Chapitre 5
Justice et vie privée
p. 175-204
Texte intégral
En fait, c’est ça le drame, parce que d’un côté y a notre propre procédure personnelle et on est forcément affecté et de l’autre y a SOS Papa. Tu conseilles, tu vois, tu témoignes, mais ça ne joue pas forcément sur ta propre procédure quoi. Et des fois faut prendre du recul, sortir un peu de ça et se ressourcer pour mieux revenir... Parce que sinon tu fais que ça quoi... Tu bosses, tu animes et le soir tu reviens t’es crevé le lendemain […]. Donc à un moment c’est usant, faut prendre du recul, surtout quand derrière t’as des décisions qui te minent quoi. Tu te dis, bon, ça sert à rien, tout le système est fait pour les femmes, faut réformer la loi, faut l’appliquer tout simplement, donc là tu es un peu découragé, donc tu prends un peu de recul. (Entretien F47)
1Dans cet extrait d’entretien, Amabo met en avant la manière dont sa procédure judiciaire et son statut d’animateur à SOS Papa sont imbriqués. Il souligne la difficulté avec laquelle il doit passer du conseil juridique auprès de pères novices en la matière aux avancées de sa propre procédure. Cet enchevêtrement est tel qu’il se voit obligé par la suite de « prendre du recul », de cesser d’animer pour mieux se concentrer sur son propre cheminement judiciaire, car à force d’avertir ses pairs sur la nature du système judiciaire (« tout le système est fait pour les femmes »), il devient exagérément défiant. Les chapitres précédents ont permis de comprendre combien l’aspect collectif de la cause des pères (réforme du droit de la famille, pression sur les politiques) n’est pas suffisant pour saisir les ressorts de l’engagement militant des pères. Adhérents de service et militants n’ont pas les mêmes perspectives ni les mêmes trajectoires. Quel que soit le feu qui les anime, les rétributions du militantisme ne sont souvent pas suffisantes pour expliquer les dynamiques de l’engagement. Ce chapitre porte ainsi sur les relations qui se jouent entre la vie privée, c’est-à-dire l’histoire affective, familiale, conjugale, amicale des enquêtés, et la procédure judiciaire. La socialisation associative doit alors se comprendre au prisme de la vie privée et des procédures engagées dans le cadre de la séparation des enquêtés. À l’aide de la notion d’« incidence biographique » (Leclercq et Pagis 2011 ; Pagis 2014), il s’agit de saisir les « effets socio-biographiques de l’engagement, c’est-à-dire la manière dont l’engagement génère ou modifie des dispositions à agir, penser, percevoir – et se percevoir – en continuité ou en rupture avec les produits de socialisation antérieurs » (Leclercq et Pagis 2011, p. 5). En bref, l’idée est de mettre en perspective « ce que l’engagement produit plutôt que, dans une optique plus classique, ce dont il est le produit ». Quels sont, dès lors, les effets de la socialisation associative sur la manière dont ces pères se saisissent du droit et formulent leur projet parental post-conjugal ? En d’autres termes, de quelle manière la socialisation militante au droit et les ressorts de la vie privée se conjuguent-ils au sein de la procédure judiciaire des pères ? Seront questionnées la manière dont les groupes diffusent et s’approprient les savoirs juridiques et les incidences qu’ont ces usages sur les parcours judiciaires des enquêtés1. Dans un deuxième temps, on analysera les concordances qui se trament entre la temporalité de la procédure et celle de la vie parentale. Une troisième et dernière partie sera consacrée aux incidences professionnelles qu’ont les séparations conjugales sur les trajectoires des enquêtés.
Diffusion et usages du droit au sein du mouvement des pères séparés
2L’aide juridique, ou plus généralement la socialisation au droit familial, est communément proposée par les collectifs activistes et parapublics, mais différemment. Entreprise sexiste d’un côté, outil nécessaire de l’autre, la perception du droit produit de fait un savoir associatif distinct, c’est-à-dire une forme de savoir « que le profane détient en propre, que le professionnel ne peut lui disputer et qui fonde sa prétention à la reconnaissance » (Lochard et Simonet 2009). Le savoir associatif des collectifs activistes se limite ainsi à la diffusion d’une perception du droit sexiste et victimisante, quand celui des collectifs parapublics est le produit de savoirs multi-professionnels (psychologues, juristes, travailleurs sociaux). Diffuser, expliquer des textes de loi ne se réduit pas au simple décryptage de termes juridiques que les profanes en droit ne seraient pas à même de comprendre. Au sein des collectifs parapublics, le droit est un outil précieux qu’il est important de savoir garder à distance et auquel il faut recourir avec parcimonie. Dans les collectifs activistes, le droit est le symbole du combat, dont il ne faut pas hésiter à se saisir pour arriver à ses fins. Quelques groupes marginaux valorisent toutefois le fait de sortir le processus de séparation de sa judiciarisation.
Une offre à la fois juridique et psychologique au sein des collectifs parapublics
On n’est pas là pour changer nos ex, on n’est pas là pour changer le système judiciaire, on est là pour s’occuper de ce qui est en notre contrôle, et ça c’est nous-mêmes et nos enfants. (Entretien Q28)
3Cette recommandation est prononcée par le président de Pères séparés au début de chaque réunion. Tous les mercredis, les adhérents qui le souhaitent se rassemblent dans un groupe de parole intitulé « Grandir dans la séparation ». Ce ne sont pas des conseils juridiques qui sont abordés durant cette séance, mais les différentes étapes de deuil par lesquelles ces pères, récemment séparés, sont en train de passer. Pères séparés n’est pas le seul collectif parapublic à proposer ce genre de service en sus des séances de conseils juridiques ; toutes celles qui fournissent du conseil juridique proposent également des programmes de soutien psychologique. La diffusion du droit s’inscrit ainsi dans des pratiques de conseil plus globales : il s’agit pour les pères de sortir du conflit judiciaire et de prendre du recul sur leur situation, c’est-à-dire plus simplement de dépassionner leur rapport à leur rupture.
4Dans les collectifs parapublics, le conseil juridique est fondé sur deux principes. Tout d’abord, la procédure judiciaire doit être abordée dans une temporalité plus calme que dans les collectifs activistes. Ces groupes font savoir à leurs adhérents qu’ils ne sont en aucun cas des lobbyistes et que leur répertoire d’actions est bien moins spectaculaire que celui mis en œuvre par les collectifs activistes. Le président de Pères séparés insiste ainsi sur le fait qu’il faut mener un travail de fond sans « se battre » :
Il y a des injustices, mais on a besoin de les gagner sans se battre… En se battant d’une façon convenable ! Pas en sautant des ponts, ni en commettant des homicides. Nous, on a d’autres façons de le faire, on appelle ça la main de fer dans un gant de velours. Être habile, travailler avec d’autres dans le communautaire, même si on a différents points de vue. On dit aux pères : « Écoute, faut être patient, on n’est pas un groupe de pression, ici ». (Entretien Q28)
5La bataille contre le système judiciaire engagée par les collectifs activistes se solderait par un épuisement physique et psychologique des pères : « Nous, on leur dit t’es pas gagnant en te battant contre le système judiciaire et en faisant requête sur requête contre madame, tu vas être perdant. Tu vas perdre de l’énergie » (ibid.). Ensuite, les services de conseil juridique concilient le droit (présence d’avocats, conseil stratégique sur le dossier) et la psychologie (travail sur le deuil, réflexion sur son héritage, etc.). Il s’agit en effet, toujours selon le président de Pères séparés, de ne pas traduire le mal-être des pères en simples catégories juridiques :
Président de Pères séparés : L’autre aspect qui est à mon avis très paradoxal, c’est que le père, il appelle ici pour un besoin juridique important. Il dira jamais « j’ai besoin d’aide, je pleure beaucoup, ça fait trois mois que j’ai pas vu mes enfants puis je pense au suicide ». Ils vont dire : « Écoute, j’ai une requête et je veux que tu m’aides ». Et c’est en discutant qu’on lui dit « Et toi, comment tu vis ça ? », et puis là on voit le lien qu’il a avec son enfant, puis à partir du moment qu’on voit ce lien qui est très fort, automatiquement, on se dévoue pour ce père-là. On lui donne tout ce qu’on peut au niveau juridique, mais on devient en fin de compte une mission pour aider le père en répondant à un besoin spécifique et juridique.
Enquêtrice : Donc vous êtes vraiment dans la conciliation de l’aide juridique et de l’accompagnement… personnel.
Président de Pères séparés : C’est ça.
(Entretien Q28)
6Il s’agit également d’assurer un suivi si les pères ont d’autres problèmes que ceux liés à la garde de leur enfant. Les collectifs parapublics proposent par exemple d’orienter les pères qui ont des dépendances (jeu, drogue) et qui sont en position de vulnérabilité vers une prise en charge auprès d’organismes spécialisés. Dès lors, si l’accompagnement psychologique n’est pas obligatoire lorsque des membres ont recours aux services juridiques, il est vivement recommandé, aux dires des responsables des trois groupes. Notons également qu’en plus d’un suivi individuel, un suivi collectif est recommandé par l’intermédiaire de groupes de parole. Y sont abordés les aspects à la fois concrets (réorganisation de la vie quotidienne, nouvelle relation avec l’ex-conjointe et les enfants) et symboliques (émotion, processus de deuil, valorisation des compétences parentales) de la séparation. Des solutions alternatives à la judiciarisation de la séparation sont également proposées : la médiation familiale, solution particulièrement valorisée au Québec, est ainsi clairement préconisée par les groupes Pères séparés et Repère au cours de la présentation des différents services.
