdoués préfèrent les sortir de « l’ordre scolaire ordinaire » plutôt que de modifier l’institution de l’intérieur (Lignier 2012, p. 286-301) –, dans la mesure où très peu d’enfants sont scolarisés dans le privé, les enquêtés s’engagent dans des stratégies scolaires visant non pas à changer leurs enfants d’institution, mais à entrer en concurrence avec leur ex-conjointe.

90L’école est une institution qui cristallise des stratégies de transmission. Coupés d’une relation quotidienne avec leurs enfants, les pères investissent leur scolarité comme un moyen de transmettre des capitaux culturels dont ne disposent pas, selon eux, leurs ex-conjointes. Sans omettre la mobilisation d’un capital économique important – monopole et maîtrise des dépenses liées à l’école par les pères –, la transmission d’un capital culturel par ces pères en situation d’hypergamie féminine ne peut se faire qu’à l’aide d’une forte disponibilité personnelle et professionnelle.

91De manière générale, la filiation s’articule autour de trois principaux enjeux au sein de la cause paternelle : le premier est relatif à la représentation du lien de filiation. La filiation maternelle est avant tout liée au sang, au biologique. La filiation paternelle désigne quant à elle la relation quotidienne avec l’enfant. La reconfiguration des rôles parentaux est l’occasion pour ces pères de questionner leur propre filiation en verbalisant un nouveau projet parental, rythmé par la fin de la routine et du quotidien. Le deuxième enjeu relève de la confrontation. Les séparations conjugales font aboutir des pratiques de mises en concurrence entre lignées qui avaient bien souvent débuté au moment de la mise en couple. Si les membres des lignées paternelle et maternelle mettent leur soutien économique, moral et éducatif à disposition de leur fils ou de leur fille, notamment au moment de leur séparation, les pratiques de solidarité entre lignées sont loin d’être engageantes, puisque leurs relations sont généralement marquées par le contrôle de la conjugalité, le conflit et la disqualification des pratiques parentales. Enfin, le troisième et dernier enjeu est relatif à la transmission. La dimension genrée de la filiation est ainsi portée à son paroxysme par des pères engagés dans des relations très conflictuelles avec la lignée maternelle. L’opposition entre maternité biologique et paternité légale s’inscrit dans la volonté de transmettre à ses enfants ce que possède le moins leur mère, c’est-à-dire du temps sorti de la routine et de l’ordinaire, du capital économique (argent, patrimoine, vacances) et du capital culturel (valeurs, transmission de capital légitime par le biais de l’école).