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L’imaginaire de Marseille

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Marcel Roncayolo

L'imaginaire conquérant

Port et Ville

Texte intégral

  • 1 Stendhal, Mémoires d’un touriste, t. III, p. 206.

1Port et ville : il ne faudrait pas être dupe de l’apparente harmonie héritée de l’Ancien Régime : le vieux port, l’abri antique bien enserré par la ville, entre quai du Port et Rive-neuve ; à l’articulation des deux rives, la Canebière ; l’échange placé au cœur du système urbain. Pour deux raisons : d’abord, la symétrie est d’origine récente. Les aménagements de Rive-neuve, la construction des immeubles-entrepôts limités par le canal de la Douane, le contact direct entre la ville de l’agrandissement et la mer, tout ceci ne date que de la désaffectation de l’arsenal des galères et de la reconstruction de l’espace ainsi libéré, grosse affaire des années 1780. Autre raison : l’écart s’aggrave depuis le xviiie siècle entre la vieille ville et celle plus attrayante, apte à attirer la richesse qui s’est créée au sud, dans les frontières de l’agrandissement. Déjà le plan d’alignement de 1812 prévoyait de symétriser la ville, c’est-à-dire de redonner aux anciens quartiers leur crédit, en les aérant et en les ouvrant plus largement à la circulation. Dans l’ambiance surchauffée des années 1830, Stendhal, fournisseur du port qui armait pour l’Algérie, oppose les deux images de Marseille : celle, moderne, de la ville nouvelle « dessinée par la main de la raison », l’autre, objet de stigmatisation. « La vieille ville est au nord et au couchant de la Canebière ; mais un homme comme il faut ne va jamais dans la vieille ville ; seulement on y a un appartement, quand on a l’honneur d’être amoureux… À Marseille, on n’a d’amour que pour des personnes assez difficiles à nommer dans un livre, je dirai que pour des grisettes1. » Simplification, sans doute, mais qui n’est pas sans intérêt.

Plan de Marseille, 1830

2Quant au port, il n’est plus question seulement de son assainissement. Salubrité, mais aussi encombrement, prix et délais des manutentions supposent une réorganisation et une extension. On a bien entrepris, en 1829, la construction au sud-ouest du bassin du Carénage : faible dégagement, réservé à la fabrication et au renflouement des navires. Le dilemme : réduire le bassin pour élargir les quais, ou agrandir les quais pour étendre le plan d’eau, ne peut être résolu sans consentir à raser une partie des maisons de façade sur la mer, ce qui coûte cher, indispose les habitants et n’apporte qu’une faible amélioration. Les neuf millions de crédit accordés à ces travaux (approfondissement des mouillages, recul du bâti) par la loi de 1839 n’ont que peu d’effet. En 1842, l’un des rapporteurs de la question des ports au Conseil municipal, Deluil-Martiny, résume cet encombrement : du côté de Rive-neuve, trois rangées de navires en attente, perpendiculairement au quai ; du côté du quai du Port, cinq rangées ; le débarquement interminable. Il faut donc étendre le port, quitte, de ce fait, à « déplacer » les intérêts.

Plan de la ville de Marseille, 1859

Marseille en chantier (1859)
Le maire André Honnorat propose, en 1859, un plan de grands travaux qui vise essentiellement à réunifier la ville entre ses trois composantes : la ville ancienne, au nord du Vieux-Port, à peine attaquée à cette époque ; la ville moderne au sud, sur un plan en damier ; la nouvelle ville ouverte aux chantiers au nord, en association avec les bassins de la Joliette. Les rues projetées à travers la vieille ville sont faites d’une percée centrale nord-sud (rue Impériale, puis de la République), accompagnée de percées secondaires : un projet audacieux dont la logique serait, pense-t-on, de conduire à la rénovation complète des vieux quartiers. Mais seule la première percée est achevée. D’autres, beaucoup plus courtes, doivent supprimer des hernies dans la circulation, et surtout prolonger la Canebière. On note aussi, selon la triple invocation de l’embellissement, de la circulation et de l’hygiène, l’aménagement de grands jardins aux limites mêmes de la ville et la régularisation des zones de croissance à la marge des grands boulevards rectilignes tracés sous la Monarchie de Juillet, axes non achevés, le boulevard Longchamp, le boulevard Chave, le boulevard Baille, et surtout l’immense Prado, promenade type, lieu d’équipages, pointant d’abord vers le sud, ensuite vers l’ouest, la mer. La promenade de la Corniche, percée le long des collines littorales, à l’ouest, n’est pas encore raccordée au réseau de la ville. Au nord, enfin, le premier dessin de la Joliette, qui se ressent encore de sa fonction de port auxiliaire. Mais les travaux des bassins qui suivent avancent vite.

Logique de la Joliette

3L’objectif toutefois reste multiple et donc compliqué : en gros, les travaux doivent obéir à trois fins : créer un ou deux ports auxiliaires (dont il faut aussi fixer l’affectation), ouvrir une nouvelle sortie, mieux protégée, car la passe est dangereuse par vent du nord, construire enfin ce dock, réclamé à peu près par tous et qui doit à la fois suppléer la suppression du port franc et fournir des conditions plus avantageuses et plus rationnelles au débarquement et à l’embarquement des marchandises. Par là même, l’existence du dock n’entraîne pas seulement des choix spatiaux, éventuellement un déplacement géographique partiel du commerce, une modification des pratiques commerciales. Le rapport de la ville et de son instrument maritime n’est pas seulement une affaire d’idéologie ou de conception technique ; il touche à la fonction économique elle-même. Le risque est alors d’insister à l’excès sur la division spatiale (forme de fonctionnalisme ou de zoning, si l’on veut) et d’en faire trop évidemment l’image (ou la cause ?) d’une possession interrompue : la ville dérobée en quelque sorte. De fait, ces transformations techniques sont générales, dans les grands ports du monde, selon des modalités nautiques, techniques, socio-économiques fort variables. Qu’il est dangereux d’enchaîner à l’excès le jeu des causalités ou d’enfermer la question dans un débat schématique entre une rationalité technique, inspirée de l’extérieur et des pouvoirs supérieurs, et les intérêts enracinés. Combat d’entités qui ne sont peut-être pas cohérentes ; chacune de son côté n’est pas réductible à l’unité.

