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L’imaginaire de Marseille

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Marcel Roncayolo

L'imaginaire éclaté

Ville

Texte intégral

1L’extension territoriale du port est le résultat d’une longue marche ; les étapes sont claires, successives, égrenées sur une durée séculaire ou presque. La ville de Marseille, au contraire, s’est trouvée confrontée plus tard, plus brutalement, à un changement d’échelle, qui l’a fait entrer directement de l’ère de la grande ville bien définie à celle de l’urbanisation généralisée. Le problème de Marseille aujourd’hui, c’est son rôle, sa place dans une vaste région urbaine. Pour cette réalité, à laquelle il est malaisé de fixer des frontières strictes et pour cause, je n’appliquerai pas le terme de mégalopole, préférant le réserver pour des constellations de villes d’une tout autre dimension (espaces et population), et d’une puissance économique et sociale sans commune mesure : pensons au Nord-Est américain (berceau de la notion de mégalopolis) ou aux régions rhénanes. Mais c’est une aire « métropolitaine », pour reprendre le langage de 1967, et assurément une conurbation. La terminologie vieillotte avait parfois le mérite d’anticiper intelligemment sur l’avenir.

2Conurbation, après la ville isolée : rien de mystérieux dans cette affaire, si l’on tient compte de deux particularités de l’histoire territoriale du Midi méditerranéen, particularités qui ne sont pas la propriété de la Provence, ni même de cette partie de la France. En premier lieu, les finages communaux, hérités de l’Ancien Régime, des divisions à la fois ecclésiastiques et seigneuriales, sont immenses ; ils comprennent la ville et la ville-campagne qui en dépend. Marseille et Aix en donnent d’excellents exemples. N’évoquons pas le cas limite d’Arles, maîtresse d’une grande part du sol de la Camargue. Le résultat, c’est que ville et banlieues, dans la forme de l’âge industriel, lieu de plaisance proche, source d’approvisionnement, site usinier et réserve d’espace pour le logement, s’inscrivent dans la même commune. Si l’on fait abstraction de la petite ville d’Aubagne et de quelques gros villages collés au « terroir », la croissance de la ville et de ses prolongements s’est accomplie jusqu’à la Seconde Guerre à l’intérieur de ce cadre juridique, constant, régi par une seule administration municipale. L’histoire urbaine de Marseille répond en grande part à un déplacement d’importance et d’intérêt qui, du noyau resserré de l’ancienne ville emmurée, passe au développement diffus, innervé par les tramways, mais à l’intérieur du bassin et du territoire municipal. D’autre part, la Provence n’est pas seulement caractérisée par quelques grandes villes ; elle est en partie peuplée, de manière discontinue, peut-être en raison du relief, de petites villes : au début du xixe siècle, si Marseille atteint 100 000 habitants, Aix 20 000, Aubagne et Martigues ont plus de 6 000 citoyens, La Ciotat et Salon plus de 5 000 ; plus loin, Tarascon touche aux 10 000 et, derrière cette sorte de « classe moyenne » des villes, des unités moins importantes et jusqu’aux gros « villages » portent, on le sait, dans leur trame physique et le comportement des habitants, la marque de l’urbanité. Un peuplement à la fois citadin et terrien par ses ressources, rappelle Maurice Agulhon. L’urbanisation moderne trouve donc des points d’appui tout désignés, dans cet espace qui est loin d’être formé de « cathédrales » dans le désert. La conurbation n’est donc pas faite seulement de relations plus étroites entre Marseille et Aix, mais d’une intégration et d’un réveil de sites urbains, contrepoint de l’extension portuaire et d’une colonisation industrielle partielle de l’arrière-pays. La politique de ville nouvelle des années 1970 a dû se modeler ici sur cette trame urbaine préalable.

3La conurbation implique d’autres conséquences. Marseille était isolée et dominante au xixe siècle. La part de sa population relativement à celle du département suit une courbe significative : 39 % au début du xixe siècle quand, à peine créé, le département se présente surtout comme une juxtaposition de communautés inégales ; Marseille augmente ensuite sa part, vis-à-vis d’un arrière-pays qui ne bouge guère jusqu’au début de ce siècle : sa population atteint les 70 % du total des Bouches-du-Rhône vers 1911-1921 ; taux de concentration imposant, mais macrocéphalie évidente par la combinaison du port et de l’industrie. La courbe s’infléchit ensuite, 61 % en 1968, 51 % en 1982, autour de 45 % en 1989, si l’on se fie aux résultats provisoires du recensement. La boucle est bouclée, mais dans des conditions totalement différentes du départ. Marseille se trouve relativisée à l’intérieur d’une région urbaine – terme utilisé faute de mieux – recouvrant une large part du département, mordant aussi sur le Var. Le changement n’est en rien inquiétant par lui-même. L’expansion démographique de Marseille a été forte jusqu’en 1968, celle des Bouches-du-Rhône nette jusqu’en 1982, si elle paraît plafonner ensuite autour de 1 700 000 habitants. S’il y a des points noirs dans cette évolution, c’est bien cette stagnation qui les révèle, et le recul, cette fois-ci aggravé de Marseille (moins de 10 % pour la commune-centre) et de son agglomération. La question de Marseille se pose à une autre échelle que celle d’une ville et d’une semi-campagne immédiate.

