1Les enquêtés qui militent pour la cause des pères constituent la part la plus importante du corpus d’entretiens. Plus investis que des « adhérents de service » (voir encadré 9), plus disponibles que les présidents d’associations, ils ont été des enquêtés faciles à atteindre, et qui se réjouissaient de pouvoir témoigner de leur expérience. Pourtant, leur profil n’est pas homogène et la littérature sur le militantisme associatif est vaste à ce sujet. La sociologie s’accorde sur la variété des termes employés pour qualifier ces acteurs : qu’ils soient bénévoles, adhérents, usagers, salariés, les degrés d’implication sont multiples (Barthélemy 1994 ; Bernardeau-Moreau et Hély 2007). Si les associations françaises de défense de droit ont davantage tendance à qualifier leurs adhérents de « militant » (Tchernonog 2013, p. 41), quelle typologie proposer dans le cadre de mon enquête ? La plupart des adhérents s’adressent aux associations pour bénéficier de services, et non afin de changer l’action publique envers les familles, et très peu d’entre eux restent membres plus d’un an dans leur association. Les adhérents d’associations ont alors des carrières associatives très éloignées de celles de militants : ils adhèrent à la suite d’un accident biographique, n’avaient jamais adhéré à une association et la temporalité de leur adhésion est en lien avec la temporalité de leur procédure. Dans ce contexte, qui sont les pères qui rejoignent la cause pour en devenir également les acteurs, et ne pas rester de simples consommateurs de services juridiques ou psychologiques ? Que leur apporte cet engagement et quelles sont leurs évolutions au sein des structures associatives ?

2Après l’analyse des entretiens avec les adhérents-militants, ayant recueilli à la fois leur récit de vie, leur expérience de la séparation et du système judiciaire, ainsi que leur pratique de l’investissement associatif, j’ai été à même de constituer des profils idéal-typiques des différentes carrières militantes dans les groupes enquêtés. Les visages du militantisme sont multiples dans l’ensemble des groupes, surtout à SOS Papa, où il m’a été donné de rencontrer plusieurs d’entre eux : les compétences requises et les rétributions attendues de la part des militants, mais aussi la fonction de délégué régional, feront l’objet d’une analyse détaillée dans ce chapitre. Après avoir examiné les enjeux relatifs à la discipline et au contrôle des discours militants, nous analyserons les carrières des dirigeants des groupes ainsi que celles des femmes qui se sont engagées dans la cause paternelle.

Pourquoi militer auprès des pères séparés ?

3Les trajectoires militantes sont marquées par des étapes bien définies et ritualisées, dont voici les principales caractéristiques. Une étape pivot est la fonction d’animateur : après avoir participé à plusieurs réunions, après avoir pris leur dossier en main et avoir mieux compris les rouages de la justice familiale, certains adhérents proposent d’aider à encadrer les permanences. En général, il leur est d’abord proposé de commencer par travailler à l’accueil de l’association : il s’agit de faire connaissance avec les nouveaux venus, de prendre leurs coordonnées, de leur expliquer le fonctionnement de l’association et de leur proposer de participer à une permanence. Par la suite, les nouveaux co-animent des réunions avec l’animateur principal en apportant quelques précisions ou exemples. Peu à peu, les nouveaux animateurs sont amenés à diriger des réunions seuls ou accompagnés. Ils se forment ainsi sur le tas et proposent des conseils juridiques sans aucune formation autre que celle tirée de leur propre expérience. D’autres fonctions sont également à pourvoir, mais elles sont moins développées et moins demandées : les membres qui le souhaitent peuvent s’inscrire au sein de commissions de travail afin de réfléchir à un aspect de la politique associative, chercher des subventions ou faire de la veille médiatique. Les pères très investis peuvent accéder à des fonctions plus importantes au sein du bureau de l’association, telles que trésorier ou secrétaire. Il est aussi possible de devenir délégué régional : il s’agit généralement de pères investis dans l’association en dehors du siège parisien, qui souhaitent créer une antenne locale dans leur région. Ces derniers obtiennent donc des mandats de la part du bureau national pour créer une délégation et ouvrir une permanence téléphonique ou physique (voir infra).

4L’acquisition de compétences militantes et le fait de les mettre au service de la collectivité amènent les militants à espérer des rétributions symboliques en contrepartie de leur travail bénévole (Gaxie 1977 et 2005).

L’acquisition de ressources (« savoir-faire » et « savoir-être ») d’une part, renvoie au fait que la participation à une activité militante peut permettre d’acquérir des bénéfices, évidemment variables en fonction des capitaux détenus par ailleurs et antérieurement à l’engagement, et donc générer des rétributions, entendues ici comme les bénéfices matériels ou symboliques que les individus pensent retirer de l’engagement. (Fillieule et Pudal 2010, p. 176)

5Qu’en est-il des rétributions pour les militants de « base », c’est-à-dire pour les bénévoles qui occupent les fonctions d’animateur ou de délégué ? Elles sont principalement symboliques et assimilées à des valeurs de collectivité et d’appartenance à une communauté masculine, au cours d’une période de désœuvrement durant leur carrière parentale. Il est ainsi apparu que les enquêtés choisissaient de devenir militants pour différentes raisons. Tout d’abord, certains s’engagent pour aller de l’avant ou s’occuper à un moment où ils vivent une période creuse professionnellement : ils sont soit en échec, soit en déclassement professionnel. Pour d’autres, l’engagement s’inscrit clairement dans une pratique égocentrique : ils deviennent animateurs avant tout pour parler d’eux. Enfin, l’engagement s’ancre également dans une volonté d’appartenance : ces pères nouvellement séparés souhaitent « retrouver » une famille et tisser des liens avec d’autres pères.

Militer pour aller de l’avant

6S’engager dans une cause est un travail non rémunérateur certes, mais reste un travail : le militant participe à l’élaboration de règles collectives, aux tâches, aux interactions. « Bénévoles et militants ne sont pas de simples consommateurs sur un marché de service, mais acteurs d’une organisation du travail militant qui implique des normes et obligations […]. Le militant est mobilisé par le collectif autant qu’il se mobilise pour lui. » (Nicourd 2009, p. 13). Cet engagement suppose une certaine disponibilité pour le collectif : les pères qui s’engagent dans l’animation ont pour point commun d’avoir largement entamé leur procédure au moment où les entretiens ont été réalisés. Souvent déchargés presque entièrement de leurs tâches parentales, ils disposent de temps libre en période d’accalmie judiciaire. Ils souhaitent alors « rendre » ce que l’association a pu leur apporter en termes de socialisation au droit ou de partage d’expérience.

7La première raison évoquée est celle du besoin de prise de recul : l’animation serait une sorte de catharsis permettant de se distancier de la procédure entamée et de réfléchir à son cas au sein d’une communauté d’autres pères vivant la même expérience. Cet engagement marquerait même l’aboutissement du processus de deuil, selon Michel, animateur de longue date à SOS Papa :

Alors on est meilleur animateur quand on a dépassé son problème personnel… Je veux dire à partir du moment où on est encore dans la souffrance, dans sa problématique euh… Il est difficile d’avoir un certain recul sur la problématique des autres. C’est logique, à partir du moment où on a réglé ses problèmes et qu’on a eu des éléments de réponse, et ben on peut fournir ses éléments de réponse à un cas précis. Si on est encore dans les interrogations et qu’on n’a pas réglé son problème, ben il est évident qu’on sera pas à l’écoute. (Entretien F41)

8Selon Yves1, un des animateurs les moins expérimentés parmi les enquêtés de SOS Papa, le processus de deuil est intrinsèquement lié, d’une part à l’entrée en animation et, d’autre part, à une forme de solidarité masculine, de contre-don offert aux pères nouvellement séparés. Il s’agit en effet de « rendre » au collectif ce que le collectif leur a offert, c’est-à-dire de l’écoute et du soutien :

Enquêtrice : Et maintenant que tu y es depuis quelque temps et que tu es devenu animateur, tu as une sorte de regard extérieur ?
Yves : Ben, disons qu’il y’a deux combats : y a le combat, disons, prendre conscience qu’on n’est pas tout seul… Et que si on est là, c’est que la justice n’est pas vraiment en faveur des hommes… Et y a le premier combat à mener de son propre chef, mais qui est limité, et on a besoin d’un travail collectif pour montrer qu’on est visible. C’est pour ça qu’on est là, il y a des personnes qui nous ont donné de leur temps pour nous écouter et pareil, nous on est là pour écouter les autres et les aider.
Enquêtrice : Et est-ce que ça participe aussi à une sorte de deuil, vis-à-vis de son couple, de son histoire ?
Yves : Oui, ça permet, disons, d’avoir un petit peu un humour, un troisième degré sur notre situation, parce que si on n’en rit pas à un moment donné, on se tape des déprimes…
(Entretien F42)

9L’entrée en animation est ainsi assimilée à une nouvelle étape : celle de faire un pas de côté, de mettre à distance sa propre histoire. C’est d’ailleurs, selon Michel, formateur auprès des nouveaux animateurs, ce qui définit une « bonne » animation. Un « bon » animateur doit permettre aux pères nouvellement séparés de se poser les « bonnes questions » :

Un bon animateur ne doit pas se substituer à un psychologue, ne doit certainement pas se substituer à un conseiller juridique du type avocat, parce que c’est pas le but, il doit pas non plus être un médiateur, il doit pas être un enquêteur social, ni un expert psychiatrique, un bon animateur, c’est quelqu’un qui va organiser tout simplement en permettant aux papas de s’exprimer et de se poser les bonnes questions, tout simplement. À partir du moment où on a réussi à ce que tout le monde autour de la table ait pu s’exprimer correctement et eu les réponses qu’il attendait, ben là, on peut dire qu’on a fait une bonne animation. Maintenant on est dans l’humain donc forcément, il y a certainement des choses qu’on dit qu’on devrait pas dire, donc il faut arriver à refréner ses instincts et à rentrer dans le cadre d’un déroulé opératoire de l’animation. (Entretien F41)

10Ce que l’association attend des animateurs est donc défini dans un cadre précis : ne pas prétendre à un savoir professionnel, mais faire part de son expérience, en ayant la capacité de se mettre en retrait pour laisser parler les adhérents. Peu d’animateurs ont toutefois les prérequis nécessaires à une bonne animation : les pères exerçant des professions qui nécessitent des prestations orales régulières, comme celle de professeur, dans le cas de Maurice, ou de syndicaliste, dans le cas de Christian, sont bien entendu avantagés par rapport à d’autres pères, plus timides et moins expansifs. « Au départ, je faisais l’accueil, et puis bon pendant les réunions je suis pas un grand bavard, donc je suis plus sur la réserve… donc ça m’apprend à parler en fait et à gérer, à animer un petit peu un débat », explique ainsi Yves. L’animation nécessite également un certain charisme et une certaine autorité afin d’orienter les pères avec rigueur et détermination. Ainsi, Ramzy est un animateur adulé par ses confrères, non seulement parce qu’il a de très bonnes connaissances juridiques, mais également parce qu’il ne « fait pas de cadeaux » aux nouveaux venus. Il a en effet tendance à leur faire du rentre-dedans et à les malmener afin de leur donner un aperçu de ce qui les attend. À l’inverse, les animateurs déconseillent à Tony, un père arrivé à l’automne 2008, d’animer des réunions à cause de sa trop grande sensibilité et de son empathie. Connaissances, rigueur, interventionnisme : les compétences militantes valorisées pour l’animation de réunions présentent des caractéristiques particulièrement masculines. En revanche, la psychologisation des récits des pères nouvellement arrivés à l’association est une attitude proscrite parmi les animateurs.

