Où en sommes-nous aujourd’hui de la féminisation de notre société ? La démographie est évidemment obérée par le féminisme qui a transformé la natalité, phénomène naturel, en exploit. Conséquences : incertitude des régimes de retraite et recours inévitable à l’immigration qui va modifier d’une manière inconnue les fondements culturels de notre identité. (Revue du Mouvement pour la condition masculine, n^o 99, 2000, cité par Lecarpentier 2008, p. 244)

1La « féminisation » de la société est ici assimilée au déclin de nombreux phénomènes sociaux tels que la démographie ou la solidarité intergénérationnelle. Les mobilisations féministes et les différentes victoires qui en ont découlé seraient à l’origine de nombreux dérèglements sociétaux : la féminisation du marché du travail conduirait inévitablement à la chute de la natalité (les femmes n’ont plus le temps de faire des enfants, ou en font moins) ; le remplacement des hommes par les femmes dans tous les domaines de la société entraînerait la remise en cause de ses « fondements culturels » et la disparition d’un groupe social.

2Le mouvement en faveur de la condition masculine et paternelle s’enracine dans une appréhension globale du féminisme dans toutes les strates de la société. La cause paternelle s’ancre plus spécifiquement dans une contestation des mutations familiales. Les fondateurs de ce mouvement assimilent les changements survenus depuis les années 1960 dans la sphère privée – diffusion de la cohabitation hors mariage, banalisation du divorce et des unions successives, multiplication des familles monoparentales et recomposées et mutation des rôles féminins au sein de la cellule familiale (Déchaux 2009, p. 15-24) – à la remise en cause profonde de la condition masculine et paternelle.

3Dans une perspective sociohistorique, ce chapitre interroge la manière dont la cause paternelle est apparue dans le cadre d’un questionnement profond des acquis du féminisme. La comparaison entre la France et le Québec, et plus généralement entre l’Europe et le continent nord-américain, nourrit tout au long de cet ouvrage notre analyse du processus d’émergence du mouvement des hommes depuis les années 1970. Celui-ci s’est d’abord érigé en contre-mouvement pour s’opposer à la deuxième vague du mouvement féministe et s’est peu à peu spécialisé dans la défense des intérêts des pères divorcés. Dans un contexte de massification des divorces, les nouvelles configurations familiales sont dénoncées : l’enfant est mis au cœur de ce discours, car il serait le premier à souffrir des conséquences du divorce. Les pères s’engagent ainsi dans une lutte qu’ils disent mener au nom de leurs enfants et formulent des revendications en matière de garde présentées comme « égalitaires ».

Après le féminisme

4L’ensemble des travaux produits sur le mouvement des hommes et des pères séparés situe son émergence dans les années 1960-1970, en réaction aux mobilisations féministes de l’époque. En cela, il constitue ce que la sociologie du militantisme nomme un « contre-mouvement », notion généralement attribuée aux mobilisations conservatrices et réactionnaires (Lo 1982) qui seraient « le fait de groupes sociaux en déclin qui se sentiraient menacés » (Sommier 2009, p. 155). Cet outil théorique donne des clés d’analyse utiles à la compréhension d’un tel mouvement, dans un contexte de profonde redéfinition des normes sociales, conjugales et familiales. La défense de la condition masculine s’est ainsi forgée contre le féminisme tout en s’en inspirant partiellement, un contre-mouvement étant par essence « dépendant » du mouvement contre lequel il s’érige.

Un mouvement social en réaction à la montée du féminisme

5Le mouvement des hommes associe l’origine de la « crise » de la masculinité contemporaine aux « dérives du mouvement féministe » (Allen 2002 ; Dupuis-Déri 2010). De prime abord, ce sont les institutions du féminisme d’État (Revillard 2016) qui sont visées par ces groupes. Ces groupes se fondent dans une volonté affirmée de « symétrisation » des rapports sociaux de sexes : puisque des institutions sont créées en faveur des femmes, il faudrait, dans un esprit de parité, en faire de même pour les hommes. À titre d’exemple, un Conseil du statut de l’homme est créé au Québec par le groupe Égalitariste en réponse à la création du Conseil du statut de la femme (CSF), apparu en 1973, afin de « promouvoir » et de « défendre les droits et les intérêts des Québécoises »1. De manière similaire, en France, le Mouvement pour la condition masculine (MCM) est fondé en 1975 en réponse à la création en 1974 du secrétariat à la Condition féminine2. Dans le Journal officiel du 8 novembre 1975, ce groupe se présente ainsi contre le bouleversement de l’ordre des sexes consécutif à « l’évolution de la condition féminine » (cité par Lecarpentier 2008, p. 241-242).

6En cela, les groupes d’hommes adoptent la rhétorique du « mythe de l’égalité déjà là » théorisé par la sociologue féministe Christine Delphy (2007). Ce mythe fait référence à un topos régulièrement convoqué par les groupes d’hommes qui disent souffrir, au lendemain des premières victoires féministes, d’un renversement des rapports de force : la société occidentale de la fin du xx^e siècle ne serait plus patriarcale mais matriarcale. Une domination en remplaçant une autre, les hommes seraient à présent discriminés dans tous les secteurs de la société : en famille (le père aurait moins de légitimité à s’investir dans le travail parental) ; au travail (les hommes subiraient des discriminations à l’embauche au nom de la parité et des quotas) ; dans le monde politique ou encore au niveau de la santé. Dès les années 1970, la posture antiféministe est ainsi clairement énoncée : le mouvement des femmes est le principal responsable du rabaissement des hommes.

7Puisque l’émergence des groupes d’hommes est concomitante des premières mobilisations féministes des années 1970, il est peu surprenant de constater qu’elles ont en un sens influencé l’émergence même de notion de « condition masculine » : les hommes souffriraient eux aussi de la domination patriarcale. Bien sûr, cette souffrance est détournée des problématiques féministes initiales pour être recentrée sur la question des hommes. Comme l’explique Anna Gavanas, sociologue américaine spécialiste des politiques publiques en lien avec la paternité, les « coûts de la masculinité »3 sont ainsi régulièrement mobilisés par les groupes d’hommes : emprisonnés dans leur rôle de male breadwinner et contraints au succès professionnel, les hommes se sentiraient marginalisés et non considérés en tant que pères (Gavanas 2004, p. 11). C’est dans cette perspective que Richard Doyle, pilote d’avion américain né en 1930, rassemble des hommes avec l’intime conviction que la société tout entière les défavorise et crée la Men’s Rights Association en 1973. Le groupe, qui devient ensuite Free Men, puis Coalition of Free Men, s’inspire des théories de Herb Goldberg, un psychologue berlinois ayant émigré en Californie, très investi dans la cause des hommes4, pour dénoncer le mal-être profond des hommes, contraints par la société d’assumer des valeurs viriles (force physique, argent, activité professionnelle) et condamnés à se développer dans des métiers moins épanouissants et plus compétitifs que les femmes. Selon Germain Dulac, sociologue québécois spécialiste du militantisme paternel, la thèse d’Herb Goldberg pose ainsi les jalons du courant « masculiniste » américain (Dulac 1994).

8Les groupes d’hommes s’inspirent également des répertoires d’actions mobilisés par le mouvement féministe. La pratique de la non-mixité est une analogie marquante. Adoptée par les féministes dans les années 1970 en écho au mouvement des Black Panthers, la non-mixité est considérée comme une pratique nécessaire au sein d’un système d’exploitation patriarcal, « la libération des opprimées [étant] l’œuvre des opprimées elles-mêmes, on ne se libère pas en compagnie de son oppresseur » (Delphy 1970). Cette pratique est ainsi réutilisée par le mouvement des hommes sur les mêmes fondements : la nécessité de se libérer de la domination insidieuse des femmes dans une société qui serait « de plus en plus féminisée »5. Ces passerelles idéologiques sont volontairement maintenues par les groupes d’hommes et de pères afin de semer le trouble entre les luttes et dans le but de « symétriser » les combats. Se battre pour les hommes, les femmes, les familles : tout se vaudrait tant que l’égalité entre les sexes est recherchée.