7Les membres de Pères séparés que nous avons rencontrés dressent un bilan particulièrement positif de leur expérience associative. Mickaël, jeune quarantenaire, père de Kevin, né en 2004, et dont il se sépare de la mère trois ans après sa naissance, insiste ainsi sur le fait que le groupe lui a permis de se détacher d’un combat judiciaire au sein duquel il avait le sentiment d’avoir perdu le contrôle. Après trois accusations engagées au sein de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ, équivalent de l’Aide sociale à l’enfance en France), Mickaël se met en arrêt maladie et se dirige vers Pères séparés. Cette expérience associative lui a notamment appris à « se détacher de la mêlée » et à être « moins réactif » face à plusieurs lettres d’avocat qu’il recevait chaque semaine de la part de son ex-conjointe « pour des banalités ». L’association lui apprend alors à faire « moins de démarches et à plus communiquer » ; en bref, elle lui permet de ne pas s’inscrire dans un aller-retour de requêtes incessant et de sortir du combat judiciaire autant que possible (entretien Q69). Sébastien, jeune quarantenaire également, père de Julianna, née en 2009, et dont il a appris la naissance imminente alors qu’il s’était séparé de la mère, considère que Pères séparés lui a permis de « reprendre le contrôle », mais aussi d’« accepter sa situation ».
Ça m’a aidé beaucoup à digérer tout ce qui m’est arrivé. Je suis passé par toutes sortes d’étapes. Le fait de manquer de sommeil, ça me rendait impatient… J’étais plus tolérant, concentré… À Pères séparés, tu vois d’autres histoires, d’autres affaires, tu essaies de faire ton chemin à toi. Moi j’essaie tout le temps de rationaliser, mais c’est pas forcément en rationalisant que tu vas mieux, c’est en laissant du temps. (Entretien Q68)
8Raymond, 54 ans au moment de l’entretien et père de Mélanie, née en 1997, dont il se sépare de la mère à l’automne 2003, considère pour sa part que l’association lui a permis de « lâcher prise ».
Je cherchais sans cesse à vouloir changer mon ex et à essayer de diminuer son emprise sur ma fille. Quand je suis arrivé à Pères séparés, je voulais qu’on m’apprenne à mieux contrôler mon ex. Maintenant, je sais que c’est pas possible. J’essaie d’entretenir une bonne relation avec ma fille, sans lui mettre la pression pour la voir plus souvent. Avant je lui laissais tout le temps des messages sur sa boîte vocale. (Entretien Q67)
9La socialisation au droit en collectifs parapublics semble ainsi être indissociable d’une prise de recul avec sa propre procédure judiciaire. L’issue qui y est proposée n’est pas le combat judiciaire, mais le fait de prendre conscience de ce qui est – et n’est pas – dans son champ d’action en tant qu’individu (père, homme) et non en tant que justiciable. Les collectifs activistes diffusent une approche du droit aux antipodes de celle-ci. Les pères socialisés au droit dans ces collectifs ne sont en aucun cas poussés à prendre du recul avec leur procédure, mais au contraire à se lancer dans un combat judiciaire sans merci.
Une diffusion offensive du droit par les collectifs activistes
10Dans les collectifs activistes, la diffusion du droit est de deux ordres. Tout d’abord, elle est assurée par des non-professionnels, à travers du conseil juridique – pratiqué par l’ensemble des collectifs activistes – et du coaching juridique – délivré seulement par deux groupes français, à l’aide de magazines (SOS Papa et Fédération des mouvements pour la condition paternelle) et de lexiques juridiques (SOS Papa). La diffusion du droit est également assurée par des professionnels. Si des permanences d’avocats sont seulement proposées par SOS Papa, d’autres groupes tels que Les Papas = les Mamans, SOS Divorce, Les nouvelles épouses québécoises ou encore les Fathers for Justice mettent à disposition des adhérents des listes d’avocats « partenaires ». Enfin, seuls deux groupes français ont ponctuellement proposé des permanences composées d’autres professionnels que des avocats, tels que des notaires (SOS Papa et SOS Divorce) et des psychologues (SOS Papa).
11Lorsqu’ils sont interrogés sur la nature du soutien qu’ils sont amenés à apporter à leurs membres, les présidents ou bénévoles ont tendance à valoriser le conseil juridique et à se dissocier de tout autre type de conseil. À l’inverse des collectifs parapublics, le conseil psychologique n’est pas ou peu pratiqué, voire dévalorisé, comme l’explique ici le président de L’Après-Rupture :
Y’en a qui me trouvent trop direct, qui voudrait parler plus de sentiments. Moi je veux bien écouter, mais arrête de déblatérer contre ton ex, je sais que vous vous entendez plus. Tu l’as mariée, elle devait bien avoir des qualités. Arrête de chialer ! […] Moi je les laisse crier un coup, taper du poing sur la table, après ça, ça va mieux. Moi je suis pas psychologue ! Je suis pas là pour écouter leurs peines de cœur ! (Entretien Q29)
12Le conseil juridique aurait ainsi une valeur plus noble – et en un sens plus viril – que le conseil psychologique. Ces collectifs s’inscrivent ainsi dans une valorisation du coaching juridique, mais également dans celle d’une activité intellectuelle soutenue, rythmée par des envois de lettres aux députés, aux partis politiques et autres institutions en lien avec la famille. Le droit, la recherche et les lettres ouvertes sont donc des activités mises en valeur par ces associations qui cherchent à extraire de leur domaine d’action déjà connoté comme féminin – car ayant trait à la famille et aux enfants – l’aspect le plus noble de leur combat qui est le droit, l’activité jurisprudentielle et la pratique juridique en tant que non professionnel et auprès de professionnels.
13Au cours de la socialisation au droit dans les collectifs activistes, c’est d’abord le combat judiciaire qui est valorisé. Cecil, un père montréalais de 44 ans au moment de l’entretien, ayant deux enfants nés en 1997 et 2001 et divorcé de leur mère depuis 2005, rapporte ainsi qu’il s’est détourné du premier groupe dans lequel il s’était rendu en raison, justement, de son manque de combativité. Son adhésion aux Fathers for Justice s’est faite après sa première audience en justice au cours de laquelle il est condamné pour tous les torts que lui reproche son épouse (violences conjugales, harcèlement, etc.). Il s’est alors d’abord rendu à une permanence du groupe Pères séparés qu’il quitte immédiatement puisque les animateurs lui conseillent de prendre du temps avant de faire appel comme il le souhaitait. Après une discussion avec le fondateur de L’Après-Rupture, il est orienté vers le groupe nouvellement créé des Fathers for Justice, qui semble mieux correspondre à ses attentes. Ce cas illustre la manière dont les pères sont très rapidement orientés d’une association à une autre selon la manière dont ils souhaitent se saisir du droit dans le cadre de leur séparation. Ainsi, durant les réunions observées à SOS Papa, les pères sont sans cesse poussés à engager ou à poursuivre leur procédure. De la même manière, le président du groupe québécois L’Après-Rupture invite les pères à s’engager dans une procédure judiciaire lorsqu’il les accueille à l’association : « C’est triste, mais faut que tu te battes. Et se battre, ça veut dire aller en justice », dit-il lorsqu’il rapporte les propos qu’il tient aux nouveaux membres. C’est également par la production écrite que les groupes poussent les pères à s’engager dans un combat judiciaire. Dans un petit livret distribué par SOS Papa à ses adhérents, intitulé « Faire face à son divorce ou à sa séparation », les pères sont mis en garde face à une institution judiciaire qui les menacerait sans cesse de les entraîner dans une guerre sans relâche :
1. La justice n’a pas de prise sur des parents qui sont d’accord sur tout. Mais en cas de conflit, acteurs sociaux et judiciaires exercent une véritable tutelle sur leur vie.
2. Faire la paix totale mais, face à une mère irréductible ou mal conseillée, ne pas hésiter à faire la guerre totale à laquelle vous êtes contraint par la partie adverse.
14Le livret précise ainsi la manière dont les pères sont censés agir lorsqu’ils ne parviennent pas à un accord : s’engager dans « la guerre totale ». Il est également conseillé aux pères de toujours rester maîtres de leur procédure et de « diriger » leur avocat afin d’avoir la mainmise sur leur dossier, en veillant bien à ce que leurs demandes soient entendues, comme l’explique le président de L’Après-Rupture :
Au gars, il faut d’abord lui faire comprendre : quand tu vas au garage réparer ton auto, tu dis pas au garagiste « répare-là » ! Tu dis ce que tu veux réparer. L’avocat il faut que tu prennes toi des décisions, lui c’est le pilote général. Si c’est faisable, il doit s’exécuter. S’il fait pas ça, tu dois en trouver un autre. C’est tes enfants, c’est ta vie, c’est à toi de prendre des décisions ! (Entretien Q29)
15Les pères sont donc incités à mieux maîtriser leur procédure et à mieux guider les professionnels qui les accompagnent.
16C’est également à la pratique judiciaire que les pères sont familiarisés au cours des réunions, c’est-à-dire à la transmission de conseils issus directement de l’expérience concrète de la justice. Si le droit est identifié comme une pratique intellectuelle qu’il est important de vulgariser par l’intermédiaire de livrets, de magazines ou encore de conseils juridiques personnalisés, la pratique judiciaire est le résultat d’une expérience que les animateurs et autres bénévoles mettent à disposition des pères nouvellement engagés dans une procédure judiciaire. Dans le cadre de la recherche collective dans les tribunaux (Collectif Onze 2013), nous avions pu observer des interactions dans les couloirs entre clients et avocats au cours desquelles ces derniers donnaient des conseils de dernière minute : « la personne à côté du juge, c’est la greffière », « vous ne répondez pas directement au témoignage de votre époux ! ». C’est exactement le même type de conseils qui sont donnés aux pères dans les collectifs activistes : les pères sont tout d’abord familiarisés à la « cérémonie judiciaire » (Théry 1993), c’est-à-dire aux codes qu’il est important de respecter dans un champ dont ils ignorent tout. Ils se font ensuite enseigner diverses règles en matière de pratique judiciaire : il leur est conseillé de ne pas demander la résidence alternée dans tel tribunal ou au contraire de faire valoir leurs compétences paternelles auprès de tel juge. Cette expertise associative, à l’image de ce qu’expliquent Yves Lochard et Maud Simonet (2009), est le résultat d’une expérience associative produite et diffusée à la fois par des professionnels (avocats) et des non-professionnels (bénévoles, animateurs, etc.). Un domaine transcende toutefois la dichotomie entre collectifs parapublics et activistes, celui de la médiation familiale.