Militer pour compenser un échec ou un déclassement professionnel

11Durant l’enquête française, j’ai été frappée par la disponibilité (McAdam 2012) des militants que j’ai rencontrés. J’étais souvent déconcertée par leur présence en continu au local associatif, je ne comprenais pas comment ils parvenaient à concilier un emploi à plein temps avec leur activité militante. Si la plupart d’entre eux étaient délestés presque totalement de charges familiales – en général ils n’avaient pas la résidence de leurs enfants et bénéficiaient d’un droit de visite très réduit –, beaucoup d’entre eux vivaient également une période de transition professionnelle, qui correspondait généralement à une mise au placard et à un licenciement imminent. Sans travail ni enfant, ces militants étaient d’autant plus libres de vaquer à leurs occupations militantes.

12Ce cas de figure est visible au sommet de l’iceberg associatif auprès de deux des six présidents de SOS Papa. Le premier l’est devenu alors qu’il venait d’être « mis au placard » et qu’il n’avait plus d’autres activités que celle de « pointer » à son bureau. Son départ en 2010 correspond officiellement à une reprise d’activité et à de nouvelles perspectives professionnelles. De la même manière, le président qui lui succède considère que son investissement dans l’association et son élection en tant que président par intérim correspondent au début de sa période de préretraite.

13C’est également en période de déclassement professionnel que les animateurs s’investissent dans l’association. Hautement diplômés pour la plupart, ces derniers n’occupent pas forcément les emplois auxquels ils aspirent et profitent de l’association pour valoriser leurs compétences intellectuelles et professionnelles, alors non exploitées. Le cas le plus prégnant est celui de Didier, un Français originaire des Antilles de 44 ans au moment de l’entretien, à l’automne 2008 : diplômé en droit des affaires (DESS), il passe aux débuts des années 1990 un concours de catégorie C dans l’administration en espérant pouvoir évoluer en interne. Après son mariage et la naissance de sa fille, il décide de passer un concours de la haute fonction publique grâce à un congé formation rémunéré. Après avoir échoué au concours, il entre à l’Éducation nationale en tant que conseiller principal d’éducation, durant quatre ans, où il occupe un poste de catégorie A. Au moment de son divorce en 2004, il doit quitter son poste de contractuel de la fonction publique à l’Éducation nationale et se voit dans l’obligation de réintégrer son poste originel, de catégorie C, qu’il occupe toujours dans un grand musée parisien. Se sentant lésé, il dit s’être trompé en croyant pouvoir évoluer en interne : « Quelque part, avec le temps, on en arrive à se dire qu’on vous a menti. On vous dit “fais des études, l’ascenseur social fonctionne, la République consacre l’égalité pour tous”, mais c’est faux ». Il profite alors de l’association pour faire valoir ses compétences juridiques, qu’il considère comme dénigrées dans son travail. Il affirme d’ailleurs en entretien que SOS Papa ne lui apporte rien, ses compétences étant amplement suffisantes selon lui ; il s’y rend avant tout pour soutenir les autres pères et leur apporter ses conseils :

Je n’attends rien de l’assoss. J’en ai pas besoin… Alors que les pères en ont besoin véritablement de cette association. Ils viennent faire des recherches Internet… bon… moi j’ai pas besoin de l’association. Par contre, je crois beaucoup aux valeurs de défense collective, donc je considère qu’il est de mon devoir de les aider… d’apporter ma pierre à l’édifice. Je veux pouvoir ressentir ce qu’ils vivent pour pouvoir le porter ailleurs, et dire voilà, là y a une souffrance et là on va agir […] y a un combat pour l’égalité des pères et pour l’égalité tout court. (Entretien F38)

14La littérature américaine confirme ce constat : l’investissement militant est souvent conséquent à un désinvestissement ou un déclassement professionnel (Crowley 2008, p. 73). Cet engagement peut donner aux militants le sentiment d’être en possession d’une culture légitime, qu’ils ont jusque-là peiné à acquérir. Ces rétributions sont considérées comme essentielles selon Daniel Gaxie : « Le militantisme est souvent une occasion d’affirmation et de valorisation de soi. Il permet à certains de trouver une utilité, une visibilité, un rôle social gratifiant. » (Gaxie 2005, p. 162-163).

15Les militants peuvent également avoir un rapport particulier à la prise de parole et à la narration de leur histoire. Pour certains d’entre eux, il s’agit davantage de profiter des réunions pour se raconter plutôt que pour écouter les autres.

S’engager pour se raconter

16Tout au long de l’enquête, les pères ont manifesté beaucoup d’enthousiasme à l’idée de me raconter leur histoire. Je n’ai rencontré pratiquement aucune résistance au moment de fixer une date d’entretien, lorsque je demandais à prendre connaissance de leur dossier judiciaire, lorsque je leur proposais de faire un point sur l’avancement de leur procédure. Certains m’ont toutefois davantage marquée par leur envie incessante de « se raconter ». J’ai ainsi reçu des appels réguliers de pères qui, sous prétexte de m’aider à mettre à jour mes données, s’engageaient dans de longs monologues sur leur situation du moment, mes opinions ou mes commentaires ne les intéressant absolument pas. En réunion, à SOS Papa, j’ai pu observer le même type de comportement : certains animateurs se complaisaient dans la narration de leur histoire personnelle, plutôt que de laisser au plus vite la parole aux nouveaux venus. Certains adhérents s’investissaient aussi dans l’association, et notamment dans l’animation de réunions, afin de pouvoir jouir d’une écoute attentive. Que cela soit pour se vanter de la réussite de leur procédure judiciaire, ou simplement pour raconter leurs différends amoureux, ces adhérents développent une attitude militante particulièrement égocentrée. Ce comportement est d’ailleurs décrit comme problématique par le président de L’Après-Rupture dans le cadre du recrutement de nouveaux militants :

Enquêtrice : Comment vous choisissez les gens qui viennent vous aider ?
Président de L’Après-Rupture : C’est le problème, j’en ai deux trois qui veulent faire de l’aide. Mais le but de l’opération, c’est pas que l’intervenant raconte son histoire, il doit pas faire de parallèle, sinon l’autre ça va le déprimer. Ils vont aller boire des coups ensemble pour s’accompagner dans leur malheur.
(Entretien Q29)

17Le bénévolat peut ainsi générer une forme de rétribution intrinsèque au fait même d’animer un groupe de parole en ayant soi-même une procédure judiciaire en cours : les pères décident de devenir militants pour ériger leur histoire en modèle, et pour avoir le loisir de se raconter de manière ritualisée, plusieurs fois par mois, auprès d’un auditoire à l’écoute et à la recherche d’expériences comparables à la leur.

18Les animateurs développent des récits qui revêtent ainsi diverses fonctions : l’exemplarité pour certains, qui vantent alors leur destin heureux après une procédure particulièrement aboutie ; la souffrance pour d’autres. À titre d’exemple, Pierre, animateur à SOS Papa, et l’un des rares pères à avoir un enfant en résidence alternée, monopolise la parole durant de longues minutes en début de permanence pour expliquer comment il a réussi à imposer une résidence alternée à la mère de son fils unique. J’ai pu l’observer à plusieurs reprises et constater qu’il narrait son histoire toujours de la même manière, en insistant bien sur la « chute » : l’instauration d’une résidence alternée, la conservation du domicile conjugal et son passage en horaires administratifs chez son employeur, une grande compagnie aérienne. D’autres, au contraire, aiment se raconter pour souligner le caractère tragique de leur histoire, l’accumulation des procédures et des enquêtes sociales et la manière dont ils ont été coupés de leurs enfants. Dans les deux cas, il s’agit d’une stratégie de valorisation qui amène les nouveaux adhérents à questionner les animateurs sur leur parcours, à venir les solliciter en fin de réunion pour leur demander des conseils au regard de leur expérience, qu’elle symbolise une réussite ou au contraire une hyperjudiciarisation.

19C’est ainsi le modèle de « l’expérience partagée » que l’on retrouve parmi ces groupes de parole. L’investissement dans l’animation peut être alors le reflet d’une sorte de continuité entre le statut d’adhérent et celui d’animateur : les pères adhèrent pour raconter leur histoire, se faire aider. Mais après avoir participé à quelques permanences et trouvé un avocat, cette possibilité de se raconter s’essouffle. Devenir animateur permet ainsi de mettre en scène son histoire pour une bonne cause, celle de faire part de son expérience aux nouveaux venus. Cela permet également de recréer un espace de solidarité et de cohésion, espace d’autant plus important que ces pères passent alors du statut de conjoint et de père de famille à celui de père séparé, sans la garde de leurs enfants.

S’investir pour faire partie d’un collectif

20La perte de la garde des enfants et parfois d’un emploi plonge les pères dans une grande solitude. La transition entre leur vie conjugale et post-conjugale ayant été la plupart du temps très brusque, certains adhérents apprécient le fait de se sentir appartenir à une « famille », à un groupe. Ainsi, j’ai pu observer des adhérents faire un peu d’animation afin de pouvoir passer du temps avec des camarades avec qui ils s’entendaient bien, quitte à nouer des liens plus forts par la suite. Par exemple, certains pères animateurs à SOS Papa (Yves, Amabo et Anh-Hao) se sont mis à se voir les week-ends où ils n’avaient pas leurs enfants et à partir ensemble en vacances. Amabo explique d’ailleurs en entretien qu’il ne serait jamais devenu animateur si « ses copains » ne l’étaient pas déjà et qu’il n’accepte de faire des animations qu’en présence d’Yves et Ahn-Hao. Pour d’autres, comme Christian, également animateur à SOS Papa, les liens qui se sont tissés avec son avocate et d’autres animateurs sont selon lui « inestimables » :

Je pense que là je me suis aperçu que si j’ai mis de l’affect avec certaines personnes de l’association, certains copains, Yvette et Clarisse2, ça tient peut-être à leur personnalité, au fait qu’ils soient sympathiques, tout ce qu’on veut, etc. Mais ces gens-là, ils se sont battus pour ma fille et ça, ça dépasse tout. Donc la relation affective qu’il y a avec eux, elle est pas… Ils se sont battus pour moi. Et là, ce qu’ils ont fait chacun pour moi, ça représente quelque chose d’inestimable. Ils ne rentrent pas dans mes relations ordinaires. (Entretien F44)

21Cette capacité d’empathie qu’ont les autres membres du groupe revient souvent en entretien. Denise, animatrice et membre du bureau de SOS Papa dans les Yvelines, explique ainsi la manière dont elle a remonté le moral d’Yves, à un moment où il disait vouloir abandonner son combat judiciaire :

Je me suis disputée avec lui un soir, un dimanche soir, par téléphone, il m’a dit : « je m’en vais très très loin, j’abandonne tout ». Et je lui ai dit : « tu oublies l’association, tu oublies Denise, tu oublies tout le monde, je te hais [rire] »... Je lui ai dit : « tu n’as pas le droit de faire ça, tu as deux petits enfants qui sont charmants... Tu as tous ceux de l’association qui comptent sur toi. » (Entretien F20)

22Cette solidarité est vectrice d’engagement de la part des militants, car elle permet en un sens de compenser le vide de la maison familiale, créé par la séparation du couple. Une nouvelle famille leur ouvre les bras, celle du monde associatif.

