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L’imaginaire de Marseille

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Marcel Roncayolo

L'imaginaire éclaté

Crises et changements : de l’économie à l’imaginaire

Texte intégral

  • 1 Les travaux de la jeune équipe sur les relations de Marseille avec ses colonies – X. Daumalin (Afri (...)

1L’année 1913 marque incontestablement un sommet de l’économie marseillaise – en tout cas du système construit autour des bassins du xixe siècle (ce que l’on appelle aujourd’hui avec pudeur les bassins est), du P.L.M. et des industries traditionnelles, d’origine lointaine pour les unes, moins que séculaires pour les autres, l’huilerie de graines, minoterie, constructions mécaniques dont les commencements remontent à 1830-1840. Si le sommet se lit assez facilement, il est plus délicat de situer les crises qui, par leur combinaison, détruisent ce système et s’égrènent dans la conscience marseillaise depuis la Première Guerre mondiale ; pire, si l’on parle de nouveau cycle, d’une nouvelle économie marseillaise, ébauchée dans les années 1930, définie dans les années 1950, support de l’expansion dans les années 1960, la maturité ne paraît jamais arrivée et la succession d’espoirs, de coups d’arrêt et de doutes accompagne cette phase. Le schéma se complique de l’articulation entre une conjoncture générale et les affaires locales : crise monétaire de 1920 à 1926, crise générale et dépression depuis 1929-1930, chocs « pétroliers » et crise de notre structure industrielle depuis 1973. Comment réagit Marseille, à travers les expériences plus enracinées du port, du commerce maritime, de son capital et du travail industriel à ces impulsions globales ? Jusqu’ici l’étude de cette économie en transition n’a pas été faite, sauf pour des secteurs particuliers – les industries traditionnelles, avec Louis Pierrein, le commerce colonial avec la jeune équipe qui entoure Marcel Courdurié1.

2Retenons cette succession rapide d’épreuves qui donnent sur la ville cette image – superficielle ou non ? – d’une cité qui n’est plus elle-même (sauf dans ses défaillances), trahie à la fois par son port, son industrie et la marche générale de sa société – ou qui les trahit. Image d’autant plus troublante que les efforts de rajeunissement et d’expansion n’avaient pas manqué, partant souvent de la cité elle-même et de ses institutions politiques ou commerciales. Alors, faut-il compter avec la force du destin ?

3Il y a crise et crise, et quelque paradoxe à employer cette clé négative (mais toujours révélatrice) pour entrer dans un monde que les chiffres nous montrent, à long terme, en expansion. Car si Marseille souffre depuis plus de soixante-quinze ans – période aussi longue que celle qui a vu se développer le « système marseillais » – le trafic des marchandises est passé par escalades successives de dix millions à cent millions de tonnes, la façade portuaire prolongée au-delà de la rade, au débouché du canal de Martigues et de l’étang de Berre, atteint le golfe de Fos, à trente kilomètres de la Joliette : autant dire le delta du Rhône – les profondeurs prévues vers 1970 s’apprêtaient à recevoir les plus gros tonnages pratiqués dans le monde et l’espace des quais se remettait en harmonie avec la surface des plans d’eau. Bref, le mouvement maritime comme la qualité de l’appareil technique ne devraient pas conduire au pessimisme. À chaque saut quantitatif correspond jusqu’à nos jours la mise en place d’un nouvel établissement, comme si le testament des ingénieurs et des négociants – de l’État aussi – dans les années 1850 était respecté, tôt ou tard, avec fidélité. La construction du port de Lavéra à partir de 1949 (port pétrolier à la sortie du canal de Caronte) fait passer l’activité de dix millions à plus de vingt millions de tonnes au tournant de 1960, les premières tranches de Fos la portent à soixante-quinze millions de tonnes à la fin de la décennie 1970, de nouveaux travaux et l’installation de la sidérurgie à plus de cent millions de tonnes en 1974. Signe plus grave, néanmoins, les variations de 1974 à 1988 restent en deçà du maximum atteint à cette première date – et, surtout, l’équipement ne crée pas ipso facto le trafic. L’imaginaire des relations est donc en question – et pas seulement le long enchaînement de travaux portuaires qui caractérisent l’histoire de Marseille depuis cent cinquante ans.

4L’optimisme se refrène quelque peu, quand on regarde la composition du trafic. Le commerce des marchandises générales, celui qui laisse le plus de rémunérations au port et d’occasions de travail à la population (relativement au poids, bien entendu) n’a pas bougé de longtemps. Autour de six millions de tonnes en 1913 (si l’on défalque le charbon et quelques marchandises en vrac), on le retrouve à ce même niveau aux débuts de Fos, dont on pense que, hors du mouvement des conteneurs, il est surtout destiné au trafic lourd des hydrocarbures et de la sidérurgie. Charles Barillon, en 1965, quand on constituait l’entité du Port autonome de Marseille, rappelait cette stagnation à long terme :

  • 2 Cité par J. Georgelin, p. 92-93 (voir bibliographie).

Après avoir progressé régulièrement de 3 % par an en moyenne pendant les cinquante années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, et atteint en 1913 un tonnage de près de dix millions de tonnes – jamais atteint depuis si l’on fait abstraction des hydrocarbures – le trafic du port s’est maintenu à peu près stationnaire entre six et sept millions de tonnes, depuis un demi-siècle2.

5Voilà qui va dans le sens d’une périodisation plus inquiétante à deux temps, qui n’est pas tellement différente de l’image que s’en font les Marseillais de souche. Derrière cette vue pessimiste des choses, des changements qui ne tiennent pas qu’à Marseille, qui se ressentent peut-être encore plus, dans d’autres grands ports, en Angleterre et aux États-Unis notamment : disparition des grands steamers, des lignes régulières rythmant la vie des quais ; pour Marseille, plus particulièrement, effacement des relations exotiques, du trafic « colonial ». Bref, l’air marin de l’époque – et le peuple de navigateurs, dockers, capitaines-marins, employés et commerçants de toute sorte (commis en douane, transitaires, acconiers, courtiers) qui le respirait – ne pénètre plus la ville. De même, disparaît dans ses originalités, un marché du travail, diversifié d’ailleurs, presque une civilisation. Le commerce maritime, s’il subsiste, devient plus abstrait, plus lointain. Certes, sous l’effet de Fos et du mouvement de conteneurs, les marchandises générales seules passent de cinq millions de tonnes au milieu des années 1960 à plus de dix millions en 1985 – et encore en 1989 – mais pendant la décennie 1980, ce qui l’emporte, c’est plutôt un plafonnement qu’une croissance, légèrement en dessous de ces pointes.

