Affiliations, socialisations et carrières professionnelles chez les cordonniers

1Au cœur de la capitale sénégalaise, à la Médina, quartier populaire ancien, le regroupement de professionnels de l’artisanat – localisés dans les rues 1, 11, et 22 – a profondément transformé le lieu en y inscrivant des activités et des aménagements reflétant la structuration objective et subjective de l’espace et de la vie sociale. Ces rues de la Médina sont réputées être des territoires propres aux cordonniers. Les observations que nous avons menées dans ces rues confirment cette tendance à l’appropriation de l’espace, y compris de la chaussée (Steck 2006) bien commune aux promoteurs d’activités faiblement légitimées en Afrique. La photographie 1 permet de rendre compte du mode d’occupation de l’espace par les cordonniers.

Photographie 1. Mode d’appropriation de l’espace et disposition des ateliers de cordonnerie dans la rue 11 de la Médina (août 2014)

2La genèse de ces activités artisanales dans l’espace couvert par la Médina est assez ancienne. Le quartier est bien situé, à proximité du Plateau et des axes de circulation. Il s’agit d’une zone tampon1 reliant le Plateau aux autres aires urbaines de Dakar, favorisant le développement d’activités économiques. Cette organisation sociale et économique délimitée par un espace remodelé par les pratiques, les représentations et l’histoire du groupe, est aujourd’hui reconnue par les clients et les diverses composantes du corps social (population, État). Cette reconnaissance diffuse de l’État du mode de structuration de cette « niche », relativement ancienne, montre que la production de l’espace, son ordonnancement, peut être tolérée par les pouvoirs politiques qui détiennent le monopole de la norme et de la réglementation de l’espace. « Officiellement le commerce de rue n’est pas autorisé, mais au fil des années leurs activités sur ces sites ont fini par aller de soi. À l’origine, ce sont des espaces résidentiels qui n’avaient pas une fonction d’ateliers artisanaux », selon Mamadou Badiane, 63 ans, conseiller municipal à la commune d’arrondissement de la Médina et habitant de la commune.

3Les cantines des rues 1 et 11, par exemple, ont été construites vers 1997-1998 avec la loi sur la décentralisation, au temps du maire Ahmed Diène. L’impératif de trouver des recettes supplémentaires a conduit la mairie à construire des cantines affectées aux cordonniers. Auparavant, il existait des baraques au même emplacement. La mairie, pour restaurer le paysage urbain, y a édifié des constructions en dur.

4Cet équilibre souvent précaire, comme le renseigne l’histoire mouvementée des rapports de l’État aux promoteurs d’activités faiblement légitimées, notamment les commerçants de rue, se révèle dans ce cas de figure soumis à des injonctions et impositions intermittentes. Les autorités ont, à maintes reprises, essayé de les déloger au motif qu’ils accroissaient l’insalubrité à Dakar. Mais les professionnels de ce secteur ont toujours préféré la négociation pour avoir le droit de rester, quitte à subir une augmentation et de la taxe communale et du loyer (fixé par les propriétaires).

L’apport d’une théorie des castes dans la société léboue

5L’intérêt accordé à l’histoire et à l’organisation sociale de la communauté léboue de la presqu’île du Cap-Vert est de mieux comprendre le processus de sédimentation d’activités artisanales, comme la cordonnerie, au cœur de la capitale dakaroise. Ces activités sont traditionnellement exercées par la caste des ñeeños2, dont le métier se transmet de génération en génération. Ces derniers seraient rattachés à l’ethnie des wolofs dont le berceau serait les espaces couverts par les anciens royaumes wolofs : Walo, Baol ou Djoloff.

6Leur implantation remonterait à la période coloniale durant laquelle les villages traditionnels lébous ont été refoulés hors du périmètre de la ville blanche. L’exode rural des régions de l’intérieur vers la capitale aurait engendré une fixation des cordonniers dans la Médina. Comme le souligne un habitant de la Médina :

Les castés, cordonniers, ceux qui évoluent dans la maroquinerie, et les Laobés, spécialistes de l’artisanat d’art, sont venus principalement du Baol et du Cayor3. Ce sont des migrants venus de l’intérieur du Sénégal. À leur arrivée, les Lébous, qui les avaient précédés, les ont accueillis. Les Lébous ont une longue tradition d’accueil et ils étaient seuls dans la région du Cap-Vert. Chaque grande famille avait ses doxandèems, c’est-à-dire ses étrangers, des immigrants laobés et cordonniers. Ces migrants, à leur arrivée, sont venus se mettre sous la tutelle de Mbor Diagne dans la rue 19. Mbor Diagne était le Ndèye Ji Rew4 de Dakar ; le maire « indigène ». C’est lui qui accueillait et installait les immigrants. Il avait installé les cordonniers à proximité de son domicile dans la rue 19. Progressivement, leurs activités se sont étendues tout le long de la rue 19 en louant des baraquements, des huttes aux riverains. L’accroissement de leur effectif a conduit nombre d’entre eux à transférer leurs activités sur l’avenue Blaise Diagne, dans la rue 11, la rue voisine de la rue 22. À proximité du stade Iba Mar Diop et des toilettes publiques, ils ont occupé l’espace vacant avec la tolérance des autorités. (Mamadou Badiane)

7La séquence choisie ici par l’intervenant coïncide avec la fin des années 1950 et le début des indépendances (1960), à l’époque du règne du père du Ndèye Ji Rew de Dakar (au moment de notre enquête) : Alioune Diagne Mbor. Mais pour de nombreuses raisons, la présence des ñeeños dans la presqu’île pourrait remonter à une période bien plus ancienne ; à l’époque de l’accaparement de la presqu’île par les Lébous victorieux des rois socés, Malang Tamba et Djalo Diaw.

8L’intégration de cette catégorie professionnelle dans la presqu’île du Cap-Vert serait une greffe intervenue par une migration en chaîne partie des principaux bastions wolofs. Cette précision est importante puisque les Lébous, reconnus comme le groupe ethnique de référence de la presqu’île du Cap-Vert, possèdent une organisation complexe dont l’identité sociale et politique s’est constituée dans un rapport d’altérité avec le monde wolof, sérère ou poular. Malgré de nombreux contacts culturels, les unions interethniques et la cohabitation au sein des mêmes espaces au cours de leur migration, ainsi que les régimes monarchiques fondés sur un système complexe de royautés et d’allégeances, n’ont eu que peu d’effets sur leurs référentiels sociopolitiques5. Les vieux notables rencontrés soulignent que lors de leur installation sur la presqu’île, les Lébous ont développé un dialecte spécifique se démarquant du wolof par l’accentuation ou la déformation de mots ou groupes de mots. On peut d’ailleurs supposer que l’impératif de s’affranchir des systèmes d’exploitation et de domination, consubstantiels aux royaumes traditionnels wolof traversés, auraient engendré une organisation sociopolitique reflétant une philosophie sociale et morale prônant liberté et démocratie participative. Les colonisateurs français, confrontés à la résistance des originaires et à la complexité des institutions du monde lébou, n’ont pas hésité à qualifier leur ordonnancement de « république théocratique léboue ».