9Après cette phase d’émergence, la création de groupes d’hommes se généralise dès les années 1980 aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe (Broué 1980). La cause des hommes est toutefois loin d’être homogène dans ses revendications et idéologies.

La défense de la condition masculine

10La défense de la condition masculine pose les jalons du mouvement des pères séparés. Elle ne constitue pas, toutefois, une entité unie et homogène. En dehors de la principale tendance, appelée « masculiniste », deux autres courants minoritaires composent également le mouvement des hommes (Deslauriers et al. 2010).

11Le premier courant, appelé « antisexiste » ou « proféministe », engage une réflexion sur la condition masculine pour remettre en cause les fondements du patriarcat dans les sociétés occidentales. En France, le Mouvement pour la libération des hommes, formé au début des années 1970, lance une réflexion sur la masculinité qui voit son aboutissement dans l’apparition du groupe « Pas rôle d’hommes » en 1977. En octobre 1979, une dizaine d’hommes créent Ardecom (Association pour la recherche et le développement de la contraception masculine) afin de regrouper des hommes disposés à faire des recherches sur la contraception masculine. Dès le premier trimestre de 1980, Ardecom publie un bulletin intitulé Contraception masculine, paternité (Dulac 1994, p. 52). En 1980, le bulletin Pas rôle d’hommes change de titre et de format et devient Types, paroles d’hommes, produit par l’Association pour la disparition des archétypes masculins (ADAM) (Broué 1980). Cette première tendance trouve ainsi sa place parmi les groupes de réflexion sur la contraception et sur la condition masculine au sein de la tendance proféministe du mouvement des hommes. En raison de sa marginalité au sein du mouvement des hommes, ce courant ne fait pas partie des fondements de la cause des pères.

12Le deuxième courant, « mythopoétique », est déjà plus proche des intérêts défendus par les groupes de pères séparés, puisqu’il dénonce la disparition des pères dans la société. Créé par Robert Bly, un poète américain qui s’engage dans le mouvement des hommes au début des années 19806, ce courant est qualifié de « spirituel et thérapeutique », selon la sociologue américaine Anna Gavanas. Il est peu impliqué dans la défense de droits et la transformation des politiques publiques (Gavanas 2004, p. 12). Selon elle, ces groupes, qui émergent entre les années 1980 et 1990, touchent particulièrement les hommes blancs, hétérosexuels de classe moyenne et d’âge plutôt mûr (entre la quarantaine et la cinquantaine). Au Québec, l’analyste jungien Guy Corneau, connu pour son ouvrage Père manquant, fils manqué, est le représentant de cette tendance. Il est également à l’origine du Réseau Hommes Québec (RHQ) fondé en 1992, qui compte une cinquantaine de groupes d’hommes (Dulac 1994, p. 60). En France, le premier groupe (nommé « Homme etc. ») issu du courant mythopoétique n’est créé que bien plus tard, en 1999, par des hommes revenus des États-Unis et d’Angleterre (Lulé 2009, p. 12). Les hommes « mythopoétiques » considèrent que l’absence des pères est un des problèmes majeurs de la société, étant eux-mêmes particulièrement marqués par l’absence physique ou émotionnelle de leur propre père. Leur stratégie se veut apolitique, basée sur l’individu et les sentiments tels que la souffrance, la colère et les problèmes émotionnels (Gavanas 2004). Ils s’inscrivent dans une démarche de réappropriation de leur masculinité, comme on le voit dans les appellations de « guerriers », « rois » ou « conquérants », qui sont omniprésentes parmi les groupes.

13Enfin, la branche « masculiniste » est considérée par les théoriciens féministes comme le courant majoritaire du mouvement des hommes. Ce mouvement inclut, selon l’anthropologue Mélanie Gourarier, « tout groupe organisé autour de la défense de la “cause des hommes” dans une confrontation/rivalité avec le féminisme et les femmes » (Gourarier 2017, p. 10). La notion de « masculinisme » est rarement employée par les « indigènes », c’est-à-dire les hommes que l’on identifie comme relevant de cette idéologie, ces derniers se qualifiant plutôt d’« hoministes » ou d’« humanistes ». Voyons à présent en quoi consiste la rhétorique de la crise, chère à ce mouvement.

Des hommes en « crise » dans une société de femmes

Le masculinisme récupère à son profit l’analyse et le mode d’organisation des féministes pour en renverser le sens : l’analyse des rapports sociaux de sexe cherche maintenant à identifier les hommes comme victimes des femmes dominantes, la notion de matriarcat remplace celle de patriarcat, et les hommes sont appelés à se joindre à des groupes d’hommes qui ressemblent aux groupes de prises de conscience mis sur pied par les féministes dans les années 1960 et 1970. Comme les féministes, les masculinistes proposent aux hommes de (re)développer leur capacité d’action et leur pouvoir, qu’ils auraient perdus au profit des femmes. (Dupuis-Déri et Blais 2008, p. 15)

14Comme l’expliquent ici les politiste et sociologue québécois Francis Dupuis-Déri et Mélissa Blais, l’idéologie masculiniste s’inscrit dans une pensée « non politiquement correcte » qui cherche à remettre en cause la domination hommes/femmes afin de victimiser certaines classes dominantes de la société. Dans la même lignée que la rhétorique du « racisme anti-blanc » ou du « mal-être des riches », le « sexisme anti-hommes » est une formule régulièrement mobilisée par les porteurs du mouvement masculiniste. En effet, la « libération » des femmes serait à l’origine d’une crise de la masculinité, d’une perte de repères : un homme doit-il être viril ou tendre, autoritaire ou « papa poule », pourvoyeur principal du foyer ou plus disponible auprès des enfants ? La médiatisation de ces questions est particulièrement efficace, car masculinité et paternité sont abordées sous l’angle de la psychologie7 et non de la remise en question des rapports de domination : on se questionne ainsi sur les « nouveaux pères », on glorifie ceux qui emmènent les enfants le mercredi après-midi à la piscine, on valorise les hommes qui se mettent à la cuisine. Francis Dupuis-Déri, en accord avec Judith Allen (2002), voit dans ce phénomène un discours de la crise, plutôt qu’une crise réelle : « ce discours s’articule autour de la thèse de la mise en péril, identifiée par Albert Hirschman dans son étude des stratégies de la rhétorique réactionnaire, et qui consiste à affirmer qu’un mouvement d’émancipation met en péril, voire détruit, la nation, l’ordre social, la famille, ou encore l’homme et sa masculinité » (Dupuis-Déri 2010, p. 13). Ce discours de crise se concentre en effet sur certains éléments emblématiques de la domination masculine, tels que l’excellence scolaire et la violence.