La médiation familiale, une offre marginale au sein de la cause paternelle
17Seuls quatre groupes font la promotion de la médiation familiale et de la déjudiciarisation de la séparation. Cette offre est aussi bien assumée par des collectifs parapublics (Repère, Pères séparés) – ce qui est peu surprenant au vu de leur traitement des séparations – que par des collectifs activistes (la Fédération des mouvements pour la condition paternelle et Les Papas = les Mamans) – ce qui est déjà plus inattendu. Pourquoi si peu de groupes en font-ils la promotion ?
18Tout d’abord, la médiation familiale est superficiellement promue par l’ensemble des groupes rencontrés : auprès des médias, les leaders ne cessent d’en faire la promotion, auprès des adhérents, les animateurs en font les louanges. Mais concrètement, aucun organisme n’est recensé, aucun professionnel n’est conseillé. La médiation familiale est ainsi perçue comme une sorte d’idéal, qu’il est important de promouvoir sans pour autant faire l’effort de l’atteindre. Par exemple, à SOS Papa, la médiation familiale est d’abord valorisée, avant d’être immédiatement critiquée : les accords sont difficiles à trouver et les ex-conjointes seraient souvent, selon eux, peu enclines à la discussion. Seuls les quatre groupes cités plus haut proposent ainsi soit des séances de médiation, soit des partenaires médiateurs à leurs adhérents. Dans deux des groupes, les responsables sont eux-mêmes médiateurs : le président de la Fédération des mouvements pour la condition paternelle est médiateur familial et le vice-président de Les Papas = les Mamans est en formation de médiation lors de notre entretien en 2010.
19Si les collectifs parapublics ont plutôt tendance à encourager la déjudiciarisation des procédures et le fait de sortir du droit pour régler les conflits, les collectifs activistes ont quant à eux plutôt tendance à valoriser l’usage du droit pour faire valoir des revendications. La valorisation de la médiation familiale n’en est donc que plus étonnante de la part de ces deux groupes. Pourquoi, alors, se distinguer de la sorte des autres collectifs activistes ? Notre hypothèse cible la composition sociale des groupes : les collectifs parapublics – par leur absence de sélectivité sociale notamment – ont des adhérents moins dotés économiquement que ceux de collectifs activistes. Ce constat s’applique également à la Fédération des mouvements pour la condition paternelle et à Les Papas = les Mamans : sans avoir de chiffres à l’appui, on suppose toutefois – aux dires des présidents rencontrés en entretien – une plus grande hétérogénéité des origines sociales des adhérents. Les adhérents types sont plutôt des professeurs, des professionnels de la culture et des médias que des cadres ou des commerciaux. La promotion de la médiation familiale irait dans le sens de cette composition sociale : les coûts modérés de la médiation sont préférés aux coûts prohibitifs d’une procédure longue et conflictuelle.
20La manière dont les groupes se saisissent du droit est le reflet de ce qu’ils proposent pour les pères : le droit est un vecteur de services offerts aux pères qui viennent dans ces groupes pour « se faire aider ». Que signifie « se faire aider » ? Au sein des collectifs parapublics, il s’agit certes de proposer une aide juridique, mais également de pousser les pères à profiter de leur socialisation associative pour tenter de sortir de la sphère judiciaire et de renouer des liens, alors assombris par le conflit et la procédure, avec leurs ex-conjointes. Par le vecteur du conseil juridique, ces groupes sortent de leurs prérogatives et vont jusqu’à proposer une aide plus complète, psychologique, par exemple. Au sein des collectifs activistes, il s’agit avant tout de pousser les pères à se saisir des outils offerts par le droit pour mieux combattre un système judiciaire qui les persécute. Si l’entente n’existe plus avec leur ex-conjointe, les pères sont poussés à « se battre », à déclarer la « guerre totale » en judiciarisant au maximum leur dossier. Le droit, bien plus que la psychologie, serait alors un moyen pour ces pères d’aller de l’avant et de se reconstituer. En bref, si tous les groupes rencontrés font un usage militant du droit, ils ont toutefois une perception différente de leur engagement dans la diffusion du conseil juridique. Le rapport à la déjudiciarisation dépasse néanmoins la dichotomie entre collectifs activistes et collectifs parapublics, puisqu’à travers l’exemple de la médiation familiale, on a vu que des groupes relevant autant des premiers que des seconds penchaient pour ce type de solution. Il s’agit à présent de s’intéresser à la manière dont les pères articulent leur vie privée et leur procédure judiciaire à la lumière de leur socialisation militante.
La vie privée au diapason de la procédure
21« Ça a été la révélation quoi, finalement moi je suis né deux fois comme père, le jour de la naissance de mon fils et le 16 avril 2003, le jour où ma femme est partie. » (Christian, entretien F44). Si la justice pousse les pères qui souhaitent obtenir une garde élargie ou une résidence alternée à motiver dans leur dossier la force des liens qui les unissent à leur enfant, elle en arrive ainsi à les faire réfléchir à leur projet parental en dehors de la structure conjugale. Les associations, au moment de la constitution des dossiers, poussent les pères à s’interroger sur ce qu’ils souhaitent apporter à leur enfant afin de le retranscrire dans des catégories juridiques concrètes. Au moment de leur séparation, la paternité se définit pour ces pères non gardiens en dehors du quotidien, c’est-à-dire en marge de la relation quotidienne qui était entretenue lorsque le couple était encore uni. Certains pères, comme Christian, ont réellement pris conscience de leur paternité et de ce qu’ils investissaient dans ce rôle au moment où leurs conjointes les quittaient. Par la suite, la temporalité judiciaire rythme la vie des pères. Elle en vient même à être totalement imbriquée dans le projet parental. La vie privée devient alors, on le verra, un terreau fertile pour constituer des preuves au jour le jour dans le cadre de la mise en dossier des séparations.
Codifier la vie privée en catégories juridiques
22Le conflit engendre une forte exposition de la vie privée des justiciables : plus les conjoints sont d’accord entre eux, moins la justice s’immisce dans leurs arrangements personnels ; à l’inverse, plus ils sont en conflit, plus elle est en mesure de diligenter des enquêtes d’investigation sur les foyers respectifs des parents afin d’observer leurs conditions de vie et de demander des preuves (attestations, photographies) de la bonne foi des parents (Collectif Onze 2013).
23La « mise en dossier » de la vie privée des justiciables n’est pas une tâche aisée pour ceux qui ont affaire à la justice pour la première fois. La « force du droit » réside ainsi, selon Bourdieu, dans son « pouvoir », son « acte de nomination » : les « profanes » doivent, dans le cadre de leur procédure, traduire des conflits ayant trait à leur vie privée en catégories juridiques concrètes (Bourdieu 1986). La pratique plus ou moins maîtrisée de ces codes par les justiciables – en fonction de leur origine sociale, mais aussi du fait d’être défendu ou non par un avocat – donne à voir un dévoilement de l’intime plus ou moins en décalage avec les usages qu’en fait l’institution judiciaire. En effet, selon l’étape de la procédure, un justiciable peut être invité à taire les causes de sa séparation ou au contraire à les motiver. Bien que très délimitée par le droit, l’intimité des justiciables peut être parfois sujette à des questionnements intrusifs de la part des juges, qui semblent dépasser les cadres de la simple prise d’informations. À titre d’exemple, voici une interaction observée au tribunal de Marjac entre un juge et deux justiciables (Collectif Onze 2013). Alors que l’épouse affirme ne pas avoir de conjoint, son mari dit l’inverse. Elle finit par avouer sous la pression du juge qu’elle a un « conjoint de lit », mais qu’ils ne vivent pas ensemble et qu’il ne peut participer aux charges de cette dernière, dans la mesure où il doit entretenir ses propres enfants. Le juge se permet alors d’interroger la justiciable sur le degré d’engagement du nouveau conjoint pour savoir s’il participe ou non aux frais domestiques. Dès lors, ce n’est pas parce que l’institution judiciaire refuse de renseigner les causes de la séparation qu’elle ne transgresse pas les frontières de la vie privée.
24Dans le cas québécois, la question de l’exposition de l’intime est encore plus exacerbée. En effet, lorsqu’une affaire est traitée en procès – les tentatives de conciliation ont donc échoué jusque-là –, la vie privée des justiciables est longuement mise en scène par un avocat au rythme de témoignages extérieurs (pères, mères, instituteurs, experts, etc.). Là aussi le conflit est synonyme d’une surexposition de l’intime : en se rendant au procès, les justiciables acceptent de ne plus rien cacher à l’institution judiciaire. L’instruction de l’affaire faite par l’avocat est le résultat d’un travail minutieux de reconstitution. Les longues heures de récit fournies par les justiciables nous font souvent oublier qu’ils sont entendus dans le cadre d’un procès tant leur vie privée, leurs pratiques domestiques et leur histoire de couple sont exposées. L’avocat cherche en fin de compte à « faire la preuve » de la « capacité parentale » de son client à prendre en charge un enfant ou au contraire à exposer la négligence dont la partie adverse a fait preuve durant des années. Ici, la traduction de conflits familiaux en litiges délimités, circonscrits par les catégories du droit se fait par des détours que le droit français ne prend pas.