6L’optimisme reflue, alors, si l’on regarde les bassins marseillais – ceux de la rade, ceux de la ville-mère – qui, tous trafics réunis, déclinent plutôt, de six à cinq millions de tonnes dans les vingt-cinq dernières années. La régression proprement marseillaise (doublée des nécessaires efforts de productivité) est plus spectaculaire par sa position géographique, ses implications sociales, son articulation avec la vie urbaine, plus visible en tout cas que l’expansion de Fos, située en bout de monde et accrochée seulement par fragments à la conscience des habitants, malgré son impact sur l’emploi.

7Relisons l’ingénieur du Second Empire, H. Pascal, et le rapport très pertinent de la mission de la Chambre de commerce, en 1881, sur l’organisation des quais en France et à l’étranger. Ce n’est ni une logique nouvelle, ni une logique particulière à Marseille qui sont exposées là ; elles se poursuivent à travers la marche vers l’ouest du port. Jamais Marseille, du point de vue de la géographie portuaire, n’a autant ressemblé (compte tenu des conditions nautiques de la Méditerranée) à ses rivaux ou partenaires des autres façades maritimes. Jamais, aussi, la mer, comme source et lieu de travail, n’a semblé aussi dissociée de la ville, et je ne parle pas seulement du site urbain de la ville-mère, de Marseille proprement dite. C’est vrai de Martigues et de Lavéra ; c’est encore plus vrai de Fos et de la ville nouvelle, peu discernable dans ses contours et la structure qui devait l’accompagner.

8À travers ces quelques indicateurs venus de l’activité et des paysages portuaires, on peut décomposer plus nettement ce que l’on appelle crise dans l’horizon marseillais d’aujourd’hui, et qui combine de profonds changements de structure, des modifications de l’équilibre géographique et l’effet local des années difficiles 1975-1988. Un simple moment, commandé par la conjoncture générale ? Ou le sens d’un rajeunissement qui, d’une part, déplace les intérêts, les hommes, les richesses et, d’autre part, ne parvient pas à combler le hiatus très sensible entre l’ancien système marseillais et ses actions multiples, en partie inachevées ou bloquées, qui pouvaient établir un autre système régional. De plus, on s’interroge sur la stratégie : Fos et la sidérurgie pouvaient-ils délivrer Marseille de ses infirmités ou de ses difficultés antérieures ? L’image de la solution manquée hante souvent les esprits, à la mesure des discontinuités de temps et d’espace qui ont été maintenues. La conjoncture, les révisions de programme, la grande mutation industrielle s’y ajoutent pour inverser le mythe. Fos, la sidérurgie, le Rhône-Rhin, le grand pôle industriel n’ont pas été imposés de l’extérieur, s’ils ont été trop souvent gérés, décidés ou refusés, modelés dans des instances extérieures. Dès les débuts de la C.E.C.A., le monde des affaires marseillais et les autorités politiques se constituent en groupe de pression pour intéresser la sidérurgie au site rhodanien. Il n’est pas faux de rappeler, avec insistance, que la Chambre de commerce est la première à réunir des terrains en 1961, destinés aux futurs bassins. L’imaginaire est de nouveau éveillé en pleines années 1960, émoustillé par le destin industriel et commercial promis à Marseille et les retombées qui en sont attendues. La métropole marseillaise se redéfinit à l’échelle de cette géographie. Les années 1969-1975, depuis la décision d’établir la base sidérurgique, sont une suite d’anticipations, de spéculations et d’essais de planification, étrangement mêlés, mais qui s’accompagnent d’investissements massifs. La crise « générale » rompt le charme et laisse, en faisant refluer les projections et les réalisations, un paysage de déséquilibres, le cas échéant de déceptions. Un imaginaire plus triste se fonde sur les occasions, dont on ne sait exactement si elles ont été ratées, trop tardives, mal exploitées ou simplement différées pour des jours plus heureux. L’évolution des marchés du travail vient, d’une manière plus réaliste, supporter cette inversion : jusqu’en 1975 en gros, Marseille-Fos (et tout son environnement), se transforme en « éponge » d’emplois : manœuvres et ouvriers de chantiers de tous bords, sidérurgistes lorrains donnent cette impression, en quantité et en qualité, d’une véritable conquête du territoire, qui a quelques effets pervers sur l’opinion locale. L’aiguille part dans l’autre sens, dès 1976-1977, et on renoue, plus dramatiquement, avec une vieille caractéristique de cet ensemble : la pauvreté relative en travail offert. On reviendra sur cette formule qui désarçonne, reste trop globale, mais ne décolle pas de la réalité mesurée ou vécue.

Fin du système marseillais

9Classons donc toutes ces « crises », que l’étude de l’industrialisation classique et du commerce maritime avait déjà annoncées, et qui nous ramènent haut dans le temps, vers 1897, quand le commerce marseillais déclare ouvertement que le temps des facilités est passé. Difficultés prémonitoires, qui s’expriment dans le recul hiérarchique du port de Marseille au sein du palmarès des ports européens et, plus concrètement, les accidents arrivés sur le marché des oléagineux ou des blés : sur ce terrain, violemment disputé entre les places maritimes du Nord de l’Europe, et pour le blé, quelques intermédiaires continentaux en plus, des déplacements s’amorcent au détriment de Marseille. Les bouleversements à l’issue de la Première Guerre les confirment : la mise en marge de la Russie (malgré le rêve d’Hubert Giraud de rétablir ce commerce), le remodelage des relations avec l’outre-mer et déjà les colonies.