Métropole : mobilité et intégration

4L’intégration de cette région urbaine s’affirme au moins par la mobilité et l’ampleur des déplacements. On sait que les migrations domicile-travail n’offrent qu’une image affaiblie du mouvement brownien qui anime les agglomérations et, au-delà, les aires d’urbanisation dans lesquelles elles se trouvent prises. Villages et campagnes proches sont absorbés dans cette agitation et la notion même du proche est à revoir ; elle dépend – et avec des contrastes remarquables selon les itinéraires et souvent le moment – de l’accessibilité, de la rapidité des transports, éventuellement de leur prix, plus que de la distance physique. Les axes autoroutiers ont sérieusement modifié cette appréciation, à défaut de réseau régional en site propre. Les contiguïtés se dessinent tout autrement. Le comptage des relations domicile-travail reste un élément utile, un indicateur ; il exprime pour le moins le degré d’intégration du marché du travail. Or les choses ont changé en très peu de temps : on passe de Marseille sans banlieue immédiate à l’aire métropolitaine de style américain presque sans transition, en une génération. Une certaine manière de parler les uns des autres à Marseille, Martigues ou Aix, pour peu que l’on appartienne aux plus de cinquante ans, souligne cette rupture brutale dans le temps. Naguère encore, on distinguait volontiers au Conseil général les représentants de la Ville – c’est-à-dire de Marseille – et les ruraux, tout le reste. En 1962, Marseille vit encore en isolât. 300 000 personnes environ travaillent dans la cité, 11 000 seulement habitent à l’extérieur : soit une « autarcie » de plus de 96 %. À l’inverse, 5 000 Marseillais sont employés au dehors. Autour des usines de l’étang de Berre, pétrole, chimie, aviation, d’autres marchés du travail se sont constitués, échappant à peu près, sauf le dernier nommé, à la contagion marseillaise. L’attraction de la ville-centre n’est donc déjà qu’une explication minoritaire des déplacements de travail dans le département : elle ne rend compte que de 37 % des mouvements, jugés au lieu de travail. Ces rapports ne sont guère modifiés en 1968 : mais tous les chiffres sont en hausse : 20 000 migrants viennent travailler à Marseille ; à l’inverse, 8 000 se dirigent vers la région urbaine. En 1975, Marseille envoie 25 000 personnes travailler à l’extérieur ; elle en reçoit 22 000. Les deux mouvements tendent curieusement à se rejoindre. Compte tenu de l’accroissement général de la mobilité, deux effets paraissent se composer : les difficultés qui pèsent sur l’emploi à Marseille même font basculer les zones les plus actives vers l’ouest, Berre ou Fos ; d’autre part, la suburbanisation de l’habitat porte la population vers les communes extérieures : celles qui sont intégrées dans une agglomération élargie, du côté d’Aubagne comme du côté de Vitrolles et de Marignane, les communes les plus éloignées, urbaines ou rurales. En 1982, nouveau changement : malgré un fléchissement marqué de la population marseillaise, le courant de sortie se maintient à 22 000 personnes. Mais, à l’inverse, les migrations de travail vers la ville s’accroissent, la suburbanisation se renforce, en particulier dans les communes rurales qui captent une part augmentée de ce mouvement. Dans la diffusion et la multiplication des déplacements, c’est moins l’attraction des emplois marseillais qui pèse (encore faut-il tenir compte de situations très variées) que les transformations de l’habitat et du genre de vie, fait général de notre société, et pour Marseille même de la dévalorisation qui atteint le site dans les choix résidentiels.

5Ainsi on s’installe dans le paradoxe : Marseille conserve quelques traits de ses caractères traditionnels, ce qui relève de l’inertie, de la lenteur des ajustements : comportements urbains et stock immobilier. 80 % de ceux qui travaillent dans la grande ville y habitent aussi. Mais, parallèlement, les tendances plus courtes et contraires s’avivent depuis une quinzaine d’années : changer d’échelle, courir à l’habitat périphérique n’ont rien d’exceptionnel. Mais la tonalité est différente ici, ce qui, curieusement, rapproche la région urbaine de Marseille des métropoles américaines. Quelques signes paysagers communs qui ont pris dans la vie marseillaise une ampleur considérable. Du côté de l’emploi et des activités, la « sortie » des industries (plutôt nouvelles implantations que déplacement d’usines, mais il faut au moins comparer les mouvements) : ce qui a, pendant un certain temps, maintenu l’image contradictoire de la friche industrielle ou de la zone industrielle inoccupée dans la ville et de la création rapide d’un nouveau zoning industriel dès que l’on bascule, à Vitrolles et à Aubagne. Ces oppositions existent aussi dans la ville américaine, qui abandonne aisément les espaces. Certaines communes, Vitrolles, Martigues, Port-de-Bouc en tête, ont eu leur politique d’habitat collectif, plus ou moins couverte par la construction sociale ; mais, pour le reste, de la petite « résidence » à la villa provençale, construite en série sans grande imagination et assez médiocre dans beaucoup de cas, l’habitat s’est multiplié sans se desserrer toujours. L’un des arts préférés de la télédétection était de découvrir, signe de distinction sociale, les habitations accompagnées de piscine. La topographie provençale, qui impose des coupures dans le paysage, des espaces « naturels » (quel que soit le degré de leur entretien ou de leur respect réel) va aussi dans le sens de l’affinité avec certains paysages urbains américains. Bref, si tant est que les États-Unis dominent notre avenir – ce qui reste très discutable – la région urbaine de Marseille court à l’organisation urbaine à la mode, au style « métropolitain » sans traiter aussi largement le paysage. La réussite des grandes surfaces commerciales à la périphérie agit dans le même sens.

Marseille : valeurs marchandes et symboliques en question

6Mais là n’est pas la parenté principale : celle-ci s’inscrit plutôt dans la critique de la ville-mère, de l’agglomération principale, du centre historique, l’histoire ne s’arrêtant pas nécessairement il y a au moins deux siècles. C’est le discours négatif qui rappelle étrangement les peurs et les légitimations de la fuite, dans les années 1950-1960 aux États-Unis. La ville a perdu de sa valeur marchande et symbolique : le phénomène se produit plus tard qu’aux États-Unis ; il galope à partir des années 1975. Il est difficile de déterminer l’ordre exact des choses. Il existe au moins un cycle, malheureusement peu vertueux, chaque cause renforçant l’autre. Valeur marchande, d’abord : l’histoire immobilière de Marseille commence mieux qu’elle ne se prolonge à la fin du xixe et au début du xxe siècles. Les quantités le disent clairement ; en 1940-1942, une enquête fiscale sur le stock immobilier donne le tableau suivant sur l’âge des maisons : 26 % construites avant 1850, 21 % de 1851 à 1880, 22 % de 1881 à 1914. Si l’on tient compte du fait que la hauteur moyenne des immeubles a diminué jusqu’en 1926, à l’époque paradisiaque du pavillon, des lotissements et des tramways, voilà qui mesure l’état des lieux. On stigmatise des rues trop étroites et des parcellaires trop serrés comme handicap de cette ville vieillie, ce qui est conforme à l’idéologie urbaine des années 1930 ou 1940, mais aussi à quelques réalités marseillaises : n’oublions pas que les vieux quartiers sont encore en grande partie debout. Quant au centre marseillais, celui qui s’est fixé résolument dans l’enveloppe du xviiie siècle, sa trame n’a pratiquement pas changé. Quelques coups ponctuels d’haussmannisation (rue Noailles, dans le prolongement de la Canebière, cours Lieutaud renforçant la liaison entre gare et quartiers du Sud), c’est là l’essentiel des changements. Le jeu sur la régénération de la Vieille-ville, l’attrait des nouveaux ports, la rue Impériale et son échec sont devenus un facteur puissant de conservatisme pour le « centre ». Si bien qu’en 1960, on pouvait le juger encore « vétuste » et « inadapté », tandis que la banlieue des lotissements et des petites maisons était tout à la fois établie sans ordre et privée d’une partie des équipements élémentaires (assainissement, par exemple).