15Premier exemple, l’institution scolaire – tout comme l’institution médico-sociale – deviendrait peu à peu hostile aux garçons par sa forte féminisation. Une nouvelle vague de parutions sur la question, telles que Sauvons les garçons ! (Auduc 2009), fait écho à celle du début des années 1990, où les filles étaient encouragées, suite à l’explosion de leur intégration sur le marché scolaire depuis les années 1960, à choisir des carrières universitaires plus valorisées, telles que les sciences ou la médecine (Baudelot et Establet 1992 ; Duru-Bellat 1990). Car si les filles réussissent en effet mieux à l’école et durant les premières années d’université, elles sont ensuite davantage touchées par le chômage et la précarité. De la même manière, elles ont tendance à se diriger vers des filières moins prestigieuses que les garçons : les sphères professionnelles attenantes aux secteurs éducatif et médico-social sont par exemple particulièrement féminisées, tandis que les postes à responsabilité et prestigieux sont détenus par des hommes (Mosconi 2001 ; Mosconi et al. 2000). Selon les masculinistes, l’échec scolaire des garçons serait le fait d’une surféminisation du secteur de l’enseignement ainsi que de la valorisation des qualités dites « féminines » au sein du parcours scolaire, telles que la rigueur, le soin ou encore l’écoute. Stéphane Clerget8, pédopsychiatre régulièrement mobilisé par les masculinistes français, n’hésite pas, d’ailleurs, à généraliser cette « surféminisation » au sein aussi bien de la sphère privée que de la sphère scolaire en demandant la réintroduction d’hommes au sein de l’enseignement et en plaidant pour la résidence alternée lorsque les enfants ont des parents séparés ou divorcés (Clerget 2001 ; Clerget et Leroy 2005).

16Second exemple, la violence serait loin d’être un monopole masculin. C’est notamment en contestant les enquêtes statistiques sur les violences faites aux femmes, qui seraient dirigées par des lobbies féministes vivant de « l’industrie des violences conjugales » (Collectif Stop Masculinisme 2013, p. 38), qu’est relativisée la violence masculine. Selon la théorie de la symétrie de la violence mobilisée par les masculinistes, les femmes aussi battraient leur conjoint. En France, au début des années 2000, l’enquête ENVEFF, première enquête statistique réalisée dans le pays sur le thème des violences conjugales, a ainsi déclenché une polémique relative à la méthode utilisée, afin d’en contester les principaux résultats. Tout d’abord, les plaintes d’hommes envers des femmes violentes ne seraient jamais enregistrées par la police ; ensuite, les violences subies par les hommes seraient moins visibles (violences psychologiques) ; enfin, les femmes contraindraient les hommes à la violence physique pour ensuite en faire un outil de chantage afin d’obtenir le divorce ou encore la garde des enfants (Collectif Stop Masculinisme 2013). Plus récemment, l’enquête Virage, menée notamment par l’INED, a pris en compte la variable masculine dans le cadre de la collecte de données réalisée en 2015 auprès de 25 000 personnes (50 % de femmes, 50 % d’hommes) âgées de 20 à 69 ans. Cette enquête sur les viols et agressions sexuelles, publiée à la fin de l’année 2016, montre que malgré la prise en compte des violences faites aux hommes, les femmes restent les principales victimes de ce type de violences9 (Brown et al. 2021).

17Les stratégies de symétrisation de la violence, analysées notamment par Coline Cardi et Geneviève Pruvost dans leur ouvrage sur la violence des femmes (Cardi et Pruvost 2012), consistent à désacraliser la violence des hommes faite aux femmes, mais participent également à la déconstruction des valeurs masculines attachées au pater familias : les pères auraient les mêmes souffrances que les mères. D’autres problématiques sont également investies par les masculinistes pour dénoncer la « féminisation » de la société, telles que les normes de séduction (Gourarier 2017) et de procréation, les orientations sexuelles (Avanza 2015) ou encore la prise de parole publique et médiatique (Faludi 1993).

18Le mouvement des hommes émerge ainsi dans une dynamique de contre-mouvement, en réaction à la deuxième vague du féminisme dans les années 1970. En s’inspirant de la cause des femmes, ce mouvement analyse le mal-être des hommes et dénonce les méfaits d’une société qui reconduirait les rapports de domination en les inversant. Mais le masculinisme ne s’est pas limité à sa nature de contre-mouvement : il s’est imposé comme un nouveau mouvement déplorant le malaise des hommes et des petits garçons dans une société « surféminisée ». Certains de ses arguments, comme ceux déplorant l’absence des pères, vont inspirer les initiateurs de la cause paternelle. La défense des intérêts des hommes va ainsi être rapidement supplantée par celle des intérêts des pères en situation de rupture conjugale.

La disparition des pères

19Entre les années 1950 et 1980, un certain nombre de travaux issus notamment du champ de la psychologie dénoncent « la mort du père », c’est-à-dire son effacement, réel ou symbolique. Au milieu des années 1970, des mouvements de pères apparaissent sur la scène politico-juridique pour justement dénoncer l’absence des pères à la suite des séparations conjugales et revendiquer le maintien de liens suivis entre les pères et les enfants (Lefaucheur 1997).

« Papa où t’es ? » : l’absence des pères comme nouveau problème public

20Dans les années 1980, plusieurs chercheurs et intellectuels issus de formations diverses (docteurs, cliniciens, journalistes) s’inquiètent des conséquences des dissolutions familiales sur les conditions d’exercice de la paternité (Mucchielli 2000). La question de l’absence des pères est notamment investie par le champ psychopédagogique : elle devient une véritable obsession collective et se fonde sur des postulats reliant absence du père et délinquance juvénile, afin de pointer du doigt les effets néfastes des foyers monoparentaux – tenus principalement par les mères – sur les enfants. Ce topos est également mobilisé dans les politiques publiques : l’exemple des États-Unis est à ce titre frappant. En 1995, Bill Clinton déclare dans un de ses discours que de nombreux problèmes pourraient être résolus dans les familles américaines si les pères étaient plus présents. En 1997, le Congrès des États-Unis met en place un groupe de travail sur la promotion de la paternité, tandis que George W. Bush débloque 300 millions de dollars pour promouvoir la « paternité responsable » (Gavanas 2004). Enfin, Barack Obama, fils d’un père absent, actualise à son tour cette promotion de la paternité en condamnant en 2008, lors de la fête des Pères, l’irresponsabilité de nombreux pères, notamment dans la communauté noire10.

21La sociologie américaine a largement documenté les effets néfastes qu’engendrerait l’absence des pères : de nombreux articles statistiques corroborent le lien entre la fréquence du droit de visite et d’hébergement du parent non gardien avec le bien-être de l’enfant. Le contact entre les enfants et le parent non gardien étant souvent mis à l’épreuve par les séparations (Peters et Ehrenberg 2008), plusieurs études se sont en effet penchées sur la qualité des relations post-divorce entre le parent non gardien (non resident father ou non custodial father) et les enfants (Braver et Griffin 2000). La sociologie quantitative questionne également les conditions de changement de résidence de l’enfant du parent gardien vers le parent non gardien (Gupta et al. 2004) et analyse la fréquence des relations père-enfant lorsque le père quotidien devient un parent ponctuel (Hoffman 1995). La littérature américaine interroge également les relations entretenues entre les ex-conjoints lors des visites de l’enfant chez le père (Guzzo 2009 ; Koch et Lowery 1985) et les perceptions qu’elles suscitent (Lin et McLanahan 2007 ; Mandel et Sharlin 2006). L’ensemble de ces études s’accorde sur le fait que la relation entre parents non gardiens et enfants est nécessaire à leur bien-être. Ces études montrent également que les pères généralement moins dotés économiquement et dans des situations de précarité professionnelle entretiennent moins de contacts avec leurs enfants.

