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L’imaginaire de Marseille

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Marcel Roncayolo

Le système marseillais

La géographie réinventée

Texte intégral

  • 1 L. Pierrein, « Farewell to Suez », dans Chroniques marseillaises, p. 92-95.

1Suez et le P.L.M., c’était la grande espérance du demi-siècle. On admet difficilement à Marseille que ces deux majestueuses réalisations aient apporté des désillusions. J’avais employé ce mot en 1963, ce qui avait inquiété (ou étonné) alors quelques maîtres marseillais. Passe pour le chemin de fer, devenu « monopole parisien » et objet, depuis 1865, il faut bien le dire, de critiques en règle. Mais Suez, Lesseps, la Compagnie ? La frustration de 1956 n’était pas si lointaine et le thème presque sacré. Louis Pierrein, dans un article équilibrant le négatif et le positif (à l’avantage historique de celui-ci) venait tout de même à la rescousse, dans l’une de ses meilleures notes du journal L’Antenne1. Il avait des devanciers, les grands adversaires du monopole Docks-P.L.M. dont il avait décrit lui-même le combat épique ; mais, du côté de Suez, aussi des témoins lucides, de l’orée de ce siècle, Adrien Artaud – et Jules Charles-Roux, lui-même, le vice-président de la Compagnie du Canal, à l’époque. Du mythe à la mesure du tangible, les esprits ont changé. C’est Charles-Roux qui, au nom de Marseille et de sa Chambre de commerce, prononce en 1869 le discours d’inauguration du canal, ce projet porté si chèrement par la Ville.

Notre ville du reste n’a pas attendu ce que l’avenir peut promettre. Elle est déjà en mesure de profiter des ressources qu’offre cette communication directe avec les contrées de l’Extrême-Orient, où la France compte des colonies importantes et où nous pouvons citer plusieurs de nos grandes compagnies de navigation qui ont fait le voyage complet de l’Inde. Elle a déjà prouvé qu’elle ne se laissera pas devancer par aucune de ses rivales dans la concurrence qui va s’ouvrir et qu’elle saura conserver dans l’accroissement général qui se produira la suprématie dont elle a joui jusqu’à ce jour. (Voir annexe n° 8)

L’isthme de Suez à l’usage

2Moins de trente ans plus tard, le jugement de Charles-Roux est moins enthousiaste sur l’activité générale de Marseille et sur le rôle de Suez :

Bien que Marseille soit le premier port commercial de France, puisque son tonnage à l’entrée atteint près de cinq millions de tonnes… il faut malheureusement constater que nos concurrents étrangers ont progressé beaucoup plus ; qu’Anvers, Hambourg, etc. ont réalisé des progrès plus rapides, que Gênes, en améliorant ses ports et grâce au percement du Saint-Gothard, du Brenner, du Simplon a détourné à son profit une bonne partie des marchandises que nous transportions dans le Nord-Ouest de l’Europe ; que Salonique, depuis le raccordement des chemins turco-serbes, étant plus rapprochée que nous du canal de Suez, devient une rivale avec laquelle il faut compter.

3Il ajoute :

  • 2 J. Charles-Roux, Vingt ans de vie publique, p. 370-371.

Nos efforts ont été en partie paralysés par la cherté des transports par voie ferrée2.

4Espaces lointains et hinterlands sont donc solidaires : tous les deux déterminent une géographie qui ne fonctionne pas comme le prévoyaient les utopistes de 1840-1850. Géographie réinventée, faite de frets et de tarifs différents (et différentiels aussi) sur terre et sur mer ; d’effets conjoncturels et de lieux de transaction, qui ne sont pas forcément l’expression de la nature mais les ingrédients d’une autre nature. Adrien Artaud le perçoit bien :

  • 3 A. Artaud, Défendons-nous !, p. 184.

Le canal de Suez percé, ce n’est pas seulement deux mers en communication : c’est l’extension énorme des tonnages ; c’est la baisse des frets de retour tombés en moyenne au quinzième de leurs anciens taux3.

5Mais c’est aussi une épreuve, un changement pour Marseille :

  • 4 Idem, ibidem, p. 425.

Depuis Suez, le mouvement du tonnage à Marseille s’est sensiblement accru mais dans une proportion inférieure à l’extension dont ont bénéficié d’autres ports ; ce qui a fait perdre son rang au nôtre et ce qui permet de penser que cette spécialisation de Marseille a été plutôt pour elle une cause de ralentissement que d’augmentation de prospérité4.

6Alors, manque à gagner ou effets pervers ?

7De toute manière, les relations simples ne fournissent plus l’explication capitale : la position géographique, les distances kilométriques, les axes naturels ou la main invisible de l’économie politique. Même quand on est libéral dans l’âme, libre-échangiste convaincu et surtout échangiste par nécessité (les ports ne peuvent bouder le commerce), il faut bien rechercher d’autres causes : la politique de l’État, l’investissement, l’intérêt de la firme ou du groupe professionnel. La géographie « réinventée » devient géostratégie à travers les protectionnismes, les luttes tarifaires entre pays et modes de transport, les encouragements à l’exportation et le partage des marchés. Résultat : on ne peut satisfaire tout le monde, Nord et Midi, maritimes et terriens, agriculteurs et industriels, industrialistes et négociants. Jamais les litiges n’avaient pris une telle valeur mythique, alors que les grands rêves unificateurs s’estompent. Le combat entre la Chambre de commerce et le « monopole » Docks-P.L.M., la discussion sur le retour au protectionnisme, les divisions encore plus fines entre huiliers et savonniers de Marseille sur les droits de douane, les débats autour des primes à la navigation et de la défense des « constructeurs », autant de signes, de forte résonance locale, de ces cassures d’intérêts. Paul Masson avait d’autre part perçu l’affaiblissement des certitudes géographiques :

  • 5 P. Masson, Marseille et la colonisation française, p. 551-552.

De ces diverses influences favorables, il y en a une, celle de la situation, qui a été souvent regardée comme la plus puissante, qui ne l’est plus, tout au moins aujourd’hui, et qui est destinée à décroître toujours davantage… Aussi les relations maritimes entre les ports de l’Europe et les pays lointains dépendent surtout des besoins économiques de la région dont ils sont à la fois les débouchés et la porte d’entrée ; c’est à ce point de vue qu’il faut examiner leur position géographique pour comprendre leur rôle, au lieu de regarder leur situation vis-à-vis des pays étrangers. Pour le cas qui nous occupe (la colonisation française) ce n’est pas le port le plus rapproché des colonies qui est le mieux placé : c’est celui qui a les communications les plus faciles et les moins coûteuses avec les centres français ou européens qui ont des relations avec les colonies5.

8Si nous reportons plus loin l’analyse du phénomène colonial, cette affirmation nous ramène dès à présent à la solidarité – et même à la dépendance – des horizons lointains à l’égard de l’hinterland.

9La désillusion à l’égard de Suez n’est pas d’origine unique ; elle est donc aussi ambiguë dans son expression et dans ses réalités économiques. Le malaise vient d’abord de la conjoncture générale et pèse sur toutes les actions maritimes. Le lent démarrage après 1870, les incertitudes des années 1880, le fait que le trafic ne prend vraiment tournure qu’après 1890, c’est bien l’effet d’une conjoncture difficile, la marque de la « grande dépression ». De même, la chute rapide du prix des frets – résultat à la fois de la constitution des marines à vapeur, à rotation accélérée, et de l’encombrement des marchés. Marseille, sur ce point, n’est qu’un écho, fidèle et naïf parfois par ses renversements subits d’opinion. En 1877 encore, on s’inquiète du double recul des importations et des exportations, en dénonçant les tarifs des chemins de fer et la concurrence des grands ports étrangers. En 1886, on reconnaît les effets d’une crise générale, en signalant les excès de production de matières premières et de fret disponible, ainsi que la concurrence internationale des marchés. En 1889, malgré la stagnation du trafic, l’embellie au contraire se précise, sous le double aspect de la hausse générale du prix des marchandises et du taux des frets en particulier. Il y a bien là, plus ou moins rapportées à des conditions locales ou perçues localement, la trace des oscillations périodiques de l’économie – à l’intérieur d’une phase plus longue de difficultés.

