1Il suffit d’entrer les termes « père » et « divorce » dans un moteur de recherche sur Internet pour tomber sur des dizaines de groupes de pères divorcés. Pourtant, cela n’éclaire en rien la manière dont ces pères choisissent un groupe plutôt qu’un autre, ni même la manière dont ces derniers vont décider de rester – ou non – dans le groupe dans lequel ils se rendent pour la première fois. Les analyses de ces pratiques étant lacunaires dans la littérature sur le mouvement des pères séparés, je me suis saisie de ces questions à partir de l’étude de cas franco-québécoise qui traverse cet ouvrage.

2Loin d’émerger d’une gronde sociale, le militantisme paternel est un mouvement peu emblématique des problématiques auxquelles sont réellement confrontés les pères séparés. Je montrerai ainsi combien ce mouvement ne se développe pas dans une volonté de représenter tous les pères séparés. Grâce à l’analyse de la cartographie associative, on verra que les groupes de pères séparés ont différents buts en fonction de leur échelle d’action et de leurs modes de création. À partir de la dichotomie que je propose entre collectifs activistes et parapublics, je présenterai les dispositifs d’accueil et de prise en charge des pères séparés. Enfin, l’analyse du membership, des pratiques d’adhésion mais aussi des sources de financement étayera les enjeux de recrutement associatif et de sélection sociale mis à l’œuvre, notamment dans les collectifs activistes.

Les territoires du militantisme paternel

3L’ancrage territorial des groupes de pères soulève des questions relatives à la recension des offres en direction des pères : si deux recensions ont déjà été produites au Québec, aucun document de la sorte n’a été proposé en France. Les logiques de répartition territoriale sont délicates à analyser tant, là aussi, les données viennent à manquer en la matière. Une récurrence est toutefois perceptible parmi les offres en direction des pères en fonction de l’échelle d’action des groupes : un groupe « local » n’aura pas les mêmes prérogatives qu’un groupe « national » ou « transnational ». Au-delà de leur inscription territoriale, c’est principalement au regard de leur motivation militante que je suis en mesure de proposer une typologie de l’offre associative en France et au Québec.

Une cartographie associative impossible ?

4Les associations de défense de droits sont minoritaires dans les pays d’étude, pourtant tous deux composés d’un maillage associatif dense. Loin du domaine de la défense de droits, ce sont les secteurs du sport et de la culture qui sont les plus développés, aussi bien en France qu’au Canada (Archambault et Tchernonog 2012 ; Vézina et Crompton 2012). Si, au Québec, les associations – appelés « organismes communautaires » – en direction des pères sont plutôt nombreuses, les groupes s’adressant spécifiquement aux pères séparés le sont peu. En France, l’absence de travaux sur la question rend la recension des associations délicate : une esquisse de cartographie du paysage associatif en direction des pères a toutefois été rendue possible grâce au dépouillement du Journal officiel.

5Les deux éditions du recensement d’organismes québécois en direction des pères ont été réalisées en 2004 et 2009, respectivement par Germain Dulac et par le Regroupement pour la valorisation de la paternité1. Sur 66 organismes en direction des hommes recensés en 2004, au moins un sur cinq s’adresse à des pères séparés ou divorcés. Avant 1990, les organismes destinés aux hommes s’adressaient principalement aux conjoints violents (72 %), en 2004, ce chiffre tombe à 40 % : cette évolution témoigne d’un processus de diversification associative. En 2009, la situation continue d’évoluer : 64 % des organismes en direction des hommes s’adressent désormais aux pères. Parmi eux, 10 % s’adressent aux pères séparés ou divorcés. Les autres visent un public hétérogène (pères vulnérables, nouveaux pères, pères migrants, etc.) (Dubeau 2011).

6En France, aucun répertoire de ce type n’a été produit à ce jour. J’ai donc moi-même procédé à un recensement des groupes créés entre 1996 et 2013 à partir du Journal officiel2. En tout, j’ai dénombré 141 associations en direction des pères séparés, dont 114 ont des données exploitables. Seules deux associations déclarent des délégations régionales : SOS Papa, qui compte, selon le Journal officiel sept délégations en France métropolitaine et une à La Réunion en plus du siège national3, et Justice Papa, composé de trois délégations en plus du siège national. Parmi les associations qui ont modifié leur intitulé, on observe une forme de modération dans la formulation de leur appellation, ou plus précisément une volonté de généraliser leurs messages, les approches inclusives4 étant préférées aux approches spécifiques5. Si nous n’avons pas les moyens de recenser, comme le permettent les répertoires québécois, les caractéristiques précises des associations françaises (le public auquel elles s’adressent, la nature de leurs missions, etc.), il est toutefois possible de référencer les différents termes présents dans les noms des groupes6. De manière générale, on note que l’emploi des mots « père » ou « papa » dans un intitulé se rapporte à une urgence ou à la demande de droits ; l’utilisation de termes plus inclusifs (« enfant » ou « famille ») évoque plutôt une défense de la médiation, une volonté d’égalité et aussi souvent la défense de droits.

7Au Québec, l’absence de données régionales sur les séparations conjugales empêche de croiser la répartition des groupes avec le taux de séparations conjugales. On constate toutefois que le rapport entre présence associative et population ne semble pas particulièrement significatif. On observe par exemple une forte corrélation entre urbanisation/densité et offre associative en direction des pères séparés pour Montréal (19 des 74 organismes en direction de 24 % de la population québécoise), tandis qu’une région comme la Lanaudière concentre une forte proportion de l’activité associative (11 des 74 organismes) par rapport à sa population (6 % de la population québécoise). En France, des données mises à disposition par le ministère de la Justice en 2013 sur la proportion d’accords entre les parents sur la résidence de leurs enfants (Guillonneau et Moreau 2013) ont l’avantage de présenter le taux régional de conflictualité relatif à l’attribution de la résidence de l’enfant, sujet qui réunit les pères séparés dans les associations militantes (voir infra). Toutefois, l’ancrage territorial des associations en direction des pères séparés ne semble vraisemblablement pas être lié ni à la divortialité ni à la conflictualité en matière de résidence. Il semble ainsi difficile de rapprocher le taux de conflictualité en matière de résidence et le développement des groupes de pères. Les associations en direction des pères ne s’inscrivent donc vraisemblablement pas dans une logique territoriale d’offre et de demande, mais émergent d’initiatives individuelles et ponctuelles.

Collectifs activistes, collectifs parapublics

8Les groupes français et québécois se distinguent par leur mode de fonctionnement, les origines de leurs financements et la composition de l’équipe qui anime les activités en direction des pères séparés. S’il est difficile d’établir un profil clair des associations en direction des pères à partir des recensements, deux profils de groupes se dessinent au sein du paysage du mouvement des pères séparés : les « collectifs activistes » et les « collectifs parapublics ». Par « collectif », on désigne ici un ensemble de groupes de pères séparés ayant des objectifs, pratiques et membres relativement homogènes. Tous les groupes étudiés sont des associations ou organismes communautaires. Par « collectifs activistes », on désigne l’ensemble des groupes militants qui portent une idéologie déclarée sur la paternité post-conjugale et sur les institutions qui en sont chargées. Par « collectifs parapublics », on désigne des groupes proches d’institutions ou créés à la demande de ces dernières. Ces groupes s’inscrivent avant tout dans une prise en charge psychologique et juridique des pères, assurée par des professionnels rémunérés par les associations. Du fait de leurs objectifs distincts, les collectifs parapublics ne s’inscrivent pas dans un rôle d’opposition aux pouvoirs publics et s’écartent en cela de la définition de mouvement social, proposée en introduction de l’ouvrage.