23Les rétributions symboliques auxquelles accèdent les militants sont certes différentes de celles des dirigeants de groupes, mais n’en sont pas moins essentielles :

Si ceux qui sont désignés comme « militants de base » n’ont pas accès à de tels profits de pouvoir, leur activité leur procure pourtant divers motifs de satisfaction qui contribuent aussi à soutenir, voire à renforcer, leurs dispositions à l’investissement. Le sentiment d’agir, de ne pas subir, de transformer ou de pouvoir transformer la réalité et parfois de faire l’histoire, donne des raisons de vivre. (Gaxie 2005, p. 162)

24Ces rétributions peuvent parfois ne pas être suffisantes pour pousser un simple adhérent à s’engager dans le bénévolat. C’est le cas de quelques enquêtés que j’ai rencontrés dans différents groupes français et québécois.

25Les pères « investis » dans la cause paternelle, au sens où ils sont présents dans les groupes, témoignent de leur histoire et prennent part aux débats, mais sont-ils pour autant tous destinés à devenir militants ? Parmi les enquêtés, certains sont très demandeurs d’échanges et de discussions, sans pour autant militer dans leur groupe d’appartenance.

Ceux qui partent

26Le corpus d’entretiens de cette enquête comprend également le témoignage de quelques pères qui ont souhaité réaliser un entretien sans pour autant inscrire leur histoire dans une socialisation associative. Parmi les six enquêtés rencontrés qui ne sont pas devenus bénévoles dans une association, deux catégories de personnes ressortent. La première catégorie compte des enquêtés qui ont intégré accidentellement un collectif activiste et qui déplorent le discours haineux porté par les groupes qu’ils ont rejoints. Patrick, Simon et Guillaume sont des enquêtés qui sont respectivement membres de SOS Papa, des Nouvelles épouses québécoises et de L’Après-Rupture. Tous trois ont vécu une procédure de séparation longue et sur-judiciarisée, qui en fait des cas « extraordinaires » : ils ont une situation si particulière et des demandes si atypiques qu’ils se sont retrouvés accidentellement confrontés à l’offre activiste en direction des pères séparés, offre dont ils se sont très vite détournés, tant elle ne leur correspondait pas. Ces dernières années, Patrick n’a vu ses filles que quelques heures en point-rencontre3, Simon a vécu une longue période où sa fille ne lui était plus présentée et Guillaume a vu son deuxième enfant partir au Japon avec son ex-épouse sans qu’il ait donné son accord, et sans possibilité de lui rendre visite. Leur situation judiciaire est telle qu’ils sont tous en demande d’avocats spécialisés, dans le domaine des enlèvements internationaux d’enfants, par exemple. L’offre militante en direction des pères séparés leur a permis à un moment donné de remédier à certains problèmes : Patrick et Simon y ont trouvé leur premier avocat, avec lequel ils n’ont aucune affinité et dont ils se séparent rapidement. Patrick a trouvé son avocate actuelle dans une association qui lutte pour la reconnaissance du syndrome d’aliénation parentale4, dans laquelle il est très investi bénévolement (il conçoit par exemple leur site Internet) ; Simon a trouvé son avocate actuelle à l’aide du barreau du Québec. Guillaume s’est fait aider par la psychologue/médiatrice de L’Après-Rupture qui l’a poussé à adhérer au groupe, ce qu’il a fait, mais sans jamais renouveler son adhésion par la suite.

27Il s’agit donc bien d’un « accident » de parcours, d’une erreur d’orientation dans le marché associatif en direction des pères séparés. Comme l’avait déjà constaté la sociologue Jocelyn E. Crowley à propos du militantisme paternel américain, environ 20 % des pères décident de ne pas rester5 (Crowley 2006). Patrick, le seul enquêté français parmi les trois, s’est ainsi dirigé vers une autre association, qui répondait davantage à ses attentes, celle de « travailler » sur le « syndrome d’aliénation parentale » et celle de ne pas prôner « la division hommes/femmes et la misogynie », selon ses dires. Simon et Guillaume étaient quant à eux en demande d’un service très précis qu’ils ont décidé de rechercher par d’autres moyens que la voie militante. Les collectifs parapublics s’adressant avant tout aux pères désirant travailler dans des groupes de parole sur leur situation personnelle, ces pères n’y voyaient certainement pas leur intérêt sur le moment.

28La deuxième catégorie concerne trois enquêtés rencontrés à Pères séparés, un collectif parapublic montréalais. Contrairement à Mickaël, qui est devenu bénévole dans cette structure, ces derniers sont satisfaits de leur statut de simple adhérent. Hormis Raymond, qui revoit régulièrement sa fille depuis plusieurs mois, Pierre-Marie et Sébastien sont des pères qui vivent – au même titre que les trois premiers enquêtés – des procédures très conflictuelles et judiciarisées. Pierre-Marie ne voit plus ses fils depuis que leur mère a lancé une procédure pénale à son encontre pour violence et Sébastien n’est en contact que très sporadiquement avec sa fille. Son ex-conjointe lui avait en effet annoncé sa grossesse alors qu’ils étaient séparés au terme d’une aventure que de quelques semaines. Elle s’est remise en couple pendant sa grossesse et permet alors à Sébastien de reconnaître l’enfant s’il le désire. Il se décide finalement à reconnaître l’enfant, mais la mère conserve peu de contacts avec lui et il a beaucoup de mal à voir sa fille depuis sa naissance. Ces trois enquêtés disent s’être rendus à Pères séparés pour se faire aider et non pour aider les autres pères : par manque de temps ou d’envie, ils préfèrent ne pas devenir bénévoles dans le groupe qu’ils fréquentent. Précisons que les collectifs parapublics font moins appel au bénévolat que les collectifs activistes, dans la mesure où ils ont à leur disposition des salariés : les militants y sont donc davantage sélectionnés (voir chapitre 2).

Recruter et discipliner les militants

29La quasi-totalité des collectifs activistes rencontrés sont composés de bénévoles : c’est la gratuité du travail militant qui permet à ces structures de se développer ou simplement de se maintenir. Les rétributions attendues par les bénévoles sont multiples et cette diversité peut générer des difficultés de gestion par les cadres des groupes : il peut être difficile de rallier des personnes autour d’une même cause, sans que ces bénévoles ne soient animés que par les gratifications qu’ils attendent de cet engagement. La gratuité du travail militant se double donc d’une difficulté majeure, celle de recruter des bénévoles de qualité, qui diffusent un message commun au groupe, en se pliant au discours diffusé par les dirigeants.

30Le renouvellement de bénévoles est un enjeu crucial, déjà souligné par J. E. Crowley dans son enquête américaine : elle met en exergue l’investissement très individuel des membres dans les groupes. La grande majorité des enquêtés de son échantillon (89 %) dit certes avoir une responsabilité dans le recrutement, mais ne fait pas d’efforts particuliers au quotidien pour attirer de nouveaux membres. 11 % des membres n’ont pas participé au recrutement, car ils ne souhaitent pas être assimilés au message politique de l’association, qu’ils n’assument pas (Crowley 2008, p. 59-75). Dans mon enquête, le recrutement de nouveaux bénévoles est complexifié par la pratique répandue de « l’adhésion de service » (voir chapitre 2) dans les collectifs activistes. Ces difficultés de recrutement se doublent d’un essoufflement des bénévoles qui allient la conduite, souvent pénible, de leur propre procédure judiciaire, sur plusieurs années, au soutien apporté aux pères nouvellement séparés, aussi bien sur le plan psychologique que juridique. Le fondateur de L’Après-Rupture constate ainsi une usure parmi les militants de la cause paternelle, d’autant plus importante que la nature même du travail militant les empêcherait de tourner la page et, en un sens, de faire le deuil de leur histoire :

Le bénévolat a une limite. Je pense quand il y a des gars qui ont fait cinq, six, huit, dix ans d’action bénévole, y a une limite à ça. On n’a pas renouvelé notre bassin de militantisme, on n’a pas fait cet exercice-là, chacun veut protéger son clocher, c’est humain, ça arrive dans tous les groupes. Il y a aussi l’usure, je pense que les gars il faut qu’ils tournent la page, pi bon, les enfants grandissent, faut qu’ils vivent, faut qu’ils travaillent, donc ils ont mis ça de côté. (Entretien Q36)

31Ce statut de père, commun à la plupart des militants, serait, selon le fondateur de SOS Papa, à l’origine de la faiblesse du socle militant. Puisqu’ils ont des enfants, ces pères seraient incapables de se mettre en danger, de tout risquer pour leur cause. Ce sont de « mauvais soldats », avec des « glaives en pâte de guimauve » :

Dès que j’ai rassemblé des gens, des premiers adhérents, des délégués tout ça j’ai voulu fabriquer une armée quoi… Enfin c’était des militaires avec des glaives en pâte de guimauve… les pères. […] Les pères de famille sont pas des combattants. D’où mon impossibilité. Tenez, les combats féministes, vous avez très peu de mères de famille, elles s’occupent de leurs enfants, elles les protègent… Les combattants sont des célibataires ou des cinglés ou des… quelle que soit la catégorie sociale… ce sont des isolés, des cinglés ou des gens qui ont des problèmes et qui sont libres pour combattre. C’est pour ça, dans les armées, on met les jeunes qui sont célibataires, les familles elles vont pas au front quoi ! Elles ont autre chose à faire. Et donc le père de famille qui vient nous voir, 5 % de la population, soit il est cinglé ou il veut se battre, ou il veut se venger… (Entretien F55)

32Ce dernier souligne ici le caractère improbable6 de l’engagement paternel : les pères qui sont prêts à s’engager, c’est-à-dire à considérer le groupe comme autre chose qu’un distributeur de services, le feraient avant tout par désir de vengeance ou pour entrer en conflit, ce qui laisse entrevoir un recrutement qui pourrait s’avérer problématique, notamment au regard de la maîtrise du discours diffusé par ces derniers.

33Les difficultés de renouvellement des bénévoles poussent ainsi les collectifs activistes à en recruter tous azimuts, sans les sélectionner. Cette absence de sélection est visible au quotidien dans les groupes : certains bénévoles vont tenir des propos racistes, d’autres vont bousculer de nouveaux adhérents sans ménagement. La réputation des groupes de pères auprès de l’opinion publique est d’ailleurs en partie liée à cet amateurisme des bénévoles et à l’absence d’un discours cadré et unifié, diffusé avec rigueur et précision par chacun d’entre eux. Durant l’enquête, plusieurs présidents de groupe se sont ainsi retrouvés à un moment ou à un autre confrontés à des bénévoles qui diffusaient un message haineux ou trop radical à leur goût, justement parce qu’ils n’avaient ni les moyens de trier les bénévoles au moment de leur recrutement, ni les moyens de leur offrir systématiquement une formation qui leur permettrait d’intégrer des bases solides sur lesquelles s’appuyer au moment de la diffusion du discours militant. Cette question de la formation des bénévoles est justement perçue comme problématique par le fondateur de SOS Papa, parce que très difficile à organiser à l’échelle nationale :

Enquêtrice : Comment on fait justement pour gérer la maîtrise, enfin gérer, avoir une bonne maîtrise de la diffusion de la parole des animateurs, des délégués, pour qu’ils ne disent pas de bêtises, parce que ça arrive qu’au siège des gens appellent pour se plaindre de délégués, de ce qu’ils diffusent comme message…
Fondateur de SOS Papa : Ah ben oui, mais ça c’est parce qu’ils sont pas encadrés, j’ai envoyé une fois un huissier à Quimper à un type que j’avais trouvé qui disait n’importe quoi dans une permanence régionale de SOS Papa… Ben il faut leur envoyer des huissiers… Faire un procès […]. Bien sûr, c’est difficile. Y a de bons délégués, des gars sympas. Et j’ai fait quelques réunions nationales, c’était pas assez fréquent, il aurait fallu faire ça tous les ans […].
(Entretien F55)