Architecture sociale et politique de la société léboue : la question des castes

9On ne retrouve nulle trace de leur mode d’organisation sociale avant leur implantation définitive dans la presqu’île du Cap-Vert. À leur arrivée sur la presqu’île, les Lébous se sont divisés en deux classes : les Bègnes, qui se sont implantés dans la partie orientale de la presqu’île, entre les dunes de sable blanc6, et les Soumbadiounes qui ont marqué de leur empreinte la partie occidentale du Cap-Vert. Les toponymes adoptés (Bègnes, Soumbadiounes), caractéristiques saillantes des classes identifiées, réfèrent d’ailleurs aux particularités morphologiques du site choisi sur la presqu’île, aux circonstances particulières de leur l’installation. L’origine de la famille se révèle également importante. Elle permet de distinguer les familles fondatrices, les patronymes de souche léboue, en sachant que la qualité tribale est héritée par la lignée maternelle.

10Les deux grandes classes identifiées se subdivisent en plusieurs catégories disséminées dans toute la presqu’île. Comme les deux grandes familles bègnes et soumbadiounes dont elles sont issues, les catégories doivent également leur définition sociale à la cristallisation de certains attributs : traits de personnalité, titres ou fonctions (anciennement possédés par la famille au cours de leurs différentes migrations). Ces attributs deviennent ainsi des avatars de tribus d’originaires. Il est intéressant de souligner que ces deux grandes familles – ainsi que leurs subdivisions particulières – si elles émanent bien d’un processus marqué de différenciation sociale, ne produisent pas un système générateur d’inégalités ou de rapports hiérarchiques. L’organisation politique complexe, mise en place à la suite de leur lutte victorieuse contre les velléités hégémoniques des Damels du Cayor, parachève le caractère progressiste de la société léboue. Alors que la société wolof sous la monarchie est structurée autour de l’opposition binaire buur/badolo (roi/sujet), les Lébous de la presqu’île, peuple jadis victime de l’oppression des Damels successifs du Cayor, optent pour une organisation politique souvent assimilée à une « république ». La relation de la catégorie sociale au pouvoir monarchique qui, dans le monde wolof, fixe sa position dans le système des ordres, définit son statut et ses fonctions et détermine ses rapports socioéconomiques avec les autres (Diop 1981, p. 116), laisse place, dans le contexte lébou, à une organisation politique fondée sur la déconcentration des pouvoirs et des fonctions :

• Le Sérigne : chef suprême et ministre de la Guerre.
• Le Ndèye Ji Rew : ministre de l’Intérieur.
• Le Djaraaf : ministre de l’Agriculture, du Domaine et des Finances.
• Le Saltigué : sous-secrétaire d’État à la guerre et chef de police.
• Les Diambour y N’dakarou : la grande assemblée ou corps législatif.
• Les Diambour y Pintche : les notables ou délégués des villages.
• Les Féregn N’dakarou : le corps des jeunes Lébous.

11Cette description à grands traits des particularités de la société léboue, de son organisation sociale et politique à l’époque de la territorialisation de la presqu’île du Cap-Vert, permet d’avancer que dans leur organisation interne, les Lébous ne reconnaissent ni le système des ordres ni le système des castes communs en royaume wolof. Malgré leur partition en diverses branches, on observe une spécialisation professionnelle commune. Les Lébous, que l’on appelle communément « les gens de la mer », qu’ils appartiennent à la branche des Bègnes ou des Soumbadiounes, pratiquent l’agriculture et la pêche.

L’intégration des doxandéems et la question des castes dans la société léboue précoloniale

12L’identité professionnelle léboue fondée sur deux activités primaires exclusives, l’agriculture et la pêche, ou sur une combinaison des deux en fonction des saisons et des particularités du site d’implantation, rendait sans doute nécessaire le recours à l’échange de biens et de services dans des domaines économiques cruciaux comme la production d’instruments à usages agricole et militaire ou pour la mise à disposition de gris-gris7.

13Dans le domaine militaire, les Lébous ont mené de nombreuses batailles contre les Damels du Cayor pour la préservation de leur terre d’accueil et de leur liberté. Les batailles contre les razzias orchestrées par les Damels du Cayor se sont poursuivies jusqu’en 1809, date de la mort du Damel Amary Ngoné (Angrand 1950, p. 53). Il est probable que durant ces périodes de luttes farouches pour l’indépendance, les Lébous eurent recours au service des forgerons. Du reste, à partir des informations fournies par les notables lébous rencontrés, les villages de la presqu’île accueillaient de nombreux doxandéems (étrangers), parfois des fugitifs venus du Cayor, du Baol ou du Djoloff. Dès les premiers temps de l’installation des Lébous à partir de leur migration dans le Diander, des personnes venues de divers horizons – fugitives ou à la recherche de proches disparus – ont afflué vers Dakar (Angrand 1950). L’une des appellations les plus célèbres de Dakar, tirée des légendes et faisant l’unanimité auprès des anciens rencontrés, est Deuk Raw, pouvant signifier « terre qui sauve » ou « terre-refuge ». Par ailleurs, avec l’indépendance des Lébous – reconnue sous le règne du successeur de Amary Ngoné, Biram Fatim – les échanges commerciaux (vente d’articles artisanaux et divers produits) avec le Cayor et, probablement, la mobilité des personnes, sont devenus courants sur un sol peuplé de gors (hommes libres) et protégé par les génies tutélaires.

14Ici, l’hypothèse du recours à des étrangers pour combler la main-d’œuvre manquante dans l’artisanat s’appuie sur les liens intriqués entre professions observées jadis à l’échelle de la société wolof. Selon les informations recueillies par Diop (1981, p. 75) sur la société wolof : « le souci de chaque fondateur de village était de s’installer avec des ñeeños, des forgerons ». Ces derniers, tout comme les cordonniers, qui constituaient une unité d’observation dans notre recherche, appartiennent à une première sous-caste : celle des jéef lekk (ceux qui vivent de leur travail). Une autre sous-caste est celle des sabb-lékk (ceux qui vivent de leurs paroles ou griots). Cette dernière sous-caste renvoie à un corps d’activités et de fonctions méprisées pour leur caractère subalterne, sale ou pénible. Des croyances magico-religieuses s’y rattachent, comme dans la caste des forgerons. Pourtant, le travail du fer revêtait un intérêt crucial8 pour l’agriculture et la défense du territoire à une époque où la propriété foncière constituait l’un des fondements du pouvoir chez les Wolofs.

15Le système des castes dans la société wolof, fondé sur la division du travail, aboutit à une logique ségrégative entre géers et ñeeños. L’idéologie de la différenciation raciale qui découle de la spécialisation professionnelle, comme le soutient Diop (1981), aboutit à la distinction entre caste supérieure de race pure, incarnée par les géers, et castes inférieures de races impures qui englobent la grande famille des ñeeños. Les lignes de fractures étant entretenues par la sacralité du principe de l’hérédité des fonctions et la préservation du mariage de type endogamique, seul à même de préserver le patrimoine génétique de chaque race. Cependant, chez les Wolofs, malgré l’évidence des rapports de domination et de pouvoir, de logiques d’exclusion – notamment dans la sphère matrimoniale –, la division du travail inscrivait naturellement les castes en présence dans un régime de complémentarité, d’interdépendance.