9En France, les dispositifs en direction des pères prennent principalement la forme de collectifs activistes, et exceptionnellement celle de collectifs parapublics. À ce jour, seule la CAF propose des réunions de groupe en direction des pères séparés, animées par des professionnels du secteur social7. Au Québec, les collectifs parapublics sont davantage développés (Dubeau 2011, p. 19-20) et se sont avérés omniprésents au sein de l’enquête sur les groupes de pères séparés.

10À quel niveau les groupes de pères séparés agissent-ils ? Ont-ils tous les mêmes objectifs ? Plusieurs échelles géographiques distinguent les groupes étudiés et influent sur l’étendue de leurs actions. Le panel est principalement composé de groupes nationaux, à l’exception des Fathers for Justice, seul groupe transnational de l’enquête (voir encadré 6). À l’échelle nationale, quatre types de configurations territoriales ont été observées (voir encadré 3 et tableau 3). Seuls les groupes « locaux » sont propres au Québec et les groupes régionaux à la France. Les fédérations et les groupes sans effet de localisation se trouvent dans les deux pays. Le seul groupe transnational, Fathers for Justice, n’existe pas en France, mais est implanté dans la plupart des pays anglo-saxons, dont le Québec.

11Dès lors, les modes de création des groupes divergent en fonction de la nature des collectifs : les collectifs activistes sont peu ancrés localement et leur création émane généralement de groupes nationaux ou au moins ancrés régionalement. Les collectifs parapublics sont quant à eux presque tous créés localement, à part le Regroupement pour la valorisation de la paternité qui avait pour vocation de devenir un organisme national. Cette dichotomie est également une entrée pour questionner les services mis à disposition par les associations pour les pères qui se séparent.

Les dispositifs en direction des pères séparés

12Les dispositifs (services, prestations, actions) mis en place dans les groupes de pères séparés, même s’ils varient d’une structure à l’autre, ne sont pas différents au point de créer un effet de concurrence entre les groupes ; c’est la dimension activiste qui fait émerger une distinction entre eux.

Accueil et échange

13Tous les groupes rencontrés offrent un service d’accueil et d’échange. Si certaines structures n’ont les moyens d’assurer qu’un accueil téléphonique (SOS Divorce, Les Papas = les Mamans, Les nouvelles épouses québécoises, Fathers for Justice Québec), certains collectifs activistes et l’ensemble des collectifs parapublics se sont donné les moyens de mettre en place des permanences hebdomadaires, mensuelles ou des groupes de parole. Les collectifs activistes sont les moins dotés dans ces offres : la Fédération des mouvements de la condition paternelle propose une permanence hebdomadaire, SOS Papa en organise trois à quatre au niveau du siège national et beaucoup moins dans les délégations régionales, L’Après-Rupture assure difficilement une réunion-atelier par mois dans un restaurant. Ce sont ainsi les collectifs parapublics qui offrent les services les plus élaborés : en effet, seul le groupe Orpères ne propose qu’une réunion bimensuelle avec ses adhérents. Les autres groupes parapublics assurent à la fois des offres d’accueil (physique, téléphonique), un service d’orientation sans rendez-vous (AutonHommie), des groupes de soutien pour faire face psychologiquement à la rupture conjugale (Repère, AutonHommie, Pères séparés), des services d’aide juridique (Repère, AutonHommie, Pères séparés), et des services de développement des compétences parentales, s’adressant aussi bien aux jeunes pères qu’aux pères récemment séparés (AutonHommie, Repère).

Tableau 3. Les échelles territoriales des groupes à l’étude

Aide juridique et suivi individuel

14L’aide juridique, et plus précisément le suivi individuel des dossiers judiciaires, est généralement assurée par des non-professionnels dans les collectifs activistes. Ces derniers sont des pères séparés qui, par leur propre expérience, se sont familiarisés avec le droit et qui conseillent les pères sur les différentes démarches judiciaires de la séparation8. Dans un second temps, il est possible dans certaines de ces structures, de s’adresser à un avocat mis à disposition par le groupe, mais cela engage des frais. À SOS Papa, par exemple, les avocats bénévoles acceptent de donner des conseils « généraux », mais refusent de donner des conseils personnalisés et proposent, à défaut, une prise en charge du dossier contre rémunération. Les collectifs activistes qui ne disposent pas d’avocats bénévoles dans leur structure (Les nouvelles épouses québécoises, Les Papas = les Mamans, SOS Divorce) mettent à disposition des listes d’avocats partenaires « pro-pères » qui appliquent des tarifs préférentiels aux membres des groupes indiqués.

15Le suivi individualisé est assuré par des professionnels (juristes, avocats) dans les collectifs parapublics. Salariés ou bénévoles, ils sont obligés de respecter une charte « éthique » et ne peuvent « débaucher » les pères qui viennent les voir pour devenir leur avocat. Il s’agit d’ailleurs souvent d’avocats à la retraite qui n’exercent plus. Les structures qui proposent un suivi individuel juridique (Repère, AutonHommie, Pères séparés) offrent aussi de manière complémentaire des suivis assurés par d’autres professionnels, comme des médiateurs ou des psychologues.

Un rôle d’opposition aux pouvoirs publics

16Les collectifs activistes se démarquent principalement des collectifs parapublics par leur rôle d’opposition auprès des pouvoirs publics. Ils critiquent la manière dont la justice traite les séparations conjugales et portent un projet de déjudiciarisation par la promotion, notamment, de la médiation familiale. En France, ce projet est engagé par la Fédération des mouvements de la condition paternelle qui propose de remplacer l’ordonnance de conciliation (ONC9) par une séance de médiation familiale gratuite dans une structure de proximité. La médiation deviendrait ainsi une sorte de passage obligé, relativement semblable au modèle québécois10, pour les parents qui se séparent. Dans un autre domaine, deux groupes militent pour la suppression des prestations compensatoires (appelée « pension alimentaire sans terme pour conjoint » au Québec). Les nouvelles épouses québécoises et SOS Divorce plaident d’une part pour que l’État prenne en charge la compensation financière de la dissolution conjugale ainsi que l’intégration des femmes sur le marché du travail, et d’autre part pour que les pensions soient limitées dans le temps. Ainsi, Les nouvelles épouses québécoises prônent une série de réformes qui mettraient fin aux prélèvements d’argent faits sur le revenu des hommes au profit de leurs ex-conjointes, les femmes divorcées étant particulièrement bien protégées par l’État, selon sa présidente. Les réformes demandées par ce groupe portent ainsi à la fois sur les pensions « sans terme » et sur la prise en charge des femmes divorcées par l’État :