10Le mot colonial est alors ambigu. Quand Marseille achète des oléagineux ou du blé à l’Inde britannique, du sucre brut ou du coprah à Java et dans les Indes néerlandaises ou aux Philippines, quand elle envoie ses farines, ses tuiles ou ses sucres dans l’Orient proche, l’Amérique latine, c’est un commerce « colonial », entre pays d’inégal développement, entre le monde des métropoles économiques (club encore très fermé) et les pays plus ou moins « exotiques » et dépendants. Des échanges coloniaux par leur nature et non par leur caractère juridique, par les liens qui existent entre vendeurs et acheteurs. La Première Guerre mondiale trouble cette sorte de dépendance collective, tolérant le maintien des mécanismes libéraux. L’impérialisme n’a pas totalement transformé le monde avant 1914. Par quelques effets fort simples, le manque de navires, la hausse des prix et les risques du fret, l’orientation militaire d’une partie des productions nationales, l’importation des matières premières connaît quelques difficultés et, plus encore, l’exportation des produits fabriqués par les pays belligérants. La Compagnie française de l’Afrique occidentale envisage déjà de décortiquer des arachides au Sénégal, pour éviter de longs circuits depuis l’Inde et alléger le poids de la matière première transportée. D’autre part, une politique d’industrialisation est entreprise alors dans certains pays – Turquie, Iran, Égypte, Inde, par exemple – et prive, au lendemain du conflit, d’une partie de leurs débouchés les industries marseillaises, précisément parce qu’il s’agit d’un travail relativement primaire (produits alimentaires ou telluriques), le plus facile à déplacer ou à créer dans les pays peu développés. Les Marseillais sont même sollicités de participer dans les colonies françaises à cette première industrialisation. À la suite de quelques hésitations, en 1929, les Raffineries de sucre Saint-Louis décident d’ouvrir une filiale, la CO.SU.MA., au Maroc, ce qui est une autre manière de conserver ce marché et de consolider leur position d’exportateurs dans les pays méditerranéens et africains. On élimine le risque d’une concurrence en la prenant en main, en usant des armes de ses nouvelles localisations industrielles. C’est le virage que les oléagineux par exemple, en raison de la multiplicité des firmes et de leurs rivalités, ne savent pas négocier à temps. Or la Seconde Guerre – et pas seulement pour des raisons strictement économiques – ne fait qu’accentuer cette évolution. Pour un temps, Marseille va en subir les conséquences : une localisation nouvelle, au point de départ, et non à la rupture de charge à l’arrivée en Europe, du traitement de ces matières encombrantes qui avait fait une part de sa richesse. Jusqu’aux problèmes de la sidérurgie littorale et de Fos…

11Malgré cela, le commerce colonial, à l’importation surtout, ne se porte pas mal, continûment, dans l’entre-deux-guerres. Il réserve parfois d’excellentes années ; avec tous les risques : spéculations boursières, excès d’investissements légers, mise en place à la fois de circuits d’endettement et de surproduction. La dépréciation de la monnaie française jusqu’en 1926 facilite la position des compagnies commerciales françaises sur les marchés internationaux. Pour des produits appréciés de plus en plus en sterling, la monnaie forte du moment, l’Afrique occidentale, Madagascar, l’Indochine bénéficient (comme les exportations industrielles de la France) des variations monétaires. Mais la stabilisation Poincaré et le « rétablissement » à eux seuls suffisent à enrayer temporairement cette mécanique. La crise de 1929, sur un marché engorgé, pèse à son tour, sur les quantités et les prix. Au total, les années 1920 n’ont pas empêché la concentration des marchés dans les places du Nord. Londres et Amsterdam dominent les produits exotiques. L’instabilité monétaire en France a favorisé les coups, les jeux à court terme, la vente ; elle a laissé de plus en plus le contrôle des échanges et de la production – la lente agonie des Établissements Verminck le démontre – aux rivaux britanniques et hollandais. Le déclin de l’industrie des corps gras à Marseille se dessine, dans cette conjoncture apparemment favorable, tandis que la cité n’arrive pas à réaliser son rêve indochinois, à attirer sur son sol un marché international du caoutchouc.

12Il reste, la grande crise venue après 1929, à s’enfermer chacun chez soi, à protéger non plus seulement l’industrie métropolitaine, mais les producteurs coloniaux de matières premières, à rompre ce qui subsistait de libéralisme dans les échanges. Le système marseillais s’érode dans ce conflit d’intérêts. Les compagnies coloniales trouvent le moyen, en pleine crise, de profiter des protections revendiquées, puis obtenues, et d’y puiser quelques nouveaux équilibres. En Afrique occidentale, la C.F.A.O. n’hésite pas à créer la première usine de traitement des arachides à Rufisque ; à Madagascar, Léon Besson et ses concurrents s’entendent avec le syndicat des planteurs de café pour détourner vers Marseille, dans le cadre de la « préférence impériale », une part de ce marché. En Indochine, on se préoccupe de « sauver le caoutchouc ».

13C’est l’industrie qui, elle, supporte mal ces tendances : non pas les protections sur le marché français, mais la disparition de la vieille stratégie libérale touchant ses approvisionnements. Les huiliers, par exemple, tentent de résister à la « préférence impériale » demandée pour les oléagineux. D’autant que les remaniements de tarifs de transports continentaux intérieurs leur enlèvent des avantages sur le marché national pour l’écoulement de leurs produits et que le nouveau compromis est difficile à négocier. Louis Pierrein présente l’huilerie marseillaise comme dominatrice à Marseille à la veille de la Seconde Guerre mondiale ; ce n’est pas faux en termes de pouvoir social. Mais économiquement, la voici déjà dangereusement ébranlée et incapable de maîtriser son organisation interne. En même temps, Xavier Daumalin se demande justement s’il ne faut pas déceler à travers les failles de cette industrie et de ses marchés la naissance d’un courant qui sera plus ouvert à la décolonisation.