4D’autre part, la ville ne reste pas un objet inerte, passif. Elle change sans doute à un rythme plus rapide, plus hâtif, plus spontané, sous la poussée du peuplement, des anticipations des propriétaires, des changements de modes de vie ou de goût, des peurs sociales aussi (épidémie ou misère). Les temps de réaction sont plus brefs pour tout ce qui touche à la construction privée, ou même à l’ouverture des voies, qu’en matière d’exécution de grands travaux, ports, gares et chemins de fer, grands équipements urbains, qui impliquent successivement l’étude, la discussion politique ou administrative, le montage financier et l’intervention d’instances multiples. La législation de 1807, concernant l’alignement et l’extension des villes, est interprétée, au contraire, d’une manière laxiste ; même pour les opérations qui réclament des plans partiels et, au-delà de l’autorisation municipale, la consécration par le décret, l’ordonnance, parfois même la loi, la réalisation précède souvent le règlement juridique. Coups partis, situations acquises, l’emportent le plus souvent. Hasard ? N’exagérons pas : d’autres conceptions, d’autres modèles conduisent l’action des propriétaires ou même des administrateurs ; par exemple l’idéologie de la nature et de la bonification, dont nous avons vu qu’elle pesait lourdement au début du siècle, a ses aspects urbains. La ville de Marseille obéit donc à des logiques qui ne sont pas nécessairement du même ordre que les aménagements portuaires. Dans sa croissance, Marseille du premier xixe siècle fuit en partie la mer, regardant le long des promenades-boulevards qui ouvrent vers le terroir, la verdure, l’arrivée attendue des eaux de la Durance. Une ville construite à la limite de la campagne, ce qui n’évite ni le désordre, ni les différences sociales, ni le retard des équipements les plus élémentaires. Marseille, somme toute, divorce topographiquement d’avec son port, autant que le port remodelé et déplacé lui est en quelque sorte dérobé. Au moins jusqu’en 1870, jusqu’à l’échec relatif des grandes spéculations de l’Empire, la division entre le port et la ville est moins l’objectif, le but d’une stratégie, qu’un résultat en partie non voulu de dispositions peu cohérentes. L’histoire du port oscille en permanence entre les certitudes du Nord de la ville, emplacements et cumul des installations maritimes et ferroviaires, et la compensation illusoire sans doute attendue vers le sud. D’autre part, entre 1850 et la crise de la fin des années 1860, le grand projet d’urbanisme reste de rendre à l’ensemble ville/port son unité, j’allais dire d’inverser le mouvement antérieur, de « tirer » les beaux quartiers et les quartiers de prestige vers les espaces nouveaux, destinés à l’échange : c’est l’objet principal – et non désintéressé – de la spéculation, avec Mirés, Pereire, le percement de la rue Impériale et la « régénération » de la vieille ville. S’il y a « dépossession » – ce qui pose un problème d’organisation économique – elle n’est pas spatiale dans son principe ; elle ne l’est pas d’une manière aussi mécanique. En 1881, le géographe Élisée Reclus rappelle ces conditions élémentaires, irréfutables :

  • 2 É. Reclus, Nouvelle géographie..., t. II, p. 300.

Les grands travaux du port n’auraient pu avoir d’utilité pratique si la ville n’avait en même temps transformé ses vieux quartiers pour y ouvrir des voies de communication faciles. Les bassins, situés loin du mouvement des affaires et séparés du centre de Marseille par de véritables collines, ont dû être reliés aux quartiers commerçants par de nouvelles avenues ; il a fallu raser les monticules les plus gênants, démolir les maisons qu’ils portaient, changer complètement l’ancien relief du terrain2.

5Ce qui fait problème, par rapport à cette ambition « démiurgique » – et qui ne manque pas de moyens techniques ou financiers – c’est la résistance des vieux modèles, du schéma non intégré d’avant 1850 – sans doute plus profondément ancré dans la société marseillaise.

6Cette relation port-ville est au cœur du choix difficile qui, autour de 1835-1840, précède les grands travaux portuaires. Bien entendu, performance technique et habitudes sociales ne vont pas de pair. En 1839, l’ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées, de Montluisant, exposant la discussion sur les docks devant la Société de Statistique de Marseille, définit à la fois l’intérêt de l’opération et l’opposition des points de vue :

  • 3 Répertoire des travaux de la Société de statistique, t. III, 1839, p. 489-490.

Les docks sont des espèces de petits ports francs auxiliaires, où les marchandises entreposées librement sans les formalités ordinaires de la Douane, sont consignées sur un check ou registre. Elles sont garanties aux armateurs par des reconnaissances négociables appelées warrants, qui facilitent singulièrement le commerce. Avec un dock à Marseille, on débarquerait en trois jours les bâtiments pour lesquels il en faut aujourd’hui plus de quinze, ce qui permettrait de recevoir dans le port un plus grand nombre de navires dans le même temps et de donner l’entrepôt à beaucoup de bâtiments qui vont maintenant relâcher dans les nombreux ports français de la Méditerranée… Le commerce, la douane, les habitudes spéciales du négoce, de la localité demandent que le dock soit à l’intérieur du port. Nous partageons aujourd’hui cette idée qui n’était primitivement pas la nôtre sous le rapport de l’État. Les hommes de l’art donneront sans doute la préférence à un des docks des Catalans, et probablement au dock Thérond et Maurel, parce qu’on aurait du large pour de belles et grandes dispositions ; mais si le commerce était arbitre, il choisirait l’intérieur du port3.

7L’inspiration vient de Grande-Bretagne, où les docks fonctionnent à Liverpool et Londres, dans des conditions évidemment différentes de Marseille : nautiques (nécessité d’établir des bassins à flot), économiques (existence des grandes compagnies, homogénéité relative des cargaisons). Transféré à Marseille, le projet s’encombre nécessairement de particularités locales : ici il s’agit de creuser ou de gagner de nouveaux bassins sur la mer, sur un littoral sans marée, à l’abri d’une digue ; de toute manière, de nouvelles surfaces d’eau, de quai et de nouveaux accès sont à préparer, avant-port ou port auxiliaire (au singulier ou au pluriel). Le commerce maritime a aussi ses particularités : le dock doit s’ajuster aux politiques commerciales – ou les modifier. Julliany rappelle la diversité des chargements marseillais :

  • 4 J. Julliany, op. cit., t. 1, p. 256. Discours de Fauris de Saint-Vincent, député des Bouches-du-Rhô (...)

L’entrepôt réel ou fictif peut convenir aux navires qui arrivent dans les ports de l’Océan et dont le chargement se compose d’un petit nombre d’objets. À Marseille, au contraire, chaque navire apporte vingt ou trente objets différents4.

8Le dock peut-il se prêter au classement, à la négociation de la marchandise ou est-il destiné à faire éclater cet ancien système – menacé aussi par les conditions nouvelles de la navigation ? Autre enjeu, les privilèges de métier qui concernent l’embarquement, le débarquement et même la surveillance de la marchandise, frais que Julliany juge exorbitants. « Liberté et économie », tel est le slogan qu’il retient pour les docks ; mais n’est-ce pas au détriment des intérêts établis ?