Que soit amendée la loi sur le divorce pour éviter que les pensions alimentaires versées aux ex-épouses deviennent injustement des rentes viagères (pensions à perpétuité).
Que soit amendée la loi sur le divorce afin que la pension payée à l’ex-épouse, sans enfants, soit limitée dans le temps (deux ans).
Que soit retirée la pratique qui consiste à ajouter au revenu de l’homme en instance de divorce celui de sa nouvelle conjointe, pour augmenter sa capacité de payer une pension alimentaire à son ex-épouse : ceci revient à faire payer indirectement à la nouvelle conjointe une pension alimentaire à une ex-épouse ; tandis que la Cour ignore la présence d’un nouveau conjoint dans la vie de l’ex.
Que soit corrigée la pratique gouvernementale du ministère de la Solidarité sociale, d’exiger des ex-épouses de poursuivre leur ex-époux pour une pension alimentaire, et ce même après une séparation qui date de 10 à 20 ans et la courte durée du mariage.
Que soient élaborés des structures et des organismes qui aideront les femmes divorcées non autonomes à se reprendre en mains en développant des habiletés pour réintégrer le marché du travail.
Que soit annulée systématiquement la pension alimentaire à la prise de retraite d’une des parties.11

17Lors de la réforme de la prestation compensatoire en France en 2000, l’association SOS Divorce avait demandé, et avait obtenu, à défaut de la suppression totale de la prestation compensatoire, que la rente viagère12 soit supprimée. Plusieurs analyses économétriques ont depuis souligné la perte significative que représentait cette réforme pour les femmes qui n’ont pas travaillé durant la vie maritale. Le fait de toucher une prestation sous forme de capital, et non sous forme de rente, aboutit à une baisse considérable des montants versés : 93 000 € sous forme de rente contre 22 000 € (valeurs médianes) sous forme de capital. Aujourd’hui, les prestations compensatoires sont rares et ne concernent en France qu’un divorce sur huit. En bénéficient principalement des femmes plutôt âgées, inactives et après un mariage d’une vingtaine d’années en moyenne (Roumiguières 2004). Ce type de revendications a donc eu des conséquences directes sur la régulation judiciaire des conséquences financières des séparations sur les ex-conjointes.

18Les pouvoirs publics sont également critiqués dans leur appréhension des violences masculines. De nombreux groupes d’hommes, comme on l’a déjà évoqué, dénoncent les statistiques réalisées par l’État sur les violences conjugales. Celles-ci seraient biaisées afin de légitimer le financement de nombreux foyers pour femmes battues qui seraient déserts, d’après les groupes, tant les statistiques seraient faussées. Au Québec, l’ouvrage intitulé 300 000 femmes battues, y avez-vous cru ?, publié en 2004 par plusieurs défenseurs de la cause des hommes, comme Lise Bilodeau ou Jean-Claude Boucher, fait état de cette question et engage le gouvernement québécois à prendre en compte les hommes victimes de violences dans leurs statistiques. L’ouvrage fait suite à la publication, par le ministère de la Justice québécois, de statistiques sur les violences conjugales évaluant à 1 sur 10 le nombre de femmes battues au milieu des années 1980. Enfin, la cause la plus unanimement portée par les groupes de pères, français comme québécois, est celle de la résidence alternée « par défaut ». La présomption de garde partagée au Québec, appelée loi C-22 puis C-422, fait écho à un ensemble de projets de loi portés par des députés français de différents bords politiques depuis 2009, dont l’historicité et la portée politique seront présentées au cours du chapitre 3.

19La spécificité de ces revendications se double d’une forme de particularisme dans le membership associatif : loin de viser tous les pères en instance de séparation, ces groupes s’adressent au contraire à une catégorie très spécifique de pères, issus de classes sociales supérieures.

Des pères non représentatifs de la population générale des pères séparés

20Les revendications des groupes de pères séparés ont vocation à diffuser une forme de souffrance collective auprès de l’opinion publique : tous les pères seraient discriminés au moment de leur séparation. L’étude du membership associatif offre cependant un tout autre regard sur le public effectivement visé par ce mouvement. Tout d’abord, les groupes rencontrés ne sont pas représentatifs des pères divorcés de France et de Québec : le nombre d’adhérents est dérisoire par rapport au nombre de pères en rupture d’union ; peu de pères sont touchés par les enjeux soulevés par les associations, dans la mesure où les modalités de résidence et de droit de garde de l’enfant sont peu litigieuses au tribunal13. Les effets de sélection intrinsèques à la socialisation associative14 donnent à voir un échantillon de pères qui n’est pas représentatif de la masse des pères en rupture d’union : les pères issus de milieux plutôt aisés, qui désirent avoir un droit de garde plus important que dans la configuration « classique », y sont surreprésentés.

21On ne dispose, certes, d’aucune donnée systématique sur la durée des procédures des adhérents de chaque groupe (les quelques rapports annuels d’activité à ma disposition – seulement fournis par les collectifs parapublics – ne renseignent pas cette variable), mais les données fournies par SOS Papa (la présentation de la base de données se trouve dans les annexes méthodologiques) permettent toutefois de produire une photographie fidèle des collectifs activistes. Le public se rendant à SOS Papa est ainsi plutôt issu de milieux urbains dotés d’une forte densité de population. Plus de la moitié d’entre eux viennent d’Île-de-France (6 167 sur les 11 714 membres qui ont renseigné leur lieu d’habitation). Au regard de la répartition de la population française, cette surreprésentativité n’est pas surprenante : environ un sixième de la population française habite en Île-de-France et cette région est la plus densément peuplée de France. Les régions Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Nord-Pas-de-Calais sont également représentées à l’échelle de leur importance démographique, car elles sont les deuxième, troisième et quatrième régions les plus peuplées de France. L’implantation régionale de l’association est très forte, malgré, on le verra, une grande disparité dans le traitement des adhérents entre la province et la région parisienne (moins de services offerts, peu d’intérêt porté par le siège national aux délégations régionales, délégués régionaux isolés et non formés). Les catégories socioprofessionnelles présentes dans l’association appartiennent elles aussi aux milieux urbains, puisqu’elles sont principalement tournées vers les métiers de service. Parmi les professions renseignées par les membres ayant adhéré à SOS Papa depuis 1990, on note une surreprésentation des classes sociales moyennes et supérieures (voir tableau 4). Si les professions intellectuelles sont habituellement majoritaires dans les associations (PCS 34), cela n’est pas le cas à SOS Papa : la plupart de ses membres exercent une profession libérale ou sont cadres du privé15. 13 % des adhérents sont ouvriers : presque neuf dixièmes d’entre eux sont ouvriers qualifiés ou chauffeurs. Si l’on compare la répartition française des catégories socioprofessionnelles établie par l’Insee en 2010 avec la répartition des professions à SOS Papa depuis 1990, on constate une présence à peu près deux fois plus importante de toutes les catégories au sein de l’association, sauf s’agissant de celles des agriculteurs et des ouvriers ; les retraités et personnes sans activité ne sont presque pas présents dans l’association16.