22La sociologue américaine Anna Gavanas, spécialiste des politiques publiques en direction des pères aux États-Unis, note un changement de pratiques dans les affaires familiales en vue de favoriser le lien entre l’enfant et le parent non gardien, à la suite de l’adoption du principe de coparentalité depuis les années 1990 (voir encadrés 1 et 8). Elle constate toutefois que les responsabilités paternelles telles qu’elles sont définies dans la loi et les politiques publiques sont orientées vers l’entretien financier et non vers la relation quotidienne avec l’enfant. Si les pères mauvais payeurs peuvent être sanctionnés par la loi, ceux qui ne rendent pas visite à leurs enfants selon les cadres définis par loi ont peu de chances d’être inquiétés (Gavanas 2004). De la même manière qu’aux États-Unis, au début des années 2000, comme le spécifie la sociologue Barbara Hobson, les politiques européennes en direction des pères séparés sont principalement abordées de manière « négative », c’est-à-dire qu’elles visent à compenser financièrement l’absence des pères (Hobson 2002). Au milieu des années 1990, les policy makers s’intéressent aux pères et plus particulièrement à « la crise de la paternité » : on y déplore le déclin de la famille et du mariage et on manifeste de l’anxiété face au divorce et à la monoparentalité (Lewis 2001). Les États-providence occidentaux ont ainsi tendance à orienter les aides financières vers les mères seules (Hobson 2002 ; Collier 2009). L’État remplacerait en un sens les pères divorcés en développant de plus en plus de politiques s’attaquant aux mauvais payeurs (deadbeat dads). Les pères absents, appelés « delinquent fathers » aux États-Unis, ou encore « problems fathers » en Angleterre, sont au cœur de politiques dénonçant le « fatherlessness ». À titre d’exemple, les femmes anglaises ou américaines qui ne déclarent pas l’identité du père de leurs enfants auprès des pouvoirs publics risquent de perdre leurs allocations. Enfin, malgré des traditions et des pratiques juridiques différentes, la plupart des États européens prévoient des droits minimums concernant, par exemple, les pensions alimentaires ; d’autres, comme les pays scandinaves – mais aussi la France – vont même jusqu’à prévoir une compensation financière étatique en cas de non-versement.

23L’absence des pères est ainsi décrite, en Europe comme en Amérique du Nord, comme un nouveau problème public consécutif aux nouvelles configurations familiales que sont la monoparentalité ou l’instabilité conjugale. C’est précisément ce dernier point qui nourrit le mécontentement des pères militants : à l’origine, c’est bien la remise en cause de l’institution du mariage qui est perçue comme un bouleversement sans précédent par les groupes de pères séparés.

Le mariage, dernière institution légitime

24La question du mariage est au cœur des préoccupations du militantisme paternel. C’est autour de cette institution – et de sa désaffection présumée11 – que des pères séparés organisent leur mécontentement. Si les séparations conjugales12 sont loin d’être un phénomène récent, elles ont toutefois été durant des siècles l’apanage de personnes « exceptionnelles » (aristocrates, dirigeants). Le phénomène du divorce de masse est bien plus récent et représente le changement le plus significatif survenu dans la sphère familiale ces quarante dernières années. Le sociologue américain William J. Goode affirme d’ailleurs que, pour la première fois dans l’histoire, de nombreuses nations révèlent des tendances similaires en matière de dissociations conjugales, telles que l’augmentation spectaculaire du taux de divorce, l’appauvrissement du niveau de vie des enfants impliqués dans un divorce et une régulation administrative des séparations de plus en plus importante (Goode 1993).

25À partir des années 1980-1990 émergent deux mouvements sociaux en direction des pères autour de la question de la stabilité matrimoniale et des dissolutions conjugales. Ils ne promeuvent toutefois pas les mêmes revendications : la première tendance, diffusée essentiellement aux États-Unis, porte sur la responsabilisation des pères et la valorisation du mariage. La deuxième tendance concerne les pères séparés et se développe aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord.

26Le Fatherhood Responsability Movement (FRM) naît aux États-Unis au milieu des années 1990 à une période où les débats sur les mères célibataires, la crise de la famille et des valeurs font rage. À ces questions s’ajoutent celles qui sont relatives à l’absence des pères et au déclin du mariage, dont le FRM se saisit, à travers, notamment, la notion d’intérêt de l’enfant : les pères seraient marginalisés et la parentalité serait en voix de féminisation. Selon A. Gavanas (2004), le FRM a réussi à faire de la paternité un objet politique phare à la fin des années 1990, dans la mesure où deux lois sont respectivement votées en 1999 (le Fathers Count Act) et en 2000 (le Responsible Fatherhood Act) afin de favoriser la promotion de la responsabilité paternelle par l’attribution de dizaines de millions de dollars aux campagnes de sensibilisation ainsi qu’aux groupes de pères. Dans le cadre de ces campagnes, le FRM promeut avant tout le mariage et la paternité responsable. La sociologue américaine souligne toutefois l’hétérogénéité des groupes et des idéologies au sein du FRM : derrière une image unifiée, de grandes divergences les divisent, notamment sur la question du mariage. Une branche du FRM cible ainsi les familles fragiles, c’est-à-dire les hommes de classe populaire issus de minorités, ayant de faibles revenus. Cette branche milite pour l’accession au mariage afin d’éviter que les parents ayant eu des enfants hors mariage soient désavantagés. La seconde branche du FRM est pro-mariage et plus traditionnelle : elle défend une vision hétéronormative de la sexualité et de la famille. Le mariage serait la clé d’une paternité responsable pour tous les hommes et aurait la vertu de générer une uniformité parmi eux, quelles que soient leurs origines sociales, raciales ou socio-économiques. Malgré ces différences assez fondamentales, on note une volonté d’action unique au sein du FRM, celle d’inclure tous types d’organismes, tels que les groupes de pères, les groupes thérapeutiques, les programmes pour les pères pauvres issus de minorités, ou encore les Promise Keepers (organisation évangéliste en direction des hommes).

27La deuxième tendance concerne les pères séparés, regroupés sous le nom de Fathers Rights Movement. Il s’agit de celle qui est étudiée dans cet ouvrage. C’est dans un contexte de massification du divorce, au début des années 1980, qu’émergent aux États-Unis les premiers groupes de pères séparés. Initialement, les revendications de ces groupes portent essentiellement sur les conséquences financières du divorce et les enjeux liés à la pension alimentaire pour les enfants ou l’ex-conjointe, et non sur la garde et le droit de visite des enfants, comme ce sera le cas quelques d’années plus tard13. En 1965 est fondé le Committee for Fair Divorce and Alimony Laws, dont l’objectif principal est l’abolition de la pension alimentaire, alors que l’American Society for Divorced Men est créée en 1968. Richard F. Doyle14 est celui qui réussit le mieux à regrouper les pères américains : il crée la Coalition of American Divorce Reform Elements (CADRE) en 1970, puis la Men’s Rights Association (MRA) en 1973. Les groupes de pères, au nombre de 185 en 1981, parviennent à être plus de mille en 1985 (Chesler 1986, p. 426). Selon Jocelyn E. Crowley, sociologue du mouvement des pères aux États-Unis, la naissance en 1980 de la Joint Custody Association, issue d’une scission au sein du National Congress of Men, puis la création du National Congress for Fathers and Children dans les années 1990 annoncent non seulement le glissement des regroupements d’hommes vers la cause paternelle, mais aussi celui de l’intérêt des pères vers la garde des enfants, au détriment des enjeux économiques du divorce (Crowley 2008). Au Canada, Germain Dulac observe cette même tendance : ce changement de focale est notamment lié, selon lui, à l’arrivée de pères en rupture d’union au sein des groupes d’hommes, au milieu des années 1980, poussant certains groupes à réorienter leurs préoccupations générales relatives à la condition masculine vers la paternité (Dulac 1994, p. 56). Accusés par la suite de ne s’intéresser qu’aux droits des pères, plusieurs groupes changent de nom afin d’être plus légitimes dans le paysage du militantisme paternel et privilégient des appellations mettant en scène les enfants et la famille en général, plutôt que les seuls droits des pères divorcés15. À titre d’exemple, l’Association des hommes et pères séparés de Montréal (AHSD), créée en 1983, devient le Groupe d’entraide aux pères et de soutien à l’enfant (GESPE) en 1987 (Dulac 1994, p. 59)16.