25À ce propos, deux constats sont communs aux enquêtés français et québécois rencontrés au sein des groupes de pères. Tout d’abord, les enquêtés s’expriment en entretien sur les coûts relatifs à la maîtrise des catégories judiciaires, qui sont de trois ordres : la capacité à transcrire leur vie privée dans une procédure judiciaire, la temporalité de cette procédure, qui peut être très longue, et enfin les coûts financiers que cela engendre. Ensuite, les enquêtés s’expriment sur la violence avec laquelle l’institution judiciaire s’est introduite dans leur vie privée. Ces derniers étant engagés dans des procédures particulièrement conflictuelles, leur intimité est d’autant plus exposée et investiguée, à la fois par des outils mis à disposition de la justice (enquêtes sociales, expertises médico-psychologiques, mesures d’assistance éducative) et par l’intervention de la justice pénale au sein de leur procédure civile (justice pour mineurs, violences conjugales). Cette multiplication des acteurs de la justice au sein de leur procédure rend cette dernière d’autant plus longue et intrusive.
La multiplication des institutions et des acteurs judiciaires
26Les enquêtés rencontrés durant l’enquête de terrain, avec qui j’ai réalisé un ou plusieurs entretiens biographiques (n = 20), font l’expérience d’une très longue procédure judiciaire. Celle-ci peut durer de un à sept ans, voire dix ou treize ans, au-delà de la date de jugement de divorce (voir tableau 6).
27À l’issue de la procédure, trois cas de figure se présentent : après des années de conflit, onze pères retrouvent une vie paisible et voient régulièrement leurs enfants. Cinq pères ont vu leur situation empirer et ne voient quasiment plus leurs enfants. Huit pères sont allés en appel.
28Six sur vingt ont eu une procédure qui ne s’est pas limitée à la justice civile et qui s’est prolongée au pénal. Il s’agit des cas les plus conflictuels du panel : ces derniers sont généralement accusés de maltraitance sur leurs enfants (violence, attouchements sexuels) et sont visés par une mesure d’investigation, souvent suivie d’une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), c’est-à-dire que les pères n’ont la possibilité de rencontrer leurs enfants que dans un « point-rencontre ». Souvent qualifié de « prison », ce lieu est considéré comme une instance de contrôle judiciaire des pratiques parentales.
29Dix-huit pères sur vingt ont fait l’objet d’au moins une mesure d’investigation, généralement une enquête sociale, mais cela peut être également une expertise médico-psychologique ou psychologique, qui se penche davantage sur la stabilité psychologique des enquêtés. Raymond et Sébastien, membres de Pères séparés, sont les deux seuls enquêtés à ne pas avoir fait l’objet d’une de ces mesures. Ce sont également les deux seuls à être allés en médiation familiale : cette pratique est indissociable de la socialisation au droit qu’ils ont menée dans un collectif parapublic.
Tableau 6. La judiciarisation des séparations des enquêtés (n = 20)
Enquêté | Durée du divorce | Durée de la procédure post-divorce ou post-séparation et issues | Civil | Pénal | Nombre d’avocats | ||||
Appel | Médiation familiale | Enquête sociale | Autres expertises | Point-rencontre | |||||
Didier | 3 ans | 6 ans Droits de visite stables | x | x | Juge des enfants saisi par la mère pour que l’enfant soit placé | 2 | |||
Michel | 1 an | 8 ans Fait basculer la résidence chez lui | x | x | Juge des enfants saisi pour violence sur une de ses filles | 2 | |||
Yves | Pas marié | 7 ans Après deux ans en point-rencontre, remise en place d’un DVH progressif | x | x | x | x | Passe en comparution immédiate pour violences Juge des enfants saisi par la mère Plainte pour attouchements sexuels | 2 | |
Christian | 1 an | 6 ans DVH stable et relation avec ex-conjointe apaisée | x | 2 | |||||
Maurice | 2 ans | 5 ans Droits de visite stables | x | 2 | |||||
Amabo | Pas marié | 5 ans, encore en cours au moment de l’entretien DVH en point-rencontre | x | x | x | x | Juge des enfants saisi par la mère Plainte pour attouchements sexuels Convoqué en correctionnel | 2 | |
Ahn Hao | Pas marié | 4 ans Droits de visite stables | x | x | 2 | ||||
Aimé | Pas marié | 5 ans Ne voit plus ses enfants | x | x | x | La police vient vérifier que sa fille est bien traitée | 2 | ||
Patrick | 2 ans | 5 ans, encore en cours au moment de l’entretien Points-rencontres très irréguliers | x | x | Juge des enfants saisi par la mère Plainte pour attouchements sexuels | 2 | |||
Pierre | 6 ans | 6 ans Bonne relation avec ex-conjointe, mise en place d’une résidence alternée | x | 2 | |||||
Marcel | Pas marié | Bonne relation avec ex-conjointe, mise en place d’une résidence alternée | x | 1 | |||||
Vincent | 2 ans | 5 ans Perd la résidence alternée pour un DVH élargi | x | x | 2 | ||||
Claude | 3 ans | 13 ans Fait basculer la résidence chez lui | x | 2 | |||||
Guillaume | 7 ans | 10 ans L’ex-conjointe a reçu un blâme de la cour, car 17 requêtes en tout. Résidence alternée | |||||||
Simon | Pas marié | 8 ans DVH stable, revoit sa fille depuis quelques mois | x | x | x | 2 | |||
Bertrand | 3 ans | 6 ans Ne voit plus sa fille | x | x | 3 | ||||
Cecil | 3 ans | 6 ans DVH stable | 1 | ||||||
Mickaël | 2 ans | 4 ans Droits de visite stables et relation apaisée | x | Juge des enfants saisi par la mère 24 arrestations pour non-respect d’une clause d’éloignement | 1 | ||||
Raymond | Pas marié | Pas de procédure DVH stable, relation correcte avec son ex-conjointe | x | 1 | |||||
Sébastien | Pas marié | 2 ans Droits de visite stables | x | 1 |
30Les pères ont ainsi dû faire la preuve de leurs capacités parentales auprès de différents acteurs et institutions judiciaires. Sans aller jusqu’à dire que le degré de conflictualité de la procédure est le produit de leur socialisation au droit au sein des associations, les groupes ont toutefois une forte influence dans la manière dont les enquêtés ont appris à produire des preuves durant leur trajectoire judiciaire. Les groupes ont également une forte influence sur la façon dont les pères vont organiser leur vie privée autour de la temporalité judiciaire.
Archiver la vie privée
31La mise en dossier de la vie privée des justiciables au moment de leur séparation suppose une certaine systématisation de leur temporalité conjugale. Il s’agit pour les adhérents des groupes de s’acculturer à la manière dont ils doivent verbaliser leur paternité auprès de l’institution judiciaire, tout en gardant à l’esprit la nécessité de produire des preuves de leur vie privée, au jour le jour.
32Lors de réunions de groupe, lorsque les pères racontent leur histoire personnelle, l’observateur extérieur repère rapidement quels sont les pères habitués aux modes de narration déjà prévus et encadrés par la justice et quels sont ceux qui racontent leur histoire selon leurs propres cadres temporels et selon leurs propres émotions et ressentis. La chronologie définie par l’institution judiciaire, et qui doit être reportée au sein du dossier monté par le justiciable et, le cas échéant, son avocat, est scandée par une série de dates : date de mise en couple, date de mariage, date d’achat du bien immobilier, date de séparation, date de la requête. Ces dates sont d’ailleurs très précisément prises en note au moment de l’audience par le JAF et sa greffière (Collectif Onze 2013). Si elles façonnent la structure du récit des pères en réunion, elles sont toutefois précédées et suivies d’éléments plus « subjectifs », comme les premières tensions du couple, les premières disputes, le contexte dans lequel l’enfant a été conçu, etc. La mise en dossier de l’histoire conjugale suppose donc que les justiciables aient la capacité de « désincarner » leur récit en évacuant tous les détails subjectifs au sein de la chronologie conjugale. Au-delà du récit, ce sont les étapes qui rythment l’évolution de la séparation qui sont souvent en décalage avec le processus de deuil engagé par les enquêtés. Parfois trop longue et ralentie par l’intervention d’acteurs de la sphère judiciaire, la procédure se conclut des années après que le couple est séparé ; au contraire, elle solde quelques fois la fin d’un mariage à la hâte, sans que la séparation ne soit acceptée par un membre du couple, du fait notamment de la cadence très rythmée des affaires familiales. Après la séparation, lorsque la relation avec l’ex-conjoint demeure conflictuelle au sujet des enfants en commun, la temporalité judiciaire reste inscrite dans le rythme des échanges entre les parents : chaque interaction peut devenir une preuve pour l’institution judiciaire.
33Les dossiers des enquêtés – qu’ils mettaient pour la plupart à disposition lors de l’entretien – sont composés de courriers recommandés, de factures pour les dépenses de l’enfant, de billets de train, de réservations de vacances. Chaque rencontre avec l’enfant est matérialisée par des photos, des vidéos : chaque bribe de la vie quotidienne devient une preuve potentielle qu’un parent peut produire à l’institution judiciaire « au cas où ».
34À SOS Papa, les animateurs enjoignent aux pères de tout conserver. Tout document est une potentielle preuve mobilisable un jour ou l’autre. Les enquêtés sont ainsi devenus de véritables archivistes, obsédés par les preuves : ils concluent leurs échanges avec l’instituteur de leur enfant en demandant une attestation expliquant qu’ils se soucient de la réussite scolaire de leur enfant, ils gardent les dessins réalisés au centre de vacances, demandent à ce que leurs proches fassent des photos lorsqu’ils jouent dans la piscine ou lorsqu’ils pratiquent un sport ensemble.