9Intérêts professionnels, intérêts fonciers aussi : le commerce fait la valeur des espaces et en particulier des magasins privés, les domaines, qui se rassemblent à proximité du quai de Rive-neuve et parsèment aussi la ville. Derrière ces intérêts individuels, ne devine-t-on pas confusément aussi des intérêts « collectifs », une vue générale sur la ville dans ses équilibres ou ses déséquilibres : faut-il « sauver » et « régénérer » la vieille ville ? Suivre au contraire les tendances fortes de la croissance urbaine ? Choisir entre le nord, accès principal vers le commerce de l’intérieur, et le sud, horizon privilégié de la ville ? Le débat sur le dock est aussi un débat sur les emplacements et l’assiette de Marseille. Il n’est pas étonnant que l’on passe apparemment des grandes ambitions à des conceptions moins vastes, qui engagent moins l’avenir. Les projets étudiés en 1835-1836 regardent vers le large, par gain sur la mer, avant-port – ou atterrissements ; puis, intéressent surtout des creusements au sud de la ville, loin des ports existants, ce qui soulève à la fois l’admiration technique (Thérond et Maurel, en fait inspirés par l’ingénieur Flachat, l’un des grands constructeurs de la période ; Zola) et les réserves prévisibles. En fin de compte les institutions (ville, Chambre de commerce) restent prudentes et l’administration attentiste. Suivent des projets qui, à partir d’évaluations plus modestes des besoins du commerce, ramènent vers le vieux port (donc abandon des ports auxiliaires) l’emplacement du dock, ce qui n’exclut pas la rivalité entre Rive-neuve et quai du Port / Vieille-ville. La Chambre de commerce s’engage sur un projet Rive-neuve ; la municipalité se refuse à choisir. Bref, l’involution est manifeste.

  • 5 J. Julliany, op. cit., t. 3, p. 435.

10C’est en écartant provisoirement le débat sur les docks que les choses sont reprises. En 1840, le gouvernement propose la création de deux ports auxiliaires, l’un au nord, à proximité de la vieille ville, dans l’anse de la Joliette, l’autre au sud, aux Catalans. Clin d’œil aux projets antérieurs. « En fait, écrit Julliany en 1842, on offre deux petits ports qui divisent en deux camps les partisans de la nouvelle ville et ceux de la vieille ville5. » On revient alors à l’idée d’un avant-port, embrassant le Nord et le Sud. En fait, l’administration des Ponts fait travailler l’ingénieur Toussaint sur l’emplacement de la Joliette, qui, extérieur au Vieux-Port (mais on peut l’y rattacher par un canal), paraît bénéficier à la vieille ville. La convergence de ce dispositif avec les sites envisagés pour la gare du chemin de fer d’Avignon renforce les arguments. Logique portuaire, logique de l’hinterland se recoupent. La Chambre de commerce, inquiète de la concurrence étrangère, pressée d’obtenir un nouveau bassin, souhaite surtout une réalisation, quitte à sauver les apparences en réclamant des promesses sur un second port symétrique. Le Conseil général des Ponts finit par approuver en octobre 1842 l’esquisse des ingénieurs Montluisant et Toussaint qui, affinée en 1843, obtient par la loi du 5 août 1844 les moyens financiers. Décision énergique d’attribuer plus de dix-sept millions de francs au port auxiliaire de la Joliette, ce qui rompt avec les habitudes de saupoudrage des crédits portuaires, banale sous la Monarchie de juillet.

11Après ces phases d’hésitations, la loi de 1844 crée une sorte de nécessité qui, malgré les réticences et réserves, paraît se confondre avec l’intérêt public. Montluisant ne déclare pas autre chose, dans son rapport d’octobre 1842 :

  • 6 Cité dans Encyclopédie départementale, t. IX, p. 446.

L’intérêt privé est ici en opposition avec l’intérêt général, parce qu’il redoute que les facilités que l’on devra aux nouveaux travaux fassent cesser le monopole et les abus dont il profite, que les loyers exorbitants des magasins et des entrepôts diminuent et que quelques habitudes prises puissent cesser. Aussi, l’intérêt privé, tout en étant forcé d’avouer qu’il faut une surface d’eau, agit-il pour qu’elle soit restreinte le plus qu’il sera possible et pour qu’on ne puisse utiliser les espaces à conquérir à son pourtour. La Chambre de commerce seule, grande de vue et d’avenir, a préconisé ces espaces précieux6.

12C’est ce que confirme Berteaut, quelques années plus tard, fidèle à cette image, en reprenant la question des docks :

  • 7 S. Berteaut, op. cit., t. 1, p. 187.

Il ne saurait plus être sérieusement question de la localité des Catalans, éloignée de tous les établissements maritimes que l’on va créer, éloignée du chemin de fer, plaçant malencontreusement la ville entre les docks et le pays… La localité aujourd’hui indiquée par la force des choses est tout ce système d’emplacements qui doit surgir de la sphère d’activité du port nouveau7.

13L’imaginaire se change en nécessité.

14Le phénomène s’explique d’autant mieux que la technique employée pour la construction des nouveaux bassins et la réaffectation des terrains du Lazaret offrent de vastes espaces libres, atterrissements nouveaux et surfaces dégagées. Cinq cent mille mètres carrés, de quoi accueillir bien entendu les établissements portuaires, mais aussi une autre ville – à côté de la ville ancienne et de la ville moderne des xviie-xviiie siècles. Après une longue négociation, ces terrains sont cédés par l’État à la ville. En échange, la ville en attribuait le produit à la construction d’un nouveau Lazaret, à l’assainissement du Vieux-Port, à la construction d’un second port auxiliaire prolongeant la Joliette, à l’établissement de quelques monuments et édifices – et notamment d’une nouvelle cathédrale ; quant aux terrains eux-mêmes, destinés en partie à ces équipements, ils peuvent fournir l’assiette aussi bien des docks que d’un nouveau quartier. L’opération de la Joliette n’implique donc pas un divorce entre ville et port, au contraire ; mais, dans les deux cas, selon la formule de l’époque, elle invite au déplacement des intérêts. Symboliquement, le site de la cathédrale nouvelle, dont on hésitait jusque-là à trouver l’emplacement, se trouve légitimé, à proximité de l’ancienne, dominant les bassins de l’avenir.