10Les résultats cumulés n’aboutissent pourtant pas à laisser les choses en état. Pour la France, la désillusion de Suez, c’est d’abord celle de son pavillon, de sa marine marchande. Les comptes du canal de Suez, rappelés par Jules Charles-Roux, sont dramatiques par rapport au mirage entrevu quelque trente ans plus tôt :

En 1896, tandis que les Anglais ont traversé le canal de Suez avec 2 162 navires, les Allemands avec 322, les Italiens avec 230, nous, Français, nous ne figurons dans ce transit que pour 218 bâtiments.

11Jules Charles-Roux ajoutait que les itinéraires de l’Extrême-Orient et du Pacifique étaient en grande partie abandonnés aux concurrents étrangers :

  • 6 J. Charles-Roux, Notre marine marchande..., p. 57 et 65.

Si l’on excepte les paquebots-poste de la Compagnie des Messageries maritimes, aucun navire français ne se montre dans les ports de Chine au nord de Hong-Kong ou dans les ports du Japon. Dans le va-et-vient considérable du port de Hong-Kong, quelques cargos des Messageries, quelques rares vapeurs de la Compagnie de navigation de Haiphong à Hong-Kong sont, avec les grands paquebots-poste, les seuls représentants de notre pavillon6.

12L’entrée sur ce marché des frets des Chargeurs réunis, l’effort des Messageries pour réorganiser leurs trajets, leur trafic commercial et, en particulier, le service des cargos-boats, l’exploitation de la ligne subventionnée de Nouvelle-Calédonie-Australie ne modifiaient pas sérieusement cette situation. Cela signifiait pour Marseille une présence particulière sur les lignes d’orient, quelque chose de différent des autres horizons maritimes. D’une part le rôle des Messageries maritimes, très attentives au transport des passagers, capables de maintenir régularité, densité et qualité de service, bien supérieures à ce que le pavillon français représentait dans son ensemble. S’il existe, et même parmi les non-voyageurs, un imaginaire d’au-delà de Suez, c’est bien celui des grands paquebots, nés dans les chantiers navals de la Compagnie à La Ciotat, de l’Irraouady à l’Armand-Béhic et à l’André-Lebon. Par certains côtés, une esthétique. Le mouvement des navires accentuait l’importance de ces directions géographiques dans l’activité marseillaise : près de 20 % au-delà de Suez en 1913 contre moins de 10 % en 1890. Mais le pavillon étranger expliquait en grande partie – à côté des Messageries, Chargeurs réunis, Havraise – ces résultats imposants. La malle des Indes ne quitte Brindisi pour rallier Marseille comme point d’embarquement qu’en 1915. Mais depuis longtemps les grandes compagnies étrangères font escale à Marseille pour prendre les passagers pressés ou les colis. L’effet le plus spectaculaire de Suez, c’est encore cette immense liste de paquebots qui démontre et démonte la fréquentation internationale du port, s’exprime dans le tonnage des navires ou le nombre des passagers. Les compagnies françaises organisent au-delà de Suez une centaine de voyages par an, en 1908-1909 ; les étrangères près de 500. D’après les comptes de Paul Masson, 75 000 passagers sont transportés par celles-ci, contre 32 000 aux françaises. La Peninsular & Oriental Company, bien accrochée au dispositif marseillais dès les années 1860, amènerait vers ou à partir de Bombay, Sydney, Calcutta, Yokohama, 60 000 personnes en 1913, les Messageries maritimes, par Suez, 25 000 seulement. Et il faut ajouter comme compagnie britannique la Bibby Line (Rangoon), la British India, la City Line, Orient Pacific ; comme lignes allemandes, la Deutsch Australische, Deutsch Afrikaline, Hamburg-Amerika ; la Rotterdam-Lloyd vers Batavia ; et plus récente encore, la Nippon Yusenn Kaisha, en liaison avec Yokohama. Suez, c’est pour Marseille ce grand mouvement de navires, plus qu’un trafic de marchandises.

13Le trafic de marchandises existe pourtant – et sans doute sa progression ne peut-elle être jugée modeste que relativement à d’autres places maritimes, relativement aussi à l’importance économique que les Indes britanniques, néerlandaises et l’Australie prennent, au tournant des années 1890-1900, dans les échanges mondiaux, à ce que l’on attend de la Chine – et plus modestement à l’échelle de la colonisation française – de l’Indochine et de Madagascar. Que le mouvement des marchandises passe entre 1860, 1890 et 1913, de 7 % à 9 %, puis 14 % du trafic marseillais ne paraît pas alors un tour de force. La Porte de l’Orient pèse peu, surtout si l’on constate le déclin parallèle de cet autre contact avec l’Orient que représentait avant Suez le commerce de Méditerranée orientale. Ceci est peut-être une première désillusion, mal compensée par le fait que Marseille contrôle généralement la moitié et parfois plus des échanges de la France avec ces régions à l’importation et de 70 à 80 % à l’exportation. Si l’on regarde de plus près la composition des importations, elle apporte moins de nouveautés qu’on ne pense dans le spectre marseillais. Ce sont les oléagineux qui l’emportent, selon une logique qui provient de la demande marseillaise, celle de l’industrie, plus que des caractéristiques de ces marchés. Innovation, sans doute, l’emploi de la vapeur, qui accélère les rotations et modifie les qualités du produit à l’entrée ; l’élargissement de la gamme des corps gras au coprah – mais dont d’usage particulier, les graisses végétales, tarde jusqu’à la fin du siècle, à Marseille. Et puis ? Deux autres – les deux autres – fondements de l’industrie marseillaise, le blé (l’Inde devient exportatrice et, plus loin, l’Australie), les sucres bruts (fournis par Java). Les laines d’Australie, les soies de Chine et du Japon interviennent ensuite dans ce remodelage des courants, mais il s’agit d’achats liés à la fonction régionale de Marseille, classiques eux aussi. Quelques notes assez négatives : pour 1890, un jugement sévère de Paul Masson ; à l’étape si l’on veut :

  • 7 Encyclopédie départementale, t. IX, p. 200-201.

En somme, en 1890, Marseille est entrée en relations suivies avec tous les marchés de l’océan Indien et de l’Extrême-Orient. Cependant, près de vingt ans après l’ouverture du canal de Suez, et près de trente ans après l’ouverture des premières grandes lignes de navigation des Messageries maritimes, les échanges étaient encore très peu actifs avec beaucoup d’entre eux7.

14Le tableau ne change guère en 1913, même si les quantités croissent – et les territoires coloniaux, Indochine ou Madagascar, attirent davantage l’attention. Mais l’Afrique orientale, naguère lieu fréquenté, recherché par la curiosité scientifique et commerciale des Marseillais, se perd dans la brume. Louis Pierrein en conclut que Suez fut surtout une route de l’industrie :

  • 8 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 93-94.

L’industrialisation marseillaise, la grande industrialisation du xixe siècle, est fille de Suez8.

15Suez permet, sans doute, d’entrer dans le jeu de la diversification ou de la concurrence entre producteurs de matières premières, de bénéficier de ces équilibres subtils, parfois peu contrôlés pour assurer la régulation des marchés, quitte à se faire prendre au piège (la crise de 1897 par exemple). Mais, sinon en quantité, du moins en qualité, cette industrialisation extrapole son passé, son acquis, s’enferme encore plus dans ses dépendances et ses limites, à travers l’aide apportée par Suez. Je sais bien que l’on oublie les trafics de petites quantités, qui rapportent gros : la vieille tradition des épices. Mais où sont les marchés ? « L’échec » de Suez est bien de nature commerciale, et se greffe sur le caractère répétitif, reproductif du système, déjà constitué. L’imaginaire sert au moins à ramener le résultat aux ambitions initiales : en 1861, avant l’ouverture du canal, le compte rendu d’activité de la Chambre de commerce fait état de la concentration à Londres du marché de la soie. La cause :

  • 9 C.C.M., Compte rendu de la situation..., 1861.