14Au total, le repli colonial, qui est manifeste en 1938, ne donne pas toutes les garanties aux activités marseillaises, parce que les colonies – au sens restreint du terme – ne fournissent pas une base de matières premières suffisantes en quantité, en qualité et en diversité ; parce qu’elles n’offrent pas à la production industrielle locale et plus généralement nationale, donc au commerce d’exportation marseillais, un débouché assez large. Paradoxalement, en raison de ses premières transformations, d’un peuplement encore faible, d’un pouvoir d’achat, d’un équipement et d’une exploitation des ressources naturelles qui sont restées bien en deçà, par rapport au monde colonial britannique notamment, le repli colonial signifie aussi un resserrement des échanges et des horizons. Décéléré par la crise générale, il alimente des crises plus pernicieuses pour l’avenir. Les mésententes entre industriels et compagnies de négoce, le désir des producteurs coloniaux de bénéficier à la fois de la protection sur le marché français et de l’ouverture directe de débouchés en dehors de Marseille, dans les autres ports nationaux et aussi à l’étranger, tout ceci dénoue des liens de solidarité, alors même que le discours officiel sur l’Empire colonial plaiderait en sens contraire. La décomposition des intérêts, cette sorte d’analyse destructrice des cohérences (même si celles-ci étaient très inégalitaires et parfois litigieuses), et les conflits réels, de nature politique et sociale qui en résultent sur le terrain, instillent la décolonisation en plein repli colonial. En 1906, la colonisation paraissait l’espoir marseillais et œuvre de civilisation : tel était le discours de Paul Masson. Dès la fin des années 1930, le procès de la colonisation est commencé, dans les faits, avant de l’être en théorie.

15La décolonisation prend, en principe, à rebours toute l’évolution antérieure. Encore faut-il tenir compte des conditions de cette décolonisation. L’Algérie n’est pas la Tunisie ni le Maroc. L’Indochine ne se situe pas comme l’Afrique noire et, en Afrique noire, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire ne suivent pas le même cours que la Guinée. Pour un port comme Marseille, il faut surtout éviter de morceler les constatations, car deux ou trois phénomènes plus importants, « englobants », viennent modifier les marchés et les chances qui subsistaient pour les industries traditionnelles. Après tout, rien n’imposait la rupture dans les méandres d’une décolonisation douce. Si l’on passe sur les conditions mêmes de ce changement de statut – conflit armé ou négociations progressives – deux phénomènes viennent handicaper les relations entre Marseille et ce domaine colonial plus ou moins promis ou conduit à l’indépendance. Le premier, c’est le phénomène démographique et agricole : les ressources naguère drainées vers la métropole ou le marché international deviennent rares ou suscitent des substitutions. La crise de l’arachide dans l’Inde puis en Afrique noire – crise qui aboutit à la raréfaction de la matière première – contrarie l’activité des industriels importateurs. On assiste donc souvent à un glissement des industries européennes vers d’autres fournisseurs, généralement des pays tempérés, souvent industriels eux-mêmes. Bref, en dehors des denrées coloniales « spécifiques », le commerce joue sur des alternatives qui réduisent l’appel aux marchés ex-coloniaux. Pour le sucre comme pour les oléagineux ou le maïs, le mouvement de bascule est clair. Plus généralement, dans les années de grand développement entre 1960 et 1970, le commerce international se fait de plus en plus, à l’importation ou à l’exportation, entre pays « développés » – pour plus de 70 % – et tend à régresser au moins relativement entre pays du tiers-monde et pays développés – pétrole exclu – jusqu’à tomber à 20 % et moins des échanges mondiaux. Dans le cas particulier de la France l’orientation européenne accentue ce déplacement. Dans le commerce européen, à l’époque de la petite Europe des Six, Marseille est rejetée à la périphérie des échanges, d’autant plus que le mouvement maritime se fait au bénéfice des Bouches-du-Rhin. L’arrière-pays marseillais, faute d’une desserte de transit suffisante et à bas prix, se replie sur lui-même jusqu’à sa frontière minimale ou presque. Dans ces conditions, le trafic colonial perd en valeur relative et, de plus en plus, en obligation, si l’on excepte en tête le pétrole, et quelques matières premières, comme les minerais, y compris le banal minerai de fer. Encore faut-il rappeler que les minerais d’outre-mer ne viennent pas tous de pays en voie de développement, loin de là. La décolonisation qui, dans certaines conditions, ne menaçait pas directement les échanges, surtout quand zones monétaires et avantages tarifaires subsistaient, se doublait plus gravement d’une perte d’importance commerciale des pays ex-coloniaux. Hormis quelques produits de base, les pays développés s’abandonnaient à la satisfaction de commercer surtout entre eux. Dans ce schéma appliqué à Marseille, l’un des risques – parfaitement démontré par les oléagineux – voulait que les vrais détenteurs du marché international concentrent les entreprises à leur avantage (Unilever, Calvé-Delft et Lesieur à Marseille). En cas de concentration technique des usines, le phénomène jouait au détriment de Marseille, à la fois court-circuitée par les matières premières et mal placée par rapport aux zones de consommation, mal défendue aussi par ses structures de production. De même, pour ce qui restait de savonnerie et ses substituts, ainsi que pour une part importante des industries alimentaires.

Des relais en crise

16Des années 1950 au début des années 1970, les particularités marseillaises du xixe siècle se perdent au profit d’une géographie plus classique et d’une concentration à l’avantage des régions du Nord. En revanche, Marseille avait bien joué à l’égard du pétrole, la première grande ressource d’un nouveau cycle d’industrie, tirée elle aussi de pays plus ou moins dépendants, surtout dans le Proche et le Moyen-Orient. Elle avait convaincu les puissants intérêts qui contrôlaient le pétrole, d’abord la Société générale des huiles de pétrole, création de l’Anglo-Persian, conduite à installer des entrepôts près de Caronte, puis une première raffinerie à Lavéra ; les intérêts français ensuite, issus des parts de l’Irak Petroleum et regroupés autour de la Compagnie française des pétroles ; enfin, la Shell. Un tiers de la capacité de raffinage du pays se trouvait ainsi fixé à proximité de l’étang de Berre et des rapprochements s’organisaient avec les chimistes. C’est cette expérience, incontestablement, qui donne corps aux « Annexes », en fait non seulement des lieux de dépôt, l’arrière-boutique de Marseille pour les pondéreux, mais le support d’une zone industrielle. Rattaché au port de Marseille par la fiction juridique des « Annexes », le pétrole dépendait fort peu par son organisation, son capital et sa direction technique des milieux marseillais. C’était à la fois un enrichissement, des chances d’industrialisation moderne, mais, en même temps, une coupure par rapport au tissu industriel classique du port, alors que la logique initiale, le travail des pondéreux à la rupture de charge, n’en était pas si différente.