15Les établissements maritimes suivent cette logique. Il ne fait aucun doute que les docks aillent à la Joliette, malgré le penchant de la commission instituée à cet effet au Conseil municipal de préférer le site traditionnel de Rive-neuve. Il est aisé de démontrer que les négociants ne gagneraient pas dans l’affaire de nouvelles surfaces de magasins, que le fonctionnement en serait difficile comme les issues, et que les bâtiments et les bassins établis sur des terrains déjà occupés et de grande valeur coûteraient trop cher. Choix d’ingénieurs ? Tout en luttant contre toute idée de monopole, en envisageant l’ouverture d’autres docks, à condition qu’ils ne dépendent pas de la même compagnie, la Chambre de commerce appuie fermement le projet, Clapier dénonçant habilement le risque, si l’on ouvrait à la fois un dock à la Joliette et sur Rive-neuve, de les voir attribués à un monopole : les propriétaires de Rive-neuve, prêts à vendre leurs domaines, deviennent paradoxalement les meilleurs alliés des puissances financières extérieures. 100 000 mètres carrés sont réservés à l’opération de la Joliette. Le Conseil municipal ne s’était pas trompé en 1853.

  • 8 Délibération du Conseil municipal, 11 février 1853.

Si le dock était établi à la Joliette, le mouvement commercial serait infailliblement déplacé et se porterait sur ce point, tandis qu’il y aurait impossibilité matérielle de satisfaire à tous les besoins8.

16Mais ce constat va au contraire dans le sens de la nouvelle logique, de la construction de nouveaux bassins, en prolongement de la Joliette, et d’une confirmation de cette « nécessité ».

17L’imaginaire portuaire de Marseille, malgré quelques contre-courants, c’est à partir de ce moment la construction, limitée simplement par le relief, d’une suite d’installations portuaires, le long du littoral nord de la rade. Le choix ponctuel se transforme en « dynamique ». L’ingénieur Pascal, chargé des travaux maritimes, est l’homme de ce plan.

  • 9 H. Pascal, Discours de réception à l’Académie de Marseille, 21 mai 1865, p. 15-16.

Ce que le gouvernement a prescrit en 1855, c’est que tout, à Marseille, doit être projeté sur la plus large échelle ; c’est que les travaux de son port doivent être disposés de telle façon qu’un ouvrage quelconque terminé puisse permettre l’exécution immédiate d’un ouvrage analogue, s’harmonisant avec tous les ouvrages antérieurs, et avec lesquels il paraisse être d’un seul et même jet. Ce programme, nettement posé en 1855, est aujourd’hui en pleine voie de réalisation9.

18C’est aussi la politique de fait acceptée, sollicitée par la Chambre de commerce, rythmée simplement par les décisions financières de l’État, qui hésite, lui, à s’engager dans ce mouvement perpétuel et distribue par à-coups ses investissements. L’histoire du port est alors tracée.

Croissance urbaine en liberté

19Rien n’est arrêté, au contraire, pour la forme de la ville. Le xviiie siècle, parce qu’il avait trouvé, en fin de course, à satisfaire le goût et le besoin de bâtisses dans l’étonnante réserve de terrains laissés par l’arsenal des galères, avait négligé tout agrandissement périphérique ordonné et systématique. Les projets de nouvelle enceinte avaient échoué devant des Marseillais acharnés à défendre la libre initiative dans la construction. Rien n’avait été réglé, si ce n’est par mouvements spontanés ou conservatisme, des deux questions d’urbanisme qui restaient alors pendantes : celle d’une nouvelle enceinte (et en pointillé le choix entre ville ouverte ou ville fermée) et celle de l’équilibre entre ville nouvelle et ville ancienne. Marseille ne conserve rien ou presque des tentatives de planification de l’Empire, le plan Desmaret, état des lieux consciencieusement dessiné – et le plan des artistes de 1812 (conformément à la loi de 1807), projetant les alignements et les extensions désirables. Les murailles du xviie siècle (fort médiocres d’ailleurs et mal entretenues) sont démolies par pans à travers les épisodes révolutionnaires et définitivement rasées, remplacées par des lignes de boulevards ombragés par le premier préfet du département, Delacroix, en l’an X. Les promesses de Charles Delacroix ne seront jamais tenues.

  • 10 C. Delacroix, Notice sur les embellissements de Marseille, Marseille, an X.

Le désir d’améliorer les ressources de la commune et des hospices, la nécessité d’assurer le service des douanes pour obtenir la franchise du port, ne peuvent pas manquer de déterminer bientôt l’établissement d’une nouvelle enceinte. Une allée d’arbres l’accompagnera. Elle réunira plusieurs beaux quartiers entre lesquels on ne peut communiquer qu’en rentrant par l’intérieur de la ville et qui se toucheraient pour ainsi dire, si l’on pouvait suivre la ligne droite10.

20En 1838, on discute encore de la nécessité d’un mur d’enceinte ou, au moins, d’une ligne de boulevards qui marque les limites de la ville (et de l’octroi en particulier) par rapport à l’immense terroir qui la prolonge. La décision reste sans effet : tous les crédits sont alors mobilisés par la construction du canal de la Durance. Marseille se comporte donc depuis longtemps en ville ouverte, relancée dans sa croissance périphérique par l’activité de la bâtisse, réveillée un peu avant 1830, emportée dans l’agitation des années suivantes par une multiplicité de projets et d’initiatives indépendantes. Car, c’est rarement l’autorité publique qui est à l’origine de cette croissance : des propriétaires, combinant plus ou moins heureusement leurs intérêts, des spéculateurs comme l’illustre Bernex qui sait les réunir ou fonde même une société de capitaux, pour animer, construire la grande promenade méridionale du Prado, esquisse d’un West End marseillais. L’autorité publique n’intervient qu’après coup pour imposer le respect des règlements ; elle ne laisse que très peu d’argent dans l’affaire, du moins immédiatement, car l’on impose aux propriétaires l’obligation d’effectuer les aménagements élémentaires, ce qu’ils font plutôt mal que bien. À côté de ces efforts collectifs, des lotissements réalisés au gré de la biographie des propriétés et des propriétaires proches de la ville. Croissance libérale, prédominance du propriétaire, personnage central de l’époque, à la fois contribuable, électeur, bénéficiaire du marché foncier (malgré des retournements de situation toujours possibles) et des investissements publics (l’eau de la Durance).

  • 11 « Les jardins de la Madeleine », Marseille, 1834.