… les conditions de fret et d’assurance faites par la Compagnie Péninsulaire, qui sont toutes en faveur du commerce anglais et les facilités de crédit que trouvent à Londres les acheteurs grâce aux docks et à l’usage des warrants. Le service de Chine que va bientôt créer la Compagnie des Messageries et le prochain fonctionnement des docks font espérer que l’avenir verra se développer à Marseille le commerce des soies…9

L’isthme français en question

16S’il est un échec de l’isthme, ce n’est pas à Suez qu’on le pressent, mais en France. Échec dans la fonction de l’hinterland marseillais et donc du transit international. Ce qui ne fonctionne pas (selon l’attente), c’est la branche française du système méditerranéen, Marseille-Manche ou Marseille-Rhin, imaginé par les saint-simoniens. À cela, plusieurs raisons. D’abord l’effondrement des frets maritimes : causes conjoncturelles ou techniques, peu importe. La distance sur mer ne se paie plus – et dans ces conditions, il est économique d’aller au plus loin sans changer de navire. Loi de concentration au profit des ports les mieux situés à l’égard des zones fortes de l’industrie et du peuplement européen et des ports les moins chers. L’effacement de la distance est reconnu de tous côtés : Jules Charles-Roux l’écrit sans fard :

  • 10 J. Charles-Roux, Notre marine marchande..., p. 40.

À l’heure actuelle, il n’y a pour ainsi dire plus de distance et un navire venant du Pacifique, des mers de Chine ou des Indes débarque aux mêmes frets à Trieste, à Gênes, à Marseille, au Havre, à Liverpool ou à Hambourg. Il se dirige vers le marché où le chargement qu’il transporte a trouvé acquéreur, où il a le plus de chance de réunir promptement un fret de sortie, où les installations sont les plus perfectionnées et les moins coûteuses10.

17Les compagnies de navigation, les maisons de commerce, même attachées à Marseille, même subventionnées par l’État, se prêtent à ce jeu des prix plus qu’elles n’essaient de le briser. La Chambre de commerce dénonce à plusieurs reprises ces calculs, qui desservent la place même de Marseille. En 1866 :

  • 11 C.C.M., Compte rendu de la situation..., 1866.

Des maisons de Marseille, vendant du coton des Indes à des clients de Belfort, trouvent un avantage sensible à expédier la marchandise par vapeur de Bombay à Anvers, ensuite par les chemins de fer belges et allemands11.

18De plus, le coton des Indes reçu à Anvers est affranchi de toute surtaxe. D’après la Chambre, seul le P.L.M., en réduisant les tarifs, peut ramener le marché du coton des Indes à Marseille. En 1890, les Messageries maritimes sont visées ; non seulement elles vont chercher normalement du fret à Londres ou Anvers, ce qui reporte de fait la tête de ligne vers cette Europe du Nord-Ouest, mais elles consentent des tarifs identiques pour les matières premières importées, les laines par exemple, pour Londres ou Marseille indifféremment. « La subvention donnée aux Messageries sert à cela ! » s’indigne la Chambre. À ce compte, les tarifs du P.L.M. n’en peuvent mais, à moins d’être réduits à zéro. Le bilan : les courants commerciaux passent devant Marseille, sans s’y arrêter ou s’y fixer :

  • 12 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 58.

Les marchandises venant d’Orient ou d’Extrême-Orient à destination du nord de la France et de l’Europe centrale passent devant Marseille, suivent la Méditerranée, traversent le détroit de Gibraltar, longent les côtes de l’Espagne et du Portugal, de l’ouest de la France et de la Manche pour débarquer au Havre, à Anvers, à Rotterdam où elles sont transbordées, la plus grande partie dans des chalands pour atteindre leur destination12.

19En même temps, des effets pervers ont joué qui, par la grâce du canal de Suez, ont multiplié en Méditerranée même les rivaux possibles de Marseille. Suez n’a pas stoppé cette décentralisation commerciale qui, au profit de voies de pénétration nouvelles, atteignait de plusieurs points de la côte le continent européen. Sorte de mouvement opposé, inverse, de l’immense concentration qui s’accomplissait aux Bouches-du-Rhin, ou le long de la mer du Nord. C’était le résultat du bon (ou du meilleur) marché des transactions et des services portuaires, les gains de distance (de temps en temps réhabilités), dès lors que les transports pratiquaient des tarifs attractifs, de détournement disaient les Marseillais. Gênes, Venise, Trieste ; le Gothard, le Simplon, le Brenner et plus loin l’équipement ferroviaire des provinces orientales (Grèce, Turquie, Serbie) apparaissent soudain comme des dangers constants, pour peu que la voie continentale s’impose ici par son prix.

  • 13 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1868.
  • 14 Idem, Ibidem, 1870.

20Marseille avait vu le danger dès les années 1860, mais prétendu conjurer le sort en appelant de sa puissance commerciale. Le dernier préfet de l’Empire, au moment où le régime cherchait à se concilier les notables, veut rassurer en 1868 l’opinion : « Trieste, Odessa et Gênes ne comptent qu’en seconde ligne… Brindisi n’est qu’un faux danger. » De Brindisi à Lyon, des tarifs de chemins de fer même modestes imposent une charge de 84 francs, tandis que de Bombay à Marseille (les privilèges de la voie de mer continue sont ici retrouvés) le prix du fret ne dépasse pas 100 à 120 francs. L’heureux préfet en conclut : « Notre supériorité est trop évidente sur les trois pour que nous ayons à redouter leur concurrence. (Marseille), à la manière de Londres, est un grand entrepôt commercial13. » La littérature commerciale ne cesse pourtant, à partir de 1869-1870, de décrire les risques de détournement par les chemins de fer allemands qui, à coup de réductions tarifaires, par Trieste et Venise, attirent les cotons de l’Égypte et de l’Inde vers la Suisse et l’Allemagne. Le représentant du P.L.M. doit démontrer, à force d’arithmétique, qu’aucune compagnie de chemin de fer n’appliquait de prix plus avantageux que celui de la Compagnie de la Méditerranée en France, que Marseille se trouvait favorisée d’une manière exceptionnelle par rapport à ses rivaux de l’océan (du Havre à Dunkerque, qu’il s’agisse de gagner Mulhouse, la Suisse ou l’Allemagne) et que « malgré les abaissements considérables apportés par les chemins de fer allemands, Marseille était en mesure d’approvisionner la zone qui lui appartenait naturellement par sa situation géographique et au-delà14. » L’interlocuteur de la Chambre de commerce s’inquiétait au passage des taux de fret pratiqués dans le port (de 50 % plus élevés qu’à Venise) et ne doutait pas que les entreprises de navigation à leur tour ne veuillent niveler leurs prix. Hinterland et courants maritimes nous semblent pris dans le même lacis de calculs, tantôt complémentaires, tantôt rivaux dans le partage du bénéfice.