34Ce sentiment est d’ailleurs partagé par le président de SOS Papa de 2004 à 2010, qui dit pâtir du fait que les bénévoles confondent l’associatif avec la démocratie :

L’associatif, c’est difficile parce que ça se gère comme une boîte, mais c’est pas une boîte. Les gens sont pas payés donc, par contre, en contrepartie, y a une deuxième contradiction, c’est qu’en France, y a ce qu’on appelle la liberté associative, mais les gens pensent que cette liberté associative, ça veut dire que les associations sont… démocratiques. Mais ça n’est pas démocratique. Ce qui est démocratique, c’est que tout le monde peut se créer son association. […] Mais il n’empêche que dans l’association, il y a deux choses : d’une part, elle fonctionne telle que ses créateurs ont décidé qu’elle fonctionnerait. Et deuxièmement, on accepte le fonctionnement à partir du moment où on devient adhérent. (Entretien F49)

35Cette tension liée à la diffusion de la parole et au bénévolat est propre aux collectifs activistes, dans la mesure où ils n’embauchent pas de salariés7, à l’inverse des collectifs parapublics. Le manque de temps et d’infrastructures adaptées influe directement sur l’organisation interne des groupes : les médias ne s’adressent pas systématiquement à ceux qui ont été désignés pour parler à la presse, de nouveaux adhérents deviennent délégués régionaux sans connaître le fonctionnement du groupe, etc. Cette non-maîtrise du recrutement « interne » et, ainsi, de la diffusion uniforme d’un discours militant influe directement sur le développement et le rayonnement des groupes en France comme au Québec.

36Les visages du bénévolat sont donc multiples parmi les militants de la cause paternelle : le recrutement est différencié en fonction de la présence ou non de salariés dans le groupe, les fonctions d’animateur ou encore de délégué régional sont institutionnalisées et ont fait émerger des pratiques dissidentes. Les problématiques liées au recrutement de bénévoles et à la maîtrise de la diffusion de la parole ne semblent pas saillantes parmi les collectifs parapublics, qui maîtrisent davantage le recrutement des volontaires.

Heurs et malheurs du militantisme décentralisé

Je suis effaré de la hargne prodiguée par la plupart des candidats pour être promus aux fonctions directrices de notre association, comme s’ils se sentaient à l’étroit dans leurs habits actuels. Chacun a son idée lumineuse pour la défense des pères ou pour écraser un concurrent potentiel. Mes habits de délégué départemental me conviennent. Cela fait seize ans que je joue le rôle de l’infirmier dans les gestes de premiers secours à l’adresse des pères qui me rencontrent : compassion, éclairage du dossier, communication de doc, rédaction d’une requête, etc. (Courriel de Baptiste sur la liste « Les amis de SOS Papa », 26 novembre 2010)

37Dans ce courriel, Baptiste, délégué régional, décrit son rôle de délégué en comparaison avec les hautes fonctions militantes, à une période de campagne avant l’assemblée générale qui élira le nouveau bureau en 2010. Il oppose les petites mains qui pansent les plaies des pères au quotidien à la théorie politique promue par le bureau national. Baptiste utilise la métaphore de l’infirmier, se promenant avec sa mallette de premiers secours, quand, si l’on suit son idée, les candidats à la présidence sont assimilés à de hauts fonctionnaires hospitaliers, coupés des réalités quotidiennes des malades.

38Cette fonction de délégué régional n’est pas propre à SOS Papa : des groupes comme Les Papas = les Mamans, la Fédération des mouvements de la condition paternelle ou encore Les nouvelles épouses québécoises ont quelques délégués régionaux qui ont pour mission de conseiller des adhérents qui habitent trop loin du siège national pour bénéficier des services locaux, tels que les groupes de parole. Toutefois, la fonction de délégué régional à SOS Papa a un statut particulier par rapport aux autres groupes. Au milieu des années 2000, le groupe a en effet multiplié ses antennes locales afin de passer du statut de « membre associé » à celui de « membre actif » au sein de l’UNAF. Cette création de délégations « à la chaîne » a fait émerger des pratiques militantes à la frontière de l’amateurisme. Les matériaux recueillis auprès des délégués au cours d’une série d’appels téléphoniques réalisés à l’été 2010 et dans une série de courriels diffusés sur la liste « Les amis de SOS Papa » (voir annexes méthodologiques) donnent à voir une division très hiérarchisée du travail militant entre le local (les délégations) et le national (le siège parisien). On constate ainsi que la fonction de délégué régional comporte une série de contraintes et d’obligations qui mettent à mal le travail militant à l’échelle locale ; ce niveau d’action peut toutefois s’avérer être une voie d’émancipation et de contestation face à l’échelle nationale.

Le travail de délégué régional à SOS Papa

39À première vue, au moment de l’enquête, les délégués régionaux ne semblent pas différents des autres bénévoles de l’association : ils sont majoritairement masculins (3 femmes, 40 hommes) et sont tous des adhérents qui ont voulu s’investir davantage. Une recension des délégations réalisée en 2010 a permis de constater une grande hétérogénéité des trajectoires des délégués. La durée entre l’adhésion et la création de délégation peut aller d’un mois à neuf ans8 : si certains ont probablement adhéré afin de devenir délégués, d’autres le sont devenus de nombreuses années après9. Notons toutefois que presque 65 % des délégations ont été créées entre 2006 et 2009, créations directement liées à l’adhésion de l’association à l’UNAF et à l’obligation de créer en grand nombre des délégations régionales. La nature du travail des délégués et la régularité avec laquelle ceux-ci organisent des réunions ou permanences sont assez semblables parmi les délégations : les interactions avec les adhérents se déroulent principalement par téléphone. Souvent sans moyens pour payer le loyer d’un local associatif, les délégués assurent la majeure partie de leur travail par téléphone. La plupart des délégations qui ont renseigné leur mode d’accueil (23/43) proposent une permanence une fois par mois, tandis qu’une minorité propose de deux permanences par mois à une permanence par semaine. Trois ne proposent qu’un accueil téléphonique avec éventuellement des rencontres sur rendez-vous.

Une fonction solitaire avec peu de rétributions militantes

40Les délégués se disent isolés du siège national de SOS Papa : ils déplorent le fait d’assumer un travail solitaire et de n’avoir aucune communication avec le siège. Les délégués disent d’autant plus souffrir de solitude que le travail de l’association au niveau national laisse, selon eux, particulièrement à désirer. C’est ce qu’explique un délégué lorsque je l’ai sollicité sur sa fonction durant l’été 2010 :

On est quand même en autarcie. Moi je fais ce que je peux, mais faudrait quand même que SOS Papa soit plus présent. On se targue de dire que c’est une association nationale, mais faudrait que SOS Papa soit plus présent dans les médias et un meilleur lobby national. En tant que délégué, je peux pas faire mieux. Mais par contre SOS Papa doit quand même prouver que ça fonctionne, et par là je veux dire faire des retours aux militants, faire des mailings communs, mieux diffuser les manifs, avoir plus de poids quoi. Moi je voudrais juste sentir plus de franchise de la part de l’association. Le siège devrait être capable de plus communiquer sur ses différents chantiers. (Entretien avec un animateur régional, non référencé en annexe, été 2010)

41Ce manque de communication a des répercussions sur l’image de l’association auprès des nouveaux adhérents. Les secrétaires ont souvent des retours téléphoniques indiquant que le numéro de tel ou tel délégué indiqué sur le site Internet n’est plus attribué. Lorsque j’ai moi-même passé des appels aux délégués durant l’été 2010, j’ai pu constater qu’une dizaine de numéros n’étaient plus corrects. Ce manque de suivi des délégations laisse plusieurs délégués régionaux dans le désarroi. Non seulement leur travail n’est souvent pas suivi par le siège national (par exemple les adhésions ne sont pas enregistrées), mais le bureau ne remercie en outre jamais les délégués qui travaillent pour l’association, comme en témoigne un autre délégué régional, durant l’été 2010 :

J’ai entre 16 et 23 appels par semaine. Les adhésions que j’ai réussi à faire, je les ai envoyées au national et elles n’ont jamais été encaissées et les pères n’ont jamais reçu leur carte d’adhérent ! C’est quand même fou ! Ça remonte à un an et demi, depuis j’ai arrêté de faire des adhésions, je renvoie au site Internet directement. Mais à chaque fois que j’appelais à Paris pour expliquer mon problème, personne ne s’en souciait ! J’ai jamais eu d’aide de SOS Papa de toute façon, j’ai fait plein de choses médiatiques au niveau local, j’ai jamais eu de reconnaissance du bureau national. J’ai jamais de retour, pas un merci, rien ! Alors je me débrouille tout seul. Je sais même pas comment ça se passe à Paris, s’il y a des réunions ou quoi, je reçois jamais de tracts, rien. (Entretien avec un animateur régional, non référencé en annexe, été 2010)

42Ce délégué souffre ici de ne recevoir aucun retour (« pas un merci, rien ! ») de la part du siège national pour le travail qu’il fournit au niveau local (faire de la publicité, enregistrer des adhésions). Cette question des adhésions est d’ailleurs au cœur des critiques émises par les délégués régionaux : ils reprochent au siège de ne jamais redistribuer localement l’argent que les délégations font gagner à l’association. Selon les dires de Baptiste, les délégations régionales seraient la « poule aux œufs d’or » de l’association. Elles ne sont en effet pas autonomes financièrement : elles envoient l’argent des adhésions contractées au siège national et reçoivent un pourcentage – dont on ignore la valeur à ce jour – de ces adhésions pour faire vivre la délégation (paiement d’un local associatif, impressions de tracts, etc.). Selon plusieurs délégués, cet argent serait très mal redistribué : les délégations se retrouvent alors dans une situation d’autarcie financière et les notes de frais sont parfois remboursées des mois après leur émission. Baptiste dénonce ainsi, dans un courriel en date du 8 décembre 2010 sur la liste « Les amis de SOS Papa », la manière dont le sous-financement des délégations constitue un aveu d’absence de considération de la part du national à l’égard du local :

Je dénonce l’impossibilité aux délégations de province de donner davantage de résonance à notre combat pour rallier l’opinion publique. Nous avons été toujours freinés dans nos dépenses d’activité (frais de déplacement, impression de tracts, etc.), pourtant inférieures aux cotisations reversées au siège national qui « croque » tout, et même davantage, pour compter un déficit de trésorerie et des impayés. Ce sont les délégations de province qui rapportent le plus au siège national. Sans l’apport financier de la province, le fonctionnement sulfureux de Paris s’écroule. Tous les délégués de province travaillent dans l’ombre du bénévolat pour permettre au président de SOS Papa de l’époque de connaître la lumière que confère son élection à la présidence avec 67 voix, soit moins de 1 % (je dis bien un %) des électeurs potentiels. Pour moi, militer dans l’ombre et le bénévolat est un bonheur réel. Épouser la cause des enfants, c’est donner sans attendre en retour. Malheureusement, aucun des présidents que j’ai connus n’a eu cette philosophie.

43Encore une fois, Baptiste oppose les petites mains du local, qui travaillent dans l’ombre avec peu de moyens, aux dépenses pharaoniques – voire illégales – de la présidence de l’époque. Baptiste met en balance la vénalité des dirigeants et la gratuité de son militantisme, qui serait pur et sans rétribution autre que symbolique. Toutefois, l’isolement des délégations régionales leur confère une capacité de rébellion et une marge de manœuvre dans les pratiques militantes, ce qui permet aux délégués de promouvoir un militantisme coupé de la base nationale, et qui ne vivrait que pour mieux épouser la « vraie » cause des pères, sur le terrain.