16Si les corps des uudés (cordonniers) et des teugs (forgerons) étaient inconnus dans la nomenclature des métiers courants dans la société léboue, et leurs tenants perçus comme des doxandéems appartenant à des castes inférieures dans leur société d’origine, l’interdépendance entre les professions a sans doute favorisé l’intégration des jééf lekk, incluant les tisserands et les boisseliers, ainsi que d’autres sous-castes engendrées par la société wolof, comme les sabb-lékk, laudateurs et quémandeurs invétérés. Leur présence ne peut être ignorée, même si leur fonction s’avère moins vitale9 que celle des jéef lekk. Ainsi, à l’instar des villages wolofs évoqués par Diop (1981), il est probable que les villages lébous disséminés dans toute la presqu’île aient disposé en leur sein de personnes possédant des compétences dans la confection d’instruments de guerre10 mais également d’instruments agricoles.

17Leur accueil par les primo-arrivants faisait l’objet de contrôle strict, de l’avis des anciens rencontrés. L’origine sociale du « demandeur d’asile », son appartenance de caste et les motifs fondant son souhait de s’installer en terre léboue étaient passés au crible. La crainte de mésalliances ultérieures, favorisée par la coprésence avec des castés (teugs, guéweuls, uudés), fondait un interrogatoire poussé. Si l’appartenance à une caste inférieure ne constituait pas un motif de refus de l’installation du doxandéem, elle constituait en revanche un facteur de distanciation sociale, d’évitement dans l’univers matrimonial où le rang social et l’origine de caste dans la société d’origine, pouvaient exercer un effet répulsif (Angrand 1950). La mésalliance avec des étrangers castés était fortement réprouvée. Car si cette société ne reconnait pas dans son organisation sociale la division en castes, elle reste malgré tout sensible aux idéologies (mythes, croyances) légitimant la séparation des individus de castes différentes en vigueur dans les systèmes sociaux traversés (wolofs, sérères, etc.).

18La visite rituelle des doxandéems au maire indigène de la ville, lors de leur arrivée à la Médina juste après les indépendances et relatée par l’une de nos personnes-ressources, serait sans doute une survivance de l’accueil contrôlé des doxandéems dans la société léboue précoloniale. Celle-ci est aujourd’hui tombée en désuétude sous l’effet des mutations socioéconomiques et de l’instauration du régime présidentiel. En effet, ce régime dépossède les Lébous de la presqu’île d’une part substantielle de leur pouvoir symbolique et temporel sur les affaires intérieures de leur aire d’influence : la presqu’île du Cap-Vert11.

19Par ailleurs, il est vraisemblable que la présence des uudés dans un contexte étranger où était inexistante la division sociale en castes et, en conséquence, la tradition de « maintien de l’attachement héréditaire aux castes supérieures » (Diop 1981) et de servitude volontaire des ñeeños (castes inférieures) vis-à-vis des géers (castes supérieures), a sans doute amorcé le processus de leur émancipation sociale, bien avant l’avènement de l’économie marchande, le développement de l’urbanisation et de la politique de l’éducation pour tous.

Migration en chaîne vers Dakar après l’indépendance et renouveau d’un métier traditionnel

20Les cordonniers que nous avons rencontrés à la Medina sont issus des mouvements d’exode des villes et des villages de l’intérieur vers la capitale dakaroise. Ils ont également en partage la même appartenance géographique (Saloum, Baol, Cayor, correspondant aux zones administratives de Thiès, Ngaye Mékhé, Kaolack, Diourbel), de caste et, sans doute, la même aspiration à la reconnaissance sociale et économique. En effet, leur discours identitaire traduit nettement la libération sociale de ce groupe professionnel, jadis assujetti à la caste supérieure des géers. La plupart des entretiens avec des acteurs de cette corporation reflètent le renversement du stigmate par l’accent mis sur leur valeur sociale : la noblesse de leur profession, la symbolique du travail propre à la catégorie professionnelle.

Les ñeeños ont toujours été ceux qu’on envie parce qu’ils avaient un métier. Ils ont toujours travaillé dur alors que les géers n’avaient pas de métier. Eux ne pratiquaient que l’agriculture. Les ñeeños pratiquent l’endogamie, car lorsque tu intègres une autre personne, tu perds le métier. Chacun restait à sa place. […] Le métier est un don, il est dans le sang ; si tu en fais partie, tu peux apprendre énormément de choses. On a toujours eu besoin d’eux alors qu’eux n’avaient presque besoin de personne. Les géers n’avaient pas de métier, c’est pourquoi on les trompait toujours. Tu travaillais pour toi et tu te tournais vers le géer pour partager avec lui ce qu’il possédait. Si tu dois servir d’orateur pour lui dans une cérémonie, tu le fais. Pour la pratique agricole, les hilaires, les dabas12 étaient fabriquées par les forgerons. C’est pourquoi les géers avaient toujours besoin de leurs services. Après la récolte, ils donnaient aux ñeeños leur part, car c’est eux qui leur avaient donné le matériel nécessaire au travail de la terre. (Vieux Gackou, 63 ans, cordonnier depuis 1965)

21En créant de nouvelles enclaves au cœur de la capitale dakaroise, la migration interne des maîtres cordonniers a favorisé la modernisation de la pratique de cette activité ancestrale et son déclin à l’intérieur du pays. Dès les premières années de l’indépendance, quelques maîtres cordonniers encore en activité ont montré que leur formation était déjà en cours, à Dakar (à la Médina). De sorte que les jeunes que nous avons rencontrés dans la vieille Médina constituent au moins la troisième génération de migrants cordonniers exerçant dans ces lieux de socialisation et de production de ressources sociales et économiques.

22La spécialisation professionnelle des cordonniers migrants s’est progressivement distinguée de la cordonnerie traditionnelle (uudé bu ñuul). La distinction entre uudé bu ñuul et uudée bu weex (cordonnerie moderne) est devenue un facteur de différenciation sociale et un symbole de l’évolution de l’activité.

Les uudés d’aujourd’hui sont différents de ceux d’hier. Ceux d’hier fabriquaient des enveloppes pour amulettes [éw tééré et ndomb], des selles et des harnais pour l’attelage et les besoins de protection mystique des rois. Le métier n’avait pas de valeur, c’était un objet de mépris. Le travail était plus dur. Nous travaillions avec les peaux brutes qu’il fallait tanner nous-mêmes. Mais nous arrivions à en vivre et même à tirer profit des géers en travaillant pour eux à l’occasion. Les cordonniers d’aujourd’hui ont évolué. Nous avons modernisé le métier, supprimé cette activité obsolète pour acquérir de nouveaux savoirs. Nous avons commencé par vendre des chaussures à 100 ou 75 francs CFA [environ 0,12 euros]. À l’époque, la matière première de qualité n’existait pas mais, progressivement, les grands commerçants ont commencé à reconnaître notre travail. Ils ont commencé à nous apporter de la matière première de meilleure qualité que nous avons pu exploiter pour développer notre métier. Les chaussures, par exemple, se sont modernisées. Nous sommes capables de produire différents modèles, d’imiter ceux qui viennent de tous pays : USA, Europe, etc. (Vieux Gackou)

23La requalification de leur sous-caste témoigne de leur réussite professionnelle et de la reconnaissance acquise dans leur communauté d’origine. Mais, comme le souligne ce cordonnier, le développement de leurs activités et la revalorisation de leur métier est en lien étroit avec l’essor de l’entreprenariat des Libanais et des Syriens dans la capitale. Leur reconversion dans l’importation de matières premières étrangères (toiles) et les facilités accordées aux cordonniers figurent parmi les principaux facteurs de la modernisation de la production en permettant de s’affranchir de l’emploi unique du cuir et des peaux caractéristiques des udéés bu ñuul. Pour la majorité des cordonniers, vivre dans la capitale présente plus d’avantages en termes d’innovation, de disponibilité de la matière première et d’opportunités d’affaires.