7Le jugement des urbanistes était sans pitié, dès l’entre-deux-guerres. Greber, l’un des plus brillants produits de l’Institut d’urbanisme de Paris, et chargé d’élaborer le plan d’extension et d’embellissement de Marseille vers 1930 (conformément à la loi Cornudet de 1919), dressait le bilan :

Au cours des deux dernières générations, pendant que le port grandissait et s’allongeait… la ville restait comme dans l’ignorance de ce magnifique essor.

8Plus précisément, un reproche était adressé aux municipalités :

  • 1 J. Greber, op. cit., p. 110-111.

Rien ne semble avoir été fait, ni même préparé, pour mettre l’organisme urbain au rythme des progrès portuaires… Une grande ville maritime ne saurait vivre de docks, de quais et de voies ferrées établis sans liaison directe, complète et raisonnée avec les parties essentielles de l’armature urbaine. Le port et la ville sont indiscutablement solidaires… dans l’absence d’un plan directeur, le grand port et les quartiers de travail qui l’accompagnent ont bloqué le développement urbain dans toute la partie nord de la ville1.

9Gaston Castel est plus libre de penser au-delà de la commune et d’envisager que c’est à l’échelle d’une métropole (c’est-à-dire d’une aire métropolitaine) qu’il convient de raisonner et d’imaginer.

10La stratégie de Greber, toutefois, est de contournement : l’aménagement de la ville passe par la périphérie. On reconnaît les choix, peut-être contraints, d’un Henri Sellier dans la région parisienne :

  • 2 Idem, ibidem, p. 22.

Nous ne voyons pas de meilleure solution à la mise en ordre ou à la rénovation des parties anciennes d’une vieille ville, que celle qui consiste à commencer par l’aménagement rationnel de sa banlieue et de ses faubourgs encore peu denses2.

11Si la volonté planificatrice faiblissait, ou simplement les moyens mis à sa disposition, c’était encourager Marseille sur sa pente naturelle, la fuite vers la périphérie, et laisser la ville proprement dite, l’héritage, dans son vieillissement. Rien ne garantissait non plus que les îlots anciens ou sommairement bâtis de la périphérie, même rattachés plus systématiquement aux réseaux, redeviendraient attractifs. Malgré la crise, enfin, à peine à ses débuts en France, Greber n’envisageait pas la désindustrialisation de Marseille, et posait les rapports de localisation entre habitat et emplois, comme si le développement de l’industrie en banlieue, ordonné et maîtrisé, devait commander l’ensemble du dispositif. L’urbanisme de Greber est encore à l’échelle et dans la logique de la « ville populaire ».

12L’entre-deux-guerres, peu marquée en fin de compte, apporte trois éléments : l’échec de recomposition de la centralité, sur les terrains de la Bourse : on ne s’entend guère sur le contenu et les moyens de l’opération. La friche, puis le jardin provisoire, enfin les baraques administratives à l’issue de la guerre, en attendant la reconstruction de la ville, marquent ce temps d’arrêt d’un demi-siècle. En fait, la centralité se corrige empiriquement, au coup par coup, moins par des constructions que par des changements d’usage, de l’appartement au local commercial, du bureau à l’officine. Le « blocage » relatif des anciens loyers pousse dans ce sens. Deuxième expérience, celle des lotissements à pavillons, disséminés à travers le terroir, destructeurs en partie de ses paysages : il en reste une occupation du sol discontinue, de multiples friches, une carte en peau de léopard, mais des terrains disponibles aussi pour l’avenir. Troisième expérience, celle de l’habitat social des H.B.M. qui, de tonalités différentes d’un quartier à l’autre, participent au remplissage de la frontière entre ville et banlieue et à l’urbanisation des anciens faubourgs industriels. Avec des moyens différents du logement social – la copropriété essentiellement – des nouveaux quartiers, bâtis à l’est de la partie agglomérée, sur une sorte d’angle mort, reproduisent curieusement, soixante-dix ans après, un schéma haussmannien. Ces expériences laissent des empreintes pour le devenir de la ville : elles ne règlent aucun des problèmes soulevés par les urbanistes, Greber ou Castel. Elles ne détournent pas les tendances fortes de leur cours.