Une voie d’émancipation militante

44Le travail local permet aux délégués de créer un véritable rapport de force, notamment financier, avec le siège national. Lorsque l’argent n’est pas redistribué aux délégations, comme il devrait l’être, les délégués régionaux décident de ne pas appliquer les tarifs d’adhésion de Paris, jugés prohibitifs, voire de ne pas faire payer les pères, par solidarité, comme l’explique Anne-France, dans un courriel du 28 décembre 2010 à la liste « Les amis de SOS Papa ».

Pour moi, c’est cela le bénévolat, on ne devrait pas faire payer, moi, j’aide les gens sans encaisser un sou, j’accompagne même des papas voir l’assistante sociale. Demain, je dois accompagner un papa désespéré qui n’a pas vu ses enfants depuis six mois, il doit les voir deux heures au centre, et j’irai l’accompagner. Mais je n’encaisse rien. Je proposerai une cotisation lorsqu’elles seront à 35 €, pas plus […]. Moi, de toute façon, je suis incapable de faire payer une telle somme, je préfère ne pas avoir d’adhérents. Surtout que cette association ne fait rien pour les pères.

45Anne-France estime les coûts d’adhésion prohibitifs, surtout de la part d’une association qui « ne fait rien pour les pères » et qui n’assurerait pas un travail de lobbying suffisant au niveau national. Les délégations auraient ainsi, en un sens, le pouvoir de sanctionner financièrement la politique nationale promue par l’association.

46Les délégations ne sont toutefois pas seules à avoir ce pouvoir de sanction. En réponse à l’absence d’adhésions, le siège national n’a pas remboursé les frais avancés par certains délégués régionaux, comme cela a été le cas pour Josèphe :

Je considère que faire du social n’est pas faire rentrer du fric dans la caisse de l’association. De plus, des adhésions à 135 €, je considère que c’est trop cher […]. Une association ne doit pas être là pour encaisser de l’argent, mais pour rendre service à des personnes qui ont des besoins. J’espère malgré tout que je serai remboursée de mes frais, car moi l’argent que j’y ai mis, personne ne me l’a donné. C’est mon argent personnel. (Courriel de Josèphe daté du 28 décembre 2010, adressé au président de l’époque, avec « Les amis de SOS Papa » en copie)

47Durant un an, la déléguée a demandé à être remboursée, jusqu’à ce que lui soit clairement stipulé qu’elle ne le serait pas, puisqu’en ne faisant pas payer les pères qui souhaitaient bénéficier de l’aide de la délégation, elle n’avait pas respecté le règlement qui la liait à l’association en tant que déléguée. Elle a par ailleurs été exclue de l’association et la délégation qu’elle dirigeait a été rayée de la carte. Cette exclusion a été suivie d’une vague « d’épuration » – aux dires de Baptiste – visant toutes les délégations qui ne se prêtaient pas à la pratique de l’adhésion. Baptiste a ainsi été lui-même exclu à cette période. Il affirme toutefois avoir constitué un agenda de pères assez large – il a été délégué durant seize ans – pour être assez connu dans la région et continuer à aider bénévolement les pères qui se séparent. Il affirme ainsi avoir « gagné le combat contre le monstre SOS Papa » (entretien F37). D’autres moyens de résistance sont mis en place pour contourner la gouvernance nationale. Le délégué de SOS Papa Normandie a ainsi réussi à créer une délégation autonome financièrement en modifiant les statuts qui le liaient au siège national. La délégation reverse ainsi directement la part nationale de l’adhésion au siège et conserve le reste ; elle bénéficie d’un carnet de chèques et d’un compte en banque qui lui permet de gérer plus librement ses dépenses. D’autres délégations en Bretagne et dans le Nord sont également parvenues à bénéficier d’une gestion financière autonome. Elles sont à ce jour des délégations très actives localement, qui drainent beaucoup d’adhésions.

48À la suite de la vague « d’épuration » lancée par le siège national au début de l’année 2011, une lettre des délégués a circulé sur la liste « Les amis de SOS Papa » à l’attention de la présidence du siège national, exposant une série de revendications en lien avec la tenue de la prochaine AG (à la fin de l’année 2011), sous peine de ne pas renouveler leur collaboration :

SOS Papa ne serait rien sans notre travail au quotidien dans nos délégations. En cas d’opposition à la tenue de cette assemblée générale conforme aux statuts, nous aurons le quorum pour la demander. Les frais de voyage des délégués départementaux seront pris en charge. Pour permettre cette assemblée, chaque adhérent ou délégué peut signer cette demande d’une assemblée générale. Ensemble nous ferons que notre association fonctionne correctement au bénéfice du droit des enfants à avoir ses deux parents.

49À la suite de cette tribune, les frais de déplacement des délégués ont en effet été pris en charge. Les délégations régionales ont fait valoir leur poids, contre la volonté du président de l’époque qui, durant les trois mois qui ont suivi l’élection, a refusé de rendre les clés du local et de laisser la main au nouveau président.

50Puisque dévalorisée par le siège national, la fonction de délégué régional a permis aux bénévoles de manifester des désaccords avec le siège et a favorisé la constitution d’oppositions internes, pouvant aller jusqu’à la scission, voire jusqu’à l’exclusion de certains bénévoles. Daniel Gaxie rappelle toutefois que la création d’un ordre hiérarchique par les cadres dirigeants génère immanquablement des « gratifications différenciées et ascendantes » qui récompensent l’investissement des militants (Gaxie 2005, p. 182). Le remboursement ou non des frais des délégués, la redistribution de la part locale de l’adhésion restent encore les moyens les plus persuasifs pour récompenser les délégations qui accueillent (et font payer) de nouveaux adhérents.

Le combat des chefs

51On l’a vu, la plupart des pères qui rejoignent un groupe le font ponctuellement et s’en vont au bout de quelques semaines, quelques mois. Certains seulement prolongent l’aventure en décidant de prendre des responsabilités, en prenant part à l’idéologie de la cause des pères. C’est aux trajectoires militantes des responsables de groupes – c’est-à-dire présidents et directeurs – que l’on va s’intéresser à présent. Parmi les quatorze groupes de pères rencontrés, seize responsables (ou anciens responsables) ont accepté de réaliser un ou plusieurs entretiens. Les trajectoires des présidents de collectifs parapublics, en raison du statut de salarié de ces derniers, n’ont rien à voir avec celles des présidents de collectifs activistes, qui n’ont pas de rétributions financières officielles. Celles des présidents de SOS Papa sont examinées, depuis la création de l’association jusqu’à nos jours.

Les trajectoires des présidents de collectifs parapublics

52Seuls les collectifs parapublics ont des présidents salariés. Parmi les six présidents rencontrés, quatre d’entre eux ont une carrière associative de longue date (en tant que bénévole et/ou professionnel), tandis que les deux restant sont arrivés dans le secteur associatif de manière plus hasardeuse.

Une activité salariée dans la continuité du travail social et d’un engagement associatif

53Quatre des six responsables de collectifs parapublics rencontrés inscrivent leur arrivée dans un groupe en direction des pères dans la continuité de leur carrière de travailleur social et/ou de leur engagement associatif.

54Les présidents de Repère et d’Oxygène travaillent depuis plusieurs années dans le secteur communautaire de leur quartier. Le premier travaille depuis quinze ans dans les associations du secteur Dantzig à Montréal, un quartier très populaire et multiculturel. Repère s’est fondé dans ce contexte au sein d’une maison de quartier. Le second a un parcours un peu plus varié : il a une formation d’électricien, qu’il n’a presque jamais mise en pratique. Il devient très rapidement animateur en France, puis migre au Québec où il se forme au métier d’éducateur. Il travaille ensuite durant une vingtaine d’années dans le secteur prénatal en tant qu’intervenant auprès des hommes et participe à la création du Regroupement pour la valorisation de la paternité. On lui propose en 2008 de prendre en charge le projet Oxygène, ce qu’il accepte, heureux de pouvoir changer d’horizon professionnel. Son activité s’est ainsi principalement concentrée sur un public d’hommes. C’est également le cas du responsable du groupe AutonHommie. Titulaire d’un diplôme en psychologie, il a très vite décidé de se spécialiser dans les violences commises par les hommes. Lorsqu’il est encore étudiant, il se met en couple avec une femme ayant déjà une fille, lesquelles ont toutes deux subi des violences de la part de leur conjoint et père. Bouleversé par leur histoire, il décide de comprendre « pourquoi » les hommes sont violents et anime des groupes de parole sur le sujet. Il rejoint également une fondation pour les hommes victimes d’abus sexuels, au sein de laquelle il est bénévole. Son arrivée à AutonHommie, il y a quelques années, s’insère ainsi dans le prolongement à la fois d’une compétence professionnelle avérée (il a toujours travaillé avec des hommes), mais également d’un engagement de longue date. La prise de fonction du responsable du groupe Orpères s’inscrit quant à elle dans une double expérience associative et personnelle. Plus jeune, il occupe des emplois dans le secteur industriel et commercial en lien avec la sécurité. Habitant depuis une vingtaine d’années dans le quartier Saint-Michel, il tisse des liens communautaires très forts avec les habitants et devient bénévole dans des associations de quartier. Après quelques années de bénévolat, il cherche un emploi dans le secteur social et veut mettre fin à sa carrière dans la sécurité. En 2003, la Maison de la famille de Saint-Michel lui propose de devenir porte-parole bénévole d’un groupe de pères, appelé Orpères. Il accepte et devient salarié quelques années après, en janvier 2006. Il explique n’avoir reçu aucune formation dans ce domaine avant d’occuper ces fonctions : « Pour moi, ça allait de soi. Je ne voyais pas cela comme quelque chose d’étranger. Au contraire, j’étais en connaissance. » Si Orpères est un groupe qui s’adresse aux pères qui vivent aussi bien en union qu’en désunion, son président précise toutefois que son expérience de la séparation a été précieuse pour accompagner les pères dans les groupes de parole, notamment concernant leur désocialisation. « À partir du moment où je me suis séparé, j’ai compris que je n’étais rien lorsque j’étais seul. À quoi ça sert d’être père, si on est seul chez soi le dimanche matin, sans enfant qui vient sauter dans le lit au réveil ? » Ainsi, c’est véritablement la conciliation d’un engagement associatif local avec une expérience de la séparation qui lui permet de prétendre à une compétence professionnelle complète dans le domaine de l’animation de groupes de parole entre pères.

55D’autres responsables de collectifs parapublics n’ont quant à eux aucune expérience dans le domaine du travail social ou de l’engagement associatif et deviennent présidents de groupe à la suite d’une trajectoire biographique particulière.

Une rupture professionnelle en lien avec la trajectoire biographique

56Le président de Pères séparés a lui aussi fait l’expérience de la séparation. Diplômé en sciences politiques et en langues, il a longtemps travaillé dans les ressources humaines. Il se sépare de sa conjointe au début des années 2000, fréquente le groupe Pères séparés pendant plusieurs années au cours desquelles il devient progressivement bénévole. Il se lie d’amitié avec le fondateur du groupe et devient salarié de l’association en 2009 au moment où il quitte l’emploi qu’il occupe depuis vingt-cinq ans.