22Concernant les trajectoires post-conjugales des adhérents de SOS Papa, elles sont également peu représentatives de la population française. Parmi les membres qui, au moment de leur adhésion, avaient terminé leur procédure de séparation, le temps écoulé entre la requête de divorce et le jugement du divorce est de deux ans et demi en 2009-2010 (voir annexes méthodologiques, fichier 3). Comparées aux chiffres diffusés par le ministère de la Justice, ces procédures sont particulièrement longues, dans la mesure où, en 2005, un divorce contentieux durait en France quinze mois en moyenne (Chaussebourg et al. 2009). Ces trajectoires sont semblables à celles des adhérents rencontrés parmi les collectifs activistes. La procédure de ces derniers dure également deux ans et demi en moyenne. À cela s’ajoutent les années de procédure postérieures au divorce ou à la séparation. Les nouveaux adhérents qui intègrent SOS Papa et qui sont déjà divorcés ont un profil identique : ils rejoignent le groupe pour se faire aider sur une procédure post-divorce en lien généralement avec un problème de garde.

23Le questionnaire soumis aux nouveaux adhérents (voir annexes méthodologiques, fichier 3) renseigne les configurations de garde des 146 enfants des 79 adhérents y ayant répondu. Tout d’abord, le taux de résidence chez la mère est le même que le taux national, à un point près. Le taux de résidence alternée est six points plus bas que la moyenne nationale, tandis que le taux de résidence chez le père est onze points plus bas (voir tableau 1). Un biais doit toutefois être souligné : du fait de la spécificité de la situation judiciaire des nouveaux membres, un certain nombre d’entre eux engagent une procédure de séparation au moment de leur adhésion et vivent encore dans le domicile conjugal. Ainsi 11 % des enfants vivent encore avec leurs deux parents. Ce biais doit également être souligné dans l’analyse des statistiques sur la fréquence à laquelle les enfants voient leurs parents. Selon les pères qui ont répondu à ce questionnaire, les mères voient bien plus souvent leurs enfants qu’eux. En effet, si 70 % des enfants voient leur mère tous les jours, 29 % d’entre eux voient leur père dans le cadre d’un droit de visite et d’hébergement (DVH) classique (un week-end sur deux et la moitié des vacances) et 30 % voient moins, voire jamais, leur père. Dans la plupart des cas, la répartition du temps de garde a fait l’objet d’un contentieux, puisqu’elle a donné lieu à une décision de justice antérieure à l’arrivée des adhérents pour 57 % des enfants. Les membres de SOS Papa sont donc engagés dans des procédures de divorce plus longues que la moyenne nationale, ils voient moins leurs enfants et ont déjà été confrontés à la justice au moment de leur adhésion.

24Peu d’informations sont à notre disposition sur la composition, les échelles d’action, les offres, mais aussi sur le recrutement associatif des groupes de pères séparés en France et au Québec. Une chose est sûre, les pères qui adhèrent aux groupes ont plutôt des trajectoires judiciaires atypiques et sont généralement issus de milieux sociaux favorisés ; la population qui se dirige vers ces groupes n’est toutefois pas homogène. La distinction entre collectifs activistes et parapublics permet d’affiner l’analyse de la composition des groupes et des stratégies de prise en charge des membres.

Des stratégies de prise en charge différenciées

25La diffusion de programmes d’État pour accompagner les hommes et les femmes dans leurs démarches juridiques de séparation est une initiative surtout nord-américaine (Crowley 2009). Ces programmes étant essentiellement construits sur la diffusion d’informations juridiques générales et le soutien psychologique, on peut émettre l’hypothèse que les groupes de pères constitueraient une offre alternative et proposeraient des services complémentaires, voire différents, de ces programmes. En France, le processus de déjudiciarisation étant bien moins avancé qu’au Québec, il est difficile d’avancer que les collectifs activistes (aucun collectif parapublic n’a été rencontré en France) constituent une offre concurrente aux services d’accès au droit fournis par exemple par les tribunaux ou les collectivités territoriales. De plus, la nature des prestations offertes par les groupes se double d’un recrutement associatif non négligeable : les collectifs activistes favorisent l’adhésion des membres les plus fortunés. Les nouveaux adhérents sont particulièrement attirés par ces collectifs activistes parce qu’ils mettent à disposition des professionnels de la justice qui se disent « pro-père ». Les collectifs parapublics plaident à l’inverse pour un engagement individuel sur le long terme. Ces différents points d’opposition entre les collectifs ne signifient pas qu’ils s’alignent tous sur une politique commune : il s’agit donc de mettre en relief ces différences et de faire ressortir des effets de concurrence entre les groupes au sein même de chaque collectif.

Sélection individuelle versus sélection sociale

26Alors que les cotisations sont obligatoires pour rejoindre un collectif activiste (voir infra), elles ne le sont pas au sein des collectifs parapublics : une participation symbolique est néanmoins demandée à tous les nouveaux membres pour s’assurer de leur bonne volonté et de leur engagement. Dans ces structures, le recrutement des membres ne se fait donc pas par une sélection financière, mais par un entretien individuel obligatoire avec tous les pères qui souhaitent se faire aider. Ce passage obligé est commun à tous les collectifs parapublics rencontrés. Le président de Pères séparés s’assure ainsi que les nouveaux arrivants ne considèrent pas le groupe comme « un guichet automatique de services juridiques » :

On n’est pas là pour 25 CAD17 pour dire bon voilà ce que tu vas faire, alors c’est pour ça on est toujours en train d’être à l’écoute si une personne est bien nantie. Si tout ce qu’elle veut, c’est une information sur la pension alimentaire, je lui donne en 10-15 minutes et je m’arrête là. […] On essaie d’être innovateur pour aider ce père pour retrouver la prise en charge de ses enfants. L’idée, c’est d’aider le père dans cette mission-là avec le service qu’on a au niveau de l’accompagnement individuel et le groupe de soutien. (Entretien Q28)

27Ces entretiens servent également à s’assurer que les pères qui souhaitent intégrer les groupes sont dans un « bon » état d’esprit, c’est-à-dire non revanchard et non sexiste. Ceux qui ne sont pas dans cette configuration sont immédiatement réorientés vers d’autres structures lors des entretiens individuels préalables à l’adhésion des nouveaux membres, comme l’explique le président d’Orpères :

Enquêtrice : les entretiens individuels, ça vous permet de sélectionner des pères qui seraient… néfastes au groupe ?
Président d’Orpères : Oui, c’est sûr que j’ai eu des pères qui sont arrivés ici et qui étaient très remontés. Alors moi j’essayais de leur dire « pour le meilleur intérêt de tes enfants, est-ce que tu crois que tu es dans la bonne voie en étant de cette façon-là »… Y’en a quelquefois ils m’ont dit « moi je n’en ai rien à biiiiip ! Elle va payer la biiiip ! ». Puis moi je leur disais « ben non, si c’est vers ça que tu veux t’orienter moi je peux te référer à un autre service qui pourrait t’aider ». Et là je vais les référer vers Fathers for Justice ou d’autres groupes comme ça. Un niveau de confrontation de ce niveau-là, pour moi ça a pas sa place dans le groupe de discussion. Moi je suis pas contre qu’on ait des revendications et qu’on veuille à un moment donné changer les choses. C’est dans la manière de faire.
(Entretien Q30)