21Plus que les discussions de cet ordre, qui concernent principalement la politique tarifaire des chemins de fer et le coût des manutentions portuaires – on y reviendra – on voudrait juger des résultats, des œuvres, à un point (provisoire) d’arrivée. Pourquoi pas dans les années 1900 où Marseille, par bonne conjoncture (1906 ou 1911-1912), semble toucher à un sommet, dans le cadre d’une « structure », composition des échanges, modes de transport, régimes tarifaires. Marseille ne fera pas mieux dans les limites de son « système ». Or le bilan est décevant, lui aussi, ce qui se reporte nécessairement sur les grands facteurs de la période, Suez et le chemin de fer. Pervers ou pas, c’est bien de leurs effets qu’il est question. Le palmarès est connu, déjà présenté par Paul Masson. Marseille vers 1840 (tableau dressé par Julliany) était le quatrième port d’Europe et le cinquième du monde ; avec Londres, classé en tête, la différence, d’après le mouvement de la navigation, allait du simple au double ; en Méditerranée, Marseille s’imposait à son second, Livourne. En 1870, il est en troisième position en Europe, devant Hambourg et Anvers, largement dépassés. En 1880, Anvers le passe et Hambourg le rejoint. En 1890, le voici lâché par ses deux rivaux immédiats et menacé par Rotterdam. En 1912, il est rejeté en sixième position en Europe, et relégué par Rotterdam. Les ports méditerranéens, s’ils lui ôtent des occasions de trafic ou de passage, ne le rejoignent pas ; le véritable déséquilibre s’installe entre le chef de file méditerranéen et la mégalopole portuaire du Nord, malgré les difficultés londoniennes. N’empêche que la valeur du trafic creuse les distances : entre Marseille et Hambourg c’est de 1 à 3, Marseille et Londres légèrement moins ; Marseille fait 60 % d’Anvers. Le déséquilibre vient-il alors de l’extérieur, de l’intérieur ? N’est-il pas que l’image d’une Europe dissymétrique ? Au centre du dispositif rêvé en 1830-1840, Marseille se retrouve à la marge au début de ce siècle.

Marseille contre le monopole

22On est donc renvoyé à la fois à la situation géographique de Marseille – l’éloignement relatif des grands centres de consommation et des lieux de concentration industrielle – et à la manière de corriger ou de compenser ce handicap : la qualité et le prix des équipements intermédiaires ; docks, bassins et quais portuaires, voies continentales, qui se résument pour l’essentiel dans le chemin de fer. Les responsabilités se déplacent d’un trafic maritime qui a des logiques impérieuses vers les occasions qui restent de l’attirer et de le fixer : c’est-à-dire l’articulation, les docks, les bassins, les pratiques ferroviaires. Les docks furent le grand mythe des années 1830-1840, le signe du progrès technique et économique. Techniquement, du moins, Marseille dispose d’une avance certaine, même si les surfaces disponibles paraissent insuffisantes. Mais de nouveaux travaux ont été engagés, conformément au plan Pascal (bassins de radoub, bassin National) et d’autres un peu plus tard, étudiés, vers le sud ou le nord de la rade (autour de 1880). La question, c’est le monopole, ce qui fait dire à la Chambre de commerce que l’activité du port est dominée par des « intérêts particuliers ». Monopole des Docks : ils ont le privilège d’abriter l’entrepôt réel, donc les navires qui en tout ou partie portent des cargaisons destinées à cet entrepôt sont contraints de fréquenter leurs quais ; les Docks bénéficient des espaces conquis à la Joliette par les nouveaux bassins, de la concession de 1856 et d’un domaine privé qui a continué de s’étendre sur plus de 200 000 m2 (au total), à la fin des années 1860. Par différentes « manœuvres » de séduction, ils ont irrité les négociants marseillais et plus particulièrement ceux qui possédaient ou utilisaient dans la ville des magasins libres. La Compagnie des Docks promet des réductions considérables de tarifs aux marchandises venant de la ville – et qui n’ont rien à voir avec l’entrepôt réel (1886) ; elle demande d’échapper pour ces manutentions et ce « magasinage » au cahier des charges établi au moment de la concession (1856) pour mieux disposer d’une liberté de tarification. La Chambre de commerce dénonce les intentions qui, derrière ces mesures énergiques, se profilent :

  • 15 Idem, ibidem, 1869.

Le commerce se trouverait exposé à ce que la Compagnie (des Docks), après avoir fait descendre très bas ses prix de magasinage, afin de faire disparaître les concurrents, les relevât d’une manière abusive et les maintînt à des taux élevés15.

23La mésentente est donc précoce ; elle n’est pas exclusivement liée à la gestion des Docks. Le monopole qui est visé à travers la Compagnie, c’est aussi les liens étroits, financiers et personnels, qu’elle entretient avec le P.L.M. et les sociétés de navigation subventionnées (Messageries impériales, Transports maritimes, et bientôt la Compagnie générale transatlantique qui s’établit sur les lignes d’Algérie). Jules Charles-Roux rappelle l’occasion manquée, sur l’avis défavorable donné par la Chambre de commerce au Sète-Marseille :

  • 16 J. Charles-Roux, Vingt ans de vie publique..., p. 371.

Une grande faute a été commise en 1865, quand on n’a pas permis à la Compagnie du Midi de pénétrer jusqu’à Marseille. Actuellement, la Compagnie P.L.M. a enserré notre ville de tous côtés et une concurrence par voie ferrée est devenue impossible16.

24Ajoutons que, dès la fin des années 1860, l’affaiblissement du régime impérial s’exprime par une révolte des notables – en particulier de la province – contre les grandes constructions financières qui ont dominé pendant quelques années la politique des travaux publics et la centralisation parisienne des affaires. Le phénomène n’est pas précisément marseillais : la revendication des négociants contre les Docks et le P.L.M. appartient à ce mouvement général. Elle se fixe ici sur les questions portuaires, comme il est normal. Les « médiateurs » – Bergasse, Albert Rostand et même les Pastré – sont tenus à l’écart ou réussissent eux-mêmes dans les entreprises de la capitale. Cyprien Fabre représente, au contraire, et inspire pour une dizaine d’années, les intérêts spécifiques de la cité – ou considérés comme tels.

25Le conflit entre le monopole et la Chambre de commerce se déclenche à propos de l’exploitation des nouveaux bassins et d’abord, du bassin National. Les Docks prétendent élargir une concession qui, dans le principe, n’est pas limitée, d’après eux, à la surface initiale. Les négociants marseillais souhaitent au contraire cantonner la firme privilégiée, que l’on juge désormais comme étrangère à la ville par ses intérêts, dans son territoire initial. La Chambre de commerce rappelle :

  • 17 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1881.

Il est de la plus grande importance pour le commerce de Marseille de développer le transit… Gênes va être prochainement dotée d’installations splendides… ; par sa position géographique elle est plus rapprochée que Marseille du centre de l’Allemagne, de la Suisse occidentale. Il faut que Marseille lutte… par les installations les plus perfectionnées et par l’économie des frais. La Compagnie des Docks a des intérêts particuliers à sauvegarder… L’annonce de l’exploitation des voies ferrées des quais par la Compagnie des Docks produirait sur l’opinion publique à Marseille, sur toute la population ouvrière, aussi bien que sur les négociants, l’impression la plus défavorable17.