17Tout n’est donc pas crise, au sens propre du terme : mais plutôt, pour l’économie régionale, crise de croissance et déplacement d’équilibres géographiques. Marseille se crée une sorte de prolongement industriel, grande banlieue, si l’on veut, qui échappe, sauf pour l’activité et les investissements maritimes, à son initiative et à sa maîtrise. L’étang de Berre et les « Annexes » s’inscrivent en continuité avec le programme portuaire marseillais, mais ils font apparaître d’autres pouvoirs économiques et d’autres formes de localisation, d’organisation, de travail industriel. Ce n’est pas sans intérêt pour l’ensemble marseillais : des industries-services, d’entretien. La réparation navale peut puiser dans la fréquentation des pétroliers des occasions de contrats et de modernisation. Mais le marché du travail se distingue de celui de Marseille. De même, l’autre innovation de ces années 1930, l’aéronautique, a commencé par de petites usines avant de se concentrer dans l’usine de Marignane-Vitrolles de la S.N.C.A.S.E. et plus tardivement du centre d’essais en vol et de Dassault près de Salon. Le territoire change donc de valeur : la modernité et les techniques d’avant-garde paraissent transférées – du moins dans le monde industriel – hors de la grande ville ; en même temps, l’indépendance est presque totale à l’égard de la bourgeoisie locale ; le recrutement des cadres et des techniciens échappe aussi au local. Le plus proche n’est plus indifférent ; mais il ne se subordonne pas à la grande cité. Si l’on rapproche de cette industrialisation le réveil d’Aix, la tendance est inversée par rapport à celle du xixe siècle, qui concentrait tout au bénéfice de Marseille. C’est le dispositif géographique et social qui, à défaut d’ouvrir une crise spécifique à l’échelle d’un demi-département, soulève la question de la cohérence et du fonctionnement d’un ensemble : ce n’est ni une agglomération, ni même une aire métropolitaine au sens américain du terme – plutôt une région urbaine, constituée de plusieurs noyaux inégaux, mais non inféodés au plus pesant.

18Crise du « système marseillais », crise de la domination marseillaise ; la conjoncture dans les années 1970 apporte ses propres coups. Mais je diffère ici d’autres analyses qui accordent trop aux catégories générales ; crise fordienne ou du monde fordien. C’est sans doute exact à l’échelle des nations et du monde. Au plan local, ce n’est pas l’organisation fordienne qui est tellement atteinte, si tant est que les entreprises locales s’alignent sur ce modèle. Ou bien on définit le modèle fordien comme un ensemble de principes et de pratiques d’organisation sociale (productivité, rapports entre la consommation et la production, système du Welfare State) et on n’explique guère les caractères particuliers des difficultés marseillaises. Ou bien on donne à ce terme un sens plus précis, touchant plus particulièrement l’organisation de l’entreprise, et alors les caractères de l’industrie marseillaise – l’héritage en déclin, les nouvelles productions – lui correspondent fort peu. En fait, ce qui a manqué à l’industrialisation de la région urbaine, c’est en partie cette étape, celle de la production en série des grands biens de consommation ou d’équipement. Il faut donc bien voir que dans le cas de Marseille, à l’articulation de deux modes d’industrialisation très différents, presque opposés par bon nombre de leurs caractères, le moment compte beaucoup. La crise générale (je ne discute pas ici la part spécifique des chocs pétroliers dans l’accident) agit dans une situation locale précise, en pleine mutation. Elle éclate au moment où les industries traditionnelles cessent leur résistance devant les achats extérieurs et les transferts. Unipol, la tentative provisoire et tardive de concentration des oléagineux, cède dès 1970-1971. L’attaque financière du « club » de la Société marseillaise de crédit à travers son empire, par O.P.A. ou achats négociés, commence à la fin des années 1960 ; même quelques industries qui ont connu leurs heures de prospérité, comme Coder et ses remorques (et aussi l’entretien des matériels ferroviaires), cèdent avant 1973. La crise rend plus difficile de nouveaux replâtrages. En même temps, elle freine pour un certain temps (le rythme des chocs pétroliers est ici important) les initiatives de la pétrochimie ; plus indirectement, elle atteint l’aéronautique. Mais la vérité « locale » de la crise, c’est la mise en évidence des limites du grand projet d’industrialisation parti de Fos, sidérurgie en tête. Or à travers la crise des années 1973-1986, c’est bien la capacité des pays développés à lutter sur les marchés internationaux de l’acier (mais aussi, pour une large part, de la construction navale) qui est en question, malgré de nouveaux approvisionnements, la situation littorale, les débouchés qu’elle promet, la qualité des techniques employées et les avantages de la dimension. Ce n’est plus la vieille sidérurgie, un peu archaïque et mal située qui est attaquée, mais la modernité elle-même, par des producteurs lointains, les nouveaux pays industriels, aux prix de revient abaissés. Dans une certaine mesure, la localisation mondiale de la pétrochimie est elle-même contestée. La crise ne met donc pas en question, dans la région portuaire et urbaine de Marseille, des secteurs de production, mais une stratégie et une logique d’industrialisation dont on pensait qu’elles combleraient, et bien au-delà, le déficit entraîné par la disparition ou l’effondrement des industries traditionnelles et fourniraient enfin la base de développement économique attendue depuis longtemps.