13La tendance dominante, dont on ne mesure pas exactement les conséquences avant 1970, c’est le vieillissement de ce qui faisait la ville, autrement dit les quartiers agglomérés, continus, le Marseille des xviiie et surtout xixe siècles, y compris l’héritage de l’haussmannisation. Vieillissement démographique, moins immédiat qu’à l’horizon. Puis la liquidation (vers 1950 le rajeunissement) d’une partie du patrimoine immobilier de la bourgeoisie laisse la copropriété des appartements à une génération d’habitants dans la force de l’âge, pas toujours titulaires de revenus élevés. Que restera-t-il trente ou quarante ans après de ce peuplement ? Ce vieillissement va de pair avec le moindre entretien des immeubles ou simplement l’obsolescence du modèle d’appartement, de ses équipements, de ses divisions. En 1988 encore, en tenant compte de l’âge et du caractère « populaire » de beaucoup de ces immeubles, le stock immobilier de Marseille est décrit par des statistiques de l’I.N.S.E.E., comme formé d’unités trop petites (ce qui n’est pas toujours le cas), mal ajustées au confort moderne, usées jusqu’à la corde, quel que soit leur âge véritable ; on les dit parfois mal construites et sur des trames de rues étroites. Ce jugement oublie trop les dispositions parcellaires astucieuses, les doubles façades, jardin ou cour, à l’opposé de la rue, le volume raisonnable. Bref, on condamne très globalement par les chiffres tout ce qui est maisons à trois fenêtres, modestes et souvent intelligentes, parce qu’elles ne répondent pas aux normes et qu’elles sont nées avant la salle de bains, la cuisine incorporée et l’ascenseur. Évitons la nostalgie : sous des dehors souvent uniformes, il y a de tout dans cet héritage, selon l’origine, la construction et la biographie de chaque immeuble. Mais, bâties sur la trame de voies de la Monarchie censitaire, elles donnent un style discret, assez homogène, à cette ville, trop souvent perçue à travers les quelques restes des vieux quartiers ou les grands ensembles de la périphérie : le charme discret d’une petite bourgeoisie ; la trace d’une culture urbaine. Sur d’autres marchés du logement et de l’habitat, elles auraient déclenché depuis dix ou quinze ans des opérations fructueuses de gentrification. Les avantages s’effacent donc. Vieillissement, appauvrissement, prolétarisation risquent de s’enchaîner.

14De fait, dans une ville qui perd ses emplois industriels, la prolétarisation ne marque primitivement que certains quartiers, dans la ligne parfois d’un lointain passé : entre gare et port, notamment, ce qui absorbe une grande partie de l’haussmannien, maintient les vieux quartiers hors de tout mouvement débordant d’embourgeoisement, et accélère l’évolution du quartier Belsunce. La création du « ghetto » maghrébin (je ne discute pas ici de la précision du terme) n’est que l’aboutissement d’une longue histoire : des immigrés arméniens s’y installent par exemple, dans les années 1920, et y déploient leurs talents de cordonniers : la fréquentation « bourgeoise » du quartier tombe, dès le milieu du xixe siècle, devant la montée d’une population « flottante ». Mais il reste l’état de la propriété, car ces usages de l’immobilier ne sont pas sans rapport : un commerce de gros et demi-gros du textile, dans les coulisses de la rue Noailles, y résiste une sorte de « Sentier » aux dimensions de Marseille. Prolétarisation n’est pas le terme qui convient le mieux à cette trajectoire. Car, après la phase des « marchands de sommeil », qui n’est pas tout à fait achevée, le commerce et, dans une certaine mesure, les capitaux maghrébins de Marseille s’y sont fixés : forme de centralité, finalement bien inscrite dans le dédoublement historique qui caractérise ici le « centre ». Question plus délicate : le vieillissement commercial et résidentiel de la frange sud de la Canebière conforte la diffusion de ce peuplement, de ses activités, et les meublés vont assiéger jusqu’au très bourgeois quartier du palais de justice. La Canebière perd son rôle de frontière et de ligne de contact. On conçoit que ce déplacement et en même temps ce déclin frappent l’imagination du citoyen de Marseille. Mais est-ce le « vide », « l’appel d’air » qui crée l’événement ou « l’étranger », « l’invasion », dont Louis Bertrand évoquait les bruits dramatiques à propos des Italiens, dans les années 1900 ? Marseille a longtemps oublié son patrimoine, parce qu’il était fait de pratiques plus que de monuments. Je ne suis pas sûr que la conscience en soit née avec la création d’ateliers ou de groupes de réflexion, si sympathiques soient-ils. Ils ont au moins déclenché quelques opérations discontinues d’entretien et de restauration.

Urbanisme : ambitions et déceptions

15En fait, la ville a tenté, parfois avec audace, rarement avec continuité, de jouir de la modernité, sous la pression de l’urgence et de la volonté de renouer avec un urbanisme rationnel : il fallait à la fois rattraper les retards évoqués par Greber, reconstruire des espaces sérieusement touchés par la guerre (la majorité des vieux quartiers rasés par l’occupant, les quartiers industriels et de multiples points dans le centre-ville atteints par les bombardements libérateurs), loger une population jusque-là en état de surpeuplement ou rejetée dans un habitat précaire d’enclos et de bidonvilles, répondre à la demande des nouveaux ménages et à leur fécondité retrouvée, à la reprise enfin des mouvements migratoires. Tâches multiples : après quelques balbutiements (reconstruction du Vieux-port), quelques essais brillants en forme de prototypes (la cité de Le Corbusier), la municipalité consolidée au début des années 1950 encourage ouvertement les opérations en série, massives, du type H.L.M. simplifiées, Million, LOPOFA et qui, pour s’installer, doivent mobiliser des terrains étendus. Tandis que la construction privée, inégalement aidée selon les règles mises en place vers 1950, bouche les trous de la ville et recherche pour des bâtiments encore « mesurés » les meilleurs emplacements, l’intervention publique déplace les opérations vers la périphérie, au gré des propriétés disponibles. Le grand ensemble prolonge, de ce point de vue, la politique des lotissements et de l’éclatement urbain, plus traditionnelle ; des constructions sociales plus modestes occupent les restes des lotissements antérieurs ; Marseille mobilise les terrains, presque nécessairement, dans le désordre. En contrepartie, un effort considérable est tenté pour accompagner ces constructions des équipements minimaux et, en particulier, de les rattacher au réseau. Le terroir de Marseille s’urbanise vraiment.

16Il reste que ce souffle initial, très diversifié (28 à 30 % en logement social ou accession), la majorité en logement aidé ou primé, peu de constructions non aidées, touche à deux limites au début de 1960. Une certaine saturation pour la demande venant des classes aisées ; en 1964-1965, la crise se déclenche, entraînant par ricochet des liquidations chez les entrepreneurs et promoteurs des trous dans la gestion bancaire. De l’autre côté, au contraire – à la fois les plus pauvres – le système ne suffit pas à supprimer l’habitat précaire et les difficultés de solvabilité. Mais la diversification convient bien à l’évolution sociale de la ville, à la montée numérique des classes moyennes salariées. L’arrivée massive des « pieds-noirs » déclenche de nouveau des programmes d’urgence, l’intervention des offices publics et des « institutionnels ». L’augmentation des contingents de travailleurs maghrébins, liée en particulier à l’atmosphère de grands travaux du cœur des années 1960, s’ajoute au repli des Français d’Algérie. En 1964, 44 % des logements achevés appartiennent au parc social : c’est un sommet exceptionnel.