35Le temps judiciaire, marqué par l’administration de preuves, peut également devenir un temps particulièrement contraignant. Pour ne pas être pris en défaut, certains pères doivent suivre des rituels imposés par l’institution judiciaire. Ils doivent par exemple, durant des mois, faire constater des non-présentations d’enfants : même s’ils savent que la mère de leurs enfants ne sera pas présente le jour de droit de visite attribué par le juge, ils se rendent sur place généralement accompagnés d’un ami qui est là en qualité de témoin, afin de pouvoir ensuite aller porter plainte auprès des forces de police. Sur les conseils de son avocat, Simon parcourt ainsi des centaines de kilomètres pour simplement faire constater une non-présentation d’enfant. Sans cette preuve, il ne peut accuser la mère de non-présentation et il peut à l’inverse être inculpé pour non-respect du droit de visite. Simon explique ainsi comment sa fille a soudain décidé de ne plus le voir et comment son avocat lui a suggéré de constituer la preuve de ce refus :
Enquêtrice : Donc là [votre fille] refuse de passer le week-end avec vous ?
Simon : Un non catégorique, et c’est fini, plus question de téléphone, d’e-mails, plus rien. Quand j’appelle chez elle, je tombe sur la boîte vocale, laisse un message : « C’est papa, on est telle journée, je me sens de te parler, ça me ferait plaisir de parler, peux-tu me rappeler ? ». Pas de retour d’appel, e-mail même chose.
Enquêtrice : Et donc comment ça se passe au début, vous vous dites peut-être qu’elle viendra le week-end qui vous est imparti ?
Simon : Oui, eh ben là, j’ai pris contact avec mon avocat, je lui ai dit : « qu’est-ce qu’on fait, on s’en va vers quoi là, parce que là je vais passer combien de temps sans la voir cette fois-là ? ». Alors là mon avocat me dit : « moi je vous conseille de vous présenter quand même, allez-y, vous allez faire peut-être un aller-retour pour rien, mais je vous suggère de le faire quand même », puis il dit : « à partir de là, on verra, ça me dérange pas d’écrire une requête pour outrage au tribunal ». Alors c’est ce que j’ai fait, je suis allé à la porte, il n’y avait personne, donc c’est ce qu’on a fait, on a écrit une requête pour outrage au tribunal en demandant qu’elle respecte au moins les conditions minimales du jugement temporaire qui m’accordait une fin de semaine sur trois, ça a été déposé et envoyé à la juge.
(Entretien Q60)
36La ritualisation de la plainte est souvent le signe d’un sentiment d’impuissance pour les pères qui ne voient plus, ou presque plus, leurs enfants. Il s’agit pour eux de créer un continuum dans une temporalité déjà arrêtée – souvent depuis plusieurs mois – par les mères de leurs enfants : s’ils ne voient plus leurs enfants, il s’agit d’en garder au moins la trace pour le signifier à l’institution judiciaire afin que cela engage une reprise de contact. La plainte vient scander chaque étape du conflit qui oppose le père et la mère au sein des histoires des enquêtés.
37Un des présidents de SOS Papa explique ainsi qu’il a déposé 24 plaintes pour non-présentation d’enfant durant deux ans, en prenant systématiquement des témoins différents.
Alors comme tout le monde, la première fois que j’ai porté plainte, j’étais bétonné, j’avais tous les documents, ma signification de jugement, j’avais tout sur moi. J’avais un témoin, évidemment, je n’y étais pas allé sans témoin, et ben n’empêche que le flic me dit : « non, non, ça n’existe pas les plaintes pour non-présentation d’enfant, non c’est une main courante ». Alors j’ai dit : « non, je veux une plainte, je ne bougerai pas du commissariat tant que j’en ai pas une. » Alors il m’a laissé poireauter puis au bout d’une demi-heure, il appelle le commissaire et finalement ça a marché. Mais c’est hallucinant le parcours qu’il faut faire ! (Entretien F49)
38Au bout de deux ans, il parvient à faire condamner son ex-conjointe pour non-présentation d’enfant. Cette dernière fait appel, ce qui rallonge la procédure de dix-huit mois, au bout desquels sa condamnation est confirmée. À l’issue de quatre années de procédure, il parvient alors à revoir ses enfants pendant quatre heures sous le contrôle de la police, qui est là pour vérifier que la mère présente bien les enfants.
39Néanmoins, les plaintes déposées par les pères le sont rarement pour obtenir une condamnation de l’autre parent. Elles représentent surtout pour eux un moyen de « faire la preuve » de leur bonne foi auprès de l’institution judiciaire. Elles peuvent ainsi devenir un moyen de se « blanchir » auprès de la justice. Maurice, animateur à SOS Papa, a ainsi porté plainte à plusieurs reprises pour non-présentation d’enfant. Son ex-épouse a alors été menacée de sanctions par la police si elle ne régularisait pas la situation. À la suite de quoi, cette dernière lui envoie une lettre dont voici un extrait :
Je t’informe que je vais déposer une requête au Juge des affaires familiales. En effet, je m’interroge sur les raisons profondes qui font que Léa refuse catégoriquement de se rendre chez toi et ce depuis le jour où en 2006 elle m’a téléphoné à trois heures du matin afin que je vienne la chercher en plein milieu de la nuit. Que s’est-il passé ? Je pense qu’il est utile que dans ce contexte le juge soit saisi pour créer une nouvelle organisation de tes contacts avec Léa. Je m’attache à ce que Léa te respecte et respecte ton droit de visite. Je pense que tu as ta place de père auprès d’elle et un rôle important à tenir, avant de saisir la juge je voudrais te rappeler que je mets tout en œuvre pour que Léa te voie. Tu as eu notre adresse, tu connais le quartier et l’appartement, tu as le numéro de téléphone mobile puisque tu as pu joindre Léa et moi-même. Tu peux donc exercer totalement ton droit de visite. Très sincèrement, Thérèse
(Lettre lue lors de l’entretien F46)
40L’aspect très impersonnel et solennel de cette lettre est particulièrement frappant : il ne s’agit plus de parler ou de discuter, mais de communiquer sur un ton neutre des informations qui pourront être archivées et mobilisées dans le cadre d’une requête. À la suite de cette lettre, Maurice a finalement retiré sa plainte, craignant des accusations fallacieuses de la part de son ex-épouse.
41La plainte serait donc un moyen de communication et de mise en garde de la part de chacun des parents autour de l’enfant. Il apparaît clairement qu’elle intervient de façon ritualisée, c’est-à-dire de façon régulière, lors de la procédure, mais elle marque davantage une forme d’impuissance dans le conflit qu’une forme de maîtrise et de domination de ce conflit. Si elles sont presque systématiquement classées « sans suite », elles sont tout de même présentes dans le dossier des justiciables et accumulées comme une succession de preuves au fil du temps judiciaire. La plainte présente également la particularité d’être appréhendée par de nombreux acteurs judiciaires : elle est recueillie par des policiers et archivée dans le dossier judiciaire. Elle peut faire office de preuve auprès d’un juge. Au sein des collectifs activistes, cette pratique est unanimement soutenue par les avocats, comme par les non-professionnels du droit : elle permet, à proprement parler, de judiciariser une histoire, une anecdote, un moment.
42Dans un article intitulé « Le droit comme véhicule. Portrait sociologique d’un justiciable », le politiste François Buton décrit l’expérience d’un père au profil semblable à celui de ceux que j’ai rencontrés : accusé au pénal pour agression sexuelle et poursuivi au civil pour déchéance de ses droits parentaux, à la suite de sa séparation, en 1997, il met plusieurs années à être innocenté et à revoir sa fille au terme d’une bataille judiciaire de cinq ans (Buton 2005). Lorsque le sociologue demande à l’enquêté ce que lui a apporté son expérience judiciaire, il avoue en être ressorti « grandi » : « J’ai presque envie de dire que cette affaire m’a peut-être sauvé la vie. » (Ibid., p. 139). Se confronter au droit a permis à cet homme de s’affirmer, de s’épanouir intellectuellement et de s’imposer en tant que sujet de droit. Parmi les enquêtés que j’ai rencontrés, j’ai constaté que la façon dont ils explorent chaque contour de leur paternité est intrinsèquement liée à la mise à l’épreuve par le droit et par la justice : ils doivent s’interroger sur les conditions dans lesquelles ils veulent exercer leur paternité.
43Dans le cadre du questionnement général de ce chapitre sur les incidences biographiques de la socialisation au droit en associations, la carrière professionnelle est également une problématique saillante.
Les pères séparés au travail
44Les années 1970 marquent l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, entraînant la reconfiguration de la division du temps de travail rémunéré et non rémunéré au sein du foyer. La fin du modèle du male breadwinner et l’instauration progressive du modèle du couple bi-actif peinent toutefois à bouleverser la dimension genrée de l’investissement professionnel et familial des hommes et des femmes, surtout lorsqu’ils ont des enfants. Ainsi, l’ensemble des études nord-américaines ou européennes font le même constat : moins les femmes sont engagées professionnellement, plus elles investissent la sphère domestique ; la présence d’enfants dans le foyer accentue la division genrée du travail professionnel et domestique ; les couples les plus éduqués et les plus aisés tendent à être plus égalitaires (Gutierrez-Domènech 2005 ; Vlasblom et Schippers 2006 ; Wenk et Garrett 1992 ; Young 1978). Au moment de la séparation, les couples ont tendance à reproduire les arrangements déjà mis en place dans leurs demandes de garde et de droit de visite et d’hébergement : c’est notamment pour cette raison que la résidence alternée est principalement pratiquée par les classes moyennes et supérieures, qui s’inscrivent dans une procédure non contentieuse (Volery 2011 ; Bessière, Biland et Fillod-Chabaud 2013).