28Opposé dans un premier temps à la remise en cause de la cellule familiale traditionnelle incarnée par le mariage, le mouvement des pères séparés s’est ensuite saisi des problématiques relatives aux conséquences du divorce, afin de généraliser les méfaits de ce dernier sur les enfants et sur la société tout entière.

« Manque de père, manque de repères »

La structure familiale de la société française est bien en train de se désagréger, affaiblissant d’ailleurs notre civilisation par rapport à d’autres qui commencent à se substituer à elle ; civilisations dans lesquelles la cellule familiale est l’élément de base de l’édifice social. Nous pouvons nous demander ce qui participe à cette dégradation pour en interrompre le processus. (SOS Papa Magazine, n^o 1, 1991, p. 1)

Autrefois l’homme avait pouvoir de procréation et reconnaissait à la femme le pouvoir d’éducation. Hommes et femmes vivaient ainsi une sorte d’équilibre des pouvoirs dans la famille. (SOS Papa Magazine, n^o 13, 1994, p. 2)

29La question de la moralisation des risques du divorce sur les enfants est un enjeu récurrent de l’après-rupture, sans cesse mobilisé par les groupes de pères. Les « enfants du divorce » et la dissociation familiale ont fait l’objet d’une vaste littérature présentant une vision moralisante et catastrophiste de ces nouvelles configurations familiales : le divorce symboliserait la fin de la famille nucléaire classique et le déclin de l’autorité paternelle. Les recherches scientifiques y ont leur part de responsabilité. En effet, L. Edward Wells et Joseph H. Rankin, respectivement criminologue et sociologue, ont établi une liste des études publiées entre 1926 et 1989 qui assument une corrélation entre dissociation familiale et délinquance juvénile (Wells et Rankin 1991). Ces études révèlent une double stigmatisation : d’une part, les familles monoparentales seraient moins capables d’élever leurs enfants que les familles unies ; d’autre part, cette corrélation se voudrait le reflet d’une réalité sociologique qui inscrirait dissociation familiale et délinquance juvénile au sein de milieux sociaux défavorisés (voir photographies 1 et 2).

Photographie 1. Slogan du groupe SOS Papa associant l’absence de père à diverses déviances

Photographie 2. Slogan du groupe SOS Papa associant l’absence de père à un manque de repères

30SOS Papa Magazine17 illustre ainsi les conséquences « désastreuses » du divorce par de nombreux témoignages de jeunes adultes déchirés par la séparation de leurs parents et traumatisés dans leurs choix familiaux. En 2001, par exemple, un article intitulé « Je n’aurai pas d’enfants » relate l’expérience d’une jeune femme ébranlée par le divorce de ses parents qui se dit incapable d’avoir à son tour des enfants, de peur de leur faire subir le même sort : implicitement, c’est également la fin de la femme dans ses prérogatives maternelles qui est annoncée. L’absence des pères est également dénoncée et imputée non pas aux pères eux-mêmes, mais aux mères et aux institutions qui se substitueraient à ces derniers, notamment par les aides sociales. Une vaste littérature psychologique « pathologise » ainsi l’absence des pères et ses conséquences sur les enfants et, de la même façon, sur la société (Dolto 2009 ; Mitscherlich 1969 ; Corneau 1989 ; Bly 1992). Plusieurs formes de déviance, comme les troubles psychologiques, la « déviance sexuelle » (homosexualité des enfants) ou encore les suicides, sont ainsi imputés à l’absence des pères, comme en témoigne cet extrait de prospectus, publié sur le site Internet de SOS Papa :

L’indifférence de la société à la souffrance psychique des enfants et des pères séparés entraîne des conséquences graves pour celle-ci. Sans père ni repère, ces enfants expriment souvent leur déséquilibre psychologique et affectif par l’échec scolaire, la drogue, parfois par le suicide et fréquemment par la délinquance. L’insécurité qui en résulte est ainsi directement générée par les acteurs sociaux et judiciaires eux-mêmes qui, de façon irresponsable, exercent encore une discrimination anti-père.

31Le slogan « Manque de père, manque de repères » est ainsi très régulièrement mobilisé par les groupes, qui n’hésitent pas, de surcroît, à se prononcer sur le caractère irremplaçable de la fonction paternelle, que cela soit au sein de débats sur les beaux-parents ou encore sur l’homoparentalité. À titre d’exemple, le président de L’Après-Rupture enjoint dans plusieurs lettres ouvertes au gouvernement québécois de financer le groupe, car il lutte indirectement contre la délinquance juvénile en s’efforçant de maintenir les liens pères-enfants après la séparation et en prévenant l’absence des pères dans l’éducation des enfants. En France, alors que le président de la République avait inscrit en 2007 la reconnaissance juridique du statut de beau-parent18 dans son agenda politique, la proposition de loi formulée dans ce but par la secrétaire à la Famille, Nadine Morano, est abandonnée le 31 mars 2009 sous la pression des groupes de pères. Questionnant la frontière entre parenté sociale et biologique, les membres de SOS Papa se saisissent de ce débat, craignant de se faire remplacer par les beaux-pères de leurs enfants. « Avant de donner davantage de droits aux beaux-parents, donnons-en aux pères ! », clament-ils. Le ralliement de SOS Papa au mouvement de la « Manif pour tous »19 au début de l’année 2014 donne à voir une position plus tranchée sur les fondements de la famille « naturelle » et l’immuabilité des liens biologiques entre parents et enfants. Le gouvernement est appelé à s’enquérir du bien-être des enfants issus de familles hétérosexuelles dissociées plutôt que de s’inquiéter des conditions d’accès à la parentalité homosexuelle.

32Les groupes de pères s’inscrivent dans la valorisation de la cellule familiale traditionnelle unie et hétérosexuelle. Lorsque cette famille « explose », les conséquences seraient dramatiques pour les enfants, qui seraient poursuivis toute leur vie par le poids de ne pas avoir été élevés par leurs deux parents biologiques. Ce lien du sang serait le seul lien légitime qui unit enfants et parents : la parenté sociale est mise de côté et décrédibilisée. À défaut toutefois de pouvoir affirmer leur fonction paternelle au sein d’une famille unie, les membres de la cause paternelle s’efforcent de légitimer leur rôle à l’aide d’une rhétorique moralisante qui n’a de cesse de mettre en concurrence les capacités des deux parents.

33Au cœur de ces nouvelles configurations, la justice familiale est considérée par les groupes de pères comme « la machine à broyer les familles ». Législations et institutions judiciaires seraient un symbole de l’intrusion de l’État dans la régulation des familles, dont les hommes seraient les premières victimes.

