1Florence Burgat explique que de nombreux philosophes et éthologues considèrent les animaux comme des organismes entièrement régis par l’instinct de survie. À ce titre, ils seraient privés de toute forme d’expérience temporelle (Burgat 1997, p. 119-129). Selon Nietzsche ou Heidegger, les animaux vivent en effet dans l’immanence et dans l’immédiateté, et n’ont de ce fait ni la mémoire du passé, ni la conscience de ce qui constitue le présent, ni non plus la capacité de se projeter dans l’avenir. De même que les animaux font corps avec leur environnement, de même ils ne peuvent pas s’extraire de l’immédiateté de leur rapport au temps : « Mémoire, projet, souci, sont ainsi refusés à un être enfermé dans un mécanisme plus ou moins strict » (ibid., p. 120). Selon les philosophes, les animaux ne disposent pas d’une conscience leur permettant de relier les différents moments de leur vie. Or, faire l’expérience de la temporalité, c’est avoir « la possibilité de décoller des données immédiates du présent » (ibid.). Privés de cette capacité, les animaux vivraient dans un temps « morcelé », « amnésique et plat » (p. 121), « ancré dans des repères objectifs, un temps sans secret ni inquiétude » (p. 129). Leur activité et leur relation au temps reposeraient exclusivement sur « l’instinct, l’immédiateté, la répétition, l’absence de finalité intrinsèque » (p. 121).

2Or, selon Burgat, il est illégitime de considérer que les animaux ne font pas l’expérience du temps. Ainsi, l’auteure précise que la perception du temps n’est pas uniquement une expérience conceptuelle. C’est avant tout une expérience sensorielle. Par exemple, les déplacements des poissons migrateurs dépendent, entre autres, de la température de l’eau et des phases lunaires. Selon elle, la question de l’expérience du temps ne permet pas de séparer les humains et les animaux. Elle rappelle ainsi que les humains et les animaux ont en commun d’avoir un rapport au monde fondé sur les sensations : « Le monde du sentir est celui [que les humains et les animaux] partagent, et c’est au sein de ce monde que non seulement nous comprenons les animaux, mais aussi qu’ils nous comprennent » (p. 128). Les mécanismes physiologiques des humains – régulation de la température corporelle, taux d’hormones, cycles du sommeil – sont très similaires à ceux des animaux. Burgat invite alors à repenser l’expérience du temps comme une expérience commune aux humains et aux animaux, afin de nous amener à renouer avec nos origines animales et à réaffirmer la solidarité entre les existences humaines et animales.

3Dans The Black Rhinos of Namibia (BR), Rick Bass témoigne de sa fascination et de son attrait pour l’étude des mouvements du temps. Il déclare que sa formation de géologue et de biologiste le mène à tenter de comprendre les origines de la Terre et de l’ensemble du vivant et à étudier leurs transformations. Dans une certaine mesure, ces sciences lui permettent également d’anticiper certains bouleversements terrestres et le devenir de plusieurs espèces végétales et animales. Cependant, Bass constate avec regret que la science appréhende le temps d’une manière trop abstraite. À force de mesurer et de quantifier le temps, les scientifiques semblent avoir oublié sa dimension résolument concrète et sensorielle. Par le biais d’images lui permettant de comparer le temps à un animal – « ce phénomène animal ou organique qu’est le temps » (ma traduction) (« the animal or organic phenomenon of time » [p. 147]) – et à des molécules ou à des particules, l’auteur tente de restituer le caractère organique et sensoriel du temps. Bass suggère ainsi que le temps n’est pas une conception abstraite. Il s’apparente plutôt à un organisme vivant qui ne cesse de se transformer.

4En accord avec le désir de l’auteur de rendre compte de la nature organique du temps et de la perception que nous en avons, les narrateurs bassiens appréhendent le temps et ses allures1 changeantes, insaisissables et inaccessibles, à travers ses manifestations concrètes. Conscients de la manière dont les humains se sont détachés de la dimension sensorielle de l’expérience du temps, ils montrent comment ces derniers tentent néanmoins de se réajuster au rythme de la nature. Or, ce sont les animaux et les traces qu’ils laissent – fossiles, empreintes, voies migratoires – qui permettent aux narrateurs et aux personnages d’accéder à des temps révolus et d’entrevoir une autre temporalité. Ainsi, le contact avec certaines espèces permet aux narrateurs de devenir les témoins d’une époque que les humains n’ont pas vécue. De plus, l’étude de la métamorphose de corps d’animaux donne à voir le processus de l’évolution. Enfin, la cyclicité des mouvements animaliers manifeste une autre façon d’habiter le temps. En outre, les narrateurs s’appuient sur la matérialité de l’écriture pour traduire les mouvements, les étirements, les inclinations et les compressions du temps. Il ne s’agit donc pas pour l’écrivain d’arrêter le temps et de le fixer sur la page, mais de rendre compte de son passage à travers les transformations géologiques et physiques, les disparitions d’espèces et les phénomènes de régénération au sein de l’écriture.

5Les narrateurs bassiens sont souvent en quête d’un passé ancien. Grâce à la paléontologie, à la géologie et à la biologie, ils tentent de comprendre la formation terrestre et l’apparition de la vie. L’étude de roches, de traces fossilisées et d’espèces animales ayant traversé les âges leur permet de reconstruire le récit du déroulement des étapes majeures de la formation de la terre et du vivant. En outre, l’observation de certains phénomènes naturels amène les narrateurs à souligner que les mouvements géologiques et l’évolution des espèces se poursuivent. En étant attentifs aux modes d’être des espèces les plus impressionnantes, comme les rhinocéros, et les plus humbles, comme les têtards, les narrateurs bassiens comprennent que « chaque animal […] est le dépositaire d’une mémoire qui le dépasse comme elle nous dépasse et où tous les frottements de son espèce à la nôtre sont inscrits » (Bailly 2007, p. 25). La rencontre avec des animaux et la découverte de traces animalières permettent ainsi de révéler les origines communes des humains et des animaux.

6Bass s’applique davantage à illustrer les liens qui unissent les humains aux animaux qu’à essayer de mettre en avant les différences qui les séparent. Les humains et les animaux partagent une histoire, des affects, ou bien encore des manières d’être. Bass dévoile la part animale qui subsiste chez les humains et décrit des comportements et des rituels dans lesquels des figures humaines et animales se confondent. Par le biais de comparaisons et d’analogies entre des personnages et des animaux ou par le truchement d’images anthropomorphiques, Bass montre la proximité entre le monde humain et le monde non humain. Des images inattendues, des incertitudes énonciatives et l’usage critique de certains procédés stylistiques ou discursifs contribuent en outre à renouveler la représentation des animaux.

7Enfin, la question de la nécessité pour les humains de renouer avec la dimension sensorielle de la relation au temps sera abordée. Bass suggère que la présence animalière est essentielle parce qu’en plus d’être un moyen privilégié d’accéder à un passé autrement inaccessible et de rappeler les origines communes des hommes et des animaux, elle offre un modèle de régénération nécessaire à la survie des humains. Ainsi, plusieurs narrateurs et personnages bassiens traversent des épreuves personnelles difficiles – deuil, séparation –, sont gravement malades ou redoutent la disparition imminente d’espèces et d’espaces menacés. Or, leur inquiétude face à un avenir incertain est relativisée par l’observation et le contact avec des animaux qui ont un rapport immédiat et cyclique au temps. Face à la linéarité et à la finitude de la temporalité humaine, les animaux présentent un modèle d’existence fondé sur l’immanence ainsi que sur des rituels essentiels pour les humains.