L’activité marche mieux à Dakar ; les gens achètent plus à Dakar qu’au Saloum. Par exemple, pour exercer au Saloum, il faut venir jusqu’à Dakar acheter du matériel. Tu ne disposes ni de machines à coudre ni de menuisiers spécialistes de la découpe des talons en bois ou en caoutchouc. De ce fait, tu dois pouvoir venir à Dakar, acheter le matériel, mais au retour, il t’est impossible d’écouler le produit fini au Saloum. Tu es contraint de sillonner la capitale régionale [Kaolack] ou les luumas [marchés hebdomadaires] pour espérer le vendre. Si les moyens étaient disponibles au Saloum, tu n’aurais pas besoin de venir jusqu’ici. La vente de matériel est concentrée à Dakar où on retrouve un large choix de modèles, de couleurs et de qualités. (Zal, 21 ans, cordonnier de la rue 11)

24Si la modernité urbaine a eu des effets bénéfiques sur l’activité par le développement de l’usage de nouvelles techniques de production, elle a également eu des effets notables sur l’ouverture des héritiers à d’autres professions. Les opportunités d’évolution vers d’autres carrières, en rupture avec le métier des pères, ne remettent pas fondamentalement le principe d’une hérédité familiale encore vivace, car selon Vieux Gackou : « même de nos jours, lorsqu’on évoque les uudés, il faut comprendre qu’on fait référence aux ñeeños ». Mais ces opportunités expliquent les bifurcations biographiques notées chez les jeunes cordonniers interrogés.

La cordonnerie comme métier : entre continuité et discontinuité chez les héritiers

25Si leur métier reste une activité coutumière, une tradition familiale transmise de père en fils, il n’a plus le caractère d’une assignation sociale, d’un destin inéluctable. L’apprentissage du métier se fait encore très tôt, souvent après un bref passage à l’école coranique pour forger le caractère et apprendre les rudiments de la pratique du rite islamique, s’imprégner des vertus morales et éthiques que le texte saint véhicule. « Avant de commencer à travailler, il faut d’abord connaître sa religion, c’est pour ça que nous n’avons pas la même vision du monde, les mêmes comportements que les citadins. Nous ne croyons pas aux réalités de la capitale » (Vieux Gackou).

26Dans le Baol13 (région de Diourbel), terre d’élection des marabouts mourides, l’apprentissage du Coran était soit dissocié soit combiné avec le tarbiyou14, de l’avis des vieux cordonniers. Le tarbiyou était essentiellement destiné à inculquer au jeune garçon les vertus d’humilité. Souvent, dès l’âge de 7 ans, l’enfant commençait à se familiariser avec les travaux champêtres à Khelcom15, par exemple, et à faire l’apprentissage de tâches difficiles pour forger son caractère et le préparer aux dures réalités de la vie et du monde professionnel. Dans la majorité des cas, les parents des jeunes cordonniers sont passés par le système traditionnel de formation dans les daaras16 et n’ont pas fréquenté l’école française avant d’entamer une carrière dans la cordonnerie.

27Les différentes séquences du parcours des jeunes s’agencent différemment. L’examen des biographies de jeunes issus de famille de cordonniers montre que le passage par le daara reste obligatoire, combiné souvent avec l’inscription dans le circuit d’éducation formelle. Mais, dans les deux cas, le temps de présence est souvent très court. La formation au daara reflète les mêmes ordres de motifs que ceux notés chez les parents : l’importance de connaître sa religion avant d’affronter la vie professionnelle. A contrario, l’initiative d’inscrire les jeunes dans le système d’éducation formelle, en rupture avec la trajectoire suivie par la génération des parents, traduit sans doute pour ces derniers la considération pour les métiers intellectuels. Mais pour les jeunes qui ont opté pour le métier des pères, l’échec scolaire est atténué par la valorisation des vertus du travail indépendant. Les métiers intellectuels, comme le relève Lamine (27 ans, rue 1), garantissent l’assurance d’une vie ordonnée, planifiée avec l’avantage de la sécurité de l’emploi et des revenus. Mais, dans le même temps, ils privent celui qui s’y insère de l’avantage de l’autonomie, de l’indépendance en tant qu’auto-entrepreneur.

28Lamine, en évoquant la trajectoire de ses anciens camarades, (pourtant) moins brillants que lui à l’école (devenus professeurs, médecins, etc.), transcende son sentiment de regret par la valorisation des avantages du travail indépendant, comme le goût du risque et la liberté.

Soyons sérieux ; les médecins ou profs ont plus d’argent que moi ! Ils ont aussi plus de garanties que moi. Toutefois, pour le reste, je peux dire que je peux assurer autant qu’eux face aux responsabilités qui sont les miennes. Même pour ce qui est de l’habillement, ils ne dépensent pas autant que moi parce que quand tu fais des études, tu apprends à tout calculer, notamment tes dépenses. Ils n’osent pas faire certaines dépenses ; un homme instruit est un homme rusé, il calcule tout et laisse son épargne à la banque. Tandis que moi, je peux terminer aujourd’hui la confection de paires de chaussures et utiliser tout mon bénéfice dans l’achat de vêtements. Le lendemain, je recommence à fonctionner avec les commandes de clients. Il m’arrivait ainsi de dépenser 50 000 francs CFA [75,40 euros] en une seule journée. (Lamine)

29L’échec scolaire, une constante dans le milieu, n’induit pas de sentiment d’échec social, car les uudés ont naturellement un métier. L’intégration professionnelle des jeunes pose généralement moins problème qu’ailleurs, où la saturation des niches d’activités faiblement légitimées a été démontrée (Fall et Mboup 1995), car l’hérédité familiale en fait les héritiers naturels du métier. Le réseau relationnel pourvoit à l’insertion professionnelle du jeune.

Pour un ñeeño, l’enfant doit nécessairement apprendre un métier, c’est pourquoi lorsque les études ne marchent pas, nous les intégrons dans les ateliers pour leur apprendre le métier de leur père. Si son père ne peut le former lui-même, il le confie à un pair pour sa formation. (Vieux Gackou)

30Leur formation scolaire17 est souvent écourtée par les nombreux facteurs contingents auxquels font face les familles issues de milieux défavorisés : les difficiles conditions de vie en milieux rural et urbain des régions de l’intérieur où restent frappants les contrastes entre niveaux de développement et d’accès aux infrastructures sociales de base, en comparaison à Dakar. Ces contraintes sociales font naître l’obligation morale d’abandonner une orientation scolaire dont les résultats escomptés ne peuvent être appréciés que sur le long terme. La durée des études et son impact financier sur la comptabilité familiale sont visiblement la cause de l’abandon. Que les performances scolaires soient positivement sanctionnées par l’institution scolaire ou non, la pauvreté des familles les confronte à l’injonction à la responsabilisation.