17À partir de 1968, le rythme de la construction se ralentit et, conformément aux nouvelles dispositions législatives, la coupure s’approfondit entre le social, vers lequel on reporte l’essentiel des aides, et le logement non aidé : entre les deux, différentes formes intermédiaires de prêts. Les H.L.M. en location ou accession accroissent leur part, 38 % en 1968-1970, 43 % en 1971-1974. Cette exaltation de la construction sociale correspond au premier fléchissement de la croissance démographique marseillaise ; au même moment, le financement non aidé recule plus nettement. Au sommet d’une conjoncture pourtant favorable, sauf pour les emplois industriels, cette tendance comporte une leçon. Écrémage du marché ? Infléchissement de l’évolution sociale de la ville ? Disparition des réserves de terrains les plus attirantes ? Ou concurrence d’autres modes d’habitat et d’autres lieux ? L’urbanisation généralisée ne devient à la mode qu’au début des années 1970. Marseille reste dans l’expectative à l’égard des « retombées » de Fos. Mais, surtout, la grande ville enregistre tardivement une « usure » qui n’est pas de pure arithmétique. C’est la place de Marseille dans la région urbaine et la croissance même de cette région qui sont remises en question autour de la coupure de 1973-1974, qui n’est pas un simple accident de parcours. En même temps, un regard critique se porte sur les formes ambitieuses, à peine mises en place. On a concentré, selon une logique apparemment d’efficacité (taille des programmes, équipements), des opérations de logement social dans une Z.U.P. tardivement définie, en 1969, la Z.U.P. n° 1. Résultat d’autant plus contestable que les dosages prévus pour la mixité de cet espace ne sont pas respectés, les promoteurs privés fuyant l’affaire. En même temps, les projets de centre directionnel et l’évolution des quartiers anciens suscitent des interrogations et des révisions. Bref, Marseille, légèrement cassée pour l’instant dans sa dynamique, en suspens entre les mythes d’expansion et la peur de la récession, passe aisément d’un discours à l’autre. En 1977, la municipalité finance une mission à Bologne pour étudier la grande idée de réhabilitation dans le respect du contenu social. L’horizon change.

18Marseille sort de ces expériences urbaines éprouvée et confirmée à la fois dans les tendances fortes de la ville, qui ne sont pas le seul effet de stratégies occasionnelles. Tendance forte, la division entre le Nord et le Sud de la ville, engagée depuis fort longtemps, tout d’un coup portée à l’évidence : la Z.U.P. n° 1 et quelques autres opérations plus dispersées d’habitat social s’ajoutent à l’héritage industriel et ouvrier du Nord, même en partie démantelé. Au sud, au contraire, dans une réserve de propriétés encore respectées, la construction libre se développe au gré du marché. À travers des restes de marqueterie plus fine, Marseille se dichotomise. La réussite de la Z.A.C. de Bonneveine, en plein sud, action concertée s’il en est, ne fait que renforcer la mise.

19Autre tendance forte : la digestion du terroir. Dans le tissu assez lâche, légué par le xixe siècle, les vides étaient nombreux à proximité du centre-ville. La construction non aidée ou primée s’attaque à tous ces points, ne laissant que quelques espaces rares à l’intervention publique. La vente de terrains à bâtir et parfois leur construction deviennent source de revenus, relais pour les industriels marseillais, au moment des reconversions et des fermetures d’usines. Vers 1960, ce capital foncier disponible est épuisé ou presque. Avec les grandes opérations, programmes sociaux des années 1950, action des institutionnels (Caisse des Dépôts), Z.U.P. ou Z.A.C., une seconde réserve de terrains est occupée, notamment celle des grandes propriétés (bastides) qui avaient résisté aux lotissements ou à la pression des industriels avant 1950. Le bâtiment n’enferme pas ses activités dans les zones prioritaires. Une nouvelle fois, le territoire de Marseille est pris à rebours, à proximité ou non de ces zones, sur la ligne de faiblesse constituée par les terres au sec et les pinèdes. Le mouvement gagne toutes les propriétés, pour peu que la biographie des propriétaires s’y prête. Entre 1954 et 1963 seulement, on estime à 1 920 hectares la surface des parcelles vendues à l’amiable pour la construction. Vers 1900, la zone agglomérée de la ville ne couvrait qu’une superficie de 1 200 hectares. Dès 1975, l’espace marseillais disponible a rétréci comme une peau de chagrin et l’affectation des sols est accomplie, donc difficilement réversible ; le morcellement ne facilite plus des opérations d’envergure. Ce qui explique à la fois la « fuite » des entreprises vers des zones industrielles organisées à l’extérieur de la commune, parfois dotées de conditions financières alléchantes (Rousset, La Ciotat, plus généralement toutes les zones de reconversion), en dehors des qualités d’aménagement. Aux portes de Marseille, Vitrolles et Aubagne en tirent grand profit : de même la demande de maisons individuelles se porte sur des sites plus attractifs, hors de la commune qui a perdu en grande partie sa campagne.

Centralité et marginalité

20L’ampleur de cette marche périphérique agit par un effet retour sur le centre, ou plutôt l’idée que l’on s’en fait. La friche des terrains de la Bourse, entamée par des constructions d’immeubles résidentiels au titre des dommages de guerre, dispose encore de vastes réserves, si l’on fait taire quelques scrupules sur les recherches archéologiques possibles. Elles touchent une zone fragile de la ville, celle de la porte d’Aix, peu densément urbanisée, malgré sa position remarquable. Tête de la sortie nord de la ville, cet emplacement est déjà désigné pour marquer l’entrée de l’autoroute nord au centre urbain ; il avait fait, d’autre part, depuis des années, l’objet de réflexions d’aménagement qui n’avaient jamais débouché. La construction d’un centre d’affaires et de vastes équipements culturels sur ce site prend valeur de symbole dès les travaux de l’O.R.E.A.M. C’est la fonction de métropole qui s’exprime par-là. De même que la Joliette avait légitimé la percée de la rue Impériale, Fos justifie un effort de grande envergure pour mettre le centre des affaires en cette place significative, tirée vers le nord et vers l’accès autoroutier, le cordon ombilical unissant le nouveau port au lieu espéré des impulsions.