26On sait qu’à l’époque de Freycinet – et à travers les investissements promis – le gouvernement essaie de naviguer habilement entre les intérêts provinciaux et locaux et le maintien des grandes compagnies. Le conflit ne se tranche donc pas d’un coup. Travail libre sur des quais libres, proclame le commerce marseillais dans sa presque totalité. Le Conseil général des Ports finit par appuyer la concession de l’outillage des nouveaux bassins à la Chambre de commerce qui en a facilité le financement en prêtant à l’État la somme initiale, pour construire et équiper les quais. Mais la traction des chemins de fer reste confiée au P.L.M., qui immédiatement la rétrocède aux Docks. Peine perdue ? Ce qui joue alors, à côté du slogan qui rappelle Économie et liberté, le premier attaché à la création de ces bassins et magasins vers 1840, c’est une autre représentation de la situation de Marseille. Déjà annoncée par Clapier en 1863, gonflée vers 1880 au point d’inspirer de véritables mouvements populaires (les portefaix et leurs débardeurs sont pris dans l’affaire) et une collusion des politiques marseillais, du « socialiste » Antide Boyer, jusqu’au plus efficace porte-parole du monde des affaires, Jules Charles-Roux, elle vise à réagir contre la centralisation parisienne. En fin de compte, le gouvernement arbitre en faveur des intérêts locaux, concession à la Chambre, traction des voies laissées seules au P.L.M., tarifs abaissés. Victoire contre la centralisation, contre la dépendance à l’égard de Paris, affirmation du Midi contre le Nord : on en vient aisément à ces entités – que la bataille contre le protectionnisme ravivera. Des gains et des pertes pour Marseille, le bilan est moins commode à dresser. La multiplicité des intérêts des intermédiaires marseillais coûte-t-elle plus ou moins cher que le contrôle exercé par les Docks ? Ce qui fait, alors ou déjà, les difficultés du port de Marseille dans la concurrence entre havres rivaux, est-ce le prix de la manutention (laquelle ?) ou le poids des impôts ou des droits imposés par l’État ? La lutte contre le monopole – lutte d’archétypes – conserve aussi ses zones d’ombre. Louis Pierrein retient, néanmoins, en première ligne la victoire de Marseille :

C’est une lutte d’une incroyable violence contre la Compagnie des Docks, finalement réduite à occuper ses positions originelles, forcée d’aménager ses tarifs dans un sens plus avantageux pour Marseille ; c’est la dissociation du système Docks-P.L.M., jusque-là détenteur des voies ferrées portuaires.

27Derrière se profile l’organisateur de la victoire.

  • 18 L. Pierrein, « Sur l’expansion économique de Marseille et sa région », dans Annales de la faculté d (...)

C’est Cyprien Fabre, négociant-armateur, président de la Chambre pendant dix ans. Il est difficile de trouver acteur historique plus efficace, plus déterminant dans l’histoire de Marseille18.

28L’épique s’était caché dans les eaux du canal, pour rejaillir en pleine ville, quarante ans auparavant. Il se place, maintenant, dans la lutte quotidienne du débarquement et de l’embarquement.

29D’autres enjeux se dessinent, à vrai dire, à travers cette lutte du monopole et des professions maritimes. L’entente Docks-Chemins de fer-Compagnies de navigation présente, apparemment, des risques plus collectifs. Par le jeu des tarifs spéciaux ou combinés, transversaux aux étapes du transport, gommant les ruptures de charge, ce qui est menacé, c’est l’existence commerciale de la place même de Marseille, ce qui fait vivre les commissionnaires, courtiers, négociants et même industriels. Le transit accéléré risque de supprimer le commerce. Les laines algériennes, par exemple, bénéficient de conditions très avantageuses (Compagnie générale transatlantique, puis P.L.M.), à condition de ne pas être arrêtées à Marseille, de passer directement du navire au chemin de fer. En 1882, P.L.M. et Transat proposent la même solution pour les vins d’Algérie, d’Orléansville à Paris-Bercy, via Marseille. La Chambre de commerce proteste depuis quelques années contre une série de traités, signés avec divers armateurs et qui ont ce résultat commun de « brûler » l’étape marseillaise. De même le tarif commun proposé pour les laines australiennes de Sydney à Roubaix, via Marseille. Mais Marseille n’est que le lieu de transit. On attend avec intérêt que le P.L.M. accepte une tolérance : un séjour des laines à Marseille, de 20 à 40 jours au maximum, qui « ne ferait pas perdre le bénéfice du transport direct. » On est loin de la situation initiale, Marseille grand entrepôt des laines de la Méditerranée (1866) ou même de l’ambition de Théodore Agelasto d’attirer à Marseille le marché d’approvisionnement des fabriques du Nord, quitte à éliminer la concurrence du Havre ou de Bordeaux.

  • 19 C.C.M., Compte rendu de la situation..., 1881.

Ces laines d’Australie étaient achetées directement par les fabriques du Nord en Angleterre. C’était un courant commercial nouveau à créer et on pourrait aussi bien l’établir au Havre qu’à Marseille. C’était une question de tarifs de chemins de fer. Notre place expédie actuellement beaucoup de laines sur Roubaix et Tourcoing, et exprime la certitude qu’une fois le service d’Australie en activité, le P.L.M. consentirait des tarifs réduits qui nous permettraient d’enlever aux marchés anglais l’approvisionnement de nos fabriques du Nord, l’intérêt de la Compagnie des Messageries maritimes ainsi que celui de la Compagnie P.L.M. étant un sûr garant que leur concours ne fera pas défaut pour atteindre ce but. C’est l’intérêt même des Messageries maritimes et du P.L.M.19

30Alors, on saisit mieux l’ambiguïté du transit, la pire ou la meilleure des choses ; la réexpédition immédiate sans profit pour la « place » ou l’organisation d’un marché. Et Marseille reste tiraillée entre la peur du passage quasi clandestin et une certaine incapacité à établir, avec tout leur accompagnement de services, des marchés de matières premières ou de denrées d’importance internationale. Pour le café, le coton, les soies ou les laines, on hésite et on rate le plus souvent la grande opération commerciale. L’histoire du caoutchouc reporte à encore au-delà de la Première Guerre mondiale la liste de ces expériences manquées. Même le marché des corps gras, ce produit nourricier de l’industrie marseillaise, commence à filer entre les doigts au tournant des années 1900.

31Alors Marseille a-t-elle été privée d’une grande fonction de transit par l’évolution du trafic maritime, celle des frets, le mauvais vouloir des chemins de fer et des Docks, « sociétés étrangères » (ou parisiennes plutôt) ? Lui a-t-on confisqué (partiellement) Suez ? Ou, au contraire, trop attachée au tournant des années 1880, à la défense de ses particularismes, trop inquiète de monopoles, qui sont dans la ligne des transformations du commerce, s’est-elle battue sur un mauvais front ? Louis Pierrein, lui-même, historien attentif et scrupuleux de l’épopée Cyprien Fabre, s’interroge, en contrepoint, sur l’efficacité et la pertinence du « refus ». Ne fut-il pas excessif à l’égard d’un système Docks-P.L.M. – Compagnies de navigations, qui, de toute manière, a subsisté en grande partie, quais libres ou pas ; Marseille ne s’est-elle pas affaiblie en se divisant à l’excès ? En ne saisissant pas les véritables conditions de l’échange maritime en cette fin du xixe siècle – qui n’impliquait ni l’abandon de l’industrie, ni le sacrifice du transit ? Lisons donc la question-repentir de Louis Pierrein, posée quelques mois après son article sur Cyprien Fabre :

  • 20 L. Pierrein, « Marseille et le canal de Suez », dans Bulletin de géographie d’Aix-Marseille, t. LXV (...)

[Les Marseillais] ont-ils créé les marchés de marchandises qui auraient attiré le trafic ? N’ont-ils pas une sorte de répugnance pour les marchés réglementés ? Les Marseillais ont-ils été vraiment favorables au transit, dans les années 1880 ? N’ont-ils pas engagé contre l’instrument de transit remarquable qu’était la Compagnie des Docks une lutte sans merci, lui reprochant de réduire Marseille à un quai, à un simple passage et voulant sauvegarder coûte que coûte les intérêts de la place ? Les Marseillais ont-ils créé toutes les lignes de navigation qui auraient été nécessaires pour amener le trafic à Marseille plutôt qu’à Gênes ou à Anvers ? Les querelles entre compagnies libres et compagnies subventionnées ont-elles été toujours fécondes ? Finalement, certaines initiatives ont également manqué à Marseille20.

32En 1965, Louis Pierrein tranche :

  • 21 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 54.

En fait, ce sont les dirigeants des affaires de Marseille qui s’y sont opposés et, objectivement, j’estime qu’à cette époque ils ont eu raison… Le transit n’est qu’un mouvement de pénétration qui laisse à notre port à peu près le rôle d’une gare de chemin de fer à travers laquelle un train passe sans s’arrêter21.