J’avais 13 ans à l’époque où j’ai quitté l’école en classe de CE2. Tu sais, quand tu dépends entièrement de tes parents – pour les vêtements, pour les fournitures – et que tu n’arrives pas à réussir, que tu n’as pas le cœur à étudier, il vaut mieux arrêter et trouver un autre moyen de les aider. (Jeune cordonnier de 15 ans, rue 1)

31Trouver un moyen d’aider les parents par l’occupation d’un emploi revient à rechercher une filière de formation plus courte dans les activités faiblement légitimées. Chez la plupart des jeunes où cette activité est « dans le sang », la cordonnerie est derechef considérée comme la meilleure voie. Les parents sollicitent alors le réseau relationnel basé à Dakar pour l’accueil et la formation du futur jeune apprenti. Cette réorientation du plan de carrière du jeune n’est pas sans conséquence sur ses points de repères existentiels. La migration de travail des jeunes apprentis vers Dakar et la Médina, en particulier, présente deux particularités essentielles : ces enclaves sont à la fois des cadres de formation, de socialisation professionnelle et des espaces de vie d’une corporation professionnelle délocalisée.

32Nous avons rencontré des jeunes qui ont d’abord entamé des carrières autres que la cordonnerie – inexistantes dans leur milieu d’origine –, en menuiserie ou comme vulcanisateur, avant de déchanter face à la faible rentabilité financière de l’activité et aux expériences d’humiliation durant leur formation.

33Le choix de l’abandon scolaire doit aussi être rapporté à l’environnement social. Les modèles de réussite présents dans l’environnement social immédiat s’éloignent très souvent du modèle scolaire. Dans chaque famille, comme nous le confie Lamine, « il y a deux ou trois personnes qui travaillent et vivent à Dakar comme cordonniers ». Ces rôles extérieurs, souvent logés dans l’économie faiblement légitimée, instaurent « un ordre du prestige dans le quartier » (Hannerz 1983, p. 331). Leur contribution appréciable aux budgets des ménages, leurs ressources financières et les dépenses de prestige favorisées par leur migration de travail leur permettent d’accéder à des articles de luxe (vêtements, téléphones portables, etc.). Cette réussite sociale apparente constitue un effet d’entraînement et d’attirance pour la grande ville.

Je n’aimais pas l’école, parce que je voyais ceux qui allaient à Dakar pour travailler, et qui pouvaient s’acheter de beaux vêtements, ceux qui faisaient du norane18 : pendant l’année scolaire, les jeunes hommes quittent le Saloum pour venir travailler à Dakar. Certains sont maçons, charretiers, mécaniciens. Pendant la saison des pluies, ils reviennent au Saloum et repartent lorsque nous, nous sommes à l’école, en début d’année scolaire. (Ibra, 15 ans, rue 1)

34La présence de transfuges n’appartenant pas – à l’origine – à des familles de cordonniers s’explique par le prestige dont jouit l’activité dans le terroir d’origine et l’autonomie financière des jeunes apprentis. Le circuit de recrutement emprunté s’appuie sur les réseaux de sociabilité et les recommandations de jeunes déjà inscrits dans ce créneau à Dakar. Le réseau dense de relations villageoises et claniques pourvoit au recrutement des apprentis.

35Dans ces différentes rues de la Médina où nous avons mené des entretiens, nous n’avons pas rencontré de jeunes apprentis originaires de la ville ou de la région de Dakar. Dans leur conception, la force des préjugés et l’absence de considération pour la valeur de leur métier expliquent l’absence d’engouement des jeunes nés en ville, particulièrement à Dakar.

Ceux qui sont nés à Dakar finissent par adopter le même comportement que les géers. Même vis-à-vis de leurs parents, ils ont ce comportement parce qu’ils pensent que vous n’êtes rien parce que vous venez du Baol ou du Saloum. (Vieux Gackou)

36Mais la modernité urbaine et ses modèles de carrières diversifiés pourraient également s’inscrire comme facteurs déterminants du faible intérêt des jeunes citadins (y compris de ceux appartenant à cette sous-caste et nés en ville) pour l’apprentissage des métiers traditionnels. Par ailleurs, les sentiments négatifs nourris envers les jeunes citadins (attitude méprisante, flemmardise) pourraient favoriser la préférence pour le recrutement de semblables, de personnes issues du même clan ou du même espace géographique d’origine et, ainsi, la constitution d’une enclave urbaine. En conséquence, loin de nous l’idée de considérer la pratique de cette activité dans la capitale comme une particularité des migrants de l’intérieur. Il y a sans doute eu incorporation de personnes issues d’autres castes dans la profession ou d’individus d’origine ñeeños nés à Dakar et pratiquant cette activité dans l’espace dakarois ou dans la région de Dakar. Mais la particularité des rues dans lesquelles nous avons investigué est d’être le produit d’une « création urbaine »19 étalée sur au moins trois générations depuis les indépendances, avec une configuration sociale voisine des relations villageoises. Un « village urbain », fait d’un maillage relationnel stable et dense avec des semblables, construit dans la continuité des origines géographique, familiale, clanique, villageoise, et un genre de vie distinct laissant peu de place à la différence sociale.

Socialisation professionnelle et organisation sociale des territoires

37L’espace approprié et réordonné par les cordonniers présente une réalité sociologique singulière où les rapports sociaux sont fondés à la fois sur des critères structurels, personnels et catégoriels.

38Ces espaces constituent des microcosmes se caractérisant par la propension naturelle à surdéterminer les interactions professionnelles par des relations non économiques : les producteurs de ces espaces sont liés par des liens forts préexistants, souvent liés aux relations de voisinage ou familiales dans leur milieu d’origine. Leur disposition dans l’espace défini par la proximité des ateliers n’est pas liée au hasard de la géographie, mais entremêle ces relations sociales et professionnelles fondées sur l’appartenance géographique, de caste et les liens affinitaires.

Ce sont les vieux qui ont ouvert le métier. Ils ont initié leurs neveux. Ces derniers, une fois formés, ont fait entrer d’autres parents pour les former. Puis une fois l’apprentissage terminé, ils les ont poussés à se mettre à leur compte. Nous sommes une famille dans l’atelier ; des grands frères, des petits frères. Nous sommes tous parents ; les uns sont originaires de Kaolack, les autres des villages environnants. Nos mères et nos grands-parents sont liés par des liens de sang. On dit souvent « l’atelier des Saloum-Saloum », « l’atelier des Kadior-kadior », « l’atelier des Baol-baol », « l’atelier des Ngaaye-ngaaye ». Le métier se perpétue à l’intérieur de la famille. Dans les ateliers de Baol-baol, on peut retrouver des Saloum-saloum, mais en nombre moins important. Dans le premier atelier, c’est celui des Baol-baol, le nôtre c’est celui des Saloum-Saloum où il n’y a qu’un seul ressortissant du Baol. C’est ainsi que les ateliers se suivent et se composent. (Aliou, 24 ans, rue 11)

39Très souvent, leur spécialisation est liée à la région d’origine. Les cordonniers des rues 11 et 1, traditionnellement spécialisés dans la confection de chaussures pour femme, sont originaires de Mbacké, Kaolack, ou des espaces couverts par les anciens royaumes Cayor, Baol, Saloum, etc. Les artisans de la rue 22 rencontrés sont en majorité originaires de la région de Thiès et notamment de Ngaye Mékhé et sont davantage spécialisés dans la confection de chaussures destinées à une clientèle exclusivement masculine20. Ngaye Mékhé, notamment, est très réputée au plan national pour la qualité de ses chaussures en cuir. Dans l’espace dakarois, ce sont les ressortissants de cette localité au nord du Sénégal qui promeuvent leur expertise en s’orientant dans la confection de chaussures pour homme.