19Le mythe de Fos est donc double et s’inverse au cours du temps. Dans la phase initiale, c’est presque un problème d’appropriation de l’idée, en tout cas de la gestion du chantier. Par définition, le projet mobilise de puissants moyens d’investissement, venus de l’État, et s’adresse à des entreprises d’ampleur nationale ou internationale. Fos est à l’échelle de tels acteurs. C’est le Premier ministre qui, en 1969, annonce la décision de construire sur le nouvel emplacement portuaire une sidérurgie. Aussitôt, le risque est de renouer avec le vieux thème de Cyprien Fabre, l’affrontement Nord-Midi, le souci d’indépendance du capital et des autorités locales. Les affaires marseillaises n’en ont guère les moyens. Mais de multiples litiges s’instaurent entre les planificateurs « extérieurs » et les institutions locales. Les projets industriels de Fos sont traités comme une opération nationale, réglant localement des problèmes nationaux ou sectoriels, celui de l’acier notamment. Fos « étranger », greffe dangereuse, souhaitée et redoutée à la fois. L’image a son prix : elle existe parmi les habitants des Bouches-du-Rhône, mêlée à la critique de la planification technocratique, de la centralisation parisienne, des manœuvres politiques le cas échéant. De leur côté, les grandes entreprises et organismes de planification marquent toujours quelque inquiétude à l’égard de la bonne volonté des locaux. L’administration nouvelle du Port autonome et la Chambre de commerce ont quelque mal à se retrouver dans ces procès qui fleurent parfois ou ravivent les vieux conflits qui tournaient autour des ports sud, de la Société des Docks ou du P.L.M. Tous ces événements seraient restés des péripéties, si l’autre crise de Fos n’inversait la situation et jusqu’aux représentations. Fos n’est plus le transit accéléré, ou l’industrialisation imposée de l’extérieur. Fos, c’est aussi le rêve inachevé. L’épreuve était de toute manière attendue ; on n’achève pas une entreprise de cet ordre, du moins ses premières tranches, la phase d’équipement initiale, en une dizaine d’années, sans risquer gros à l’arrivée. Le chantier de Fos avait vécu en partie de nomadisme – et ce n’était pas simple figure ou retard du logement sur l’emploi. De toute manière, on aurait marqué l’étape, avec les ajustements que le temps imposait : passer du chantier au fonctionnement n’est jamais simple, à cette échelle. Mais la conjoncture pressait les choses, impliquait des reculs, une révision des objectifs et des tranches à la baisse, des renvois sine die ; on percevait tardivement en 1976-1977 une stratégie en repli. La chaîne était interrompue : Fos allait produire de l’acier, mais le laminoir à froid et l’usine de pièces en aciers spéciaux qui devaient valoriser la matière encore grossière se faisaient attendre. Ce type de freinage – sans compter les hésitations et les refus d’investisseurs déjà prévus – rendait plus difficile le passage du chantier à un fonctionnement restreint, plafonné et déjà contraint de tenir compte de nouvelles normes de productivité et de concurrence.

20L’autre mythe de Fos, c’est donc celui de l’œuvre inachevée, de la logique gelée. Ceux qui attendaient les retombées plus ou moins directes, plus encore que les industriels impliqués immédiatement dans l’opération, étaient déçus, urbanistes et politiques plus fortement que « manufacturiers » ou responsables du port. Les opérations foncières et immobilières étaient touchées, après une phase spéculative mal contrôlée ; Marseille aspirant à affirmer son rôle de métropole comptait sur Fos pour remplir les cases vides ou simplement projetées de son Centre directionnel. Le freinage et les conséquences réelles de Fos donnaient l’impression de laisser une part du département et quelques îlots du centre-ville de la métropole en semi-friche. En excès de main-d’œuvre, aussi. C’était payer cher les extrapolations audacieuses sur ce qu’un emploi dans la sidérurgie, le traitement de l’aluminium ou la pétrochimie pouvaient induire, comme si l’on travaillait en table rase. À étudier Fos (mais rien d’original par rapport aux expériences italiennes ou au devenir des sidérurgies littorales des États-Unis), on pouvait s’interroger sur l’efficacité des pôles de développement industriel, fondés sur les « industries de base ». La France avait tenté tardivement cette politique, à la fin des années 1960, dans la perspective d’un industrialisme enfin avoué, ajusté à la dimension internationale. Fos était tombé en porte-à-faux par rapport à la conjoncture courte, à la crise elle-même. Mais le décalage n’était-il pas aussi de plus long terme ? Les industries de base, soit ; mais quelles sont les industries de base, dans l’avenir économique des pays déjà développés, allégeant et sophistiquant leur production, ne serait-ce que pour mieux résister à la compétition lancée par les nouveaux pays industriels, les N.P.I. ? Cette remarque ne signifie pas que la sidérurgie est sans intérêt sur les bords de la Méditerranée et celle de Fos devenue obsolète dès son montage. Mais l’enchaînement des activités ne va pas de soi ; il faut donc apprécier plus justement l’existant et les possibilités d’avenir. Mesuré à l’aune différente des ambitions originelles et des réalités d’aujourd’hui, le projet sidérurgique, un peu comme Suez, risque d’être jugé en termes contradictoires : n’est-ce point l’histoire du verre à moitié plein – ou à moitié vide ?

L’emploi rare

21Prenons donc un peu de distance pour apprécier, non par leur contenu, mais par leurs effets le résultat de ces fluctuations et de ces changements économiques. D’abord le dynamisme démographique : il est grand, à l’échelle du département (qui tient compte d’un espace élargi et évite les limitations trop étroites et donc trop contestables). Les Bouches-du-Rhône, du fait à la fois de migrations positives, d’un rajeunissement et d’une reprise fort générale de la fécondité, renouent avec les fortes croissances au début des années 1950. La population augmente de près de 20 % dans les huit années qui séparent 1954 de 1962, 18 % encore entre 1962 et 1968. La poussée démographique précède, annonce de plus grands bouleversements économiques ; elle va de pair avec l’origine des changements et l’expansion qui caractérise l’économie française à ce moment-là ; de plus, elle reçoit l’appoint non négligeable du retour des « pieds-noirs » qui, pour 100 000 d’entre eux environ, paraissent se fixer dans le département. On ne s’étonne guère, alors, de voir l’emploi légèrement en retrait, 12 % seulement de hausse : l’augmentation, en chiffres absolus, de 9 000 emplois par an, reste sérieuse (pour un total de 400 000 actifs environ).

  • 3 Bouches-du-Rhône : la ressource humaine, p. 57 et suivantes.