21Rien de systématique et de planifié : pourtant un certain nombre d’idées dominantes sont là et des modèles répétitifs qui, par un étrange paradoxe, font d’une ville si peu gouvernée du point de vue foncier une création qui, à défaut d’ordre, présente un sens. Le premier élément, c’est le boulevard-promenade, bordé d’arbres, projetant vers la campagne cette sorte d’espace intermédiaire, dédoublant en général les chemins de sortie de la ville pris par la circulation, poussiéreux ou embourbés. « Il ne suffit pas de créer des habitations, écrit-on dans le projet de lotissement des jardins de la Madeleine, origine du boulevard Longchamp, il faut encore les rendre autant que possible spacieuses, commodes, aérées ; c’est à ce prix que vous engagerez les habitants des quartiers malsains à se porter sur les quartiers neufs… Il est reconnu que Marseille manque de promenades : ses habitants, retenus dans l’intérieur par leurs occupations journalières, recherchent avec empressement les délassements de la campagne ou les distractions de la promenade pour la journée du dimanche11. » La promenade, c’est à la fois le substitut de la bastide, le lieu du loisir, l’opposé des malédictions venues de la mer, épidémies en tête (le souvenir de la grande peste, l’actualité du choléra). Là où se retrouverait même par petite fraction, par « représentation », une nature récréative et le consensus social. Annonce d’une cité-jardin, dans une certaine mesure :

  • 12 Délibération du Conseil municipal, rapport Clapier, 1834. Voir J. Reynaud, « L’urbanisme à Marseill (...)

On construit au quartier Bernex, à la Croix de Reynier de petites villes, dont les maisons seront commodes, salubres, offertes de suite à la location… La population ouvrière colonisée sur la lisière de la campagne et de la ville, dans des maisons neuves et aérées, jouirait aussi des avantages conservateurs de sa nouvelle position12.

22Ce qui compte alors, ce n’est pas la réalité, souvent moins réussie, mais la fidélité à un certain schéma mental.

23L’originalité du dispositif est le deuxième aspect intéressant : il ne tient pas tellement à la trame de circulation, le damier le plus élémentaire, principe le plus général de tout lotissement ; ni peut-être à l’architecture, qui prend des allures différentes (hauteur, décoration) autour du thème répété de la maison à trois fenêtres. C’est l’intérieur qui compte, la maison proprement dite, mais plus encore la parcelle dans son ensemble, maison, jardin et parfois petite maison de fond. Les parcelles ou les lots sont dessinés en profondeur, de l’ordre de sept mètres de façade, d’une trentaine de mètres, cinquante dans les meilleurs cas, de profondeur. La maison donne sur la rue, les fenêtres à la fois ouvertes sur rue et sur jardin, quand les appartements ne sont pas subdivisés. Dans les quartiers riches, on associe souvent deux modules pour construire des immeubles plus importants – ce que l’on fait en particulier sous le Second Empire. Le jardin peut être orné d’arbres, de plantes, de rocailles, même s’il n’excède guère les deux cents mètres carrés. Voici donc une forme générale, qui est ajustée ensuite à des emplacements, à des clientèles beaucoup plus variées. À travers la trame relativement désordonnée de Marseille, elle impose une sorte d’homogénéité de fond. La promenade (et la place ombragée agrémentée d’une fontaine), la parcelle avec jardin, qui fait de l’intérieur des îlots une marqueterie de verdure, constituent des archétypes dont les Marseillais, empreints de cette culture au xixe siècle, se défont difficilement. Le modèle reste utilisé jusqu’au début du nôtre.

24La rapidité et la densité relativement faible de ce type de croissance font que Marseille autour des années 1830-1840 donne l’impression d’exploser, d’éclater dans tous les sens (et surtout vers l’est et le sud) à l’opposé du nœud commercial qui se constitue au nord de la ville. Régénération de la vieille ville, questions de centralité refleurissent donc, par compensation. Dans les années 1830, parmi les quelques projets présentés, brille celui des frères Benet, initiateurs par ailleurs de la métallurgie marseillaise : celui de construire sur une partie des vieux quartiers, derrière la bourse actuelle, un grand bazar, à la fois souk, jardin intérieur et promenade galerie inspirée du Palais-Royal. La régénération sous cette forme est renvoyée, toujours avec l’argument financier du canal. Mais, à partir de ce débat, s’organise cet autre thème qui annonce les tentatives haussmanniennes : il faut redonner à la ville de Marseille, attirée vers l’extérieur, décomposée, son unité. Les grands investissements réalisés au nord dans les années 1840 et la formation d’un nouveau quartier, associé aux bassins de la Joliette, renforce le thème, qui prédomine dans les années 1850.

Des bastides à la ville-lisière. D’après le plan cadastral (1828), section Saint-Pierre et le plan d’alignement (1847)

Archives municipales. Travaux de l’EHESS

Spéculation et planification

25Cette fois-ci les acteurs changent ; le propriétaire-négociant des années 1830-1840, l’ingénieur ne sont plus maîtres du terrain. De véritables spéculateurs prennent pied, la ville de Marseille offrant par ses perspectives d’avenir un champ indéfini aux anticipations. Mirés, l’homme du Journal des chemins de fer, Rothschild, à travers les affaires que dirige Talabot, les frères Pereire viennent rivaliser sur le terrain marseillais, devenu le champ clos des clans financiers. Mais attention, ils n’apportent pas nécessairement des conceptions et des rêves d’avenir totalement étrangers aux Marseillais. Si la grande finance « parisienne » s’empare, entre autres, de fractions importantes du marché foncier de la ville, c’est parce que l’imaginaire est déjà constitué, les terrains désignés, la rencontre des perspectives lointaines du commerce et de l’accumulation locale de la richesse établie. Ils seront tout aussi aptes, la catastrophe venue, à abandonner le lieu. Les projets qui visent « à faire un tout homogène des trois centres aujourd’hui séparés et distincts » suscitent une bonne dizaine de propositions : philanthropes, ingénieurs ou architectes de Marseille ou d’ailleurs, spécialistes de l’haussmannisation, qui ont exercé leurs talents à Paris ou à Lyon, à Rouen. Mirés qui a traité avec la ville l’achat des terrains du Lazaret ne dévoile qu’assez tard, en 1858 (et sans doute pour donner un coup de fouet à la première partie de l’opération), sa solution pour les vieux quartiers : nivellement total et arasement. La municipalité ne se tient pas à l’écart de l’affaire et la régénération de la vieille ville est au cœur de l’intelligent programme défini par le maire Honnorat en 1858 – de fait œuvre de l’ingénieur Montricher (une nouvelle fois) et de son collaborateur direct, Gassend, qui dessine ensuite le projet plus limité d’ouverture de la rue Impériale. La logique terrains du Lazaret - la Joliette / Vieille-ville, l’enchaînement de la construction à neuf et de la régénération, sont parfaitement expliqués par deux architectes et ingénieurs civils, installés à Marseille, Bodin et Clément :

  • 13 Bodin et Clément, Marseille régénérée ou projet de réédification de la ville vieille, Marseille, 18 (...)