40La transmission intergénérationnelle du savoir est généralement assurée par le père ou l’oncle du jeune cordonnier. Le lien de parenté est souvent une dimension intrinsèque de la relation de travail. Les ateliers sont ainsi généralement constitués de jeunes issus de la même famille, qu’elle soit proche ou éloignée, ou du même terroir d’origine. Souvent, à la retraite du père, de l’oncle ou d’un membre de la famille éloignée, les jeunes perpétuent l’activité en se regroupant selon le milieu d’origine. Cette phase explique également le rajeunissement de l’effectif des cordonniers, que nous avons constaté.

41Dans l’organisation du travail, hormis quelques « patrons » ayant un ou plusieurs apprentis21, chacun travaille pour soi et dispose d’une table de travail malgré l’exiguïté des ateliers de confection. C’est en fonction du nombre de tables disposées que sont fixées les parts pour le paiement de la location et de l’électricité. Par ailleurs, on peut également remarquer qu’à la devanture de beaucoup d’ateliers, des tables sont disposées. Il s’agit le plus souvent de jeunes qui ont obtenu l’agrément de leur maître pour se mettre à leur compte et qui n’ont pas trouvé dans la rue une place d’affaires. En effet, à la fin de sa formation, le jeune mis à son compte prend souvent l’option de rester dans cette rue, compte tenu du prix du loyer exorbitant pour les ateliers de cordonnerie dans ces rues commerçantes réputées, mais aussi des nombreux liens tissés avec les autres membres de la communauté.

42Il est important de souligner que la fin de la formation est marquée par un rituel22, improvisé ou après concertation avec le jeune apprenti, dont le déroulement est sans doute figé depuis des temps immémoriaux. L’offrande symbolique de noix de cola et de friandises ainsi que la formulation de prières et de bénédictions permettent d’officialiser le béer de l’apprenti.

Une fois qu’il est convaincu que tu maîtrises toutes les ficelles du métier, il te demande si tu souhaites te mettre à ton compte. Si c’est ton souhait, ton patron te prépare : il te donne de l’argent, du matériel. Le jour de la séparation officielle, il achète des bonbons, de la cola, et les distribue aux membres de la communauté. Lorsque tous les membres de l’atelier sont réunis, il les informe : « Lamine est désormais mis à son compte. Je suis fier de lui, il a réussi sa formation et a toujours été respectueux et obéissant. Je suis content de lui. Il a toujours bien fait son travail et je le remercie ». Il donne l’offrande de cola et de bonbons au membre le plus âgé de l’atelier pour qu’il le distribue aux autres cordonniers, pour prouver qu’il est content de moi. Il me remet de l’argent pour démarrer, pour acheter de la toile, des outils, de la colle. En attendant de trouver une place, tu te mets à la devanture de l’atelier. Si tu trouves une place ailleurs, il en vérifie la qualité et te donne une caution. C’est ainsi que commence ta carrière en tant qu’entrepreneur individuel. À la fin du mois, tu commences à payer toi-même la location. (Lamine)

La cérémonie de fin de formation a été une surprise pour moi. Je n’ai pas duré dans le métier. Auparavant, j’étais boucher. J’ai commencé ma formation en 1997, que j’ai terminée en 2000. Mon patron est retourné cultiver la terre au cours de la période de baisse de rentabilité liée à la présence chinoise. Il m’a laissé seul travailler et livrer des commandes. À son retour, il s’est rendu compte que je m’étais bien débrouillé, que je maîtrisais bien mon travail. Un jour, il a acheté de la cola et des sucettes qu’il a remises au membre le plus âgé de l’atelier en lui disant : « C’est lui que j’ai décidé de mettre à son compte aujourd’hui ». Puis il a prié pour moi. Il ne me l’avait même pas dit, pour moi ce fut une surprise. J’étais un peu désemparé, mais je me suis dit que s’il m’avait mis à mon compte, c’est parce qu’il s’était rendu compte que j’étais qualifié pour ce travail. Je ne l’ai pas regretté. Il faut maintenant commencer à travailler. Certains patrons te trouvent une place dans un nouvel atelier qui vient d’ouvrir, comme ce fut le cas pour moi, car notre ancien atelier ne comptait que huit places. Il te met avec des gens avec qui tu peux travailler en toute intelligence. Il te trouve une table et vous partagez les charges de l’atelier. Les patrons qui n’ont pas les moyens de te trouver une place te trouvent un petit coin dans l’atelier ou à la porte de celui-ci, le temps que tu trouves une meilleure place. (Abdoulaye, 27 ans, rue 11)

43On comprend mieux que la coupure précoce du contrat d’apprentissage soit une dysfonction perçue comme un sacrilège, car elle remet en cause non seulement la notoriété de la corporation, mais également l’obligation morale de déférence à l’endroit du maître cordonnier formateur. Le rituel de fin de formation ne célèbre pas uniquement la certification professionnelle au terme de longues années d’apprentissage, elle célèbre également la tenue de l’apprenant, son degré de respect, de soumission pour son maître de formation. On retrouve le même ordre de discours et de représentations dans des formes traditionnelles d’apprentissage comme les daaras dans lesquels l’ascétisme, le dénuement, le goût de l’effort et la rigueur des conditions de vie permettent d’acquérir le barké23.

Nous sommes des musulmans ou chrétiens, nous avons certaines convictions. Par exemple : si tu as la bénédiction de celui qui t’a enseigné un métier, tes ambitions pour cette activité se concrétiseront plus facilement. Quand tu es à l’école, on croit souvent également que celui que le maître bénit s’en sortira mieux, comparé à celui qui lui fait des misères, qui lui cause de la peine. Tu dois obéir et respecter ton patron autant que tu respectes et obéis à tes parents pour pouvoir espérer atteindre la réussite. Mais si celui qui t’enseigne le métier te demande d’exécuter des tâches et que tu refuses, si tu te montres insolent envers lui – ce qui est valable pour tous les types d’activités –, tu ne peux réussir dans cette voie. Tu lui dois respect, reconnaissance, parce que tu dois penser à l’avenir ; comme au jour où, toi aussi, tu seras installé comme maître cordonnier avec en charge des apprentis. Si celui qui t’a appris le métier, tu ne le respectais pas, demain tes apprentis ne te respecteront pas [cycle]. (Abdoulaye)

44Ici, le respect et la soumission au maître cordonnier formateur en échange de l’encadrement professionnel et moral sont fortement défendus, car il s’agit d’un pilier de l’organisation traditionnelle du travail et du système de formation. Dans la plupart des systèmes de formation traditionnelle, le respect et l’obéissance au formateur ainsi que le maintien d’un lien émotionnel fort constituent des gages pour atteindre la réussite socioprofessionnelle, la grâce divine. Lorsque le lien émotionnel s’effrite par les pratiques précoces d’autonomisation du jeune apprenti, c’est cette chaîne de la réciprocité, les liens de parenté et de voisinage qui sont ainsi fragilisés.

