Introduction de la deuxième partie

1De l’anti-hégélianisme foucaldien, on retient souvent la fameuse phrase de L’ordre du discours, selon laquelle « toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d’échapper à Hegel »1. Par là, Foucault aurait formulé le mot d’ordre d’une génération. On comprend d’ailleurs à peu près ce que ces mots ont pu signifier pour lui : l’exigence d’une écriture non dialectique, c’est-à-dire non téléologique, non continuiste, non rationaliste de l’histoire. On souligne cependant immédiatement que la critique de Hegel a finalement peu de place, sinon peu d’importance, dans la philosophie foucaldienne. Car, dira-t-on, mises à part ces quelques paroles – prononcées, qui plus est, lors d’un hommage à son ancien professeur Jean Hyppolite, mort deux ans auparavant et dont Foucault récupère, en 1970, la chaire au Collège de France –, on ne saurait retrouver dans son œuvre un dialogue du type de celui mené par Althusser. Foucault n’aurait pas écrit son Pour Marx ; nulle trace, par conséquent, chez lui, d’une discussion serrée avec l’hégélianisme.

2Certains commentaires ont cependant montré que la réflexion de Foucault devait être comprise à l’aune de l’enseignement d’Hyppolite, la phénoménologie hégélienne et la généalogie foucaldienne se rejoignant dans une conception de l’histoire qui dépasse le point de vue des subjectivités individuelles2. La biographie de Didier Eribon souligne également à quel point Hyppolite, la « voix de Hegel »3 en France, a pu compter pour celui qui l’avait côtoyé dès ses études à Henri-IV. D’autres mettent plus en avant la figure d’Alexandre Kojève et insistent dès lors sur l’enjeu hégélien de la mort de l’homme, qui préoccupe Foucault dans les années 19604. La persistance du vocabulaire de l’aliénation chez Foucault dans l’Histoire de la folie5 ainsi que des rapprochements thématiques sur les conceptions hégélienne et foucaldienne de la liberté6 ont également donné lieu à des études suggestives. Néanmoins, si ces recherches ont le mérite de placer au cœur de leur interrogation le rapport de Foucault à Hegel, elles restent limitées à des questions ponctuelles ou à des rapprochements thématiques relativement lointains, et ne sont par conséquent pas à même de remettre en cause le verdict général d’une importance minimale, sinon inexistante, de la discussion avec Hegel dans le développement de la pensée foucaldienne.

3Ce verdict est d’ailleurs loin d’être inexplicable. Il prend sa source dans le corpus des textes disponibles, longtemps restreint aux ouvrages publiés du vivant de Foucault ainsi qu’aux Dits et écrits et aux cours au Collège de France, édités à titre posthume. Le fait que Hegel n’occupe pas le devant de la scène dans les écrits accessibles et que, dans le même temps, Foucault n’ait cessé de répéter qu’il avait rompu dès sa prime jeunesse philosophique avec l’hégélianisme, n’a pu que conforter l’idée selon laquelle il n’y avait rien à approfondir de ce côté-là. On s’est ainsi longtemps contenté de quelques affirmations péremptoires de Michel Foucault, lorsqu’il affirmait de sa formation universitaire que, « en substance, c’était Hegel qui prévalait »7 et qu’il est « resté idéologiquement “historiciste” et hégélien jusqu’à ce [qu’il ait] lu Nietzsche »8. On en a logiquement conclu que la philosophie hégélienne n’avait compté pour rien dans son évolution intellectuelle.

4Néanmoins, de telles phrases sont toujours à double tranchant. Il est certes possible d’insister sur le fait que Foucault a définitivement délaissé l’hégélianisme et en tirer la conséquence du peu d’importance de Hegel sur sa pensée. Mais on pourrait aussi mettre l’accent sur le processus de la rupture en lui-même, sur cette volonté de césure qui a sans doute été difficile et qui a toutes les chances de ne pas s’être produite en un jour. Ainsi, quand Foucault affirme que « Nietzsche, Blanchot et Bataille sont les auteurs qui [lui ont] permis de [se] libérer de ceux qui ont dominé [sa] formation universitaire, au début des années cinquante : Hegel et la phénoménologie »9, il ne faut pas seulement retenir le fait qu’il se serait libéré de quelque chose qui aurait peu d’intérêt pour lui : il convient également de mettre en avant que Foucault a sillonné et emprunté, un temps, la voie hégélienne.