33Je ne suis pas sûr que le Mister Hyde avait totalement tort. Même ambiguïté de la lutte anti-protectionniste, dans les années 1890 : bien entendu, elle est essentielle pour la défense de l’industrie marseillaise, telle qu’elle est composée alors. Mais la lutte et le succès fractionnés pour obtenir un régime favorable aux corps gras exotiques et maintenir la souplesse désirable, minimale du côté des blés, enferment en quelque sorte Marseille dans ses choix antérieurs. L’imaginaire industriel, aussi, se replie. On comprend mieux alors le réveil du vieux rêve, plus ardent, mais difficilement réalisable du port franc, autour de 1900.

34À cette discussion sur le transit et ses ambiguïtés, il faut ajouter une pièce, contemporaine des luttes de la Chambre de commerce, qui marque mieux le sens du débat, son caractère relatif. La Chambre déclenche en 1880-1881 une grande enquête internationale sur l’organisation des quais. Le rapport final, d’une très haute qualité, signale toute une série de pratiques qui, ici et là, permettent de réduire les frais de manutention – ce qui fait la « différence », parfois sur des pointes d’épingle, dans le choix des chargeurs et des armateurs. Mais, en même temps, il décrit le système portuaire qui convient à cette fin de siècle et rompt avec la tradition. La mission des Docks n’est pas tellement éloignée du modèle proposé : de même, l’évolution du port depuis 1844. Marseille, sans toucher à la perfection (et même avec de graves imperfections) fut sans doute un précédent.

Que faut-il aujourd’hui ? Des bassins très profonds et de grandes dimensions, d’énormes surfaces de quais, engins d’embarquement et de débarquement rapides, des voies ferrées pour l’enlèvement immédiat des marchandises et des hangars pour abriter celles qui doivent être vendues et livrées sur les quais. Les opérations sont nombreuses, mais elles laissent de petits bénéfices ; aussi faut-il faire vite et bon marché. Londres, Liverpool, Anvers sont faits pour cela… Un port ne doit être aujourd’hui que le trait d’union entre la voie de mer et la voie de fer… Les nouveaux bassins sont donc forcément loin du centre des villes ; mais le commerce trouve de grandes facilités et des économies notables dans cette concentration de toutes les opérations commerciales dans une même direction : chemin de fer, télégraphe, téléphone. (Voir annexe n° 9)

35Rationalisation tardive d’expériences étrangères, mais aussi de l’histoire portuaire de Marseille depuis 1844 ? Le cas marseillais ne trahit véritablement le modèle que sur un point : la concurrence des compagnies ferroviaires :

Il n’est aucun port qui ne soit desservi par plusieurs lignes, qui toutes cherchent à attirer à elles le trafic en accordant au commerce les plus grandes facilités possibles. Que n’en est-il ainsi à Marseille… (Voir annexe n° 9)

36On mesure alors la relativité des oppositions, du combat des archétypes, Paris-Province, Nord-Midi, monopole-liberté. L’imaginaire technique de la Chambre de commerce ne diffère guère de celui des ingénieurs, des grands corps et des grandes institutions techniques. Le P.L.M. est à la fois un interlocuteur, avec lequel il faut parler fort – mais aussi un complice avec lequel on négocie, peut-être durement, l’invention d’une géographie, point par point, dans la ville comme dans l’hinterland, direct et indirect.

Géographie du trafic

37Par le jeu des tarifs différentiels, selon le produit, le poids, la distance, des tarifs spéciaux ou communs qui peuvent s’étendre à plusieurs compagnies de transport (celles du réseau ferré ou les compagnies de navigation), des tarifs fermes qui, entre un point de départ et un point d’arrivée nommément désignés, établissent des prix de transport tout à fait « artificiels », le chemin de fer modèle la géographie des débouchés et des approvisionnements – et d’une manière fractionnée. Car si les grandes compagnies cherchent leur intérêt, maintenir ou renforcer des trafics, « fidéliser » les clientèles, elles jouent par là un rôle essentiel dans le développement collectif des régions : on protège les uns, on affaiblit les autres et, à l’échelle de la France ou des concurrences internationales, un avantage accordé ici suscite une protestation ailleurs et la demande d’une correction de tarif qui annule la différence ou en adoucit les effets. D’où une complexité et une mobilité qui vont mal avec la durée des itinéraires et des marchés et la lourdeur des investissements industriels. La Chambre de commerce de Marseille, prenant en ce domaine encore la défense de ses mandants, critique le système au nom de la liberté (c’est le tarif le moins élevé qui, par définition, est le plus sain), mais s’engage dans le jeu revendication/négociation pour sauver un trafic, consolider une industrie, déplacer la ligne de partage d’un marché, accroître ici et là son hinterland commercial et la zone de vente d’un produit. La Chambre s’oppose en 1880 au rachat des chemins de fer par l’État, qui fait l’objet d’une grande enquête du gouvernement, mais elle demande alors que l’on respecte le principe d’utilité générale : elle souhaite la simplification des tarifs, le retour à des « Tarifs généraux ramenés sur tous les réseaux à l’unité kilométrique pour la même marchandise », la révision des tarifs spéciaux et communs, « de manière à ne pas troubler arbitrairement la situation des commerçants, à ne pas favoriser les produits éloignés et étrangers aux dépens de produits rapprochés et français ». Arbitrage difficile, si bien que les interventions de la Chambre paraissent parfois contradictoires, de même qu’en termes de défense douanière. La Chambre par exemple ne cesse de critiquer l’aide apportée par des tarifs très bas à l’exportation par Marseille des charbons de la Loire et du Gard, si bien qu’ils sont livrés à Gênes à des prix plus avantageux que ceux pratiqués sur le trajet intérieur entre les mines et Marseille. C’est l’industrie locale qui souffre de cette discrimination dans ses prix de revient. À l’inverse, elle admet parfaitement, dès 1866, de bénéficier d’un tarif commun d’exportation des laines expédiées depuis Sète ou Marseille en Allemagne, au-delà du Rhin, à des prix nettement inférieurs à ceux du service intérieur de Marseille à Strasbourg. La Chambre argumente :

  • 22 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1866.

Elle ne pouvait consentir à diminuer l’importance du marché de Marseille qui doit continuer à être le grand entrepôt des laines de la Méditerranée… Le transit français pourra ainsi lutter contre la voie économique du Rhin22.

  • 23 Idem, ibidem, 1867.
  • 24 Idem, ibidem, 1882.

38L’organisation des débouchés de l’industrie marseillaise repose en partie sur cette géographie du tarif : des batailles s’engagent parfois sur les terrains convoités à l’intérieur de la France ou en concurrence avec d’autres voies européennes. C’est ainsi que l’on réclame des tarifs favorables pour l’industrie de la savonnerie, l’industrie huilière et ses sous-produits comme les tourteaux. En 1867, les fabricants d’huileries de graines désireux « de pouvoir prendre part à l’approvisionnement de Paris demandent la réduction du prix des transports sur le P.L.M., des tarifs trop élevés les mettant dans l’impossibilité de lutter avec leurs concurrents du Nord de la France et de Bordeaux23 ». Pour la vente des sucres raffinés, la Chambre se plaint en 1882 des tarifs en vigueur « qui ont pour conséquence de priver notre industrie de ses débouchés naturels dans la presque intégralité du réseau de la Compagnie du Midi… L’application des tarifs généraux qu’ils ont à subir, tandis que leurs concurrents (Bordeaux, Nantes, Paris) sont favorisés par des tarifs spéciaux ou communs, prive ainsi nos raffineurs et nos négociants de débouchés considérables qui leur seraient incontestablement acquis sans les combinaisons de tarifs qui ont pour résultat de renverser l’ordre des choses que la situation topographique semblait avoir établi24 ». Mais Marseille bénéficie pour la vente de ses huiles d’olive de tarifs fermes qui amènent ses produits dans de bonnes conditions jusqu’aux ports de la Manche.