Avec la baisse du chiffre d’affaires, c’est devenu plus dur d’entretenir un nombre important d’apprentis, de satisfaire leurs besoins. C’est dur, mais il faut juste de la compréhension, de l’indulgence. Que chacun comprenne l’autre et accepte de faire des sacrifices. C’est pendant les périodes où la demande est forte que vous en profitez pour beaucoup travailler et accumuler du bénéfice. À d’autres périodes, dès que le patron te regarde en face, tu comprends que les affaires ne sont pas très bonnes. D’emblée, l’apprenti sait qu’aujourd’hui son patron n’a pas d’argent. C’est donc à toi, l’apprenti, de te débrouiller. C’est une situation qui se gère discrètement entre vous. Les autres ne sont pas forcément au courant. (Tapha, 26 ans, rue 11)

Maintenant, ce type de situation est devenu compliqué à gérer chez certains apprentis. Par rapport à notre génération, ils commencent l’apprentissage avec leur patron. Avec le temps, la connaissance du milieu et l’approfondissement des relations interpersonnelles, à la fin de la journée de travail avec le patron l’apprenti reste pour aider un autre membre de l’atelier, afin de maîtriser le travail. Mais, avec l’amélioration du savoir-faire – souvent, les apprentis ne maîtrisent pas tout mais ont une certaine connaissance du procédé de fabrication –, l’apprenti commence à poser des problèmes à son patron. Or celui qui est ton formateur, qu’il soit riche ou pauvre, tu lui dois obéissance, car il peut t’éduquer, renforcer tes connaissances, te montrer la voie. Mais ces jeunes, à un moment de leur parcours, commencent à dénigrer leur patron, à soutenir qu’il ne leur donne pas de quoi se nourrir. Il suffit que cela se produise une seule fois, soit par manque de ressources soit par oubli, pour que l’apprenti te dénigre auprès des autres membres de la communauté ou de l’atelier. Il ne te demande pas ouvertement de lui donner de l’argent pour pourvoir à ses besoins journaliers, mais il va voir ses proches parents pour leur dire : « Mon patron refuse de me nourrir ». Ce parent est contraint de récupérer l’apprenti alors que l’incident ne s’est produit qu’une fois, parce qu’en général, quand tu décides de prendre un apprenti, c’est parce que tes ressources te le permettent. Un apprenti doit être obéissant envers son patron. C’est aujourd’hui ce qui est devenu difficile. De plus en plus, il arrive que l’apprenti aille sans prévenir commander une table auprès d’un menuisier pour venir l’installer juste devant l’atelier, sans l’aval de son patron. (Insa, 24 ans, rue 11)

45L’analyse de ces pratiques réprouvées qui fragilisent les liens sociaux, notamment les liens de parenté, renseigne sur les changements identitaires intervenus chez les jeunes, en raison de l’évolution précoce de leur position dans la structure, à mesure que leurs ressources et leurs expériences leur permettent de s’engager dans de nouveaux rôles. L’enchaînement des séquences de la carrière du jeune cordonnier est surtout perturbé par ces pratiques d’autonomisation précoces. Dans le cheminement normal du parcours de formation, l’identité se transforme progressivement au cours des différentes séquences de la carrière dans la cordonnerie.

Séquences des carrières dans la cordonnerie

46L’inscription dans cette carrière objective scandée par des phases marquantes – l’apprentissage, le béer et le début de la carrière d’auto-entrepreneur – ainsi que la vie communautaire au sein de ces milieux professionnels constituent autant de « séquences des situations vécues », des moments de socialisation au métier de cordonnier, qui produisent leurs effets sur l’acquisition de catégories de perception et de conduite spécifiques. Ces différentes phases de la vie du jeune apprenti dans la capitale, dont certaines se chevauchent (comme la vie dans l’atelier et le moment de la formation) induisent un genre de vie particulier.

Les apprentis dorment dans l’atelier. Tout le monde est passé par là. Je suis devenu un patron, et c’est mon apprenti qui fait pratiquement tout le boulot pour moi en mon absence. À mon retour, il me remet l’argent. Le soir je lui donne de quoi acheter le petit-déjeuner et le dîner. S’il doit partir au Saloum, je me dois de lui donner quelque chose. C’est ainsi que les choses doivent se passer. (Tapha, 26 ans, rue 11)

47Comme un passage obligé intégré à leur parcours de formation, les jeunes migrants durant leurs années d’apprentissage vivent dans l’« atelier-dortoir » de leur maître. Pendant de longues années, ils disposent des matelas sur les tables de travail aménagées en lits sommaires, utilisent les toilettes et douches publiques et ont recours à des lingères pour leur lessive hebdomadaire. Avec l’argent remis par leur patron en guise de « dépense » quotidienne, ils s’achètent le dîner et le petit-déjeuner tandis que le patron prend en charge leur déjeuner à l’atelier. Pour un regard profane, ces conditions de vie peuvent sembler difficiles en comparaison de situations vécues dans leur univers familial ou professionnel antérieur. Ce mode de vie, une tradition chez les cordonniers établis à la Médina, est pourtant bien accepté et, dans la plupart des cas, comporte de nombreux avantages pour les jeunes apprentis.

Vivre dans l’atelier n’est pas difficile si l’on sait que cela fait partie de la formation. Nos patrons aussi sont passés par cette étape. Ce n’est pas une question de moyens. Mais quand tu es un apprenti, tu ne peux pas vivre dans une maison au risque de venir travailler tard. En plus, la plupart de nos parents vivent dans ces rues. Il faut te lever tôt pour que le patron puisse te trouver à l’atelier à son arrivée. Il n’y a pas d’inconvénients à vivre ainsi. Un homme qui veut réussir doit être passé par un parcours difficile. Pour nous, dormir à l’atelier ou dans une chambre standard, ce n’est pas différent. Les douches publiques sont nombreuses ici et ton patron prend en charge ta nourriture. (Ibra)

48Pour la plupart, ces conditions de vie sont meilleures que celles qu’ils avaient dans leur milieu d’origine. Elles ont pour avantages l’autonomisation, par la coupure physique avec les parents, et les ressources mises à disposition par le patron sous forme de « dépense ». La « dépense », variable en fonction de la rentabilité de l’activité, permet d’accumuler un fonds de départ pour la production personnelle de l’apprenti. Le temps alloué au travail personnel commence à la nuit tombée, après la journée de travail pour le patron. Cette possibilité de travailler pour soi et de gagner de l’argent est un facteur déterminant de l’autonomisation financière des apprentis ; un avantage de l’activité et de l’internat en milieu professionnel inexistant dans d’autres corps de métiers.

49En optant pour une carrière dans la cordonnerie, en rupture parfois avec les activités professionnelles antérieures très souvent précaires, ces jeunes parviennent à consolider une « identité pour soi » positive et à gagner l’estime de leur famille. Avec le développement de leurs compétences consécutives à l’évolution des séquences de leur carrière, ils prennent davantage de responsabilités au sein de leur famille en contribuant au budget du ménage, à l’éducation scolaire de leurs frères et sœurs. Les responsabilités assignées par la famille auraient été plus difficiles, voire impossibles à assumer dans un autre domaine de formation professionnelle. Les relations professionnelles surdéterminées par la parentèle ou les réseaux de voisinage obligent le maître cordonnier à s’engager sincèrement dans la formation de l’apprenti, et à s’investir financièrement et affectivement dans son quotidien. Certains patrons n’hésitent pas à donner deux jours de congé dans la semaine à leur apprenti pour travailler à leur compte, à générer des dons ou des prêts de matières premières (toile, colle) pour leur permettre de gagner un peu d’argent. En comparaison de leur occupation professionnelle antérieure, ces facilités octroyées par l’imbrication des relations sociales et professionnelles et leur mode de vie particulier en ville permettent des transferts de prestige, d’estime au sein des milieux sociaux d’appartenance.

50L’acquisition du statut d’entrepreneur indépendant, soit après le rituel du béer, constitue pour l’apprenti une nouvelle séquence de sa carrière. L’accès à ce statut enviable de nouveau patron lui permet désormais de travailler à son compte et également de contribuer à la formation d’autres jeunes apprentis, rehaussant ainsi son prestige.