« Justice sexiste ! »

34L’ensemble des pays occidentaux connaissent une phase similaire de libéralisation du divorce dans les années 1970, période durant laquelle le divorce par consentement mutuel est introduit, le divorce pour faute est abrogé ou marginalisé, le modèle du divorce « sanction » est mis de côté au profit du modèle du « bon divorce » prônant la bonne entente du couple parental (Collier et Sheldon 2006, p. 61-62 ; Goode 1993 ; Théry 1993). La cause paternelle s’enracine dans une contestation globale de l’encadrement législatif de la famille post-conjugale. Les juristes anglais Richard Collier et Sally Sheldon inscrivent ainsi l’émergence de la cause paternelle au sein des réformes nationales du divorce qui ont lieu à cette période : « Au niveau international, le Mouvement pour les droits des pères, tout comme le mouvement masculin plus large avec lequel il est souvent associé, s’est imposé de manière plus visible, organisée et puissante dans les débats sur la réforme du droit de la famille, dans toutes les juridictions. » (Collier et Sheldon 2006, p. 1 ; nous traduisons). Si l’apparition des premiers groupes de pères canadiens a été explicitement corrélée avec la consultation pan-nationale relative à la Loi sur le divorce20 entreprise par l’État canadien en 1985 (Dulac 1994), ce lien a été à ce jour peu documenté en France. À l’aide des travaux de Damien Lecarpentier sur l’émergence du militantisme paternel (2008), de la littérature existante sur la sociohistoire du divorce en France (Revillard 2007 ; Théry 1993), et à l’image des autres travaux produits sur cette question en Amérique du Nord, je propose un état des lieux des controverses et réformes législatives concernant d’une part la limitation du pouvoir des pères dans la famille et d’autre part le rôle de l’État dans la régulation des séparations conjugales.

La limitation juridique du pouvoir des pères

35Depuis la fin du xix^e siècle, l’intervention de l’État ne cesse d’entrer en concurrence avec le pouvoir paternel. À l’époque, l’objectif des pouvoirs publics est de rapprocher la mère de l’enfant en organisant la diminution des abandons et des placements d’enfants en nourrice (Singly 2005). La fin de la puissance paternelle est amorcée par l’accroissement du contrôle étatique des pratiques parentales visant la surveillance étroite des pères (Dulac et Lefaucheur 1997). Le processus de limitation de la puissance paternelle depuis le xix^e siècle va de pair avec une critique des pratiques intrusives de l’État par le mouvement des pères séparés.

36En France, dès le xix^e siècle, la responsabilisation des mères par les pouvoirs publics (afin notamment de limiter les abandons d’enfants et les placements en nourrice) se double d’une éviction progressive des pères de la sphère familiale. C’est du moins ce qu’explique Élisabeth Badinter dans son ouvrage sur l’histoire de l’amour maternel (Badinter 1980). En mettant en place une politique de santé publique (réduction de la mortalité infantile), l’État s’adresse aux mères en essentialisant leur rôle éducatif – les pères ne seraient pas capables d’accomplir un travail d’éducation, trop occupés par les affaires publiques. La fonction paternelle est quant à elle abordée sous l’angle de la surveillance, au nom du bien-être des enfants : « À chaque carence paternelle dûment constatée, l’État se propose de remplacer le père défaillant en créant de nouvelles institutions » (Badinter 1980, p. 287). De nouvelles professions telles qu’instituteur, juge, assistante sociale sont alors créées pour se substituer aux « mauvais » pères. À la fin du xix^e siècle, la police confie les enfants d’ouvriers défaillants à des œuvres de bienfaisance – majoritairement religieuses – qui ne doivent restituer ces enfants qu’aux pères qui se manifestent. Ces institutions instaurent alors pour la première fois la primauté de l’intérêt de l’enfant face au père (Knibiehler 1987). La scolarisation des enfants permet ainsi une voie de transmission des valeurs étatiques. L’obligation de l’école publique, laïque et obligatoire a suscité de vives contestations, notamment dans les familles aisées, car elle symbolisait l’emprise de l’État sur l’enfant et le monopole de la transmission des valeurs. Les lois de Jules Ferry et celles sur l’interdiction des congrégations ont affirmé le monopole étatique de l’enseignement et donc l’absence de choix familial. Le projet de loi Doumergue en 1908 déclenche une vague de contestations : cette loi prévoyait une amende pour les pères qui auraient empêché leurs enfants de recevoir un enseignement par un instituteur. Plusieurs manifestations d’associations de pères de familles, généralement catholiques, ont dénoncé un État devenu, selon eux, franc-maçon et anticlérical, qui considère que l’enfant lui appartient.

37L’État limite également le droit de correction paternelle par un ensemble de lois votées entre 1841 et 1935 (voir encadré 1). Des contrôles parentaux sont ordonnés par les juges : on assiste aux débuts de l’enquête sociale faite par la police et des infirmières visiteuses, ancêtres des assistantes sociales. Le père devient alors un objet d’investigation et de surveillance. Dès 1912, l’enquête sociale est généralisée, en même temps que la justice pour enfant ; le juge et l’éducateur accaparent les fonctions symboliques du père. La loi sur la déchéance paternelle, votée en 1889, en dépit de fortes contestations, touche toutefois principalement les pères pauvres : les classes aisées ne sont pas vraiment remises en cause dans leur puissance paternelle. Le nombre de pères déchus reste bas dans la mesure où s’impose la notion d’assistance éducative au xx^e siècle. Le père prolétaire est alors souvent humilié, il perd la maîtrise de son ménage et gagne trop peu pour subvenir aux besoins des siens. Enfin, au sein du couple, le mari perd de plus en plus son influence et son statut de chef de famille, même s’il faut attendre la fin du xx^e siècle pour que les femmes soient réellement autonomes, financièrement et juridiquement, au sein du couple.

38La limitation progressive des pouvoirs des pères par l’État est ainsi un processus commun contre lequel les militants de la cause paternelle s’insurgent. Cette critique vise principalement les institutions en charge des familles, différentes selon les traditions judiciaire et politique qui les régissent. Voyons à présent comment, à la lumière du cas français, la naissance du mouvement des pères s’inscrit parfaitement dans la réforme du droit de la famille et de sa judiciarisation.

Des pères en colère contre un nouvel ordre familial… et juridique

39La reconstitution des débats relatifs à la réforme du divorce de 1975 en France est un laboratoire intéressant pour questionner l’émergence des premiers groupes français en direction des pères séparés. Au cœur d’une controverse sur le rôle du droit dans la régulation des séparations conjugales, des groupes vont se positionner sur la nécessaire déjudiciarisation du divorce ainsi que sur la notion d’intérêt de l’enfant, récemment inscrite dans le Code civil.

40En France, les premières mobilisations de pères font écho à une contestation globale du système judiciaire des affaires familiales, appelées « matrimoniales » à l’époque. La DIDHEM (Défense des intérêts des divorcés hommes et de leurs enfants mineurs), premier groupe créé en France, en 1970, par Marc Droulez, cherche à dénoncer un dysfonctionnement général de la justice. Son créateur, ingénieur de formation, ne parvient pas à obtenir la garde de son fils au moment de son divorce et décide alors d’entamer une formation en droit de la famille.

Rejoint par quelques pères ayant eux-mêmes connu un divorce difficile, le groupe articule progressivement son combat autour de la défense des pères, en tentant de montrer que les cas de pères en souffrance ne sont pas des cas isolés, mais procèdent de logiques et de dysfonctionnements généraux, imputables au droit de la famille et à l’institution judiciaire. Ce travail de désingularisation des cas et d’imputation des responsabilités permet ainsi au groupe de définir la question du divorce et de la place du père à l’issue de la séparation en tant que problème public devant faire l’objet d’une intervention. (Lecarpentier 2008, p. 240).

41Cinq ans plus tard, en pleine réforme du divorce, émerge la Fédération des mouvements de la condition paternelle (FMCP) autour d’un débat sur le consentement mutuel qui divise la gauche et la droite21 depuis déjà deux siècles. La gauche se prononce en faveur du retrait du droit de la sphère familiale, la droite familialiste craint une libéralisation du divorce qui fragiliserait l’institution familiale. En réponse à ce débat, des groupes de pères émergent et se positionnent sur la manière dont la justice intervient dans la vie privée.