  • 3 Marseille Informations, avril 1973, n° 43, p. 2.

Marseille métropole se devait d’accueillir les administrations et les grands organismes régionaux, les directions des grandes entreprises industrielles installées à Fos et les sièges des sociétés commerciales axées sur la Méditerranée3.

21On passe ainsi progressivement de l’idée d’un grand centre de vie pour les Marseillais (grands magasins et culture) à celle d’un centre directionnel, véritable cerveau de la région urbaine et capitale de la région tout court. Une première tranche de 12 hectares est retenue en 1973 sur les 35 que doit comporter l’opération menée par une société mixte d’aménagement et étendue jusqu’à la porte d’Aix : dans ce programme figure la construction déjà commencée d’un immense parking, du grand magasin avec lequel on avait déjà traité et de galeries marchandes, d’un hôtel, de deux buildings de bureaux et d’établissements culturels dont le jardin archéologique fait partie. L’échelonnement des travaux, la réduction par étapes des objectifs, l’élimination de certaines réalisations complémentaires (la tour du Centre de commerce international, dont l’activité est accueillie par le building Marseille-Métropole), tout exprime le retournement de conjoncture, même si l’on invoque comme raisons l’environnement, l’esthétique ou la méfiance à l’égard d’une densification exagérée.

22Deux questions se posent en réalité à propos de ce centre directionnel, ambitieux et chargé en même temps de « réanimer » ces vieux emplacements de la ville ; certains disent de les « reconquérir » socialement. D’abord, quelle est la capacité qu’a Marseille de récupérer de l’opération Fos, elle-même limitée dans ses programmes, moins rayonnante et créatrice d’emplois et d’activités induites qu’on ne le pensait, un pouvoir directionnel supplémentaire ? C’est toute l’interrogation sur la fonction de métropole qui rejaillit alors ; on l’examinera plus loin. En second lieu, quelles sont les chances de déplacer vers le nord de la ville des fonctions prestigieuses alors que, dans ses formes et ses emplacements anciens, le centre traditionnel décline, qu’une évolution à l’américaine (« prolétarisation », « minorités ethniques », « ghettos », dit-on souvent en exagérant ou en interprétant le terme) jette le doute sur ces espaces naguère privilégiés ? Enfin, n’y a-t-il pas concurrence entre ce projet considérable de centre directionnel, destiné à donner un sens à une opération publique sur des terrains municipaux ou expropriés, gérée par une société d’économie mixte et d’autres initiatives de la société civile, plus spontanées ? Le Prado et ses villas, dans la ligne qui se dirige vers la mer, offrent, par transformation des usages ou reconstruction des terrains, un lieu déjà valorisé, particulièrement attractif dans les conditions actuelles : la pente naturelle de la résidence des riches et des adresses prestigieuses. Mutuelles, coopératives, banques y trouvent un magnifique lieu d’investissement, l’occasion de tenter une architecture plus libre, plus imaginative, à échelle humaine. Non pas une fausse Défense, en plein cœur de la ville, mais un paysage original, dans le prolongement d’une grande opération marseillaise. Du neuf et du raisonnable, conformes à la division sociale de la ville. Mais n’est-ce pas admettre, par-là même, l’éclatement, le déchirement de cette centralité marseillaise, dont nous avons souligné l’originalité et l’intelligence empirique ?

23Tous les projets restent suspendus ou ralentis par la crise et par les doutes marseillais. Le changement de sensibilité, le goût pour la réhabilitation au lieu de la rénovation, le respect de l’histoire au lieu de la table rase font passer le coup de frein économique. L’étiquette Patrimoine se substitue à celle de centre directionnel, sur l’emplacement même du Centre Bourse et ses responsables entreprennent le pèlerinage de Bologne. Une idéologie urbaine chasse l’autre. En fait, Marseille reste comme en équilibre entre les deux tendances : on se modère à l’égard des rénovations débordantes (quartier Belsunce), on construit de l’habitat social dans les zones rénovées proches de la porte d’Aix (caserne des Présentines) ; plus tard, à défaut de constructions monumentales, on fixe toujours à proximité de ce secteur sensible des institutions « valorisantes », le Conseil régional et l’établissement marseillais de la faculté des Sciences économiques. Cote mal taillée et qui est peut-être habile. Mais on ne choisit pas non plus la réhabilitation franchement : les affaires sont menées au coup par coup, les ravalements et les faux égaiements à l’enduit (parce qu’ils ont réussi à Turin) tenant lieu de politique. Tout n’est pas négligeable, ni la remise en valeur de l’ancien quartier de l’Arsenal et des entrepôts du xviiie siècle, devenus hauts lieux du tourisme et de l’intelligentsia, ni le soin apporté au ravalement de certaines rues, ni quelques réhabilitations dans le quartier du Panier et la remise en valeur de monuments « retrouvés » : la Vieille Charité et la halle Puget. Mais relisons l’enquête I.N.S.E.E. de 1988 : ce n’est pas à la mesure de l’immense stock immobilier en danger de perdition.

24Il est vain de mettre en question exclusivement les politiques suivies, l’influence de l’État technocratique ou l’autorité municipale. D’abord parce que l’œuvre accomplie est parfois considérable dans l’ordre de l’infrastructure, du logement, et que toutes les conséquences malheureuses n’étaient pas nécessairement inscrites au départ. De même, il serait excessif de dénoncer une stratégie de la tertiarisation parce que cette évolution appartient à toutes les villes d’importance, qu’elle est moins choisie qu’accueillie comme un relais et une chance, qu’elle est un fait de société qui dépasse le pays et même les idéologies. Peut-être Marseille, trop peu confiante en ses moyens, a-t-elle accepté avec trop de sollicitude et d’optimisme les solutions en partie commandées de l’extérieur. L’idée de métropole d’équilibre ; on y reviendra. Mais quel notable marseillais, revendiquant le plus d’autonomie, n’était pas séduit par cette perspective ? Les perspectives de Fos ? Mais quel notable marseillais ne rêvait pas, en additionnant la sidérurgie, la chimie et le Rhône-Rhin, de vaincre les infériorités natives de la ville au moment de l’industrialisation et d’équilibrer les Bouches-du-Rhin ? Or le discours et le raisonnement suivent la mode et les circonstances autant que les versants apparemment opposés des politiques. Le Conseil municipal de Marseille, avec quelques nuances, croit aux Z.U.P. au cours des années 1960, même s’il souhaite intervenir plus fortement dans leur aménagement. En 1973-1974, il en commence le procès. La même instance, à peu près unanime, attend des retombées de Fos en 1969, même si l’on se divise sur leur contenu. En 1975-1976, on jette déjà le discrédit sur les extrapolations osées. Les autres assemblées ne sont pas plus libres du moment et des rationalités apparemment irréfutables.