45En dépit de l’augmentation de l’activité féminine, hommes et femmes n’ont pas les mêmes prérogatives professionnelles : les femmes occupent davantage des emplois précaires et à temps partiel, elles occupent majoritairement des fonctions dans le secteur sanitaire et social et sont sous-représentées dans les postes à haute responsabilité, le tout pour des salaires substantiellement plus bas que leurs collègues masculins. Enfin, en France comme au Québec, la grande majorité des tâches éducatives et domestiques incombe aux femmes : en France, elles assurent près de 70 % du travail domestique, contre 60 % au Québec, mais elles ont dans les deux cas moins de temps libre que les hommes. La répartition sexuelle du travail reste calquée sur un schéma traditionnel : les femmes continuent de consacrer deux fois plus de temps que les hommes au travail non rémunéré.
46En France, comme au Canada, certaines constantes sont soulignées dans les articles sur la division du travail professionnel et domestique : la répartition des tâches domestiques et parentales est très déséquilibrée quand un seul des conjoints travaille ; les pères salariés et travaillant dans le secteur public partagent plus les tâches de la maison avec leur conjointe que les pères indépendants ; le partage des tâches domestiques est équitable quand les deux conjoints ont le même statut professionnel (même type d’emploi, même revenu) ; enfin, la présence d’enfants a des effets contraires sur le travail rémunéré des hommes et des femmes (Bauer 2007 ; Marshall 2006, 2009 et 2011). En lien avec cette dernière affirmation, un article français d’Ariane Pailhé et Anne Solaz précise en effet que les naissances ont des effets très différenciés sur la situation professionnelle des pères et des mères : seuls 20 % des pères qui travaillent avant une naissance déclarent un changement professionnel l’année qui suit, tandis que 40 % des mères actives en déclarent un (Pailhé et Solaz 2007, p. 7). Par ailleurs, le changement professionnel déclaré n’est pas de la même nature : les femmes quittent plus souvent leur emploi ou diminuent leur activité tandis que les hommes déclarent avoir changé de poste soit pour les mêmes responsabilités soit pour des responsabilités plus importantes (ibid., p. 7-8).
47Les pères rencontrés dans le cadre de notre enquête s’investissent énormément pour augmenter leur temps de droit de visite et voir davantage leurs enfants. Les coûts d’un tel engagement dans une procédure judiciaire longue et dispendieuse sont bien souvent colossaux et ne peuvent être engagés que par ceux qui en ont les « moyens ». Les incidences des séparations sur les trajectoires professionnelles sont pourtant différenciées : si la plupart des enquêtés ne subissent pas de changements professionnels radicaux au cours de leurs procédures (1), quelques-uns mettent en place des arrangements professionnels coûteux et peu conformes aux pratiques habituellement qualifiées de masculines, afin de maintenir une relation constante avec leurs enfants (2).
Un statu quo professionnel pour la plupart des enquêtés
48Au moment de la séparation, la division effective du travail rémunéré et non rémunéré au sein du couple se joue autour de deux problématiques centrales : la disponibilité des parents et les revenus dévolus à l’éducation de leurs enfants. Ainsi, le parent qui travaille le plus sera celui qui aura le moins de temps disponible « à la maison », mais qui pourra le plus contribuer financièrement à l’entretien de l’enfant. À l’inverse, celui qui aura le plus de temps disponible est celui qui aura adapté son activité professionnelle à l’éducation de ses enfants et qui occupe généralement une profession à temps partiel ou moins rémunératrice que son conjoint. Dans le cadre de l’enquête collective « Ruptures », on a pu constater la manière dont les professionnels de la justice – juges, avocats, greffiers –, au cours des audiences judiciaires, se saisissaient des situations professionnelles des justiciables non seulement pour attribuer la résidence de l’enfant, mais aussi pour déterminer un droit de visite et d’hébergement au parent non gardien, en fonction de son emploi du temps. Dans les situations « classiques » (résidence chez la mère, droit de visite et d’hébergement [DVH] un week-end sur deux et la moitié des vacances pour le père), on assiste en audience à des interactions qui tendent à confirmer la division du temps parental déjà effective dans les couples unis : les mères qui ont la résidence principale de l’enfant se chargent des tâches quotidiennes d’entretien (devoirs, soin, habillement), tandis que le père investit un temps de loisir, déchargé de contraintes scolaires durant les week-ends et les vacances (Collectif Onze 2013). On analysera plus précisément au cours du chapitre suivant comment ce temps de loisir est investi par les pères : il s’agit ici de se concentrer sur les aménagements professionnels mis en place par les enquêtés pour faire valoir leur « disponibilité » auprès des juges et légitimer leur demande en matière de garde et de DVH.
49Les entretiens biographiques conduits avec les pères français et québécois (n = 20) ont permis de mettre en parallèle l’évolution des carrières professionnelles et parentales à l’aune de la procédure judiciaire entamée dans le cadre de leur séparation. Si peu d’aménagements de carrière ont été engagés par les pères en amont ou au moment de la naissance de leur(s) enfant(s), l’entrée en procédure judiciaire et la revendication d’un droit de garde les poussent plus massivement à prendre des dispositions professionnelles pour faire la preuve de leur disponibilité. Si les pères sans emploi sont dissuadés par les animateurs de demander la garde de leurs enfants, les pères en emploi et a fortiori les cadres doivent justifier d’un emploi du temps adaptable à l’institution scolaire, notamment lorsque les enfants sont encore à l’école primaire. Dès lors, les pères qui sont indépendants ou qui travaillent chez eux et/ou qui n’ont pas à répondre de leurs horaires (cadres, professions libérales, chefs d’entreprise, artisans) sont particulièrement encouragés par les associations : ils apparaissent comme des catégories socioprofessionnelles idéales pour constituer un « bon » dossier. Les professions moins prestigieuses qui n’ont pas d’horaires administratifs stables – intérimaires notamment – sont pointées du doigt : les pères sont exhortés à demander à ne plus travailler en horaires décalés, ou encore à se sédentariser pour ceux qui sont souvent en déplacement. De la sorte, plus les pères réclament une garde « non conventionnelle », c’est-à-dire alternée ou élargie, plus les animateurs vont les pousser à constituer un dossier qui justifie de leur stabilité professionnelle et de l’adaptabilité de leur profession. Il leur est ainsi conseillé de produire des attestations d’employeurs ou un contrat de travail prouvant qu’ils peuvent aller chercher leurs enfants à l’école ou – pour la France – qu’ils ne travaillent pas le mercredi. Ils doivent en un sens être capables de « féminiser » leur situation professionnelle pour prouver leur disponibilité, dispositions prises généralement par les femmes depuis la naissance de leurs enfants.
50Il est ainsi intéressant de mettre en parallèle carrière professionnelle et judiciaire des enquêtés pour constater que les aménagements opérés ne sont pas faits dans le cadre de l’entrée en paternité, mais au moment de l’entrée en procédure. En effet, au moment de la naissance du premier ou deuxième enfant, aucun des enquêtés ne précise avoir changé de poste ou avoir aménagé ses horaires de travail. Deux enquêtés en situation professionnelle « instable » – l’un en intérim (Amabo) et l’un travaillant de nuit (Guillaume) – ont précisé avoir arrêté de travailler (le premier en ne prenant plus de mission d’intérim, le deuxième en se mettant en congé parental pour quelques mois), dans la mesure où leur conjointe était en formation professionnelle. À l’approche de la séparation, lorsque les enquêtés projettent de quitter le domicile conjugal ou que leur conjointe part, de nouvelles configurations professionnelles se présentent.
51Certains enquêtés concèdent avoir souffert des répercussions directes des tensions de leur vie de couple sur leur engagement au travail – retards, absences injustifiées – et certains se disent menacés de licenciement à ce moment-là. Yves se fait ainsi renvoyer de son poste d’ingénieur quelques mois après sa séparation à cause de son indisponibilité professionnelle durant cette période ; Maurice, professeur de mathématiques, fait une profonde dépression et se voit contraint de demander sa reconversion auprès de l’Éducation nationale. Il se fait alors employer par le Centre national d’études à distance (CNED), où il anime des ateliers de préparation à un concours de l’enseignement.
52C’est à la suite de la séparation et au début de la procédure judiciaire que s’opèrent les changements professionnels les plus visibles : les pères qui mettent en place des aménagements professionnels déclarent explicitement le faire pour la constitution du dossier judiciaire. Deux types de changements sont opérés : soit les pères modifient leur statut professionnel pour faire valoir leur stabilité professionnelle auprès du juge – Amabo passe, par exemple, du statut d’intérimaire à celui de salarié ; soit ils modifient leurs horaires de travail dans le cadre d’une demande de résidence alternée. À titre d’exemple, Didier demande à finir à 15 h 30 une semaine sur deux et Pierre demande à son employeur de le passer en horaires administratifs (8 h-16 h). Après le passage en justice, les pères qui n’ont pas vu leur demande acceptée reprennent leurs anciens horaires. D’autres se voient dans l’obligation, à un moment donné de la procédure, de mettre en place des aménagements professionnels pour faire face à l’éloignement géographique de leur ex-femme et de leur enfant. C’est par exemple le cas de Christian, qui demande à réduire son temps de travail afin de pouvoir aller voir sa fille dans le Sud-Ouest un week-end sur deux (il passe à 90 %).
53Deux faits saillants méritent ainsi d’être soulignés : tout d’abord, la procédure n’a aucune incidence professionnelle pour environ la moitié des enquêtés. Ensuite, parmi ceux qui engagent des changements professionnels, les coûts s’avèrent peu importants. Soit les demandes ne sont pas satisfaites et les pères décident de reprendre une activité normale : par exemple, lorsque sa demande de résidence alternée échoue, Didier abandonne les horaires administratifs qu’il avait demandés, contrairement à Pierre qui obtient la résidence alternée et qui maintient cette configuration. Soit certaines opportunités professionnelles sont abandonnées ou mises de côté temporairement. Amabo et Simon se privent ainsi de certaines opportunités professionnelles pour ne pas entacher leur dossier et pour être sûrs de continuer à voir leurs enfants. Amabo aspire à changer d’entreprise, mais ne le fait pas pour assurer une stabilité professionnelle dans son dossier judiciaire et Simon refuse un emploi aux États-Unis pour continuer à voir sa fille.