Pour qu’une ville nouvelle soit immédiatement habitée, il faut un grand déplacement de la population. Ce déplacement ne pourrait se faire aujourd’hui qu’en lésant beaucoup d’intérêts, qu’en ébréchant un grand nombre de fortunes, qu’en ruinant une multitude de propriétaires… Tandis que si, unissant la ville neuve à la ville projetée par des voies de communication qui traverseraient la ville vieille, on faisait un ensemble riche de beauté, de grandeur et d’harmonie, ces mêmes terrains acquerraient une valeur incalculable sans compromettre en rien les intérêts généraux… La ville de Marseille a fait une excellente affaire en concédant les terrains du Lazaret à M. Mirés, au prix de cinquante francs le mètre carré, quoiqu’elle se soit imposé des obligations qui en réduiront notablement le produit… Si le très habile financier, qui accepte si courageusement la tâche de fonder une ville nouvelle à Marseille, n’ajoute à cette entreprise celle de la démolition et de la reconstruction des vieux quartiers, il ne pourra procurer le plus léger bénéfice à ses actionnaires…13

26Il n’est donc pas question, dans cette « stratégie », de couper le port et la ville, ni même de faire du quartier de la Joliette une pièce à part dans le dispositif marseillais. Au contraire. Les différences d’opinion viennent surtout de la connaissance plus ou moins exacte du terrain : avant même l’adoption d’un projet de percement de la vieille ville, en 1858-1859, la spéculation de Mirés semble s’essouffler. Le Conseil municipal appuyé par les ingénieurs des Ponts, organisateurs de la trame des voies, lui reproche d’avoir joué d’emblée l’extrême valorisation du quartier de la Joliette, en construisant des immeubles de prestige :

  • 14 Délibération du Conseil municipal, 1er décembre 1860.

L’expérience faite sur l’îlot 8 (en bordure du quai) avait démontré que, jusqu’à l’époque où l’achèvement des ports aurait amené une population résidant à la Joliette, les grandes maisons récemment construites seraient d’une location difficile et ne produiraient qu’un faible revenu ; qu’il serait beaucoup plus avantageux, non seulement dans un intérêt général, mais surtout dans l’intérêt des porteurs d’obligations de substituer pour le moment à ces constructions luxueuses des maisons d’habitation plus modestes, d’une location plus facile, plus certaine et par conséquent d’un produit plus élevé14.

27L’imaginaire se divise donc : mais, même si les calculs financiers et les manœuvres de valorisation divergent, l’anticipation règne en maître. Elle se résout par des endettements en cascade. La ville accepte de recevoir en avances du paiement des terrains des obligations de la Société des Ports, animée par Mirés – obligations qu’elle cautionne et pour dix millions de francs. Quand Mirés plonge, pour avoir « flambé » à l’excès, donné aux actionnaires des rendements dérisoires et irrité la place financière de Paris, qui le laisse choir sans le moindre scrupule, l’anticipation demeure. Le percement de la rue Impériale, du point de vue financier, prend l’allure d’une fuite en avant. En 1862, les Pereire se portent acheteurs des terrains liés à cette opération et l’exécutent ; ils absorbent la Société des Ports et donc le domaine foncier de la Joliette ; ils prennent même possession (vieux mythe de la « symétrie » marseillaise) des opérations de spéculation foncière situées au sud de la ville, sur les terrains des Catalans. Bref, les voici devenus maîtres du littoral, des accès de Marseille, prêts à combattre la puissance de Talabot, quitte à proposer la création d’une seconde ligne de chemin de fer, le Sète-Marseille. On reviendra sur les raisons de leur échec. En tout cas, appuyés sur une banque qui se veut moderniste, et fondée sur la mobilisation des capitaux dispersés (le « suffrage universel de l’épargne », cher aux saint-simoniens), confiants à l’excès dans l’appui impérial, les Pereire montent aussi une opération de construction et de valorisation qui se veut rapide (ils s’engagent à mener en deux ans les travaux de percement, de nivellement et de construction de la rue Impériale). Nouvelle cascade d’anticipations sur les profits attendus, d’endettement : les Pereire construisent un véritable château de cartes. Ils font édifier, eux-mêmes, quelques immeubles de prestige pour « classer » l’opération ; ils cèdent les terrains à des spéculateurs secondaires ou des entrepreneurs, à crédit ; ces terrains servent à gager de nouveaux emprunts que les constructeurs contractent auprès du Sous-comptoir des entrepreneurs et du Crédit foncier. L’imaginaire a ses jongleries financières que seules la location ou la vente des immeubles pourraient équilibrer – à condition qu’elles soient rapides. Bref, tout s’écroule quand les emprunteurs à chaque échelon doivent commencer à rembourser et qu’en fin de course, la Compagnie immobilière des frères Pereire doit réaliser ses créances, sous le coup de la crise immobilière la plus profonde qui ait atteint le marché marseillais.

Échec de l’unification

28Les auteurs du projet des années 1850 avaient perçu le risque : déplacer les intérêts de Marseille vers le nord, ramener les phénomènes de centralité sociale auprès du port, réclamait pour le moins du temps, un changement des habitudes, une continuité des mouvements. La Compagnie immobilière, en combinant l’héritage de la Société des Ports et le percement de la rue Impériale, jette sur le marché foncier marseillais près de 60 hectares. L’opération de la rue Impériale repose sur le déplacement de 16 000 personnes, la démolition (après expropriation ou achat à l’amiable) de 935 maisons, plus de 100 millions de francs pour libérer les terrains, les niveler, les bâtir :

  • 15 Bailleux de Marisy, op. cit., p. 641.

Jeter 100 millions dans des constructions nouvelles à côté de celles de la Joliette, dont les premiers essais restaient infructueux, construire tout d’un coup une cité propre à recevoir 100 000 habitants au nord d’une ville, dont le mouvement d’expansion s’étendait depuis un demi-siècle vers le sud, repousser la mer, abaisser le sol, faire refluer la population en sens contraire, c’était une entreprise dont la hardiesse pouvait coûter bien des insomnies à ses auteurs15.