25Dans sa politique de logement, la ville est assez audacieuse, mais elle se préoccupe du nombre sans toujours en voir les implications en matière d’urbanisme et de comportements sociaux. Mais, jusqu’en 1970, le rythme net d’accroissement des logements est supérieur à celui de la croissance démographique. Marseille accueille généreusement dans son habitat social des populations « migrantes », peu qualifiées ; elle n’a pas les suspicions de certaines communes voisines, plus soucieuses de tri, seraient-elles opérées à l’intérieur de municipalités « ouvrières ». Marseille devient, à sa manière, ville-dortoir, parce que ses populations (elles ne sont pas les seules) sont les premières à souffrir du chômage avec le repli de l’activité du bâtiment. Marseille subit plus qu’elle ne contrôle, de ce point de vue, la phase d’engouement liée à Fos ; les retombées ne sont pas celles que l’on croyait, de même que la crise n’est pas la conjoncture attendue.

26Je comparais Marseille aux villes américaines. Il faut toutefois prendre garde : le déclin commercial du centre urbain, son appauvrissement, la représentation que l’on s’en fait, méritent avec quelques décennies de retard la comparaison. Mais les mécanismes marseillais ne sont pas les mêmes : la désindustrialisation, qui n’est pas toujours le résultat d’un déplacement, précède ; la suburbanisation suit. Elle ne devient, à l’américaine, une prise de distance à l’égard de la ville, avec des soucis multiples (la maison individuelle, le choix d’un secteur scolaire efficace et peu contaminant, l’attraction de la mer ou de la campagne ou semi-campagne), que peu à peu. Les fils de paysans de Cabriès ou de Bouc-Bel-Air s’installent à Marseille, quand ils ont les raisons d’y trouver un emploi jusqu’aux années 1970 ; ils récupèrent ensuite les héritages : retours et départs « à neuf » vers ces communes se combinent alors. La migration des emplois et les migrations de résidence ne correspondent pas nécessairement : il s’agit plutôt de deux mouvements qui s’établissent parallèlement, mais lieux de résidence et lieux d’emploi ne s’identifient pas dans chaque cas individuel : d’où l’accroissement de mobilité. Enfin, les demandes de construction venant de Marseillais pour les communes de la région urbaine ne sont pas indifférentes au lieu de résidence antérieur : pour des raisons de contiguïté et de statut socio-professionnel, les habitants des arrondissements nord de Marseille, plus ouvriers, se dirigent vers les communes de l’étang de Berre, ceux des arrondissements sud vers la vallée de l’Huveaune (à l’est), le littoral sud ou même Aix et ses communes environnantes. Ainsi la division sociale de Marseille se redouble, en quelque sorte, à l’échelon supérieur de la région urbaine, en conformité très globale avec la nature et la localisation des emplois. Ainsi se reconstruit, dans les représentations, dans un imaginaire de continuité, renforcé par l’information, une logique d’ensemble de la région urbaine.

27Cette logique n’est pourtant pas commandée par une force intérieure, par un « moteur » qui serait le centre de Marseille. Les ingénieurs utopistes pensaient que c’était là la logique urbaine, à Paris en 1840. La puissance du centre, parce qu’il était à la fois historique, fonctionnel et symbolique, appuyé sur un système général de circulation, devait diffuser jusqu’à l’extrême périphérie son action. C’était elle qui donnait sa forme à la ville. Comme les villes américaines, du moins vers 1960, cette puissance du centre est mise en question de nos jours à Marseille. Fonctionnellement, c’est encore le problème de la métropole qui jaillit. En termes d’histoire, de mémoire et de valeur symbolique, l’effacement de Marseille se marque fortement depuis les années 1960, la grande expansion. C’est peut-être, aggravé par tous les caractères de Marseille, un centre contraignant mais encombré, vieilli, nous l’avons vu, mais surtout une centralité qui a perdu sa signification historique et symbolique. À plusieurs niveaux : traditionnellement, la centralité se hiérarchisait entre les multiples centres du terroir, les villages marseillais et le thalweg commun (la Canebière). Elle se dédoublait, d’autre part, socialement. Les chances de fréquentation, de rencontre et de spectacle urbain demeuraient, et de ce fait Marseille se lisait moins comme une ville ségréguée que comme une ville cosmopolite, moins des espaces et des communautés qui s’additionnent sans plus, qu’un certain brassage éphémère, mais peut-être recherché pour cela. Gaston Rambert notait avec justesse en 1934 :

  • 4 G. Rambert, op. cit., p. 459-460.

Marseille, on le sait du reste, est toute grouillante de populations étrangères. Le cosmopolitisme y est un état traditionnel. Il est inhérent à la nature même de la ville, à ses origines, à ses fonctions… Ainsi, partout et par la force même des choses, l’étranger se montre : le cosmopolitisme marseillais saute aux yeux, et c’est ce qui le fait juger souvent beaucoup plus intense et plus profond qu’il ne se révèle à l’analyse4.

28Le cosmopolitisme visible, voyant, est une preuve de centralité.