28Une sélection préalable est donc réalisée par les collectifs parapublics. Cette présélection existe également parmi les collectifs activistes qui, du fait des coûts d’adhésion pratiqués, visent des membres jouissant de capitaux économiques importants. La surreprésentation des catégories sociales supérieures des adhérents de collectifs activistes est un constat commun à toutes les études sur ces mouvements (Collier et Sheldon 2006 ; Crowley 2008 ; Lecarpentier 2008), constat qui n’est pas simplement imputable à la sélectivité sociale du recrutement associatif18. Peu d’études sociologiques sur les groupes de pères font toutefois état de la composition des groupes : si quelques informations sont disponibles sur leur situation matrimoniale, leur âge, celui de leurs enfants, seule une minorité de ces études analyse la dimension socio-économique des groupes19. Parmi le panel des associations étudiées dans la thèse, j’ai constaté que SOS Papa était le groupe qui pratiquait le recrutement social le plus abouti en proposant notamment des tarifs d’adhésion bien plus élevés que tous les autres collectifs activistes et parapublics. C’est une façon de filtrer les nouveaux adhérents et de n’accueillir que ceux qui ont des capitaux économiques « satisfaisants ». Cette sélection sociale se fait dans un second temps par la socialisation militante. La socialisation militante est définie par Olivier Fillieule et Bernard Pudal comme « l’intériorisation d’une vision du monde, de la place du groupe dans ce monde et de sa place dans ce groupe » (Fillieule et Pudal 2010, p. 179) et s’observe au cours de réunions ou de permanences où futurs et nouveaux adhérents racontent leur histoire aux bénévoles. À titre d’exemple, à SOS Papa, les plaintes ou le désarroi exprimés par les nouveaux membres sont régulièrement reformulés par les animateurs, et les nouveaux arrivants qui ne se prêtent pas à l’exercice sont généralement recadrés de manière assez ferme par les animateurs des réunions, comme en témoignent ces deux interactions observées en octobre et novembre 2008 au siège parisien de l’association. Le premier exemple relate les déboires d’un homme qui dit ne pas être intéressé par la résidence alternée et souhaite simplement ne pas payer de pension alimentaire trop importante. Choqués par ces propos, les animateurs tentent en vain de réorienter son discours :

Un homme de type maghrébin prend la parole de façon assez violente (il est un peu agressif) et commence à exposer son cas sans se présenter : il veut un avocat, car il va divorcer. Il s’entend très bien avec sa femme et ils sont d’accord pour qu’il ait une garde classique (un week-end sur deux). Il refuse simplement que sa femme « lui prenne du pognon ». Maurice et Ali, deux animateurs, sont un peu choqués qu’il ne demande pas plus au niveau de la garde : « Et une garde classique ça vous convient ? […] Vous ne voulez pas au moins demander une garde élargie ? », demande Maurice. Ali poursuit : « Tu veux savoir tes droits, mais il faut d’abord savoir ce que tu veux, toi ». L’homme affirme ne vouloir qu’une garde classique. Les animateurs deviennent alors plus sentimentaux : « Tu verras quand tu te retrouveras seul le soir, tu voudras une garde alternée ». Mais il considère que ses enfants sont trop jeunes pour quitter leur mère. Maurice fait une remarque : « Je ne vous trouve pas très combatif […]. Est-ce que tu as peur du combat ? » L’homme désabusé répond : « Non, j’ai juste peur de payer ! » Il ajoute que de toute façon, il n’a pas assez d’argent pour avoir une résidence alternée, qu’il n’a même pas de chambre pour accueillir ses enfants. (Extrait du journal de terrain, permanence du 15 octobre 2008 au siège parisien de SOS Papa)

29Cet extrait témoigne de la manière dont l’association tente de redéfinir les demandes de ses futurs membres – et dont elle les exclut en cas d’échec de cette socialisation militante. Les animateurs vont ignorer les demandes de ce père intéressé par la seule question de la pension alimentaire, en le laissant de côté jusqu’à la fin de la réunion. Il n’adhèrera finalement pas à l’association. Le second exemple illustre la sélection sociale à laquelle procède SOS Papa. Un homme se présente plusieurs fois à l’association en précisant qu’il est au RMI et qu’on lui a dit qu’il pouvait avoir une consultation gratuite avec un avocat sans adhérer. Son statut social, quelque peu atypique au sein de l’association, et son insistance provoquent l’agacement des animateurs.

L’homme est déjà venu la semaine dernière. Il a une oreillette Bluetooth et une apparence assez négligée : barbe de plusieurs jours, les cheveux en bataille, les mains et les ongles sales. Il n’est pas adhérent, ce qui excède les animateurs, et ils le lui font bien sentir. Il est arrivé au début (à 19 h), mais on ne le fait parler que vers 21 h, alors que les animateurs savent très bien qu’il vient simplement pour une consultation avocat (ils auraient pu le faire passer dès le début). Il parle très mal français et Ramzy, un animateur, pharmacien de profession, le reprend sans cesse pour le corriger. L’homme est au RMI et son ex-conjointe travaille, mais il souhaite la garde exclusive. « Comment tu veux les faire bouffer ? » lui demande Ramzy de façon très agressive. Il se défend en disant avoir un F5 et beaucoup de place pour les accueillir. Ramzy est suspicieux et lui demande comment il peut avoir un F5 en étant au RMI. Les animateurs lui conseillent de se « stabiliser » avant de faire une quelconque demande de garde. À la fin de la permanence, Ramzy lance : « Il m’énerve, ce mec, il m’insupporte, il se croit où, là ? Il croit qu’il va se pointer tous les jours ! » (Extrait du journal de terrain, permanence du 17 novembre 2008 au siège parisien de SOS Papa)

30Dans cet extrait, si la revendication du père cadre effectivement avec la ligne de SOS Papa, elle ne correspond pas au statut social de ce dernier : un animateur le bouscule en lui faisant comprendre qu’il n’a pas à demander une garde exclusive s’il n’a pas de travail. Sa demande ne paraît pas légitime, car il n’a ni les capitaux économiques ni les capitaux culturels – il ne parle pas bien français – requis ; les animateurs ne lui donnent aucun conseil pour obtenir gain de cause. De guerre lasse, ils acceptent tout de même qu’il consulte l’avocat à la fin de la permanence.

31C’est également la perception de la temporalité de la procédure et du processus de séparation qui différencie les collectifs activistes et parapublics.