54Seuls quelques pères assument des coûts professionnels particulièrement importants dans le cadre de leur demande de garde.
Des perspectives professionnelles bouleversées pour quelques enquêtés
55Les incidences professionnelles des demandes de garde sont particulièrement importantes pour certains enquêtés. À travers trois études de cas, on verra que Michel, Alexandre et Christian ont cherché à adapter ou modifier leurs perspectives professionnelles en fonction de leurs enfants.
Se reconvertir professionnellement pour suivre son enfant : les cas de Michel et Alexandre
56Michel est né dans une famille « unie » (ses parents sont toujours ensemble) en 1964 deux ans après son frère aîné. Dans les années 1980, il sort d’une école de commerce, dans laquelle il a rencontré sa future épouse, détentrice d’un bac en gestion. Ils se marient et donnent naissance à leur premier fils. Michel est en recherche d’emploi et sa femme se voit « obligée » de travailler en intérim et d’arrêter sa première année d’économie pour subvenir aux besoins du couple. Il prend ensuite la gérance d’une boutique de vêtements et sa femme devient comptable de l’affaire. Au début des années 1990 naît leur deuxième fils. Le couple, propriétaire d’un grand appartement en région parisienne, décide de partir rapidement dans le Sud-Est. Ils mettent leur appartement en location et louent une maison avec piscine en Provence. Michel travaille la semaine à Paris et descend dans le Sud le week-end. En parallèle, son épouse est chargée de préparer l’installation d’une nouvelle boutique dans la région et de trouver des fournisseurs. Mais l’entreprise fait faillite : le couple est donc endetté et, acculé par les huissiers, doit vendre l’appartement familial. Face à tant de dettes, son épouse souhaite divorcer, en lui promettant qu’ils se remettront ensemble « une fois leur situation financière stabilisée ». Michel change alors de profession pour trouver du travail dans le Sud – il fait une formation de tourneur-fraiseur – et s’occupe de ses fils. Trois ans plus tard, alors que son ex-femme vient de se remarier avec le meilleur ami de Michel, elle décide de déménager avec ses fils en Bretagne. Michel, qui a évolué dans son travail, ne voit aucune perspective professionnelle dans cette région. Il accepte que ses fils aillent vivre avec leur mère et revient par la suite dans la région parisienne, où il est embauché par une grande entreprise aéronautique en tant que contrôleur de gestion. Durant cette période, il voit ses fils régulièrement, pendant les vacances notamment. Par la suite, il entre en conflit avec son ex-femme et ne voit plus ses fils pendant deux ans. Après qu’il a repris contact avec eux, ses fils décident de venir habiter avec lui en région parisienne, ce qui est toujours le cas au moment de l’entretien, en 2008.
57La reconversion professionnelle de Michel en tourneur-fraiseur est vécue comme une double opportunité : tout d’abord, c’est une période qui lui permet d’être plus disponible pour ses fils, alors qu’il venait de passer plusieurs mois à faire des allers-retours entre Paris et le sud de la France.
Comme j’étais sur Paris, j’ai fait une reconversion professionnelle : j’ai obtenu un stage à l’AFPA [Association nationale pour la formation professionnelle des adultes] de tourneur-fraiseur, là-bas, directement dans le Sud, donc je voyais régulièrement mes enfants à cette époque-là et je les voyais même un petit plus que la maman. Je veux dire j’allais les chercher à l’école, j’allais leur faire faire les devoirs, j’étais beaucoup plus présent que la maman. Ça a duré, en fait je dirais qu’à partir du moment où on a divorcé, jusqu’au moment où y a eu le gros clash, ça a duré trois ans. Y a eu trois ans pendant lesquels, bon an mal an, ben ça se passait à peu près correctement, où j’avais à peu près autant de temps à consacrer aux enfants que mon ex-femme. (Entretien F41)
58Michel insiste bien dans cet extrait d’entretien sur le fait que cette nouvelle position professionnelle lui permet un égal accès à l’éducation de ses fils au lendemain de sa séparation. Il met en avant sa disponibilité au moment des temps scolaires, alors qu’il n’avait jusque-là participé qu’aux temps de loisirs, en ne revenant que le week-end. Par ailleurs, cette reconversion professionnelle s’est transformée en une véritable opportunité d’évolution et d’épanouissement professionnel pour Michel. La période de conflit qui suit son installation dans la région parisienne est marquée certes par une évolution professionnelle, mais également par une longue période où il ne voit plus ses fils. Si le dialogue est renoué par la suite, il n’a pas, durant cette période de conflit, cherché à adapter ses conditions de travail pour se rapprocher géographiquement de ses fils. La trajectoire professionnelle de Michel a ainsi été profondément influencée par son désir d’entretenir une relation quotidienne avec ses enfants après sa séparation. Michel a toutefois décidé de ne plus changer de profession après le départ de ses fils en Bretagne. Les effets de la séparation sur la trajectoire professionnelle de Michel ont ainsi plutôt été bénéfiques et peu coûteux, dans la mesure où sa séparation a été l’occasion de passer d’un statut de chef d’entreprise en dépôt de bilan à celui de cadre dans une grande entreprise.
59Alexandre, quant à lui, décide de se reconvertir dans un milieu professionnel qu’il a pu connaître à l’occasion de sa séparation et de sa socialisation associative : la médiation. Alexandre est vice-président de l’association Les Papas = les Mamans. Il a 38 ans, est sans emploi – plus exactement en formation – et vit en Auvergne avec sa nouvelle compagne (il s’est remis en couple depuis plusieurs mois) au moment de l’entretien, réalisé durant l’été 2010. Il a une fille de 9 ans en résidence alternée. Lorsque l’ex-compagne d’Alexandre quitte ce dernier, ils habitent alors avec leur fille de 2 ans et demi dans un département voisin. Alexandre en a la garde principale durant un an. Il exerce à l’époque sa profession de boucher puis décide de passer un BTS pour obtenir un diplôme et augmenter ses revenus. Son ex-conjointe revient un an plus tard, ils mettent en place une résidence alternée, puis elle part s’installer en Auvergne avec sa fille. Le couple passe en justice et Alexandre se voit attribuer un DVH d’un week-end par mois. Déçu par ce temps de garde trop restreint, il décide de chercher du travail dans la région auvergnate pour se rapprocher de sa fille et trouve un CDD. Le couple repasse alors en justice et Alexandre obtient une garde classique au cours de laquelle il peut voir sa fille un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Une fois son CDD terminé, il cherche un travail dans la ville où est désormais installée son ex-compagne qui a eu entre-temps un autre enfant avec son nouveau conjoint. Il trouve alors un CDD dans une boucherie et réussit à instaurer une résidence alternée officieuse, c’est-à-dire sans passer par la justice, sa fille a alors 7 ans. Son CDD se termine au bout d’un an et Alexandre souhaite s’installer durablement pour maintenir sa résidence alternée qu’il a mis plusieurs mois à consolider. À Pôle emploi, il indique alors qu’il désire trouver un travail dans un rayon de 20 kilomètres de sa résidence. Sans propositions de la part du Pôle emploi, Alexandre décide de changer de profession afin de devenir médiateur, mais là encore, les formations disponibles en France ne lui permettent pas de concilier vie professionnelle et résidence alternée. Il opte alors pour une formation de deux jours par mois dans une grande métropole, ce qui lui permet de concilier un emploi et sa vie de père en alternance. Au bout de deux ans de résidence alternée, Alexandre souhaite officialiser ce mode de garde auprès du JAF afin d’être reconnu comme parent gardien « à égalité » par la CAF et percevoir des prestations familiales. Cette reconnaissance peut, selon lui, lui permettre d’être mieux pris en compte par Pôle emploi comme parent gardien, car il est régulièrement menacé d’exclusion des fichiers de l’institution en raison de son refus obstiné d’accepter des emplois situés trop loin.
60Le cas d’Alexandre est intéressant, car il souligne certaines incompréhensions des institutions quant à la possibilité pour des pères séparés de concilier vie familiale et vie professionnelle. La possibilité pour ce père de concilier une résidence alternée avec un emploi peu éloigné de son domicile ne semble pas aller de soi. Il montre également à quel point l’instabilité de la résidence alternée est liée à l’instabilité professionnelle – et donc résidentielle – d’Alexandre. Le fait de ne pas officialiser tout de suite auprès de la justice la mise en place de la résidence alternée lorsqu’il trouve son nouvel emploi dans la ville où habite sa fille est également lié à cette instabilité professionnelle : Alexandre explique en effet que son ex-conjointe refuse de passer devant le juge à chaque fois qu’il termine un CDD, au bout de quelques mois, pour voir si la résidence alternée est encore d’actualité. Ce décalage entre l’institution judiciaire et les contraintes professionnelles liées aux « petits boulots » est ainsi particulièrement saillant. L’institution judiciaire et l’ensemble des professionnels du droit qui collaborent avec cette dernière sont souvent dépassés par ces situations professionnelles extrêmement temporaires et pour lesquelles les délais de réponse de l’institution judiciaire ne sont pas adaptés (Collectif Onze 2013).
61Le dernier cas, celui de Christian, est un cas limite, dans la mesure où sa séparation a une incidence considérable sur sa trajectoire à la fois professionnelle et personnelle.