57Le cas du président du Regroupement pour la valorisation de la paternité est le plus insolite, du fait notamment qu’il n’a jamais fait l’expérience de la séparation. Ce dernier a en effet un diplôme de droit et une formation en écriture de théâtre, activité qu’il a pratiquée durant vingt ans. Il a d’ailleurs été président de l’association des auteurs de théâtre du Québec. Début 2000, il s’associe à l’une des campagnes de publicité faites par le Regroupement pour la valorisation de la paternité, au sein de laquelle on lui demande d’écrire bénévolement un texte. Intéressé par cette cause et très investi dans son rôle de père (il est père de deux enfants et vit une relation stable avec leur mère depuis vingt ans), il devient bénévole jusqu’en 2005, date à laquelle un poste est créé. Il occupe depuis le poste de président.

58Les présidents de collectifs parapublics ont la particularité d’être tous salariés. Principalement issus d’une carrière de travailleur social, ils sont souvent passés par le statut de bénévole avant de devenir salariés. Toutefois, ce parcours est loin d’être linéaire et certains présidents ont intégré cette fonction sans avoir fréquenté le milieu associatif auparavant. Les trajectoires biographiques – et notamment les ruptures conjugales – sont ainsi précieuses pour comprendre la manière dont ces responsables ont intégré ces groupes. Concernant les collectifs activistes, la séparation est l’événement commun à l’engagement de l’ensemble des responsables de groupes.

Les responsables de collectifs activistes

59Parmi les neuf responsables ou anciens responsables masculins de collectifs activistes – la carrière de la seule femme présidente est analysée plus bas –, tous ont en commun d’être arrivés à ce poste sans rémunération, après un temps de bénévolat dans le groupe en question (sauf pour les fondateurs des groupes) et après une séparation conjugale.

60Les fondateurs des groupes SOS Divorce, Fédération des mouvements de la condition paternelle, SOS Papa et Les Papas = les Mamans occupent des professions soit de cadres ou assimilés (avocat et ingénieur), soit intermédiaires (travailleur social et kinésithérapeute). Les deux fondateurs québécois (L’Après-Rupture, Fathers for Justice Québec) sont respectivement commerciaux dans le tourisme et dans le bâtiment.

61Seul le président de la Fédération des mouvements de la condition paternelle ne lie pas la création de son groupe à son expérience personnelle. Il l’associe à la réforme du divorce de l’époque et à son intention – toujours actuelle – de déjudiciariser les séparations conjugales. Les autres présidents fondateurs inscrivent unanimement la création de leur groupe dans le cadre de leur trajectoire biographique et, plus précisément, dans le sillage de leur séparation conjugale.

62Les responsables – non fondateurs – des groupes L’Après-Rupture et SOS Papa sont tous les trois cadres (respectivement expert-comptable, ingénieur et consultant) et sont devenus présidents après un temps de bénévolat : le président de L’Après-Rupture a détrôné le fondateur après plusieurs années de concurrence au sein du groupe, tandis les présidents de SOS Papa ont été « placés » par les présidents précédents après seulement quelques mois de bénévolat.

63Ni la carrière associative (aucun des présidents ou présidents fondateurs n’est engagé ou n’était engagé dans une association ou un parti politique) ni le bénévolat de longue date ne prévalent dans la carrière des dirigeants de collectifs activistes : la séparation est le seul facteur d’engagement.

Militer aux côtés des hommes : les femmes de la cause paternelle

64Qui sont les femmes qui décident de s’engager pour les hommes, et plus spécifiquement pour les pères ? S’agit-il de nouvelles conjointes, d’amies, de sœurs ou de mères ? On l’a vu, en s’insérant dans des réseaux familialistes, voire féministes « traditionnels », la cause paternelle s’est engagée dans un rapprochement associatif avec des univers militants davantage assimilés aux femmes. Depuis toujours, la rhétorique égalitaire mobilisée dans les revendications des pères est corrélative de la présence de femmes sur les bancs des associations, comme en témoigne cette affiche portée par des femmes en manifestation (photographie 8).

Photographie 8. Pancarte témoignant de l’adhésion des femmes à la cause paternelle en manifestation (décembre 2008)

65Dans son étude, J. E. Crowley compte parmi ses enquêtés 15 % de femmes (23), plutôt issues de milieux socioéconomiques avantagés (19 ont un diplôme post-bac) ; elles sont en moyenne âgées de 46 ans (Crowley 2009). Cette forte proportion de catégories socioprofessionnelles supérieures se confirme parmi les 218 femmes inscrites à l’association SOS Papa entre 1990 et 2010 (fichier 1). Près d’un quart d’entre elles sont cadres ou occupent une profession intellectuelle supérieure, alors qu’elles sont environ 6 % à occuper ce type de poste en France. Plus d’un quart sont employées, la catégorie socioprofessionnelle à ce jour la plus féminisée, ce qui est légèrement supérieur à la proportion française. Si l’âge des femmes inscrites à SOS Papa n’est pas renseigné, on note toutefois que la proportion de retraités est beaucoup plus importante parmi les femmes inscrites à l’association que parmi les hommes (24 % contre 13 %), ce qui laisse entrevoir une forte proportion de « grand-mères », c’est-à-dire de mères venant pour leur fils. Ce n’est d’ailleurs que cette catégorie de femmes que j’ai rencontrée : il s’agit d’une même génération de grand-mères qui a connu le mouvement de libération des femmes, et qui milite à ce jour dans des groupes de pères. Ces enquêtées n’ont toutefois pas la même trajectoire militante : le seul groupe à être dirigé par une femme est l’association des Nouvelles épouses québécoises, et parmi les trois grand-mères de SOS Papa, une seule brigue activement un poste à responsabilité au sein du groupe.

Qui sont les femmes qui militent pour les hommes ?

66Les femmes qui s’engagent pour la cause paternelle manifestent-elles une solidarité avec leurs consœurs et de quelle manière ? Les enquêtées rencontrées s’inscrivent toutes dans une même contestation de la nouvelle génération de jeunes mères et opposent leurs valeurs égalitaires au féminisme « déviant » contemporain.

La solidarité féminine en question

67La solidarité féminine éveille de nombreux fantasmes au sein des groupes de pères : les femmes, guidées par une forme de « sisterhood » ou « sororité », seraient plus à même de se rassembler autour d’une cause et de s’épauler. Ainsi, de nombreux militants attribuent les difficultés de mobilisation des pères à ce manque de solidarité et à un certain égoïsme intrinsèquement masculin. Le fondateur de L’Après-Rupture considère qu’elles ont une capacité de mobilisation comparable à celle des activistes qui militaient en faveur de l’égalité des droits civiques au milieu du xx^e siècle aux États-Unis :

Oui, les femmes ont appris à se regrouper. Les gangs féministes ont eu des campagnes pendant un an, en 1999 je crois, sur la sororité, un peu comme les noirs ont fait, quand ils ont voulu avoir leur indépendance, ils étaient tous des frères et puis ça se tient encore aujourd’hui dans leur langage « We, brothers ». Donc parce que t’étais noir, y avait une solidarité qui se faisait. C’est la même chose du côté des femmes. Du côté des hommes, c’est plus difficile, on peut être solidaire à la souffrance d’un confrère, en tout cas, c’est ce que j’ai remarqué, on est très discret. Si un gars souffre, comment vous expliquez, si le gars souffre, moi je souffre pas. Ça me touche pas. Du côté des femmes, si une femme souffre, toutes les femmes souffrent. C’est comme ça que je le vois. C’est cette petite différence entre les hommes et les femmes qui permet aux femmes de se regrouper plus facilement que les hommes. (Entretien Q36)

68Cette essentialisation des différences hommes/femmes dans les mobilisations ne correspond toutefois pas à ce que l’histoire des mobilisations collectives nous apprend : apparues de manière bien plus tardive que les mobilisations d’hommes, les mobilisations de femmes tendent par ailleurs à être discréditées par l’opinion publique (Fillieule et Roux 2009).

69Les associations dénoncent également l’utilisation de cette solidarité féminine pour diaboliser le sexe opposé et créer ainsi une forme d’opposition de genre dans la compassion. C’est en tout cas la manière dont l’analyse maître Grime, avocat à SOS Papa, au sujet des campagnes contre les violences faites aux femmes :

Par exemple, sur cette campagne de violences faites aux femmes, on ne voit que des femmes. Des femmes qui prennent la main d’autres femmes. Et ça, c’est particulièrement pernicieux. Parce que ça laisse penser que seules les femmes peuvent aider d’autres femmes. Contre qui ? Contre les hommes ! Donc y a une forme de mouvement global de nous les femmes contre les hommes. Mais ça, c’est insupportable ! (Entretien F10)

70Cette solidarité féminine – qui serait presque instinctive – ne semble, paradoxalement, pas du tout assumée par les femmes membres de ces groupes. Au contraire, J. E. Crowley, dans son étude sur le membership féminin, constate chez elles une parole patriarcale et misogyne bien plus exacerbée que chez leurs collègues masculins, misogynie féminine dont on retrouve d’ailleurs l’expression dans d’autres mouvements réactionnaires comme les mouvements pro-life (Crowley 2009). En réunion, les discours des animatrices se sont révélés particulièrement violents à l’égard de la gent féminine. On entend souvent la phrase suivante : « Je sais de quoi sont capables les femmes, j’en suis une. Je vais vous dire exactement comment elles réfléchissent ! » Yvette, une grand-mère militante de longue date à l’association SOS Papa, expose ainsi en début de réunion sa perception des femmes aux nouveaux adhérents :

Je suis pourtant une femme, mais je fais pas de cadeaux aux autres femmes. Parce que je comprends pas du tout le comportement des jeunes femmes à l’heure actuelle, c’est des personnes, je dis que c’est des… Quand une femme met un enfant au monde, qu’elle sort de la maternité et qu’elle jette le mec avec qui elle l’a fait, je dis qu’elle a bien mené sa stratégie : elle a choisi le géniteur qu’elle voulait, la situation, le pognon… La maison parce que bien souvent on met pas les pieds n’importe où et je récupère parce que la société m’a donné la possibilité de faire ça. C’est pour ça que moi, au niveau de SOS Papa, j’apporte toujours mon propre éclairage comme ça, je suis parfois dure hein [rire], mais ça porte ses fruits. […] Parce que c’est vrai que l’homme ne fonctionne plus comme la femme. Vous regardez, les femmes, elles ont du soutien en veux-tu en voilà. (Yvette lors de la permanence de SOS Papa du 8 avril 2008, au siège parisien de l’association)

71La présence d’Yvette en réunion serait ainsi, selon ses propres mots, une réelle « valeur ajoutée ». Elle pointe du doigt, au même titre que le fondateur de L’Après-Rupture plus haut, la solidarité naturelle dont les femmes font preuve entre elles – tout en annihilant ses propos par sa position de femme misogyne – et encourage les pères à devenir solidaires en se rassemblant à SOS Papa et en devenant adhérents :

D’où l’intérêt que vous avez d’apprendre à être solidaires. Ce que je vous disais au départ, c’est que les femmes, elles le sont instinctivement hein ! Les femmes elles ont toujours les copies de tout que ce soit la recette de cuisine, à l’avocat qui va la défendre, ne vous inquiétez pas, ça marche, ça fonctionne. Mais vous, quand la souffrance, quand le mal vous dégringole sur le coin du nez, qu’est-ce que vous faites, vous vous renfermez dans votre coquille […]. Au boulot, c’est pareil, j’ai travaillé dans les bureaux, j’ai fait quatorze ans avec les femmes, six ans avec les hommes, je peux vous dire tout de suite, je préfère les hommes ! (Ibid.)