22La période 1968-1975 (dont la seule cohérence vient, il faut le noter, des dates de recensement) est exceptionnelle : elle est bien celle du développement des chantiers, de l’industrie et des services, puisqu’au total le contingent moyen annuel atteint 11 000 emplois nouveaux, avec une augmentation de 15 % des actifs en sept ans – et cette fois-ci un rythme supérieur à celui de la population totale. De 1975 à 1982, les rapports s’inversent encore : 13 500 personnes nouvelles chaque année dans le département, pour 1 000 emplois nouveaux en moyenne. Les crises se rejoignent : la liquidation d’établissements et d’affaires de l’héritage marseillais, le coup d’arrêt donné aux investissements, notamment à Fos. Après 1982, pour l’ensemble du département, l’émigration l’emporte sur l’immigration, le mouvement naturel seul laisse un avantage positif réduit : des évaluations, au début de l’année 1988, annonçaient 1 756 000 habitants contre 1 724 000 à la date du précédent recensement. Démographiquement, c’est la stagnation, au mieux : « Du début de 1975 au début de 1987, le nombre d’emplois n’a pas sensiblement varié, et compte tenu des efforts déployés par tous, cette constatation a quelque chose de décevant » conclut sur ce point le commentaire d’André De Los Santos. Deux temps donc pour le département, à travers une évolution qui révèle un ancien caractère du travail : le nombre relatif des inactifs, en général plus élevé que dans les autres régions urbaines. Jadis ou naguère, il s’agissait surtout d’une faible mobilisation féminine – que la faiblesse des industries textiles pouvait corréler, plutôt qu’expliquer. Le taux de l’inactivité reste exceptionnellement élevé (par rapport aux classes d’âges de 15 à 65 ans). Et le taux de chômage, au-dessus de la moyenne française, s’y ajoute, tandis que les femmes occupent davantage des emplois. Un commentaire récent met en valeur ce double constat : « Traditionnellement, l’équilibre du marché du travail local était assuré par la sous-activité »… et « Bouches-du-Rhône : un des départements où l’emploi est le plus rare3 ».

23L’emploi rare, voilà qui tranche avec l’image de Marseille reçue de la fin du xixe siècle, celle portée par l’économie sociale, par exemple. En revoyant l’analyse classique de l’industrialisation à ce moment-là, on peut se demander si la réussite vient de l’abondance des matières premières exotiques ou de l’abondance d’une main-d’œuvre à bon marché. Eugène Rostand n’hésite pas dans les années 1880 à légitimer ainsi la puissante immigration italienne – au moment où elle éveille des réflexes défensifs parmi les ouvriers en place.

Les industriels marseillais qui opèrent sur un terrain toujours plus difficile, dont les efforts deviennent sans cesse plus aléatoires, dont les mauvaises années sont moins rares que les bonnes, obéissent simplement à la nécessité de rémunérer le capital engagé dans leurs entreprises ou leurs usines, en acceptant le concours d’hommes qui, par suite d’aspirations plus modestes ou de besoins moins complexes, se satisfont d’un salaire inférieur.

24Et plus clairement, plus justement aussi sur les raisons de fonctionnement de ce marché du travail pléthorique :

  • 4 E. Rostand, op. cit., p. 431 et 434.

Pour s’en tenir à la période de la transformation de Marseille en centre industriel à laquelle notre génération a assisté, c’est sous nos yeux qu’une offre abondante et économique de main-d’œuvre a permis la création d’industries de toute nature4.

25Les caractères des industries (plus largement des activités) nouvelles sont autres. Quand l’emploi se développe – et jamais en quantités fortes dans les branches industrielles – il se déplace vers les postes d’ingénieurs, de techniciens, de diplômés : plus nettement que dans les branches tertiaires, qui appellent surtout cadres moyens et employés. C’est globalement, à travers le mode de production qui s’instaure, et non pas seulement par la création de quelques entreprises spécialisées, qu’une technologie plus exigeante modifie le processus industriel et donc les conditions de recrutement et de formation des « travailleurs ». Les anciens modes de production laissent un héritage différent : de vieilles qualifications, d’anciens métiers sont en grande partie éliminés ; il est sans doute illusoire de vouloir les reconstituer ou les maintenir coûte que coûte. Dans la conjoncture courte des années 1980, la crise des chantiers, celle du bâtiment, les mutations du travail portuaire ont écarté du marché de l’emploi des sous-qualifications qui, naguère encore, fournissaient une part importante de la demande de main-d’œuvre, à côté de noyaux plus qualifiés (constructions et réparations navales, constructions mécaniques). Ainsi, à plusieurs niveaux des hiérarchies ouvrières (dont on sait l’imprécision relative et les variations temporelles et géographiques), se créent des vides. Les modes de formation, les cultures professionnelles se défendent mal, en période de chômage encore plus. Si bien que les hiatus s’accroissent sur le marché du travail entre emplois offerts et main-d’œuvre disponible, héritée, reconstituée par de jeunes générations insuffisamment formées. Les Bouches-du-Rhône – et la situation n’est pas entièrement nouvelle – semblent attirer de l’extérieur des migrations de diplômés, de techniciens, de personnels avancés et qualifiés par leur carrière et disposer par ailleurs d’une réserve inemployée de force de travail. Le chômage particulièrement élevé des 15-25 ans est un aspect inquiétant de cette situation. La plus récente analyse « démographique » sur le département paraît confirmer ce que l’on pouvait déjà constater à la fin des années 1950. De part et d’autre de la phase d’expansion forte, les mêmes caractères se retrouvent, contradictoires parfois avec les traditions de forte scolarisation en pays provençal.