5À ce titre, l’ouverture du fonds Foucault à la Bibliothèque nationale de France, suite à l’acquisition, en 2013, des manuscrits conservés jusque-là par Daniel Defert, et la découverte récente du mémoire de Foucault par son neveu, Henri-Paul Fruchaud, marquent la foulée d’un nouveau continent pour les études foucaldiennes, en permettant notamment de remonter au-delà de la périodisation traditionnellement établie et d’analyser ainsi certains traits de la pensée foucaldienne qu’on ne soupçonnait pas. Auparavant, mis à part quelques écrits isolés, notamment l’ouvrage Maladie mentale et personnalité10 et l’introduction à Binswanger11, tous deux de 1954, nous ne savions presque rien du parcours intellectuel qui avait mené le jeune poitevin Paul-Michel Foucault à l’une des plus remarquables carrières philosophiques du xx^e siècle. Nous pouvons maintenant, grâce au mémoire sur Hegel, remonter jusqu’à l’année 1949 et suivre, depuis ce texte, l’évolution de Foucault dans les années 1950 que les nombreux cours et manuscrits désormais disponibles nous permettent de retracer12.

6Nous voudrions montrer que, à la lecture de ces documents inédits, la sentence s’inverse et nous conduit à attribuer à Hegel une place tout à fait primordiale dans l’itinéraire intellectuel de Michel Foucault. À partir de là, ce seront les textes publiés des années 1960 eux-mêmes qui pourront apparaître sous un nouveau jour, où Hegel aura un rôle bien plus essentiel qu’on aurait pu le croire au premier abord. La philosophie hégélienne fournit en effet la matière du premier travail universitaire de Foucault et offre ainsi une base à partir de laquelle, grâce à une réflexion critique sur l’hégélianisme lui-même, sa pensée a pu se développer de manière singulière. Dans cette perspective, en ce qui concerne son rapport à Hegel, il conviendrait de retenir autre chose que la rupture et de prendre en compte le fait que Foucault a pu se considérer comme hégélien, qu’il a été formé à l’école de l’hégélianisme dans un milieu intellectuel français particulièrement favorable au philosophe d’Iéna, et que c’est dans le passage de l’hégélianisme à l’anti-hégélianisme que Foucault est devenu le philosophe que nous connaissons aujourd’hui. Nous verrons ainsi que la centralité de la critique de Hegel dans la philosophie foucaldienne des années 1960 vient cristalliser dans une visée stratégique, cohérente et globale, un ensemble hétérogène d’arguments anti-hégéliens élaborés dans les années 1950 à partir d’une problématisation singulière de la philosophie hégélienne effectuée dès le mémoire de 1949.

7Il conviendra dès lors de partir du mémoire sur Hegel pour comprendre comment, à partir d’une lecture originale du texte hégélien où s’élabore déjà la pensée d’un transcendantal historique, Foucault pointe l’aporie des conceptions hégéliennes du temps et de la vérité (chapitre 6). C’est avec ce problème initial qu’il se débat durant tout le début des années 1950, d’une part en abandonnant le primat hégélien de la vérité grâce à une critique de l’anthropologie elle-même référée à Hegel (chapitre 7), et d’autre part en lisant les phénoménologies de Husserl, de Heidegger et de Binswanger contre la phénoménologie hégélienne pour élaborer une nouvelle pensée du temps (chapitre 8). Cette rupture avec l’hégélianisme joue le temps contre l’histoire et ne parvient pas, par conséquent, à tenir les promesses que le concept de transcendantal historique permettait d’esquisser. Il faut attendre le début des années 1960 pour que Foucault parvienne à une écriture non hégélienne de l’histoire, dont témoigne la préface à la première édition de l’Histoire de la folie (chapitre 9). Le dispositif peut alors se mettre en place : Hegel devient le nom générique d’une épistémè anthropologique qui appartient désormais au passé dépassé d’un monde avec lequel la mort de l’homme est en train de rompre (chapitre 10).

8Loin de saisir l’élaboration de la pensée de Foucault comme le simple déploiement d’une œuvre qui aurait été contenue, dès l’origine, dans le mémoire de jeunesse – ce qui ne pourrait nous mener qu’à une lecture téléologique de son parcours –, ce cheminement révèlera toutes les sinuosités, les hésitations, les difficultés de Foucault pour résoudre les apories qu’il avait décelées dans le texte hégélien. Le mémoire de 1949 contient les problèmes sur lesquels il réfléchira dans les années qui suivront, mais nullement les solutions. L’enjeu de la perspective génétique adoptée n’est donc pas de saisir l’unité de l’œuvre en remontant aux origines, ni, inversement, de la disjoindre en discontinuités radicales, mais de saisir, à travers les déplacements, un travail de problématisation de la philosophie hégélienne.