29Sans disparaître véritablement, le phénomène s’atténue aujourd’hui. Et pour deux raisons : d’une part, c’est un phénomène général, les valeurs intimes prennent le pas sur cette fréquentation de l’espace public. Le mode de vie a évolué et la nature, campagne, bois, mer surtout détournent dans une large mesure du spectacle urbain – et des spectacles multiples de la ville. La fermeture des cinémas, d’une partie des théâtres de la Canebière est significative. Le théâtre choisit ses localisations particulières, dans la ville ou même dans la banlieue ; il ne participe plus à une animation générale. Le cinéma s’enferme dans un enracinement non pas local, mais social qui le cantonne. Plus généralement, privé de valeurs symboliques fortes inscrites dans la pierre (le déficit monumental), le centre de Marseille au sens banal, géographique et historique, n’a plus qu’une valeur fonctionnelle et donc appréciée en raison de son efficacité, négligée dans le cas contraire : il n’intervient plus dans l’imaginaire. Nous avions interrogé en équipe des habitants des grands ensembles du Nord (la Viste) et du Sud (le Roy d’Espagne). Dans des situations socio-professionnelles et des trajectoires très différentes, les uns et les autres interprétaient leur habitat actuel, plus ou moins choisi, comme une étape. À distance du centre, ils ne s’y référaient pas ; au contraire, ils visaient pour leur détente, leur plaisir et peut-être leur avenir résidentiel, la maison individuelle ou le petit immeuble au-delà, dans les communes extérieures, Cabriès ou Bouc-Bel-Air d’un côté, Cassis de l’autre. Les encouragements en faveur de la maison familiale depuis le début des années 1970, la forme des prêts et de l’aide au logement social retenue à partir de 1975-1977, la forte inflation enfin jusqu’au début des années 1980, ont facilité considérablement cette migration. À l’intérieur même de Marseille, les zones « vertes », pas toutes, ont progressé.

30Cette mise en sommeil de la mémoire et des symboles de la ville, inscrits dans les pratiques plus que dans la pierre, en particulier à Marseille, est renforcée par la mobilité géographique à distance. Quand on étudie les origines géographiques de la population marseillaise, soit le lieu de naissance, soit les résidences antérieures, le taux de mobilité le plus fort porte sur les catégories opposées : les cadres supérieurs et moyens d’une part, les ouvriers les moins qualifiés de l’autre. Or la population marseillaise s’est développée sur ces deux ailes, en fonction de l’évolution de l’emploi industriel, de l’essor du tertiaire et de l’accumulation d’ouvriers migrants, surtout dans les années 1960-1970, en partie chômeurs ou hors d’activité. Bref, l’enracinement marseillais toujours limité s’est encore affaibli dans les dernières décennies. De son côté. De Los Santos estime que Marseille est de plus en plus, dans les migrations intérieures ou proches, un lieu de transit :

  • 5 A. de Los Santos, op. cit., p. 114.

Tout se passe comme si les Bouches-du-Rhône, pôle d’immigration pour la France du Nord et base de départ vers la France du Sud, servaient de sas entre ces deux moitiés du pays. Plus que jamais, les Bouches-du-Rhône sont restées une terre de passage, parée de l’attrait du Midi pour les Français du Nord, mais moins attractive que tout le reste de la Provence et le Languedoc pour ses propres habitants5.

31De fait, il est difficile de conclure directement des soldes migratoires ou des mouvements collectifs aux trajectoires individuelles. On sait de plus en plus que les professions de diplômés, dans le privé comme dans le public, impliquent la mobilité géographique. Marseille a-t-elle des traits particuliers, face à cette organisation d’ensemble des carrières et du marché du travail ? J’ai toujours été frappé par le contraste politique entre Marseille et Grenoble dans les années 1960-1970 ; à Grenoble, ce sont les ingénieurs « importés », une intelligentsia extérieure, qui prennent la responsabilité de la gestion urbaine et même de l’affirmation du régionalisme ; à Marseille, ces mêmes groupes me semblent rester longtemps extérieurs à la vie politique locale, comme étrangers à ses débats. Revoir l’histoire de Marseille en ce sens serait peut-être éclairant.

  • 6 Évolution du patrimoine-logement et trajectoires résidentielles, Paris, 1983, p. 231.

32Marseille a pourtant ses populations captives : groupes d’H.L.M. récents et Z.U.P. finissent par se décanter en ne conservant que la population qui n’est pas en état économique de partir. Ils nourrissent à l’heure de la maison individuelle, pour les mieux placés, un courant de transfert vers le stock immobilier urbain ou les communes extérieures surtout. C’est du logement social que part maintenant une partie de la redistribution géographique : écrémage si l’on veut. Pour ceux qui sont obligés de rester dans le parc social, le parc d’H.L.M., malgré son importance, ne suffit pas à répondre à toutes les redistributions souhaitées, du moins au début des années 1980. Les demandes de départ vers un autre groupe sont d’autant plus nombreuses et d’autant moins satisfaites qu’elles proviennent des sites les plus répulsifs ou les plus contestés6. Que peut devenir, dans ces conditions, la symbolique urbaine : à la fois celle des lieux particuliers et celle de la centralité ? L’enclavement empêche l’une et l’autre de s’exprimer, à l’intérieur d’une commune comme Marseille, qui risque de ne plus ressentir son sentiment de communauté : l’une des forces de la région urbaine, en multipliant les points d’attache, en créant, malgré l’étendue même de certaines communes, leur diversité et leur discontinuité, des références plus proches à l’esprit, c’est sans doute de compenser cette défaillance générale.

33Parler de centralité, ce n’est pas ressasser quelque nécessité géographique, ni même imposer le souvenir historique comme essentiel à la prise de conscience. On sait que les « centralités » fonctionnelles ne se trouvent pas forcément au centre topographique de l’agglomération, qu’elles peuvent flirter avec la périphérie et se démultiplier aussi selon les groupes et les questions. Mais il reste que l’absence de lieux de reconnaissance ou de fréquentation collective, « cosmopolite » peut-être, est le signe qu’une société se décompose comme par analyse, se délite même. C’est en cela que le manque de centralité dépasse la question du paysage, que l’on est au cœur des problèmes de cohérence et de cohésion de la région urbaine, pratiquement que l’on met en jugement la notion de métropole.

Notes

1 J. Greber, op. cit., p. 110-111.

2 Idem, ibidem, p. 22.

3 Marseille Informations, avril 1973, n° 43, p. 2.

4 G. Rambert, op. cit., p. 459-460.

5 A. de Los Santos, op. cit., p. 114.

6 Évolution du patrimoine-logement et trajectoires résidentielles, Paris, 1983, p. 231.

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