Introduction de la première partie

1En 1965, la lecture de Pour Marx et de Lire le Capital ne laisse planer aucun doute sur l’orientation anti-hégélienne de Louis Althusser qui, par ces deux livres, vient de bouleverser le paysage philosophique français. Un nouveau Marx voit le jour, héroïquement arraché par Althusser et ses jeunes comparses aux limbes idéologiques de l’hégélianisme grâce à la « coupure épistémologique ». Le marxisme, enfin libéré de Hegel, retrouve des bases scientifiques, il tire les conséquences des luttes communistes mondiales et peut prétendre de nouveau orienter le prolétariat. L’œuvre althussérienne de la maturité est fondée sur la conviction selon laquelle le renouvellement du marxisme va de pair avec un abandon de la philosophie hégélienne.

2Jusque dans ses derniers travaux, alors même que sa position a profondément évolué par rapport aux années 1960, Althusser a continué de fustiger Hegel et a affirmé la séparation entre marxisme et hégélianisme. Ainsi, dans son entretien avec Fernanda Navarro de l’hiver 1983-1984, il maintient que « Marx s’est appuyé sur une philosophie – celle de Hegel – dont nous pouvons considérer qu’elle ne fut pas celle qui correspondait le mieux à son objectif… ni celle qui permettait de penser plus loin »1. Il semble par conséquent que l’on ait là une position stable et durable, fermement établie, et qui, malgré les nombreux soubresauts de l’œuvre, pourrait constituer la ligne continue de sa pensée.

3L’affaire est pourtant plus complexe qu’il n’y paraît puisque, comme le souligne François Matheron, il y a un « Althusser hégélien »2. Le jeune Althusser, en effet, a consacré son mémoire de fin d’études à Hegel et a fait usage, dans ses textes de jeunesse, d’une conceptualité hégélienne. Il ne suffira donc pas de comprendre l’opposition qu’Althusser dresse, dans les années 1960, entre Hegel et Marx – ce que le commentaire althussérien a déjà bien établi, tant dans une perspective conceptuelle3 que dans une perspective contextuelle4. Il faudra compléter l’explication de la coupure épistémologique par une approche génétique susceptible de saisir l’évolution d’Althusser et les raisons qui l’ont conduit d’un hégélianisme juvénile à l’anti-hégélianisme viscéral de la maturité5. C’est seulement en suivant pas à pas, de texte en texte, les déplacements de la pensée althussérienne que l’on pourra y voir clair dans l’anti-hégélianisme d’Althusser.

4La chose se complique d’autant plus que, comme cela a été remarqué à juste titre6, l’hégélianisme d’Althusser réapparaît une fois son anti-hégélianisme affirmé. En effet, à peine prononcée, la coupure épistémologique entre Marx et Hegel fait l’objet d’une autocritique qui est l’occasion d’une réévaluation de la pensée de Hegel, ce dernier étant loué pour avoir été le premier à théoriser l’idée d’un « procès sans sujet »7. Il faudra ainsi affronter cette ultime complexité qui fait cohabiter, dans l’œuvre d’Althusser, la critique de Hegel et la revendication de son héritage. Nous devrons nous demander s’il y a dans la résurgence d’un certain hégélianisme chez Althusser une contradiction, un revirement, une stratégie ponctuelle, ou bien une profonde cohérence qui rend la chose parfaitement conciliable avec son anti-hégélianisme. La lecture des œuvres de jeunesse et l’analyse du rapport à l’hégélianisme avant les années 1960 éclairent grandement cette question qui, au premier abord, paraît presque insoluble au vu des énoncés inconciliables qu’Althusser manie à quelques années seulement d’intervalle.

5Ces éléments complexifient le rapport d’Althusser à Hegel et empêchent de voir dans l’anti-hégélianisme d’Althusser la constance d’une intuition primordiale et jamais démentie. Ils révèlent qu’Althusser n’a cessé de rompre avec lui-même, que sa relation à Hegel est faite de déchirements et de sutures qui se font et se défont au fil des ans, balloté qu’il est par les enjeux du temps et les proximités intellectuelles. Notre étude ne se propose pas de réduire cette complexité, mais de la déployer pour elle-même en suivant l’œuvre althussérienne depuis son hégélianisme de jeunesse jusqu’à la cohabitation difficile, à la fin des années 1960, de deux attitudes apparemment antithétiques vis-à-vis de la philosophie de Hegel.

6Pour ce faire, nous commencerons par dresser le portrait d’un jeune Althusser hégélien qui, dans ses premiers textes, au sortir de la guerre, cherche à combler le déficit philosophique du marxisme grâce à Hegel (chapitre 1) et, en retour, propose une appropriation marxiste de la dialectique hégélienne, interprétée comme une dialectique révolutionnaire (chapitre 2). Nous verrons ensuite que le changement d’attitude d’Althusser envers Hegel, au tournant des années 1949-1950, est essentiellement dû à des raisons politiques, la philosophie hégélienne étant devenue à ses yeux une arme de la bourgeoisie désormais condamnée par les partis communistes soviétique et français (chapitre 3). Staline, dans les années 1950, prend la place de Hegel comme ultime recours philosophique du marxisme dans le discours althussérien, qui se heurte alors à une série d’apories qui ne pourront être dépassées qu’une fois délaissé ce moment stalinien dogmatique (chapitre 4). La déstalinisation, à partir de 1956, laissera le champ libre à Althusser pour proposer un marxisme original, véritablement anti-hégélien, qui aboutit à Pour Marx et Lire le Capital (chapitre 5). Nous verrons finalement que la réévaluation de la philosophie hégélienne dans la période d’autocritique reste cohérente avec l’anti-hégélianisme althussérien, mais procède d’un profond bouleversement dans la conception qu’Althusser se fait de la philosophie : non plus seulement théorie de la pratique théorique, mais lutte des classes dans la théorie ; une lutte qui traverse la théorie elle-même et introduit en elle une schize qui permet de scinder chaque auteur, notamment Hegel, entre un versant idéaliste condamnable et un versant matérialiste louable. Ultime reconnaissance, peut-être, pour celui qui était devenu l’ennemi principal du marxisme.