  • 25 Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, Compte rendu des travaux..., 19 (...)

39Nature, topographie d’un côté ; manipulations tarifaires de l’autre : le dessin de l’hinterland direct et indirect de Marseille balance entre ces deux extrêmes, fabriqué au coup par coup, par calculs sectoriels. La frontière varie donc d’un produit à l’autre, et presque d’un moment à l’autre, selon les choix des compagnies, leurs accords ou leurs désaccords. L’arrière-pays n’est qu’une sorte de moyenne statistique, dont les composantes sont aléatoires, mais finissent en s’agrégeant par créer une « seconde nature », des habitudes et un horizon. Aussi la discussion de 1920 est-elle d’un grand intérêt : les chemins de fer français, qui désormais unifient leurs tarifs et entendent les simplifier, enquêtent auprès des représentants du monde des affaires. Le rapport établi par Camille Dufay distingue entre les affirmations de principe et les dérogations imposées par de longues pratiques, considérées comme vitales pour quelques industries. « La Chambre de commerce est opposée au rétablissement des prix fermes et n’accepte des exceptions à cette règle que pour mieux la confirmer. » (Voir annexe n° 13.) Des barèmes spéciaux sont réclamés, avec l’appui inégal de la Chambre : accord pour le café « (qui) constitue une denrée alimentaire de consommation courante, en même temps qu’une source de revenus importante pour plusieurs de nos colonies, peut-être aurait-il lieu de le faire bénéficier de barèmes spéciaux qui permettent de réduire son prix de vente et facilitent sa pénétration dans toutes les parties du pays…25 » Les huiliers demandent avec vigueur le retour à l’ancien système des prix fermes :

  • 26 Idem, ibidem.

Marseille est en réalité la porte d’entrée et le centre de distribution en France de plus de 80 % des matières grasses dont dispose le pays, et sa clientèle n’est pas une clientèle régionale, mais comprend la grande majorité de la France26.

  • 27 Idem, ibidem, p. 160.
  • 28 Idem, ibidem.

40Paris, pour son immense marché de consommation, l’Est de la France font partie de la clientèle de cette industrie. « D’une façon générale, ses produits ont toujours été consommés sur l’ensemble du territoire, même sur les points les plus éloignés27. » Des tarifs spéciaux sont requis. De même les savons, qui contre la concurrence étrangère et pour retrouver leurs zones d’exportation en Suisse, Italie, Allemagne, justifieraient un rétablissement exceptionnel des prix fermes. Le texte des huiliers rappelle que « les tarifs spéciaux n’étaient pas le résultat d’un arbitraire soudain : ils avaient la complexité et l’enchevêtrement de la matière vivante et leur élaboration progressive représentait les résultats des compromis ou des désirs communs des réceptionnaires comme des expéditeurs et du transporteur lui-même28 ». Une seconde nature, sans doute… Parmi les géographes, Jules Sion est l’un des rares à avoir mesuré l’importance de cette remise en question d’une géographie elle-même « inventée » :

  • 29 J. Sion, « Tarifs ferroviaires et courants de circulation : l’exemple français », dans Annales d’hi (...)

Les tarifs multiples et souples avaient permis à des affaires industrielles ou commerciales de s’établir solidement, reposant sur des échanges invariables depuis de longues années. Leur prix de revient, leur activité étaient basés sur ces courants qu’elles considéraient comme assurés. Il y avait donc bien une géographie de la circulation, factice, mais nettement définie, d’apparence stable29.

41Marseille, libérale par principe, se libère difficilement de cet imaginaire, véritable réseau de relations qui résultait de la négociation et du compromis, qu’elle en fût l’initiateur, ou simplement le bénéficiaire quand il s’agissait d’alimenter les usines d’autres régions ou d’encourager l’exportation française.

42Néanmoins, pour éviter les caprices ou les refus, les intérêts trop « particuliers » d’un chemin de fer « monopoliste », Marseille avait renoué avec une autre composante de son utopie du xixe siècle, la navigation rhodanienne. Le retour en force du projet coïncide avec les périodes de combat ou de négociation rude avec le P.L.M. À la fin des années 1860, le chemin de fer paraît curieusement ne plus jouer suffisamment de l’entrée marseillaise. Le rail s’intéresse désormais aux percées alpines, quitte à tenter de détourner une partie du trafic vers des itinéraires français. Le Mont-Cenis, puis les trajets jurassiens qui permettraient d’attirer vers l’ouest les courants passant par le Saint-Gothard ou le Simplon.

  • 30 P. Coffinières, L’avenir de Marseille et le chemin de fer, 1872.

La Compagnie de la Méditerranée, qui dans ses débuts avait donné une si grande impulsion au commerce marseillais, en était arrivée peu à peu à concentrer dans ses mains toutes les forces industrielles de la grande cité… (Elle) n’avait qu’un but : restreindre le transit de Marseille et reporter le commerce de la Méditerranée et du Levant sur les ports de l’Italie, ce qui devait assurer un allongement du parcours à son avantage30.

43Procès curieux, mais qui s’ajoute au conflit portuaire, concernant les Docks et le P.L.M., autour de 1870-1880. Le Rhône redevient alors à la mode, comme seule concurrence possible (puisque l’on a renoncé à la seconde compagnie, en refusant le projet des Pereire). La préparation du plan Freycinet indique un retour du balancier – dans l’ensemble de la France – vers les voies navigables, seul moyen de lutte peut-être contre les frets maritimes. Dans la Revue britannique, en 1888, on fait état du peu d’enthousiasme du Sémaphore, journal du grand commerce marseillais, à l’égard d’une ligne directe Marseille-Calais-Lille :

  • 31 Revue britannique, 1888.

Quiconque transporte des marchandises de Gênes ou de Marseille à Calais ou à Anvers ne prend ni la voie du Mont-Cenis, ni celle du Saint-Gothard ; elle les y envoie par mer à des prix que ne peut accorder aucune ligne de chemin de fer… Il en résulte que Le Sémaphore de Marseille, l’organe le plus compétent sur toutes les questions de navigation européenne, n’a jamais attaché aucune importance au projet qui a été étudié sous le ministère Lockroy31.

44À l’état quelque peu nébuleux, le Rhône au contraire retient l’attention ; la Chambre de commerce réagissant aux traités de libre-échange rappelle les conditions de leur réussite :

  • 32 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1869.

Nos grandes voies fluviales ont-elles été mises en bon état de navigation ? Notre réseau de canaux intérieurs a-t-il été complètement achevé ? Les prix de transport par chemins de fer suffisamment réduits ?32

45En 1870, un comité pour la navigation intérieure réuni à Strasbourg réveille le souvenir des conceptions d’un Michel Chevalier. Il demandait

  • 33 Idem, ibidem, 1870.

la mise en état de deux grandes voies navigables qui relient le Rhin à la Manche et à la Méditerranée et le prompt achèvement du canal de Saint-Louis au Rhône, afin que la grande ligne fluviale méditerranéenne fût acquise au transit et plaçât la France en situation de concourir avec Trieste et Brindisi33.

46Que Saint-Louis inquiète Marseille, sans doute ; mais l’idée rhodanienne est bien là et ce qu’il faut, d’abord, c’est joindre Marseille à la grande artère fluviale. En 1879, la chaleur d’un banquet pousse Freycinet à évoquer l’aménagement du Rhône. En 1881, la Chambre de commerce repousse le projet d’un canal maritime entre Méditerranée et océan par le Midi, mais elle insiste sur l’intérêt du canal de jonction du Rhône à Marseille « liant le Midi au Nord de la France sans solution de continuité et offrant au commerce des avantages précieux ». Une nouvelle attente rhodanienne commence. En 1879, l’ingénieur en chef des Ponts, Guérard, prépare un premier projet qui s’inscrit dans la perspective définie en 1855 par son prédécesseur de naguère, Pascal, depuis les bassins du nord de la rade jusqu’à l’Estaque, et au port de la Lave ; le canal franchit alors en souterrain la chaîne de la Nerthe, suit la rive sud de l’étang de Berre pour utiliser ensuite le canal maritime déjà tracé de Martigues à Port-de-Bouc ; il emprunte enfin, à partir de Bouc, le vieux canal d’Arles à Bouc pour couper ensuite droit vers le canal de Saint-Louis et le Rhône. C’est l’avant-projet qui servira de base aux décisions d’exécution, elles-mêmes plus tardives.