72Yvette incarne ainsi le militantisme féminin à SOS Papa : sa position de matriarche lui permet de discréditer la nouvelle génération de jeunes femmes. Elle encourage les hommes à reproduire les mêmes pratiques de solidarité, et s’inscrit ainsi parfaitement dans ce qui a été exposé au cours du premier chapitre : les groupes de pères contestent les mouvements de femmes tout en s’inspirant de leurs moyens d’action.

73La légitimité de l’engagement féminin dans la cause des pères serait liée à deux facteurs principaux : d’une part, les femmes sont légitimes par leur franchise (« je sais de quoi sont capables les femmes, j’en suis une ») ; d’autre part, elles ne sont pas identifiées à « l’ennemi » à cause de leur âge – elles incarnent ainsi une image maternelle qui les rapprochent d’autant mieux des pères que nombre d’entre eux sont en mal de soutien familial. La perception qu’ont ces femmes de la solidarité féminine, voire du féminisme, est d’autant plus intéressante qu’elles font partie de la génération Mai 68 et qu’elles sont toutes grand-mères à l’heure actuelle.

En France comme au Québec : une seule génération de femmes rencontrée

74Les quatre grand-mères rencontrées sont de la même génération (nées entre 1943 et 1945), information précieuse pour éclairer les enjeux de socialisation politique. Elles ont en effet pris part au mouvement des femmes au début des années 1970, alors qu’elles étaient toutes jeunes salariées et parfois jeunes mariées. Cette socialisation commune les rend sensibles aux questions d’égalité, dont elles s’accordent à dire qu’elles promeuvent les valeurs. Ces valeurs sont mises en opposition aux « dérives » actuelles du mouvement féministe, comme le précise Yvette10 en réunion :

Bien sûr que je suis pour l’égalité. Je suis pour me battre et y a encore beaucoup de chemin à faire pour que les femmes soient l’égal des hommes dans tous les domaines. Mais pas comme certaines personnes qui se disent féministes, mais qui sont de fausses féministes à l’heure actuelle. (Ibid.)

75On l’a vu, la rhétorique opposant le féminisme originel au féminisme actuel est chère aux groupes de pères. « Le féminisme, oui, mais pas le féminisme déviant » sont des propos qui réconfortent les pères au moment de leur adhésion : ils ne s’investissent pas dans une cause qui serait misogyne ou radicale. De la même manière, Anne-France, déléguée régionale de SOS Papa, considère le comportement des femmes d’aujourd’hui comme une trahison, alors qu’elle s’est investie pendant des années dans la cause des femmes :

Vous savez moi pendant trente ans, jusqu’en 2008, j’ai défendu les femmes. Quand je vois ce que j’ai fait pour les femmes, je suis membre d’une association européenne et j’étais à la commission pour les femmes. Moi j’ai fait pour qu’on arrive à avoir l’équité, là, la parité ! Pas pour que les femmes elles effacent les hommes ! Maintenant les femmes, elles ont tout en leur faveur, même si elles ont tort ! Et ça, je l’ai appris à mes dépens. Je veux dire on me l’aurait expliqué, je l’aurai pas cru. Mais là, je l’ai compris ! Toutes les femmes, elles veulent des enfants, mais sans les hommes. Et pourquoi ? La faute à qui ? La faute au juge qui donne tout et la CAF qui donne énormément d’argent. Trop, moi je dis qu’elle donne trop d’argent aux femmes. Voilà, sous prétexte qu’elles sont seules. Et pourtant elles s’en sortent très bien, elles ont la pension alimentaire et les aides. Et ma belle-fille elle est partie à 900 kilomètres et comme ça un week-end sur deux le papa, il les a pas. Tout ça pour enlever l’enfant au père. (Entretien F70)

76La radicalité de ce discours tient au fait qu’Anne-France tend à assimiler toutes les femmes « de la nouvelle génération » au cas de sa belle-fille. Ces « nouvelles » femmes auraient la possibilité non seulement de s’enrichir avec les aides sociales, mais aussi de s’autonomiser grâce à elles, et non plus grâce à leur mari. Alors que, pour Anne-France, le salariat a constitué un moyen d’autonomisation, elle associe la libération actuelle des jeunes femmes non plus au salariat, mais à l’éviction des hommes et à la perception d’aides sociales.

77Par ailleurs, ces femmes sont toutes les quatre mères d’un fils séparé. Si les profils socioprofessionnels de ces derniers sont plutôt hétérogènes (cadre commercial, technicien, ouvrier agricole), ceux des ex-conjointes sont quant à eux assez semblables (technicienne, employée). Quant aux grand-mères, elles occupaient plutôt des professions féminines salariées (secrétaire, comptable) et elles sont toutes à la retraite au moment de la réalisation de l’entretien. Deux d’entre elles sont divorcées et elles ont toutes d’autres petits-enfants que ceux concernés par la séparation.

La seule femme présidente

78Parmi les quatre femmes rencontrées en entretien, la présidente des Nouvelles épouses québécoises est la seule à ne pas s’être engagée dans la cause des pères en tant que grand-mère. Elle l’a fait en tant que seconde conjointe. Cette dernière naît en 1943 au Québec. Au milieu des années 1970, elle se marie et a trois enfants. Elle divorce en 1988, « sans histoire, sans pension alimentaire [pour conjointe]. J’étais secrétaire, je ne me suis pas accrochée au portefeuille de mon ex » (entretien Q25). En 1992, elle se remet en couple avec un homme, qui vivait alors une séparation très difficile avec son ex-conjointe et ses enfants. En 1999, ils fondent tous les deux Les nouvelles épouses québécoises, dont elle assure seule la présidence depuis sa séparation en 2005.

79La présidente associe la naissance de son association à la défense d’une revendication précise : l’abrogation des pensions alimentaires sans terme pour les femmes sans enfants. L’idée est que les nouvelles conjointes ne paient pas indirectement pour les ex-conjointes de leur partenaire actuel. « Nous on a fondé l’association parce qu’on est contre les pensions alimentaires pour les femmes sans enfant. On trouve ça absolument inconcevable que quelqu’un qui travaille reçoive une pension alimentaire parce qu’un jour elle a été mariée. » (Ibid.). Elle décide de créer une association de nouvelles conjointes en espérant que leur statut de femme puisse être favorable à la portée de leur action : « On a fondé cette association et on a décidé que si les hommes ne passaient pas dans cette société, si on ne les écoutait pas, nous on nous écouterait. Pourquoi ? Parce qu’on était des femmes ! » (Ibid.). Quelques années après la création de l’association, la présidente décide d’aider encore davantage les hommes en se spécialisant dans la « psychologie masculine » :

Alors c’est dans la psychologie masculine que j’ai décidé d’œuvrer par l’association, tout en aidant les nouvelles conjointes. Les femmes sont plus vindicatives, pas nécessairement plus agressives ou méchantes, mais elles vont mieux tenir le couple. Généralement dans la psychologie masculine, le gars, il va tolérer, supporter, pas faire de vagues, s’accrocher pour ne pas contrarier madame. (Ibid.)

80Cette nouvelle ligne directrice est assurée, selon ses dires, « en couple », c’est-à-dire avec son conjoint de l’époque. Sur les conseils de la sénatrice Anne Cools11, la présidente des Nouvelles épouses québécoises se rend sur les plateaux télé, à la radio, toujours au bras de son conjoint, pour mieux légitimer son combat. « Notre association, c’est une association de couples, de papas et de mamans. C’est comme ça que tu dois voir notre association. » (Ibid.). La stratégie de la présidente a donc évolué : elle est passée d’une association de soutien aux femmes – certes un soutien en lien avec leur conjoint – à une association de couples portée sur la psychologie masculine. Peu de données sur l’origine sociale de la présidente des Nouvelles épouses québécoises sont à notre disposition : elle est propriétaire d’un pavillon dans la banlieue de Trois-Rivières, ses trois enfants sont adultes et autonomes, elle est grand-mère d’un petit-fils dont les parents sont séparés. Comme toutes les autres grand-mères rencontrées, c’est un accident biographique qui l’a conduite à s’engager dans le militantisme paternel, pas en tant que grand-mère – elle ne l’était pas encore au moment où elle crée l’association –, mais en tant que seconde conjointe.

Les trois grand-mères de SOS Papa

81Denise, Mireille et Anne-France, bénévoles à SOS Papa, sont toutes mères d’un fils en procédure de séparation. Elles n’ont toutefois pas le même type de carrière militante, au regard, notamment, de leur origine sociale. D’origine bourgeoise, Denise tient à se distinguer des autres grand-mères qui ne seraient que de simples « exécutantes » et n’auraient aucune initiative personnelle en termes idéologiques : elles ne feraient que reproduire leur statut de secrétaire, occupé durant leur carrière professionnelle. Denise s’affirme en tant que dirigeante et tente d’ébranler la structure associative. Mireille et Anne-France sont cantonnées à des tâches secondaires d’exécution.

Denise la conquérante

82Issue de la haute bourgeoisie de la région parisienne, Denise a été mariée au propriétaire d’une boîte de nuit parisienne. Au moment de notre entretien, en février 2009, son divorce touchait à sa fin. Elle est mère de six enfants, avec lesquels elle entretient une relation très « fusionnelle », selon ses dires, et est grand-mère de trois petits-enfants, dont un pour lequel elle s’est engagée à SOS Papa, qui vit avec sa mère dans une région rurale de l’ouest de la France, et qui est le fils d’un de ses fils. Le fils en question s’est mis en couple avec une « bipolaire ». Après des années de violence – elle faisait « des crises de nerfs très violentes » et « battait » son conjoint –, ce dernier décide de la quitter, mais n’obtient pas la garde de son fils, selon Denise, à cause du « pays d’arriérés » dans lequel vit son fils. Celui-ci voit, au moment de l’enquête, son petit garçon un week-end et un mercredi sur deux. Denise s’implique énormément dans son éducation – elle envoie des lettres à son institutrice pour lui dire que ses méthodes pédagogiques sont mauvaises – ainsi que dans la procédure de son fils.

83Deux caractéristiques prédisposent favorablement Denise à son engagement associatif. Premièrement, elle dispose d’une bonne connaissance juridique : elle a fait des études de droit et a de nombreux amis avocats qui l’ont aidée dans le cadre de la procédure de son fils. Elle a par ailleurs travaillé plusieurs années dans une association, où elle s’est construit de solides bases juridiques. Deuxièmement, elle a travaillé une partie de sa vie en tant que salariée dans des associations de lutte contre le Sida, contre le handicap et de défense des consommateurs. Elle dispose ainsi d’une forte socialisation associative et s’engage dans des réformes à SOS Papa « en connaissance de cause ».

84Par ailleurs, Denise n’est pas dupe de la place que l’association entend laisser aux femmes : une position de « potiche », déclare-t-elle en entretien. Elle se querelle ainsi régulièrement avec le président de l’époque et son trésorier Michel, lorsqu’elle ne reste pas dans les cadres qui lui ont été attribués. Denise reprend ici l’argumentaire de « l’instinct féminin » déjà développé plus haut par Yvette pour justifier sa place dans l’association : seule une femme peut comprendre une femme. Si les cadres de SOS Papa cantonnent Denise à un rôle de simple représentation dans les médias, elle souhaite utiliser son statut de femme pour faire valoir son esprit et son instinct. Elle s’oppose à Mireille qu’elle considère comme « éclopée » et déplore que la représentation médiatique masculine laisse, elle aussi, à désirer, tant le président et le trésorier n’incarnent pas une image positive de la paternité et de la masculinité. Au-delà de ses prétentions carriéristes, Denise s’est engagée dans une critique profonde de SOS Papa et ne cesse de dénoncer les dysfonctionnements du groupe.