29Dès 1866, Bailleux de Marisy mesurait le risque. Il n’atteint pas seulement des entreprises : de modestes entrepreneurs de maçonnerie marseillais, engagés inconsidérément dans l’affaire du Crédit mobilier lui-même. La Ville de Marseille, en tant que collectivité, s’est aussi endettée incommensurablement par rapport à ses prudences des années 1830-1840 (que seule la construction du canal de la Durance avait ébranlées). Cent millions de dettes en 1866 (la dette du canal et des grands travaux impériaux, pour l’essentiel), soit presque le double de la charge parisienne, si on compare chacune d’elles au revenu ordinaire de la ville. Celui-ci s’élevait pour Paris, en 1865, à 134 millions, pour Marseille à 10 millions et demi, alors que le rapport des populations n’atteint pas 1 à 6. Paris, malgré les 500 millions qu’il doit, est moins engagé que Marseille :

  • 16 Idem, ibidem, p. 649.

Pour que la parité fût égale entre les dettes et les ressources ordinaires de ces deux villes, il faudrait que le revenu de Paris restât inférieur à 78 millions de francs16.

30À ces déséquilibres financiers, s’ajoute l’excès de concurrence entre les affaires immobilières. L’entraînement des prix – en particulier des prix du sol à bâtir – est général et, malgré la rapidité d’exécution des grands travaux, les transformations enclenchées par les terrains de la Joliette et la construction du nouveau port sont prises de vitesse par des opérations plus ponctuelles, mais plus efficaces aussi, dans les directions traditionnelles de la ville. Habitat populaire, ouvrier, à la périphérie immédiate, sur les terrains gelés un moment par la compagnie de chemin de fer, ou simplement en attente ; marche de la ville vers l’extérieur par enchaînement ou diffusion de lotissements continue. D’autre part, il reste assez de terrains mobilisables dans les quartiers déjà choisis par la bourgeoisie marseillaise, quitte à s’attaquer au relief, pour enraciner davantage les classes les plus favorisées de la ville sur ces lieux. Au-dessus de Rive-neuve, dans le quartier du nouveau palais de justice, le long des promenades tracées sous la monarchie censitaire. Modèle marseillais, modèle parisien interviennent peut-être alors : les goûts de la clientèle vont à une architecture moins monotone, moins monumentale, moins dense que celle prévue dans les quartiers « haussmannisés ». De l’hôtel particulier (ou maison à appartements) aux allures modestes, dérivé du « trois fenêtres », au palais à l’italienne commandé par quelques négociants plus ambitieux, la liberté paraît plus grande, l’indépendance mieux assurée. Dans la concurrence des emplacements et des bâtisses, un certain conservatisme paraît l’emporter, au détriment des grandes opérations de la rue Impériale, « étrangères » par leur style et leur dispositif, plus encore que par leur financement et une part de leurs constructeurs. L’homogénéité « haussmannienne » qui redessine Paris n’a pas le même prix, n’exerce pas la même attraction à Marseille. Plus encore, les emplacements et les parcellaires font la différence. Ainsi, des plus pauvres aux plus riches, le marché potentiel que l’on pouvait espérer, à l’avantage du rééquilibrage marseillais, reste fidèle à d’autres lieux, à d’autres formes et se sature, avant l’achèvement même des grands travaux. La centralité marseillaise, sociale, financière, culturelle n’est pas déplacée.

31Les rapports des inspecteurs de la Banque de France, observateurs attentifs de l’expansion de la ville, montrent comment, des anticipations partagées, on passe à la critique et au constat de crise. Comment aussi les imaginaires (de la croissance économique, de l’expansion urbaine) se recouvrent en un premier temps pour se défaire ensuite.

323 mai 1860 :

Dès les premiers pas qu’on fait dans Marseille, on est pénétré de ce qu’il y a de puissance, de jeunesse et d’avenir dans cette ville. » L’Algérie, l’Afrique reconnue jusqu’à Tombouctou y sont évoquées : « Le port d’Arenc, double du précédent (la Joliette) se termine ; de vastes docks s’établissent, les chantiers de construction, La Ciotat en tête, travaillent sans arrêt et d’immenses terrains conquis en partie sur la mer, déjà divisés par des rues garnies de trottoirs n’attendent plus que les constructions qu’y élèveront nécessairement avant peu les besoins d’une population toujours croissante.

3310 mars 1864. L’inquiétude se dessine devant l’excès de spéculation et la mesure des fidélités marseillaises aux localisations acquises :

Marseille dans la transformation de cent quartiers par l’ouverture de voies nouvelles, des personnes, dont les spéculations du reste n’ont pas été peut-être parfaitement calculées, ont fait parvenir à la banque des offres indirectes pour la cession à des prix variés et exorbitants de terrains propres selon elles à élever un nouvel hôtel… La poste est élevée à côté de l’hôtel actuel de la succursale (de la banque). Elle y est restée, malgré les propositions qu’on lui a faites de se placer vers les steppes nouvelles… Cela prouve qu’elle a pensé que bien des années s’écouleraient avant que les quartiers Mirés ou tous les autres qui pourraient se créer à l’ouest, au sud et à l’est, viennent contrebalancer l’importance du quartier Montgrand-Grignan ; la poste a trouvé que, sur cent lettres que ses facteurs distribuaient, soixante-quinze étaient à l’adresse de personnes demeurant dans un rayon de un kilomètre de la rue Grignan, tandis que douze seulement étaient destinées à des personnes résidant dans un rayon de un kilomètre de l’emplacement qu’on lui offrait rue Impériale…

345 mai 1868. La crise immobilière :

  • 17 Archives de la Banque de France. Rapports d’inspection des succursales.

Quoique la place se soit peu mêlée aux opérations colossales d’achats de terrains et de construction de maisons qui sont accomplies dans son enceinte ces dernières années, l’insuccès de ces entreprises, dont la Société immobilière a été l’instigatrice ou l’auteur et dont les capitaux parisiens ont fait les frais, exerce une influence fâcheuse sur la situation immobilière de la place17.