47Le rapport Biver, en 1882, définit le projet devant la Chambre de commerce, tout en soulignant le double usage du canal : jonction avec le Rhône, mais aussi ouverture à la vie industrielle et commerciale des espaces libres de l’étang de Berre. La perspective s’ouvre donc à des échelles différentes : celle d’un axe de transport continu vers le nord, celle d’un élargissement des zones maritimes et industrielles de Marseille, au-delà de la limite « naturelle » de la rade et juridique de la commune : une rupture par rapport à une longue tradition historique. Biver insiste sur ce second aspect :

Quant à l’industrie de notre région, le canal reliant Marseille au réseau des voies navigables aura les conséquences les plus importantes ; il permettra de créer entre Marseille et l’Estaque, sur l’étang de Berre, ainsi qu’entre Martigues et Port-de-Bouc, des usines exonérées de tout camionnage et assurées de recevoir, au prix du transport le plus bas possible, les charbons et les matières premières.

48Le projet s’inscrit donc autant dans l’objectif d’industrialisation que dans celui de l’hinterland et du transit. C’est finalement, par reproduction du « système marseillais » à une autre échelle, le premier plus que le second qui, dans ces travaux préparatoires de 1880, à un demi-siècle de distance, préforme le Marseille du premier xxe siècle et les débuts de l’explosion urbaine et industrielle hors de la ville-mère.

49L’exécution même du projet exigea au moins la moitié de ce temps ; moyennant quelques rectificatifs et simplifications, l’affaire met tout de même vingt-cinq ans à prendre forme, sans convaincre entièrement l’opinion. Ce qui n’est pas étonnant compte tenu des conjonctures difficiles, des divergences entre Marseille et la plupart des gouvernements et du fait que la cité, enjeu parmi les plus attractifs et démesurés du capitalisme français (et international) au milieu du siècle, retombe dans une sorte de marginalité. Loin de l’imagination, loin du portefeuille des Français. Le canal de jonction avec l’étang de Berre et le Rhône est financé au départ à plus de 50 % par l’État, mais il faut que la Chambre de commerce augmente considérablement sa mise, en se chargeant de tous les dépassements, pour que le projet soit respecté. Il y a donc là une volonté locale affirmée, comme un écho (y compris dans le récit des travaux du souterrain du Rove) de l’époque héroïque du canal de la Durance. Mais cette « autonomie » plus affirmée va de pair avec un affaiblissement des intercesseurs multiples et hommes d’affaires qui jouaient carrément le port méditerranéen ou, par leur biographie même, servaient de médiateurs entre les affaires parisiennes et Marseille. Les mécanismes qui avaient fonctionné dans le sens d’une centralisation parisienne sans doute excessive, et de la quasi-confiscation, annoncée par Clapier, se défaisaient dans l’autre sens, une fois quelques positions fortes assurées, plus que créatrices dorénavant. L’autorité de Marseille reposait sur quelques carrières personnelles, couronnées à Paris (Jules Charles-Roux) plus que sur le réseau fort dense de relations qui s’étaient retrouvées par exemple, autour du berceau de la Société marseillaise de crédit.

50Il faut attendre les circonstances exceptionnelles de la guerre (qui porte à s’intéresser aux approvisionnements extérieurs et à envisager sérieusement une forme de décentralisation industrielle) pour que l’étang de Berre entre dans le champ de l’industrialisation et que le canal de Martigues soit remodelé pour donner accès aux bateaux de haute mer. Les « Annexes » du port de Marseille, formule élégante pour confirmer leur dépendance à l’égard du port initial, n’existent qu’à partir de la loi de 1919. La richesse nouvelle de ce littoral – la réception et le traitement des pétroles du Moyen-Orient – est le résultat de démarches locales, plus que d’un aménagement national. L’autonomie a peut-être des avantages : elle maintient de longues périodes de latence, dès que l’investissement public ou privé massif doit accompagner le projet.

51Comment s’étonner alors que dans ce projet parti du Rhône, le fleuve ne se retrouve presque qu’en bout de course. Hubert Giraud doit encore défendre l’idée de canal de Marseille au Rhône, alors que l’ouvrage principal, le tunnel du Rove, est achevé en 1927 :

  • 34 H. Giraud, Le Port de Marseille, 1938, p. 19.

Certaines critiques ont contesté son utilité, soutenant que le Rhône ne pourra jamais devenir une voie d’eau économique… Il est impossible que, dans un avenir plus ou moins éloigné, la France ne tire pas parti de la réserve énorme de force hydroélectrique contenue en puissance dans le courant du Rhône et qui est estimée être de 1 700 000 H.P. Pour récupérer cette force, il faudra bien aménager le fleuve… Que ce programme mette vingt ou cinquante ans à devenir une réalité : peu importe. La logique s’impose…34

52La Compagnie nationale du Rhône n’est fondée qu’en 1931 et ne reçoit la mission d’aménager le fleuve qu’à partir de 1934 : une nouvelle tâche de près d’un demi-siècle et qu’il s’agisse du Rhin-Rhône, de la Moselle-Rhône ou du Danube-Rhône, le projet reste – avec des progressions ponctuelles et des objectifs incertains – un horizon de l’imaginaire.

Notes

1 L. Pierrein, « Farewell to Suez », dans Chroniques marseillaises, p. 92-95.

2 J. Charles-Roux, Vingt ans de vie publique, p. 370-371.

3 A. Artaud, Défendons-nous !, p. 184.

4 Idem, ibidem, p. 425.

5 P. Masson, Marseille et la colonisation française, p. 551-552.

6 J. Charles-Roux, Notre marine marchande..., p. 57 et 65.

7 Encyclopédie départementale, t. IX, p. 200-201.

8 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 93-94.

9 C.C.M., Compte rendu de la situation..., 1861.

10 J. Charles-Roux, Notre marine marchande..., p. 40.

11 C.C.M., Compte rendu de la situation..., 1866.

12 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 58.

13 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1868.

14 Idem, Ibidem, 1870.

15 Idem, ibidem, 1869.

16 J. Charles-Roux, Vingt ans de vie publique..., p. 371.

17 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1881.

18 L. Pierrein, « Sur l’expansion économique de Marseille et sa région », dans Annales de la faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, 1955, p. 209.

19 C.C.M., Compte rendu de la situation..., 1881.

20 L. Pierrein, « Marseille et le canal de Suez », dans Bulletin de géographie d’Aix-Marseille, t. LXVIII, 1956, p. 73-94.

21 L. Pierrein, Chroniques marseillaises, p. 54.

22 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1866.

23 Idem, ibidem, 1867.

24 Idem, ibidem, 1882.

25 Société pour la défense du commerce et de l’industrie de Marseille, Compte rendu des travaux..., 1921, p. 159.

26 Idem, ibidem.

27 Idem, ibidem, p. 160.

28 Idem, ibidem.

29 J. Sion, « Tarifs ferroviaires et courants de circulation : l’exemple français », dans Annales d’histoire économique et sociale, 1931, p. 483.

30 P. Coffinières, L’avenir de Marseille et le chemin de fer, 1872.

31 Revue britannique, 1888.

32 C.C.M., Compte rendu des travaux..., 1869.

33 Idem, ibidem, 1870.

34 H. Giraud, Le Port de Marseille, 1938, p. 19.

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