Prise de recul versus urgence

32Les collectifs activistes ne sont généralement pas des structures favorisant la prise de recul : ils sont au contraire le lieu du coaching juridique rapide et urgent. Seuls les collectifs parapublics valorisent une temporalité moins précipitée dans le travail de deuil au moment de la séparation. Les outils mis à disposition des pères pour engager une réflexion sur leurs pratiques paternelles post-conjugales sont peu nombreux certes, mais tout de même existants. Du côté des collectifs activistes, c’est l’écrit qui est privilégié par l’intermédiaire de lettres ouvertes (SOS Divorce, Les Papas = les Mamans, L’Après-Rupture, Fathers for Justice), d’analyse de l’actualité politique (L’Après-Rupture, Les Papas = les Mamans), de veille médiatique (Les Papas = les Mamans, L’Après-Rupture, Fathers for Justice, SOS Papa) ou encore de publication de magazines (Fédération des mouvements de la condition paternelle, SOS Papa).

33Les collectifs parapublics encouragent quant à eux les nouveaux membres à s’engager sur un travail de fond, en coopération avec les professionnels des groupes. Le personnel sur place refuse en effet de donner des réponses rapides et partielles sur un dossier ou une procédure en cours sans engager des discussions sur l’historique familial et la situation conjugale dans laquelle se trouve le nouveau membre. Comme l’explique le président de Pères séparés, ces groupes ne veulent en aucun cas être des « distributeurs automatiques de conseils juridiques » : la plupart des nouveaux membres s’engagent à ce titre dans un travail sur le deuil de leur relation au sein d’un groupe de parole, sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Le but affiché n’est pas, à l’inverse des collectifs activistes, de changer la société, mais plutôt de chercher à se changer individuellement et d’accepter son nouveau statut de père séparé.

34Au sein des collectifs activistes, l’offre est en tout point tournée vers l’urgence : si les rapports annuels des collectifs parapublics ne précisent malheureusement pas la situation conjugale des pères qui rejoignent les groupes, il ne semble pas qu’elle diverge véritablement entre collectifs activistes et parapublics. Quel que soit le groupe, les pratiques d’adhésion se font surtout en amont ou au moment de la séparation et les pères sont rarement à l’origine de leur séparation. S’il n’est pas possible d’objectiver les raisons pour lesquelles tel ou tel père se rend dans telle ou telle association au moment de sa séparation, l’étude des pratiques d’adhésion des membres de SOS Papa nous éclaire toutefois sur ces points (voir annexes méthodologiques, fichiers 1, 2 et 3). La moitié des 79 nouveaux adhérents ayant répondu au questionnaire sont encore en couple au moment de leur adhésion, un cinquième sont en cours de séparation ou de divorce, alors qu’un peu moins d’un tiers se déclarent séparés ou divorcés (voir annexes méthodologiques, fichier 3). Les mêmes tendances sont perceptibles auprès des nouveaux adhérents entre 2009 et 2010, mais cette fois selon les catégories proposées par l’association. Les nouveaux membres doivent en effet s’affilier à des catégories déjà établies par l’association et plus difficiles à analyser telles que « monoparental » ou « célibataire », car elles sont peu efficaces pour renseigner l’historicité et le contenu de leur statut matrimonial ou conjugal (ont-ils été en couple ? ont-ils la garde principale de leurs enfants ?). Ainsi, lorsqu’on regarde la répartition des différentes configurations conjugales des 346 membres qui ont renseigné cette question, on constate que plus d’un tiers d’entre eux sont encore en couple, ce qui est un peu moins que dans le fichier 3, même si l’on y associe la catégorie « remarié ». L’aspect préventif d’une adhésion non précédée d’une séparation met ainsi en valeur une forme de capital intellectuel non négligeable : le fait de se renseigner sur ses droits et les différentes possibilités qu’offre une séparation reflète une certaine maîtrise des codes juridiques et institutionnels de ces membres.

35Les nouveaux adhérents de SOS Papa se rejoignent également dans une imminence judiciaire. Le choc de la première expérience judiciaire, qu’il s’agisse de la réception d’une requête de divorce ou d’une première audience au tribunal, est en effet l’épreuve qui pousse les pères à adhérer aux associations. Lorsqu’ils sont questionnés sur la temporalité de leur adhésion, 6 adhérents sur 10 déclarent qu’une procédure judiciaire est en cours au moment de leur adhésion (fichier 3). Un peu moins de la moitié des nouveaux adhérents déclarent avoir une procédure prévue dans les mois qui suivent et cette déclaration a pu être vérifiée en confrontant la date d’adhésion avec la date de début de procédure annoncée : parmi les adhérents déclarant l’imminence d’une procédure, celle-ci est majoritairement fixée dans les trois mois suivant l’adhésion pour un tiers des répondants. Ce qui lie également les adhérents entre eux est le fait qu’ils soient tous pères ou, pour très peu d’entre eux, qu’ils soient en passe de le devenir20.

36Si l’imminence de la procédure judiciaire n’est pas la raison prioritaire pour laquelle les adhérents de SOS Papa décident de devenir membres21, la relation constatée entre la temporalité de l’adhésion et celle de la procédure est intéressante pour saisir la dimension de services de cette association et surtout le contexte d’urgence dans lequel les adhérents s’y présentent : presque 7 membres sur 10 rapprochent leur adhésion d’une procédure à venir ou en cours. Sur les 11 834 membres qui ont adhéré depuis 1990, seulement 1,3 % ont renouvelé leur adhésion pendant six à dix ans entre 1990 et 2003. Un peu moins de 6 % des adhérents ont renouvelé leur cotisation de trois à cinq ans entre 1990 et 2008 et également 6 % des membres l’ont fait durant deux années de 1992 à 2009. Enfin, 10 290 personnes n’ont adhéré qu’une seule année, soit 87 % des adhérents. Ainsi, c’est bien une forme d’« adhésion de service » (voir encadré 10) qui prime sur l’adhésion militante à SOS Papa.

37L’engagement des pères en associations, et plus particulièrement à SOS Papa, est ainsi lié à un accident biographique provoqué par la séparation et la judiciarisation de cette séparation. Loin de vouloir s’engager dans un projet de réforme législative en matière familiale, ces pères adhèrent dans l’urgence d’une procédure imminente pour se faire conseiller juridiquement. Cette « adhésion de service » est d’autant plus frappante que près de 9 membres sur 10 ayant adhéré depuis 1990 n’ont pas renouvelé leur cotisation une deuxième année. Cette tendance se confirme dans la littérature sur les groupes de pères22. Il semble donc, pour reprendre le cadre d’analyse proposé par la politiste américaine Jane Mansbridge (Mansbridge et Morris 2001), que les membres de ces groupes ne s’engagent pas en premier lieu dans la cause paternelle par conscience de contre-opposition, mais plutôt parce qu’ils sont à la recherche de solutions individuelles, qu’elles soient de nature juridique, financière ou émotionnelle23. Ces adhérents se distinguent d’une base très minoritaire d’adhérents-militants dont les trajectoires font l’objet d’une étude poussée dans le chapitre 4.

38Les ressources financières des associations sont également fondamentales pour saisir les oppositions qui se jouent dans le champ du militantisme paternel, entre collectifs activistes et parapublics.