Mettre sa carrière entre parenthèses : le cas de Christian
62Christian naît en 1963, il fait un DESS de droit et passe un concours de cadre dans la fonction publique, qu’il réussit. Peu de temps après sa prise de fonction, il devient syndicaliste. Au milieu des années 1990, il rencontre sa future femme, qui travaille dans le même syndicat que lui, et l’épouse aussitôt. Leur fils naît à la fin des années 1990 et le couple commence à ne plus s’entendre à partir de 2003. Au moment où sa femme part, il négocie tout de suite une résidence alternée et entre à SOS Papa. Quelques mois après le divorce par consentement mutuel, l’ex-épouse de Christian a un enfant avec son nouveau mari. Fin 2005, elle annonce à Christian sa mutation dans le sud-ouest de la France. Malgré sa volonté de garder son fils avec lui à Paris, le juge fixe la résidence de l’enfant chez sa mère, accordant à Christian deux week-ends au choix par mois et toutes les petites vacances, sauf celles de Noël, que les parents se partagent. Christian fait appel et obtient le même résultat, hormis le fait qu’il est cette fois dans l’obligation d’exercer son droit de visite un week-end sur deux dans la ville de résidence de son fils, pour que les trajets soient moins lourds pour lui. Au bout d’un an, Christian décide d’y acheter un appartement, grâce à un héritage. Depuis 2008, aucune requête n’est faite par les deux parents.
63Christian, qui voyait la résidence alternée comme la solution idéale pour concilier sa vie de père et son travail au syndicat, assimile le départ de son fils et la transformation de son droit de garde à la fin de ce compromis équilibré. Il décide tout d’abord de se mettre à temps partiel (à 90 %) afin de pouvoir honorer son droit de visite à partir du jeudi soir, et participer ainsi à la sortie scolaire à la piscine du vendredi. Le juge lui ayant accordé la moitié des grandes vacances et toutes les « petites » vacances scolaires, à part celles de Noël qui sont partagées, Christian prend des congés pour chacune de ces périodes, ce qui revient environ à douze semaines par an (deux semaines à la Toussaint, une semaine à Noël, deux semaines pour les vacances d’hiver, deux semaines pour les vacances de Pâques et environ cinq semaines pour les vacances d’été). Il dit souffrir de cette vie divisée entre deux villes et deux appartements, avoir l’esprit ailleurs lorsqu’il est au travail et une activité professionnelle décousue en raison de son absence un vendredi sur deux et durant toutes les vacances scolaires :
Alors, ne reculant devant aucun sacrifice, je n’ai plus qu’une solution pour le voir. Il faut que je me tape tous les voyages et les vacances, et tout ça, donc j’ai plus les moyens dans mon boulot, donc les conséquences sur le boulot, y’en a au moins trois : un, c’est que tout mon univers de travail a été déstructuré […], deuxième problème, il faut de la disponibilité, donc heureusement je peux m’arranger les horaires que je veux… alors je travaille à 90 %… Alors ça me coûte un mois de salaire, 3000 € [par an]. Bon, voilà. Heu… les projets professionnels, ben y a plus quoi, parce que je peux pas quoi… aujourd’hui ce que j’ai fait, je suis allé bricoler, je travaille quatre jours par semaine avec la tête ailleurs, donc s’investir dans quelque chose de cohérent, c’est très compliqué quoi, parce que je peux pas faire certaines choses… Finalement, quand j’avais la résidence alternée, j’étais beaucoup plus libre, j’ai beaucoup plus de contraintes aujourd’hui que j’ai plus la garde, qu’avant. Parce qu’avant les semaines, je faisais des semaines fortes, quand j’avais pas mon fils, je bossais. Donc je pouvais faire dix heures par jour je m’en fichais, je restais au syndicat à onze heures du soir. Aujourd’hui je peux plus, un vendredi sur deux je suis pas là, pendant toutes les vacances je suis pas là, donc quand vous êtes pas là pendant quinze jours au rythme des vacances scolaires, ça passe très vite. Donc moi un, ça m’a gravement altéré mon pouvoir d’achat, deux, des projets professionnels y en a plus ! (Entretien F44)
64Dans cet extrait d’entretien, Christian décrit les différentes conséquences de son désinvestissement professionnel pour jouir de son droit de visite et d’hébergement : tout d’abord, il dit souffrir d’une altération de son pouvoir d’achat du fait de la baisse de son salaire et du coût des trajets en train (« 3 000 € par an »). Au-delà de l’aspect financier, c’est surtout du manque de perspectives professionnelles qu’il dit souffrir, à cause de la diminution de son investissement quotidien dans son travail. Christian est en fait confronté à des difficultés semblables à celles reconnues aujourd’hui dans le travail féminin. Il souligne les coûts professionnels d’un temps partiel, même si celui de Christian est très limité. Le fait de prendre toutes les vacances scolaires l’éloigne par ailleurs de ses collègues, qui ont un temps de présence plus important sur le lieu de travail. Depuis cet entretien réalisé en 2008, j’ai eu l’occasion de revoir Christian à de nombreuses reprises et de suivre son évolution, notamment professionnelle. Au terme d’une longue descente aux enfers au sein de son syndicat et après avoir été menacé de licenciement, il a finalement été mis au placard depuis le printemps 2012. Il se rend donc quotidiennement au travail sans pour autant avoir des tâches à accomplir.
65En bref, mettre en place un droit de visite à plusieurs centaines de kilomètres de son lieu d’habitation afin de maintenir un lien régulier avec son fils, en réduisant son temps de travail et son investissement professionnel, a mis ce père face à des choix auxquels il n’aurait certainement jamais été confronté s’il ne s’était pas séparé ou s’il avait demandé une garde classique, sans chercher à tout prix à investir l’environnement scolaire, amical et familial de son fils.
66Ces études de cas ont permis de mettre en lumière la manière dont les adaptations professionnelles à l’œuvre dans le cadre d’une procédure judiciaire conduisent certains pères à se confronter à des situations professionnelles « extraordinaires ». Toutefois, ils n’affrontent pas les mêmes difficultés que les mères en couple ou célibataires, dans la mesure où ils ont, d’une part, un salaire plus important que la moyenne féminine et où ils n’ont pas, d’autre part, la garde principale de leur enfant. Par ailleurs, on a pu constater que les changements professionnels opérés par les pères, durant la période où ils revendiquaient la garde auprès de la justice aux affaires familiales, n’ont pas été reconduits ou prolongés lorsque les pères n’ont obtenu qu’une garde classique après le jugement. À la marge, quelques enquêtés s’engagent dans une trajectoire professionnelle plus « féminine », parce qu’ils veulent la garde de leurs enfants. Ils passent d’une situation de production domestique assurée par la femme à une situation de production domestique qui leur incombe avec des revenus divisés par deux et se retrouvent ainsi dans la même situation que beaucoup de femmes : fournir un revenu et assurer une part conséquente de production domestique. De ce point de vue, ils se distinguent des hommes qui acceptent un DVH classique et qui maintiennent donc, au-delà de la séparation, une répartition classique des tâches.
67Ce chapitre insiste sur le lien entre la construction du projet parental post-conjugal et la socialisation au droit. Le rôle des associations est primordial dans la définition des cadres de la revendication, notamment lors de la transformation des histoires et demandes personnelles en catégories juridiques. En matière de diffusion du droit, les associations produisent un réel « savoir » associatif, c’est-à-dire qu’elles diffusent une perception du droit qui s’est façonnée dans la mise en récit des expériences individuelles des militants. Cette diffusion d’une expertise juridique associative se construit en écho aux positionnements des professionnels et non-professionnels du droit : selon la place qui leur est donnée, la perception du droit de la famille est différemment appréhendée. Les collectifs parapublics déplorent par ailleurs le fait qu’il faille dévoiler sa vie privée pour les besoins de la procédure. Les collectifs activistes, à l’inverse, poussent les pères à constituer la preuve en surexposant leur vie privée dans leur dossier.
68Les décisions en matière de justice familiale créent chez les pères un sentiment d’injustice d’autant plus exacerbé que cette institution ne semble pas les traiter avec égard : alors qu’ils ont un rapport à la justice naïf et sans encombre, ils sont soudain mis au banc des accusés et confrontés à une multitude d’acteurs judiciaires. Occupant une position socioprofessionnelle plus prestigieuse que leur ex-conjointe, ils n’obtiennent qu’une garde réduite, voire dérisoire, de leur enfant, ce qui remet en cause leur relation filiale. Si l’investissement professionnel des pères, lorsqu’ils revendiquent un droit de garde élargi, peut être mis à mal au moment de leur séparation, nous verrons que le projet éducatif porté par ces derniers s’articule également autour d’enjeux économiques.
69La redéfinition du sentiment d’affiliation est à mettre en lien avec l’expérience judiciaire. Au-delà d’une réflexion sur l’exercice quotidien de la paternité et de son imbrication dans la procédure judiciaire, c’est la problématique plus large de la filiation qui est questionnée parmi les membres de la cause paternelle. En effet, « l’analyse des effets de l’engagement est indissociable de l’étude approfondie des logiques de mobilité sociale ascendante ou descendante qui marquent les trajectoires militantes » (Leclercq et Pagis, 2011, p. 6). Ce lien entre engagement militant et mobilité sociale est particulièrement intéressant dans le cadre de cette recherche dans la mesure où nous avons vu que les enquêtés sont plutôt issus de milieux aisés, tandis que leurs ex-conjointes sont issues de milieux moins favorisés, ce qui engendre des luttes en termes de mobilité sociale au sein des lignées paternelle et maternelle, luttes que nous analyserons principalement dans le sixième et dernier chapitre.
Notes de bas de page
1 La première partie de ce chapitre a déjà fait l’objet d’un article scientifique publié dans la revue Genre, sexualité & société en 2016 (Fillod-Chabaud 2016b).
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