35S’il y a dépossession, elle n’a joué ni dans le sens de la division port-ville, ni dans celui de la cohérence des intérêts extérieurs. Alors que la nécessité « technique » de séparer le port et la ville n’est pas affirmée, loin de là, et que les plus audacieuses spéculations tentent de valoriser l’une par l’autre, le divorce s’accomplit, s’accentue par la résistance des propriétaires, notables, habitants quelconques, visiblement sans stratégie organisée, mais liés entre eux par un même sentiment à l’égard du paysage urbain, de la hiérarchie des emplacements, des lieux de fréquentation. La structure de Marseille reste donc fondamentalement marquée par les mécanismes et les orientations de croissance de la monarchie censitaire. Moins par intervention d’un type d’État ou de pouvoir que parce que cet État ou ce pouvoir ne peut ôter au cumul des décisions individuelles ou partielles la possibilité de s’exprimer. La même société résiste à « l’haussmannisation », mot qui ne résume qu’une partie des grandes impulsions des années 1850-1860, et aux programmes systématiques et de grande spéculation. Les « steppes » des quartiers du Nord, conquises sur la mer, ne restent pas vides : le port y crée d’autres établissements de son cortège. Mais, surtout, la division sociale se substitue à un divorce trop simple entre le lieu des échanges physiques et celui de la vie urbaine, de relations sociales, de la bourgeoisie et de ses clientèles. L’imaginaire se dédouble : d’un côté, navires et marchandises de toutes provenances, docks, senteurs exotiques, passage des gens d’escale, marins et gros bras. De l’autre, presque intact, celui d’une ville plus établie, cherchant ses équilibres dans la croissance, épousant, même si les réalisations ont toujours des ratés et des temps de retard, les grandes lignes de l’idéologie urbaine des années 1830. En 1860 encore, Méry fait avant tout l’éloge du Prado, de la ville campagne et du canal de la Durance, même s’il se plaît à repérer dans le paysage les villas ou châteaux d’un Talabot ou d’un Pastré, l’homme de l’hinterland et celui des horizons lointains. Plus curieux : Augustin Fabre, dans la préface des Rues de Marseille, ouvrage extrêmement scrupuleux, qui suit les transformations de la ville jusque vers 1860, s’indigne des appellations données aux nouvelles rues :

  • 18 A. Fabre, Les rues de Marseille, t. I, p. IX-X.

Ailleurs, on a fait des emprunts aux dénominations de localités étrangères à notre pays. La Belgique a fourni Anvers ; l’Amérique, Montevideo, la Guadeloupe et la Martinique ; l’Égypte, Le Caire et le Nil. Quant à l’Algérie, elle a passé presque tout entière chez nous… Et, comme si cela ne suffisait pas, le nom général d’Afrique vient d’être donné à l’une de nos places, au quartier de la Joliette !… On va sottement chercher au loin ce que la cité peut donner en abondance18.

36Marseille serait-elle alors atteinte de dédoublement de la personnalité ?

Vue cavalière de la ville et des ports de Marseille, dessin au crayon de F. Hugo d’Alesi, 1886, 77 x 109 cm

Collection CCI Marseille-Provence

Marseille : l’interprétation de la ville industrielle (1886)
En jouant sur plusieurs perspectives, comme dans un avion qui changerait d’altitude, Hugo d’Alesi nous donne un portrait de Marseille en 1886, véritable point d’orgue. La première « manipulation » consiste à jeter un regard sur la ville qui en précise la trame, la position des bâtiments, la végétation. Car le long des tracés des boulevards et de la ville dessinée à partir du xixe siècle, la présence de l’arbre est étonnante, mise en valeur hardiment par l’auteur. L’un des mythes hérités des Lumières, comme celui de l’eau. Le Palais Longchamp, légèrement désaxé, domine la ville de ses eaux ruisselantes.
Le second accent est mis sur le port, volontairement dédoublé entre l’abri ancien, couvert de mâts, mais laissant évoluer au centre un immense voilier, et les bassins rejetés au nord, de la Joliette au bassin d’Arenc et aux formes de radoub. Le système de digues, môles, quais est parfaitement représenté, ainsi que l’idée d’ordre et d’espace dans le mouillage des navires à poste. En arrière, les quartiers Mirés, aux hautes maisons « haussmanniennes », les immenses bâtiments des docks, mais discontinus, abandonnant encore à la vue quelques « steppes inhabitées », comme le rapporte l’inspecteur de la Banque de France. La cathédrale en construction est à l’articulation des quartiers de la Joliette et de la vieille ville, tassée, « impénétrable », si on l’oppose à la nouvelle, « tracée, comme disait Stendhal, par la main de la Raison ». Les cheminées et fumées d’usines dessinent une sorte d’auréole indécise à l’arrière-plan du tableau, plus dense au nord (à gauche) qu’à l’est. Au premier plan, le monde hétéroclite, lié au relief qui porte Notre-Dame de la Garde. Le palais de l’impératrice (le Pharo) domine l’entrée du port, puis l’amorce de hautes maisons aux Catalans, une « banlieue » désordonnée de petites maisons sur les collines d’Endoume. Marseille, telle qu’en elle-même l’industrialisation du xixe siècle l’organisait, à partir d’un schéma fondamental en damier, du xviiie siècle au Second Empire. La fuite vers le nord tend à défaire la ville de l’association port-usine.

Notes

1 Stendhal, Mémoires d’un touriste, t. III, p. 206.

2 É. Reclus, Nouvelle géographie..., t. II, p. 300.

3 Répertoire des travaux de la Société de statistique, t. III, 1839, p. 489-490.

4 J. Julliany, op. cit., t. 1, p. 256. Discours de Fauris de Saint-Vincent, député des Bouches-du-Rhône, 1814.

5 J. Julliany, op. cit., t. 3, p. 435.

6 Cité dans Encyclopédie départementale, t. IX, p. 446.

7 S. Berteaut, op. cit., t. 1, p. 187.

8 Délibération du Conseil municipal, 11 février 1853.

9 H. Pascal, Discours de réception à l’Académie de Marseille, 21 mai 1865, p. 15-16.

10 C. Delacroix, Notice sur les embellissements de Marseille, Marseille, an X.

11 « Les jardins de la Madeleine », Marseille, 1834.

12 Délibération du Conseil municipal, rapport Clapier, 1834. Voir J. Reynaud, « L’urbanisme à Marseille sous la Monarchie de Juillet : le projet Benet », dans Revue de la C.C.M., janvier 1946, p. 15 et suivantes.

13 Bodin et Clément, Marseille régénérée ou projet de réédification de la ville vieille, Marseille, 1856, p. 24 et 26.

14 Délibération du Conseil municipal, 1er décembre 1860.

15 Bailleux de Marisy, op. cit., p. 641.

16 Idem, ibidem, p. 649.

17 Archives de la Banque de France. Rapports d’inspection des succursales.

18 A. Fabre, Les rues de Marseille, t. I, p. IX-X.

Table des illustrations

Légende Plan de Marseille, 1830
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/384/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 812k
Légende Plan de la ville de Marseille, 1859
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/384/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 624k
Légende Des bastides à la ville-lisière. D’après le plan cadastral (1828), section Saint-Pierre et le plan d’alignement (1847)
Crédits Archives municipales. Travaux de l’EHESS
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/384/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 936k
Légende Vue cavalière de la ville et des ports de Marseille, dessin au crayon de F. Hugo d’Alesi, 1886, 77 x 109 cm
Crédits Collection CCI Marseille-Provence
URL http://books.openedition.org/enseditions/docannexe/image/384/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 500k

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