Des ressources financières variables

39Parmi l’ensemble des associations françaises, les cotisations d’adhérents constituent la première source de financement, puisque plus de 7 associations sur 10 perçoivent des cotisations. Un peu plus de 2 associations sur 10 bénéficient de dons ou de mécénat d’origine privée. Marginalement, certaines associations tirent des recettes de l’activité associative. Enfin, un peu moins de la moitié des associations françaises perçoivent des subventions publiques (Tchernonog 2013).

40Parmi les groupes de pères séparés, les collectifs activistes bénéficient principalement de financements privés, issus des cotisations adhérentes ou de dons, tandis que les collectifs parapublics fonctionnent grâce à des financements publics.

Des financements privés pour les collectifs activistes

41Si l’absence de subventions publiques peut sembler à première vue handicapante pour mener à bien une action, il s’avère que les collectifs activistes valorisent plutôt l’autofinancement et y voient une forme d’indépendance – ils n’ont ainsi pas à rendre de comptes à leurs financeurs –, mais aussi une réelle force de contestation, les subventions publiques étant considérées, au Québec en tout cas, comme destinées aux groupes féministes.

Cotisations et dons

42Dans l’étude de Jocelyn Elise Crowley, la question des coûts d’adhésion dans les groupes de pères séparés d’Amérique du Nord est peu documentée : si la plupart des groupes proposent des frais d’inscription annuels de moins de 100 dollars, on ne sait pas vraiment combien paient effectivement les pères pour devenir membres des associations et les bénévoles font en général peu de différences dans l’offre de services entre les membres et les non-membres ; l’adhésion prend dès lors davantage une valeur de soutien que de souscription pour des services spécifiques. À l’inverse, les associations qui embauchent du personnel proposent des services payants (avocats, psychologues) : les adhérents qui ne paient pas ne peuvent donc pas en profiter. Afin de survivre, ces groupes doivent « vendre » l’adhésion de façon plus agressive et renvoyer les gens qui ne vont pas adhérer. Dans le cadre de mon enquête, les cotisations des collectifs activistes – qu’ils offrent ou non des services – sont plus élevées en France (de 40 à 130 €) qu’au Québec (10 à 30 CAD, soit 7 à 20 €). La variation du prix est clairement liée à la mise à disposition – ou non – d’avocats dans le groupe : même si ces derniers interviennent bénévolement, le groupe fait valoir une valeur ajoutée et augmente à ce titre ses cotisations. C’est le cas notamment de SOS Papa qui propose la cotisation la plus élevée du panel (130 € en région parisienne / coût variable en régions). Cela permet au groupe de pratiquer une sélection sociale, en obligeant notamment les personnes qui veulent se faire conseiller par un avocat à adhérer. À aucun moment, les bénévoles n’exigent d’entretiens préalables avec les nouveaux adhérents, c’est le seul paiement de cotisation qui permet l’adhésion. Comme l’explique Michel, trésorier de l’association à l’époque où l’entretien est réalisé, en octobre 2008, les animateurs ont pour mission de ne pas conseiller les nouveaux arrivants qui n’adhèrent pas à l’association :

Forcément si les gens ont payé une cotisation, c’est qu’ils participent, qu’ils ont envie de s’investir, peut-être pas pour la cause, mais au moins s’investir par rapport à leurs enfants. Mais tous ceux qui ont pas adhéré, qui ne nous ont pas rejoints, ben ça serait quand même exceptionnel de leur accorder du temps alors que ceux qui nous ont rejoints on leur accorde pas de temps. Il s’agit pas d’être désagréable en renvoyant les gens qui ont pas adhéré, parce que bon ils adhèreront peut-être une prochaine fois, ils peuvent écouter, mais il faut pas qu’ils prennent du temps sur les papas qui eux ont payé et qui sont là pour avoir des informations. Il faut bien qu’ils comprennent que l’association ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. Nous, on n’est pas subventionné, on a besoin des cotisations pour faire vivre l’infrastructure SOS Papa, c’est quand même plus de 50 délégués régionaux, c’est quasiment une petite entreprise à gérer SOS Papa. (Entretien F41)

43On comprend bien ici que l’autofinancement de SOS Papa engendre une sélection des membres par l’argent. D’autres groupes, comme L’Après-Rupture, ont décidé de proposer des cotisations très peu chères (10 CAD/an), dans la mesure où une simple augmentation des prix ne leur permettrait pas d’engager d’autres types d’actions, comme le précise son président : « On double, on triple les cotisations, ça fait quoi ? On pourra toujours pas faire de grands projets. Ça nous oblige à être plus constructifs » (entretien Q29). Tous les collectifs activistes rencontrés reçoivent des dons de particuliers et insistent sur cette contribution, nécessaire à leur survie. Au sein des Nouvelles épouses québécoises, c’est par exemple un don de particulier qui paie la ligne téléphonique gratuite depuis six ans. Parmi les groupes rencontrés, peu de budgets ont été portés à ma connaissance, leur variabilité est toutefois importante au regard, par exemple, du budget annuel des Nouvelles épouses québécoises (8 000 CAD) et de celui de SOS Papa, qui est de l’ordre de 100 000 € au moment de l’enquête, à la fin des années 2000.

L’autofinancement, la voie de la liberté

44Ne pas bénéficier de subventions publiques permet également aux groupes de ne pas avoir à rendre compte de la redistribution des ressources financières. SOS Papa fait d’ailleurs part de cet avantage aux nouveaux membres lors de la présentation de l’association et de ses financements : ne pas avoir d’argent public, c’est avant tout avoir la possibilité de dépenser de l’argent sans avoir de comptes à rendre.

45Au Québec, l’absence de financement public serait le symbole, selon les leaders des groupes, d’une absence de reconnaissance de la paternité post-conjugale comme nouveau problème public. Le financement privé des groupes aurait alors d’autant plus de valeur qu’il est issu de dons et de cotisations individuels, comme l’explique la présidente des Nouvelles épouses québécoises :

Enquêtrice : Dans votre association, vous avez demandé des subventions, ou justement vous ne vouliez pas…
Présidente : Non, moi j’ai jamais joué là-dessus, c’était tellement dur dans le dossier de demande de subvention de me positionner que j’ai jamais réussi à obtenir quoi que ce soit. Ils ont mis deux ans pour répondre à ma demande en disant qu’ils étaient tellement sollicités qu’ils avaient mis de côté mon dossier. Oui, on en a fait du travail pour avoir des subventions, mais on n’a jamais rien eu. J’ai une enveloppe de 1 000 CAD pour l’aide à l’action communautaire [aide publique régionale], mais c’est tout. Ça me paie même pas ma ligne sans frais24 ; ma ligne sans frais est payée par un don de particulier, c’est une femme, qui me paie ma ligne sans frais depuis six ans. Ça vient pas du gouvernement.
(Entretien Q25)

46Les subventions publiques sont par ailleurs considérées par les groupes québécois comme des financements tacites de la cause des femmes. Elles seraient ainsi associées à la promotion du féminisme et au discrédit de la cause des pères, comme l’explique le fondateur de L’Après-Rupture :