85Elle critique par exemple la communication du groupe. « Cette association attire du monde sans faire de publicité, c’est qu’il y a un vrai besoin », déclare-t-elle en entretien. Elle reproche ainsi à la direction de l’époque de se reposer sur ses acquis et de mener un petit « train-train » quotidien confortable sans repenser l’organisation interne de l’association. Elle dénonce également le « business » des avocats : à l’époque, elle tente depuis plusieurs mois de faire passer une charte d’éthique signée par les avocats, mais la présidence met tout en œuvre pour l’en empêcher. Denise reproche à la présidence de ne jamais renouveler l’équipe d’avocats, qui finissent par disposer d’une ressource inépuisable de clients. « Ils se nourrissent uniquement grâce à SOS Papa », peste-t-elle.

86C’est cette position contestataire qui l’amène à créer un groupe de dissidents en 2009. Après une première assemblée générale en 2008, lors de laquelle Denise s’était fait remarquer par ses dizaines de questions à la présidence face à un public « subjugué », elle se fait contacter au cours de l’année 2009 par des adhérents déçus de la présidence. Elle monte avec Ahn-Hao, un des militants, une petite insurrection au moment de l’AG de 2009 pour dénoncer, d’une part, le manque de représentativité du bureau (seuls des bénévoles d’Île-de-France y sont élus) et, d’autre part, le fait que les adhérents continuent de payer un abonnement de 16 € par an au magazine de l’association, compris dans leur cotisation de 146 €, depuis au moins deux ans, sans que le moindre magazine ne soit paru depuis lors. Au terme de cette AG, des bénévoles régionaux sont élus et l’abonnement est déduit de la cotisation. Enfin, l’année suivante, après la démission du président de l’époque et la nomination d’un nouveau président, elle parvient à se faire élire présidente de la plus importante section de SOS Papa après celle de Paris, dont elle tenait les rênes depuis déjà deux ans. Elle est désormais à la tête d’une section, tout en ayant pris ses distances avec la présidence nationale, fortement déséquilibrée depuis l’été 2010.

Anne-France et Mireille : les petites mains

87Les deux autres femmes ont un profil bien éloigné de celui de Denise, dans la mesure où elles n’ont jamais cherché à occuper d’autres fonctions que celles de « petites mains », c’est-à-dire des fonctions de secrétariat, d’accueil, ou de standard téléphonique. Toutes deux retraitées, elles ont occupé des positions de secrétaire dans de grandes entreprises. Elles sont mariées et ont rencontré leur conjoint dans les entreprises dans lesquelles elles travaillaient. Elles ont chacune deux fils et ont intégré SOS Papa lorsqu’un d’entre eux s’est séparé et que la relation avec leurs petits-enfants (trois petites-filles pour Mireille, deux pour Anne-France) risquait d’être mise en péril. Elles ont hébergé pendant plusieurs mois leur fils et leur belle-fille, pendant la grossesse de leur belle-fille, et les ont aidés à préparer la naissance de l’enfant (constitution de la layette, conseils, achats d’articles de puériculture, apprentissage du tricot, etc.). Le fils de Mireille s’est séparé de son épouse, d’origine gambienne, plusieurs années après leur mariage, à la suite de violences conjugales de la part de son épouse. Celui d’Anne-France a épousé une femme de quinze ans plus jeune que lui, avec qui il a eu deux filles en un an et demi. Après la naissance de la seconde fille, son épouse est retournée dans sa région d’origine, avec ses deux filles, aidée de ses parents.

88Mireille a été approchée pour faire partie du bureau de l’association en 2008, pour remplacer Yvette, alors qu’elle remplissait des fonctions de secrétariat pour l’association. À l’inverse de Denise, elle ne voit aucun problème à avoir été choisie pour faire de la représentation féminine : « comme je m’étais investie dans le secrétariat, on m’a proposé d’entrer dans le bureau, en me disant que c’était important pour eux d’avoir des femmes dans le bureau ». Si Denise ne voit pas en quoi SOS Papa l’a aidée pour le dossier de son fils, Mireille est particulièrement reconnaissante de ce que l’association lui a apporté, à savoir une culture et un soutien juridiques qui lui faisaient jusqu’alors totalement défaut :

Ça m’a permis d’être guidée. De savoir qu’on avait le droit de dire notre ressenti à l’avocat et après c’est elle qui fait le tri dans les informations. Moi sinon je me serais censurée je crois. Ça m’a permis aussi de savoir beaucoup de choses sur l’aspect financier et de convaincre mon fils de faire des tableaux, en particulier des dettes qu’il payait. Et puis bon, j’ai eu l’impression surtout que j’avais une protection si je faisais une erreur, que je pouvais m’adresser à quelqu’un qui pouvait m’aider à me rattraper. (Entretien F21)

89Alors que Denise a fait preuve, à plusieurs reprises dans l’entretien, d’une grande maîtrise du dossier de son fils ainsi que du champ juridique, Mireille met ici en avant sa méconnaissance et sa passivité, qu’elle a pu surmonter grâce à l’aide de l’association.

90Anne-France est certes déléguée régionale, une fonction qui peut être considérée comme un aboutissement dans une carrière militante, mais elle refuse d’endosser d’autres fonctions que celles d’écoute et d’accompagnement. Très active sur la liste « Les amis de SOS Papa », elle propose toujours son aide en spécifiant bien la nature de ce qu’elle offre : écrire des textes à l’ordinateur, contacter des personnes, accompagner des pères dans leurs rendez-vous. Elle refuse d’apporter toute aide juridique, car elle s’en dit incapable et préfère confier cette tâche à d’autres personnes :

Enquêtrice : Comment vous en êtes arrivée à devenir déléguée ?
Anne-France : Ben moi y avait personne dans ma région, j’ai envoyé mon CV, je lui [au président de SOS Papa] ai montré tout ce que j’ai fait, moi je lui ai dit : « moi je suis capable de tenir une délégation hein. Je ferai attention à ce que je dis, à ce que je raconte, mais je suis pas avocat hein ! Si je comprends pas, j’enverrai à un autre ! Même si je comprends, j’enverrai vers quelqu’un d’autre ! »
Enquêtrice : Comment ça se traduit votre activité de déléguée ?
Anne-France : Ben, je réponds aux mails, au téléphone. Je les envoie surtout vers Baptiste. Y’en a qui m’appellent je les renvoie directement à Baptiste, car je fais rien de juridique.
(Entretien F70)

91Anne-France explique ainsi qu’elle souhaite que sa fonction de déléguée se cantonne à des tâches d’accompagnement et de secrétariat. Elle fait valoir sa socialisation associative pour devenir déléguée, mais ne s’en saisit pas de la même manière que Denise pour justement sortir de sa condition d’exécutante. Anne-France et Mireille émettent un discours très peu critique à l’égard de l’association : pas assez de réunions de bureau, pas assez de bénévoles, pas assez de lobbying auprès des politiques, certes, mais les bénévoles sont de « bonne volonté ».

92Ces carrières militantes se différencient dès lors par deux aspects : l’origine sociale des grand-mères et leurs prédispositions militantes. Denise a une conscience de classe et de genre plus aboutie qu’Anne-France et Mireille ; ses connaissances juridiques et son charisme la rendent capable de contester l’ordre établi au sein de l’association, ce qui lui a permis de prendre une place considérable au sein des militants, et de ne pas rester dans un statut de simple bénévole. Contrairement à Denise, qui est récemment divorcée, Anne-France et Mireille sont toutes les deux mariées et ont hébergé plusieurs mois leurs fils et belle-fille dans leur maison. Elles ont pris en main leurs belles-filles pour les préparer à leur future maternité et affichent une vision assez traditionnelle du couple. Même si Anne-France dit avoir fait partie d’une association « pour les femmes », leur conscience de genre semble inexistante. Elles appartiennent par ailleurs à un milieu bien plus modeste que Denise et affirment ne pas avoir les dispositions intellectuelles pour conseiller juridiquement les pères : elles préfèrent, à ce titre, se cantonner à des tâches qu’elles maîtrisent, celles du secrétariat et de l’accompagnement « psychologique ».

93Si ce panel de femmes militantes est peu important, il est toutefois significatif par son homogénéité générationnelle. Héritières du mouvement de libération des femmes, ayant toutes travaillé, ces femmes ont intégré un groupe de pères en raison d’une séparation conjugale, qu’il s’agisse d’une séparation vécue en tant que nouvelle conjointe, pour la présidente des Nouvelles épouses québécoises, ou d’une séparation vécue en tant que mère et grand-mère, pour Denise, Anne-France et Mireille, et qui met en péril la relation à leurs petits-enfants. Ces femmes, qui évoluent toutes dans des collectifs activistes, caractérisés par un antiféminisme latent, ne se saisissent toutefois pas de la même manière de leur identité de genre. Si la nouvelle génération de femmes est unanimement condamnée, Denise et la présidente des Nouvelles épouses québécoises sont des femmes divorcées qui se sont engagées dans une carrière militante ascendante. Les deux autres, encore mariées et qui ont transmis une conception traditionnelle de la maternité à leur belle-fille, se destinent à une carrière militante courte ou au mieux linéaire. Leur socialisation militante ne les conduit pas, d’une manière ou d’une autre, à sortir de leur condition.

94La cause paternelle représente un marché associatif prospère marqué par différentes offres, différents types de financeurs et bien sûr différents clients. Les clés analytiques offertes par cette notion de marché tendent à confirmer les écarts qui creusent la frontière entre collectifs parapublics et activistes. Les différents types d’engagements sont bien plus variés et multiples parmi les collectifs activistes que parmi les collectifs parapublics : entre le degré zéro du militantisme incarné par les adhérents de service et le plus haut degré de l’engagement militant, incarné par les présidents de groupe, plusieurs fonctions sont à pourvoir, telles qu’animateur ou délégué régional. Ici encore, les carrières et rétributions varient. Dans les collectifs activistes, l’accès à la présidence constitue toujours l’aboutissement d’une carrière militante de plusieurs années au sein de la cause paternelle, ce qui ne se vérifie pas dans les collectifs parapublics. Au milieu de l’échelle militante, les rétributions sont variables selon le type d’engagement des bénévoles : certains s’engagent pour les pères (animateurs, délégués régionaux), d’autres pour la cause (commissions de travail). Certains s’engagent par égocentrisme et d’autres pour retrouver une forme de communauté, las de la solitude engendrée par leur séparation. Ce large éventail de besoins en travail bénévole engendre des difficultés de recrutement et de formation auxquelles les collectifs parapublics ne sont pas confrontés, compte tenu de leur faible demande de main d’œuvre gratuite. Ce qui distingue enfin principalement le bas du haut de l’échelle de l’engagement militant (adhérents de service versus présidents de groupe) est la nature même de l’engagement : si les premiers ne se rendent en associations que pour y trouver des services en lien avec leur procédure judiciaire, les seconds œuvrent pour réformer le droit familial régulant les familles séparées. Cette imbrication entre rapport au droit et ruptures conjugales est évidemment centrale dans cette recherche. Elle lie tous les enquêtés au-delà de leurs prérogatives militantes et de leur trajectoire associative. L’avant-dernier chapitre de cet ouvrage est ainsi consacré aux trajectoires judiciaires des enquêtés au prisme de leur conception de la famille et de la filiation.