Réforme de 1975 et déjudiciarisation du divorce

42Plusieurs réformes annoncent la refonte du droit de la famille au milieu des années 1960 en France. Si elles ne font généralement qu’entériner des pratiques déjà acquises dans les mœurs, la loi n^o 75-617 du 11 juillet 1975 est accusée quant à elle d’accélérer « la crise de la famille » (Théry 1993, p. 80).

43Au cours des débats parlementaires sur la réforme du divorce (voir encadré 2 sur le contenu de la loi), une opposition politique émerge concernant la place du droit dans la régulation de la famille (Revillard 2007). À droite, le droit est considéré comme un instrument de justice facilitant la fragilisation des familles, à gauche la justice est perçue comme une institution intrusive qui n’a pas sa place dans la sphère privée. Les craintes des parlementaires de droite concernent aussi bien l’introduction du divorce par consentement mutuel que par séparation de fait. Tout d’abord, en facilitant l’introduction du divorce par consentement mutuel, le législateur renoncerait à « défendre la famille » en rendant le divorce trop « accessible ». Cette fragilisation de l’institution matrimoniale remettrait en question les fondements de l’ordre social, voire de la nation. Paradoxalement, la droite s’insurge également à l’époque contre la mise en place d’une cause « objective », invocable pour mettre fin à son mariage : les députés craignent ici que les femmes soient littéralement « répudiées » par leur mari. Ils dénoncent ainsi une loi qui démunirait les plus faibles, et notamment les épouses vieillissantes, quittées pour une femme plus jeune. Confrontées à la menace de se faire quitter par leur mari, les femmes seraient en droit de demander une compensation financière pour subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs enfants. Le député Jean Foyer dénonce ainsi le paradoxe de cette loi qui, sous couvert d’émancipation des individus, laisserait les femmes dans une grande détresse économique et morale. Si la droite se positionne pour un droit de la famille garant de l’ordre social, sa prétention à vouloir un renforcement des obligations liées au mariage converge avec un discours qui tient à assurer une justice au sein de la sphère privée. À l’inverse, les parlementaires de gauche regrettent que la réforme n’aille pas plus loin dans la libéralisation du divorce, le droit étant selon eux un instrument de domination sur la sphère privée. Selon la sociologue du droit Irène Théry, la réforme sur le divorce engendre un affrontement politique sur la notion de liberté individuelle. La gauche s’insurge en effet contre la conservation de la « faute » au sein du divorce contentieux : « Pourquoi vouloir chercher la faute ? C’est là une intrusion scandaleuse de la société dans l’intimité de la vie privée »22, s’indigne à ce titre le sénateur Ciccolini. La faute ici ne correspondrait plus à la vision « moderne » du mariage qui porterait les valeurs d’amour et de liberté individuelle, à l’inverse du mariage bourgeois, qui unit les intérêts et non les cœurs. La gauche plaide ainsi pour le retrait du droit au sein de la régulation de la sphère privée. C’est précisément au cœur de ce débat sur la déjudiciarisation du divorce que la FMCP inscrit ses origines.

La naissance du mouvement paternel

44Sans que son président fasse un lien explicite, en entretien, entre la naissance de la FMCP et les débats sur la réforme du divorce de 1975, l’émergence de cette Fédération semble pourtant parfaitement s’inscrire dans les débats relatifs au caractère intrusif du droit dans la sphère privée. Il situe en effet les origines du groupe dans la critique de la régulation judiciaire des séparations conjugales et dénonce une institution ancrée dans une conception obsolète et dépassée de la famille :

Quand on se sépare, ça veut dire plus ou moins qu’on va habiter dans un endroit différent, et soit ça se gère tant bien que mal, j’ose à peine dire « à l’amiable », soit l’un des deux ou les deux s’adressent à une institution. Et dans une tradition assez forte et ancienne en France, et encore, ancienne pas tellement, ben l’institution c’est le tribunal. […] Le tribunal ne statue pas du tout sur des cas individuels, mais statue en tant que norme sociale… Dans laquelle il est dit […] que les enfants c’est la femme qui s’en occupe et le père, ben, il s’occupe de ramener de l’argent à la maison. Donc de fait, concrètement, même si je pense que les tribunaux et les juges ont évolué, ils représentent toujours ça, de façon très forte. Donc nous ce qu’on critique, c’est d’une part l’institution judiciaire, le juge – tout le système judiciaire lui-même – et le fait que les séparations soient régulées par cette institution. (Entretien F24)

45Au-delà de la dénonciation de l’aspect normatif du droit, c’est l’institution judiciaire elle-même qui est considérée comme trop intrusive pour réguler les séparations conjugales. L’introduction de la faute dans la loi Naquet de 1884 renverrait non seulement à une perception plus rétrograde du divorce, mais associerait également le mauvais époux au mauvais parent. Si aujourd’hui ce n’est plus la faute, mais le simple fait de vouloir vivre autrement, qui détermine le choix de divorcer, continuer d’aller voir un juge est selon le président inacceptable, comme il l’explique dans l’extrait qui suit :

Enquêtrice : Donc vous, vous êtes pour la déjudiciarisation… Pour le divorce devant le maire ?
Président de la FMCP : Mais non, mais non, pour le divorce devant personne ! Mon divorce à moi, son divorce à lui, ça regarde personne ! Personne ! […] Pour nous la déjudiciarisation c’est fondamental. Pourquoi un juge irait se mêler de notre histoire […].
Enquêtrice : Et en situation de conflit, par exemple ?
Président de la FMCP : Alors face à cette question, je renvoie à une autre question, où a-t-on vu que le juge en France, je ne sais pas ce qui se passe dans d’autres pays, où a-t-on vu que le juge était celui qui était chargé de régler un conflit ? C’est pas du tout dans la fonction du juge de régler un conflit, pas du tout ! Non seulement c’est pas sa fonction dans les textes, mais dans la pratique c’est encore moins sa fonction !
Enquêtrice : Après il peut avoir recours à des aides pour sa prise de décision, comme une enquête sociale…
Président de la FMCP : Oui, mais alors nous ce qu’on dit c’est que le travail des enquêtes sociales et des expertises est tout autant inadapté pour la simple raison qu’il est inadapté au système judiciaire, c’est-à-dire inadapté à ce que le juge prenne une décision.
(Entretien F24)

46Au cours de l’entretien, le président de la FMCP explique que le meilleur vecteur de déjudiciarisation est la médiation familiale, pratique que son groupe promeut depuis des années et dont il est un acteur principal en France puisqu’il a créé au début des années 2000 une des premières formations professionnelles de médiation familiale en France.

Pour nous, la seule possibilité dans cet esprit de déjudiciarisation, ça serait que les juges dès le début disent « je ne veux pas juger, vous êtes des parents, vous êtes adultes, vous allez faire une médiation familiale et après j’espère que vous aurez trouvé un accord et moi j’entérinerais l’accord au besoin ! ». […] C’est pas le maire, c’est pas l’État civil qui divorce, c’est les parents qui divorcent et qui apportent leur papier, en disant ben voilà ! Donc évidemment la médiation familiale accompagne la déjudiciarisation. (Entretien F24)

47Cette position corrobore, on le voit, la vision des parlementaires de gauche qui considèrent le droit comme trop intrusif. Ces derniers mettent de côté, en ce sens, les rapports de domination qui peuvent se créer au sein des couples et que l’institution judiciaire pourrait être à même de déjouer en régulant les séparations. Ces rapports de domination sont également écartés par le président de l’association susmentionnée : en entretien, il part du principe que l’égalité salariale entre hommes et femmes est atteinte. Il considère de la même manière que la médiation familiale est une pratique professionnelle qui ne reconduit pas les rapports de domination.