Moi, j’ai défendu le dossier du sous-financement des groupes d’entraide pour les pères. On a fait une demande d’accès à l’information auprès du gouvernement pour avoir donc l’information et faire la preuve du financement des groupes féminins par rapport aux groupes masculins. Y avait un déséquilibre donc, un rapport de 1 à 100, fallait faire la preuve puis à partir de là, on a informé les médias sur les sommes qui sont versées, l’utilisation des sommes à la fin de propagande dogmatique, donc on a fait un très gros travail. (Entretien Q36)

47Si l’on suit le raisonnement des deux protagonistes cités en entretien, les financements publics étant massivement attribués aux groupes féministes, la cause des hommes ne pourrait conséquemment qu’être financée par des fonds privés, si elle veut conserver son indépendance. La présidente des Nouvelles épouses québécoises ajoute par ailleurs que les rares groupes d’hommes qui sont financés par des fonds publics sont éloignés de la réalité du terrain. Elle qualifie leur réalité de « rose bonbon » et affirme que ces groupes minorent les problèmes des hommes pour avoir accès à ces financements :

Y a le rose bonbon du groupe AutonHommie à Québec, y a le un peu moins rose bonbon du Réseau Hommes Québec à Montréal qui va donner sensiblement un son de cloche comme le mien, mais très mitigé parce qu’ils veulent pas perdre leurs subventions, puis tu as la réalité ! Moi je suis comme je suis, comme L’Après-Rupture et bien d’autres, je suis dans la réalité, j’suis sur le terrain plein temps, j’peux pas te mentir ! […] Ceux qui ont des subventions, le discours public ils vont le tenir, mais ils vont tout simplement arrondir les angles ! Ils vont faire attention pour ne pas dévoiler ceci, pour ne pas dévoiler cela, on ne dira pas cela […]. (Entretien Q25)

48Fonctionner sans fonds publics permettrait dès lors, selon elle, l’intensité de l’engagement des associations et leur absence de langue de bois, car cela les autoriserait à exprimer une idéologie sans « céder » à la modération obtenue par les pouvoirs publics contre le versement de subventions.

49Dès lors, l’autofinancement des groupes – par le biais de cotisations et de donations – marquerait l’agrégation de forces individuelles : puisque la cause des pères n’est pas reconnue par la force publique, c’est aux pères eux-mêmes de financer leur combat pour prouver la valeur de leur cause. L’autofinancement serait également une façon de coller aux réalités du terrain et de ne pas avoir à maintenir un discours chargé de « bons » sentiments, à l’image de certains groupes de pères auxquels les collectifs parapublics sont assimilés.

Les collectifs parapublics : des organismes davantage financés par la puissance publique

50L’ensemble des collectifs parapublics rencontrés bénéficie de financements publics et privés25. À l’échelle du gouvernement québécois, au moment de l’enquête, c’est le ministère de la Famille et des Aînés qui finance le plus les associations : plus de 350 000 CAD leur sont attribués. Seul le groupe AutonHommie est financé par le ministère de la Santé à hauteur de 160 000 CAD. Les financements publics sont également fournis à l’échelle locale : des organismes d’habitation municipaux ou encore les Centres de services de santé financent les groupes Pères séparés ou Repère à hauteur de plusieurs milliers de dollars. Enfin, les ressources privées, dont les origines sont très hétérogènes, constituent les troisièmes sources de financement de ces organismes. Qu’il s’agisse de revenus issus d’activités ou de dons, elles peuvent aussi bien représenter une part minime (par exemple moins d’un septième pour Pères séparés) que majoritaire (360 000 CAD de financement pour AutonHommie sur un budget de 500 000 CAD) du financement global des groupes.

51Le fait de bénéficier ou non de subventions publiques produit une scission fondamentale entre les collectifs activistes et parapublics, mais aussi entre les groupes français et québécois. Aucun collectif activiste n’en perçoit. C’est également par leur capacité à universaliser les revendications des pères séparés que les collectifs activistes se distinguent des parapublics.

52En bref, les collectifs activistes sont des groupes qui pratiquent une forte sélection sociale par le biais des adhésions, mais aussi de la socialisation militante. Ils ne sont financés que par les cotisations et les dons, et n’ont généralement pas de salariés. En France comme au Québec, ces groupes reçoivent leurs membres dans une situation d’urgence, liée généralement à l’imminence ou au début d’une procédure judiciaire. Au contraire des collectifs activistes, les collectifs parapublics sont à ce jour le fruit d’une initiative seulement québécoise. Ils s’appuient sur une démarche de réflexion de fond avec les adhérents. Ils cherchent à décrédibiliser les discours haineux envers les femmes et incitent les pères qui veulent tenir ce discours à rejoindre d’autres groupes plus revendicatifs. Ils présélectionnent généralement les membres par le biais d’entretiens individuels avant de les laisser rejoindre les groupes de parole. Les animateurs sont souvent des professionnels, c’est-à-dire des travailleurs sociaux qui sont embauchés par l’association, subventionnée par des fonds publics.

53Si les collectifs parapublics ne peuvent pas être analysés comme une offre véritablement concurrente des programmes d’État, dans la mesure où ils sont partiellement, voire totalement, financés par des fonds publics, la question d’une concurrence se pose plutôt entre les collectifs activistes et les programmes d’État. Que viennent chercher ces pères qu’ils ne peuvent trouver auprès d’un juriste dans une Maison d’accès au droit ou un service juridique gratuit ? Au regard du public de SOS Papa, sursélectionné socialement, et de la demande des membres, principalement axée vers l’offre de services juridiques au moment de la séparation, il semble que ces pères souhaitent avoir accès à un service juridique qui apporterait des « ficelles » et aurait une vision critique de la justice familiale des pays étudiés. Les collectifs activistes se chargeraient de « filtrer » les informations liées à la justice familiale et d’offrir une vision déjà analytique en faveur de ses membres. Les groupes profitent également du fait que la plupart des services sociaux d’urgence s’adressent principalement aux mères et aux enfants – comme les services de logement d’urgence – et exploitent ainsi une offre déficitaire en direction des hommes. Dès lors, les pères qui ont expérimenté un premier échec en justice ou qui cherchent à obtenir des connaissances dans ce domaine en vue d’une audience imminente se dirigeraient vers ce type d’associations qui leur donneraient d’ores et déjà les « clés », les moyens de se défendre grâce à un discours établi sur la justice familiale et à des professionnels du droit qui adhèrent à ce discours. En un sens, et au regard de l’urgence de l’adhésion précédemment analysée, ces pères souhaiteraient passer tout de suite à l’étape « supérieure », celle qui leur permettrait d’avoir un regard avisé sur la situation de la justice familiale. Ce recrutement fondé sur un discours militant et une offre de services n’amène pas, toutefois, la majorité des pères à renouveler leur adhésion et à s’inscrire dans une démarche militante sur le long terme avec les associations. Son aspect séduisant se double d’un court-termisme non négligeable. Les collectifs activistes et parapublics ne s’opposent pas tant sur l’objet des revendications que sur la manière de les traiter et de les aborder.