26Marseille n’est donc pas une exception, une aberrance dans un environnement prospère ; elle est simplement le lieu où cet écart entre passé et présent est le plus sensible, le lieu le plus grave de la discontinuité, l’espace géographique de ce phénomène, parce qu’elle détenait le monopole des industries et du trafic traditionnels du port (chantiers navals exceptés) et que les formes nouvelles d’industrialisation, pour des raisons souvent banales et qui ne tiennent pas toujours à la spécificité marseillaise, s’installent hors des limites de la ville, et même de son terroir communal. Rupture avec une longue histoire, avec l’image même que donnait la ville encore au début du siècle, quand elle concentrait jusqu’à 80 % du travail industriel. Les récentes études sur les recensements (malheureusement un recensement n’est exploitable pour la recherche que quelques années après…) et des statistiques plus proches de nous sur l’emploi tendent à prouver que dans les deux dernières décennies, au moins, le tertiaire ne s’est pas substitué, presque indûment, à l’industrie, qu’il n’y a pas eu une politique volontariste du tout-tertiaire (non plus que d’industrialisation d’ailleurs), mais désindustrialisation. La chronologie vient à l’appui de cette thèse : fermetures d’usines, friches industrielles, ventes de terrains jusque-là consacrés à l’industrie précèdent assurément une demande tertiaire qui se serait par exemple traduite par la construction de bureaux. Une partie de la nouvelle construction d’immeubles jusqu’aux années 1965 s’est insinuée dans ces lignes de fragilité du tissu industriel marseillais, quitte à ce que la contagion gagne ensuite. Mais l’immeuble sans doute, plus que l’expansion du tertiaire. Si les activités classées globalement dans ce secteur (très peu cohérent et homogène, on le sait) paraissent détenir un quasi-monopole dans l’emploi marseillais, leur rapport à la population totale paraît médiocre, inférieur à celui de bien des métropoles régionales ou villes importantes. Bref, Marseille ne souffrirait pas de tertiarisation ; elle manquerait même, en ce domaine, de s’affirmer toujours par le prestige et la technicité qui conviendraient à une ville de ce rang. La « gentrification » de l’emploi n’est pas, sur ce point, l’effet d’une stratégie sociale organisée et efficace. Un résultat plus qu’un effet voulu. Mais elle souffre aussi – et plus durement peut-être – de sous-industrialisation : 15 % de la population active, c’est un niveau assez dérisoire.

27Il n’est pas étonnant alors qu’emploi et population s’ajustent en laissant une part trop élevée à la sous-activité et au chômage. Camouflage partiel d’une économie souterraine ; ce n’est pas impossible – en particulier dans des communautés particulières. On a vanté l’aptitude des Maghrébins à créer des circuits commerciaux nouveaux, des filières qui échappent quelque peu à nos catégories et à la statistique. Mais est-ce suffisant pour une ville-métropole ? En fait, Marseille (qui, ne l’oublions pas, est à la fois dans sa commune, ville et banlieue, centre et première couronne, couverte en partie de vieux lotissements et de grands ensembles) est devenue une sorte de ville-dortoir, en un sens différent de l’habituel, non par division des lieux de travail et de résidence, mais par diffusion de la non-activité ou de la sous-activité. Or ces caractères ne sont pas signes de richesse ou d’aisance, mais de pauvreté. La décantation sociale aboutit à faire sortir de la ville actifs et mobiles et à identifier populations captives et sous-emploi. Cette remarque reste valable même si les populations « captives » définies collectivement cachent des mobilités individuelles plus fortes qu’il n’apparaît. La fuite de l’habitant qui dispose de quelques moyens et d’une certaine liberté de choix à l’égard du logement risque de suivre celle des entreprises, ce qui n’implique pas pour autant l’identité entre lieu de travail et lieu de résidence. Là aussi il s’agit surtout de mouvements collectifs, qui intéressent d’abord la zone en contact avec le site marseillais. Le recul amorcé par Marseille commune, pendant la période 1975-1982, est tout juste compensé en termes d’emploi et de population par la croissance de la bordure externe de l’agglomération. L’affaissement marseillais à plus long terme, près de 100 000 habitants de moins qu’en 1975, ce que confirme le dernier recensement, est plus inquiétant : il porte sur les actifs et sur les tout jeunes comme l’indique la chute des effectifs de l’école élémentaire. Les mouvements de population (comme le mouvement portuaire) révèlent donc dans l’organisation urbaine de profonds déséquilibres. Ils s’opposent assez à la tendance dominante du xixe siècle et aux rapports établis jusqu’aux années 1950 pour agiter ou troubler les esprits, laisser s’affronter les représentations contradictoires de l’espace marseillais et constituer par-là à la fois un facteur et une manifestation visible d’une crise assez globale de tout le système urbain. La ville prend sa place dans le pronostic. Le paysage et les chiffres non contrôlés, balançant entre la statistique officielle modérée et les estimations de chic sur ce que l’on appelle l’immigration (alors qu’en toute hypothèse le mouvement paraît ralenti depuis près d’une décennie), s’ajoutent à ce jeu de représentations, qu’elles soient positives (quand on parle de recomposition) ou négatives.

28Ainsi la « crise », sous cet aspect, touche-t-elle Marseille dans les deux définitions possibles de la métropole : comme lieu d’impulsions, d’initiatives, de relations internationales ; comme espace d’expansion urbaine, l’aire métropolitaine à l’américaine. Port, ville, métropole se trouvent ainsi remis en question, non pas comme des entités séparées, mais dans leurs articulations profondes. L’intérieur et l’extérieur ne se divisent pas. Fonctionnement, paysages, activités économiques, compositions sociales n’appartiennent pas à des mondes différents. En fait, Marseille cherche aujourd’hui son nouvel imaginaire. La crise est moins dans l’absence d’atouts que dans une certaine impuissance à les jouer selon une stratégie.

Notes

1 Les travaux de la jeune équipe sur les relations de Marseille avec ses colonies – X. Daumalin (Afrique occidentale), G. Durand (Indochine) et O. Lambert (Madagascar) – sont cités en bibliographie. L’étude de l’impact de la crise coloniale sur Marseille a fait l’objet du séminaire de E.H.E.S.S. tenu à la Chambre de commerce et d’industrie durant l’année 1989-1990 sous la direction de Marcel Courdurié. Les communications seront publiées dans cette collection sous le titre : Marseille colonial face à la crise de 1929.

2 Cité par J. Georgelin, p. 92-93 (voir bibliographie).

3 Bouches-du-Rhône : la ressource humaine, p. 57 et suivantes.

4 E. Rostand, op. cit., p. 431 et 434.

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