Enquêtrice : Quand vous dites que le système judiciaire génère la conservation des normes familiales d’antan, comment êtes-vous sûr que dans la médiation familiale, ça ne va pas générer des normes également ?
Président de la FMCP : Mais là, c’est les gens qui sont acteurs, ça n’est plus le juge.
Enquêtrice : Oui, mais c’est aussi le médiateur !
Président de la FMCP : Quand on parlait à l’instant du conflit, justement en médiation familiale, le médiateur, il est pas là pour donner des leçons de droit. […] Dans la discussion il est fait appel à la responsabilité individuelle, la façon dont chacun perçoit sa place […] c’est complètement en dehors des règles de droit. […] En médiation familiale, c’est un temps beaucoup plus long, c’est programmé sur des heures et des heures…
(Entretien F24)

48Selon le fondateur de la FMCP, le système judiciaire serait inadapté pour régler un conflit et générerait une norme familiale basée sur la notion de faute afin d’« accuser » quelqu’un. Même si, depuis les années 1970, le bon époux est distingué du bon parent, la sanction serait ancrée dans l’esprit du juge. La déjudiciarisation du divorce serait donc une façon de sortir de la production judiciaire de normes familiales. Cette perception intrusive de la justice et du droit amène les groupes de pères à accuser cette institution d’œuvrer en faveur des mères par sa forte féminisation. Cette perspective est un des fondements de la rhétorique de la cause paternelle, dont le chapitre 3 fera état. La réforme du divorce n’est toutefois pas la seule réforme judiciaire que l’on peut mettre en rapport avec l’apparition des groupes de pères. Selon les sociohistoriens du divorce, c’est également la notion d’intérêt de l’enfant qui a été primordiale dans les débats sur la parentalité post-conjugale, en France, comme en Amérique du Nord.

L’introduction de la notion d’intérêt de l’enfant dans le droit

49Dans son ouvrage Le démariage, la sociologue du droit Irène Théry établit un lien entre les premières mobilisations de pères et l’apparition de la notion d’intérêt de l’enfant en 1975 (art. 287 du Code civil) en France23. Si des pères se mobilisent en effet pour accuser les juges d’une part de les évincer, en leur jetant au visage « le taux de 85 % de gardes attribuées à la mère […] comme preuve ultime de leur sexisme et de leur conservatisme » (Théry 1993, p. 157) et d’autre part d’être injustes lorsqu’ils mobilisent la notion trop « arbitraire » d’intérêt de l’enfant, Irène Théry considère que ces mobilisations ne sont le fait que d’une minorité statistique de pères divorçants. L’aspect discrétionnaire de la notion d’intérêt de l’enfant semble être un terreau propice aux mécontentements des justiciables. « Une période de confusion s’instaure. Dans tel tribunal la garde conjointe est autorisée, dans tel autre, elle ne l’est pas ». Des pères s’adressent donc à des groupes pour qu’ils éclaircissent l’opacité de ces pratiques : qui juge comment, selon quelles juridictions ? Comment monter un dossier qui persuade le juge que l’intérêt de l’enfant est d’être avec son père ?

50En réponse à ce débat, les pouvoirs publics demandent un rapport à la ministre de la Condition féminine, Monique Pelletier, lequel sera publié en mars 1981 sous le titre La garde des enfants du divorce. La France mobilise une commission d’experts24 :

Neuf personnalités sont réunies par la ministre pour étudier la montée de la revendication paternelle de garde des enfants, les conflits qu’elle suscite, et « définir les méthodes qui permettent le mieux de cerner l’intérêt de l’enfant et par là même d’apaiser les passions ». (Théry 1993, p. 160)

51Les conclusions du rapport sont sans appel : les mères sont certes celles qui obtiennent majoritairement la garde de leurs enfants, mais ces configurations judiciaires ne font que reconduire une situation préexistante dans les couples unis. Le rapport n’est pas défavorable au partage de l’autorité parentale dans la mesure où une stabilité d’hébergement – notamment chez le jeune enfant – est assurée. Enfin, la garde alternée est unanimement condamnée par les experts du rapport, qui la considèrent comme radicalement contraire à l’intérêt de l’enfant. Irène Théry explique :

Ce rapport influence fortement la réflexion jurisprudentielle, contribue à faire peser le soupçon sur les modes de garde non conformes au modèle dominant, et surtout légitime pour des années la disqualification de tout conflit et de toute revendication d’un droit parental. (Ibid., p. 162)

52La notion d’intérêt de l’enfant semble ainsi « se vider de toute consistance ». Elle apparaît comme « le leurre ultime d’un droit dont les silences laisseraient en réalité sans freins ni guides la puissance de contrôle judiciaire sur la vie privée » (ibid., p. 164).

53Toutefois, lorsqu’on sort du débat législatif et qu’on regarde les pratiques judiciaires, il semble, toujours selon la sociologue, que « l’indéfinition de l’intérêt de l’enfant ne renvoie pas à la pure subjectivité » (ibid., p. 165). En effet, à la lumière d’une étude qu’elle conduit dans le cadre de sa thèse de doctorat sur 235 dossiers parisiens en 1981 représentant la totalité des instances modificatives sur la garde des enfants prononcés à Paris cette année-là (28 juges concernés)25, cette dernière constate que des normes nouvelles, très puissantes, ont progressivement émergé pour accompagner l’extension du divorce :

Elles s’organisent autour de trois valeurs fondamentales, dont relèvent d’une manière ou d’une autre tous les arguments recensés : la stabilité, le dépassement de la crise conjugale, la stigmatisation du conflit. Or aucune de ces valeurs ne va de soi, et chacune peut justifier des décisions opposées. (Ibid., p. 169)

54Ainsi, comme le note Irène Théry, la construction de la norme du « bon divorce », concomitante de celle d’intérêt de l’enfant, s’inscrirait alors en porte à faux de l’intérêt parental :

L’un des éléments fondamentaux de la définition de la vie privée, qui est justement dans la définition de la limite de la compétence judiciaire, de l’intervention de l’État, est paradoxalement contesté au nom même de la liberté privée ; la peur de la règle de droit nourrit une extension de la judiciarisation. (Ibid., p. 185)

55Au-delà de la question de l’intervention de l’institution judiciaire dans la régulation du divorce, les mobilisations de pères séparés ont amené à remettre en cause le caractère discrétionnaire de la décision de droit, qui se caractériserait par le flou de la notion d’intérêt de l’enfant. Ils s’insurgent ainsi contre l’aspect à la fois intrusif et arbitraire du droit dans la mise en place des nouvelles configurations familiales post-conjugales. En creux, on comprend que ces contestations ne sont que la continuité d’une levée de boucliers plus globale de la part des hommes contre l’État depuis le début du xix^e siècle.

56Les conditions d’émergence de la cause masculine et paternelle sont essentielles pour comprendre le positionnement politique et idéologique actuel du mouvement des pères séparés de nos jours. Ancrée dans une profonde remise en cause des acquis du féminisme, la cause paternelle s’inscrit dans la défense de la condition des hommes et des pères dans un contexte de trouble de l’ordre de genre. La cellule familiale ne repose plus sur la famille nucléaire unie, ni sur le mariage, la position du pater familias est ébranlée. Un nouvel ordre juridique entérine ces changements en instaurant des normes jusque-là insoupçonnées, celles du divorce négocié et de l’intérêt de l’enfant. Cette constatation d’ampleur prend la forme d’un nouveau mouvement social, composé de pères séparés, insatisfaits des conditions dans lesquelles ils exercent leur paternité. Se pose à présent la question de l’organisation concrète de ce mouvement. Peu représentative, la cause paternelle est un phénomène composite qui s’adresse en réalité à une catégorie très spécifique de pères séparés.