51D’importants changements personnels accompagnent l’acquisition du statut de travailleur indépendant : le mode résidentiel passe des ateliers-dortoirs à un modèle plus standardisé sous forme de chambres louées24 dans le grand quartier de la Médina, avec d’autres nouveaux patrons. Le statut matrimonial change avec le mariage pour certains. La dépendance au maître d’apprentissage disparaît tandis que s’amenuise l’enclavement de leurs relations sociales. Pour ces jeunes vivant en ville depuis de nombreuses années et qui sont déjà passés par le rituel du béer, le réseau relationnel s’étend à d’autres catégories de citadins. C’est également dans cette catégorie que nous avons observé l’émergence des sorties nocturnes (soirées), mais l’engagement dans ces types d’activités semble négocié avec les valeurs de la communauté, les sorties s’effectuant souvent en groupe. Le sentiment fort d’identification rend les partenaires interchangeables dans des domaines importants.

52L’entrée en union des jeunes rencontrés constitue une autre séquence de carrière. L’entrée en union est souvent consécutive à l’acquisition du statut de travailleur indépendant, mais l’analyse des choix matrimoniaux de ces jeunes se révèle plus complexe car s’y joue l’effet traditionnel de la répulsion pour les géers (caste supérieure) et les sabb-lékk (ceux qui vivent de leurs paroles ou griots). L’idéologie générée par le système des castes est encore prégnante et accorde la primeur à l’homogamie. Les uudés ou cordonniers se marient encore majoritairement avec des uudés ou à d’autres membres de la sous-caste des jéef lekk, comme les forgerons teug. Dans notre échantillon, beaucoup de jeunes sont issus de telles unions. Les castes référées à une identité professionnelle ne coïncident plus avec le statut réel des individus en termes de carrière, d’option professionnelle, mais elles sont toujours un critère de catégorisation et de sélection des prétendants au mariage lorsque vient l’heure de l’entrée en union.

53Les restrictions imposées par un système de stratification sociale encore vivace ne sont pas les seuls facteurs déterminants dans le choix de la conjointe. La socialisation secondaire dans ces espaces a également un impact sur les représentations du mariage et les critères de choix de la conjointe idéale. Ici, le discours privilégie l’union avec des semblables (des femmes appartenant à la même caste) mais vivant encore dans l’espace circonscrit par le milieu d’origine (ville et village d’origine). La discrimination affecte les filles de souche citadine, y compris celles qui appartiennent à la même caste, dès lors qu’elles sont nées à Dakar. Tout comme le boy town est perçu comme un mauvais compagnon, la fille de la ville est perçue comme une personne intéressée qui ne ferait donc pas une bonne épouse.

Mes parents risquent de me tuer si je leur dis que je veux épouser une fille de Dakar ou que je veux faire vivre ma femme à Dakar ! Parce que nous, nous disons qu’une épouse dakaroise n’est pas une épouse. Épouser une fille de la campagne est mieux : les femmes sont polies, elles ne mettent pas d’habits sexy, leurs pagnes sont bien noués ! Des vêtements qui couvrent bien leur corps, de jolies filles. Au village, aucune femme n’ose se mettre en pantalon. Si j’amène à mes parents une femme qui porte ce style vestimentaire, ils vont s’offusquer et affirmer que celle-ci est une mauvaise femme, une mauvaise épouse. (Lamine)

54Qu’ils habitent à la campagne, comme Lamine, ou dans une ville de l’intérieur, les jeunes préfèrent prendre une épouse issue du même espace géographique.

Le pilier de la maison est toujours un parent de la même famille et de la même région. Ainsi, même installées à Dakar, les femmes vont vivre selon les coutumes du milieu d’origine : être obéissantes, faire ce que le mari leur recommande et refuser ce que le mari refuse. Nous respectons nos ainés. L’homme, tant que son père est vivant, c’est lui son chef [kilifeu]. Pour la femme, son mari est son chef, mais elle doit également accorder beaucoup de respect au père du mari. La maison familiale fonctionne sur la base des directives données par le père du mari. Si tu refuses de t’y conformer, les choses ne marcheront pas, parce que ton mari suit les recommandations de son père. La relation hiérarchique est une chaîne : le père qui à l’autorité sur le mari et l’époux sur l’épouse. (Vieux Gackou)

55Ainsi, si le choix de laisser leur épouse dans leur famille est lié au coût de la vie en milieu urbain – l’une des raisons qui poussent également les cordonniers à louer une chambre à plusieurs –, il doit aussi être rapporté à des facteurs sociologiques. L’impact des ascendants (kilifeus) de l’époux est non négligeable dans la décision de laisser l’épouse auprès de la grande famille. Le modèle d’autorité accorde une importance fondamentale au respect des anciens, en particulier aux ascendants du mari dans un système patriarcal. Le patriarche, père de famille, a autorité sur tous les membres de sa famille, y compris sur ceux dont la résidence a changé, autrement dit sur les enfants en couple. Les rapports sociaux de sexe sont encore fortement arrimés sur la division sexuelle du travail social, la soumission des femmes aux hommes dans la sphère domestique. Les femmes sont encore confinées dans des tâches associées à leur genre : la procréation, l’éducation des enfants. Dans l’univers des jeunes rencontrés, c’est l’épouse qui supplée et remplace la mère dans les tâches domestiques ; raison pour laquelle elle ne peut venir s’installer en ville avec son époux. Mais on peut également relever une autre motivation sous-jacente au refus de voir s’installer le couple en ville : l’installation pourrait déposséder les parents de leur autorité, leur pouvoir de contrôle sur la vie du couple, leurs choix de vie. La nucléarisation de la famille qui en découle, modèle anomique exprimant la déliquescence des valeurs familiales, est toujours considérée comme un facteur de risque d’individualisation. Ici, l’agent du changement social est davantage l’épouse que l’époux, dont le lien émotionnel avec les « autruis significatifs » perdure, malgré la migration en ville. La migration économique est d’ailleurs intrinsèquement liée à la quête d’une identité sociale positive par le renforcement de leur capacité de soutien à la famille élargie. Le risque de mutations de la structure des relations aux ascendants est d’ordinaire imputé à la femme dont la présence en ville, l’exercice d’une activité économique, pourrait provoquer un processus d’autonomisation qui affecterait la structure des relations aux ascendants (éventuellement, elle pourrait rompre le cycle des transferts de fonds aux ascendants). On comprend mieux ainsi les raisons profondes qui font dire à Lamine que ses parents « vont le tuer » s’il leur ramène une épouse de la ville, car le mariage exogamique et la fluidité de la vie citadine sont des atteintes potentielles à l’ordre social par l’importation de modèles de comportements reflétant une vision du monde différente de la leur. La distanciation vis-à-vis du mode de vie urbain est le seul rempart pour le maintien d’un équilibre des relations primordiales.

Villages dans la ville : vers un mode de vie singulier

56Malgré une localisation au cœur de Dakar, nœud de l’hétérogénéité et du changement, le genre de vie qui se dégage de cette configuration particulière de l’espace et des relations sociales est défini par l’enclavement. Les jeunes affichent une fidélité à leur groupe d’appartenance et à sa conception du monde. Seul ce secteur du réseau relationnel de ces artisans est dense, comme le fait remarquer Hannerz (1983) dans sa typologie des modes d’existence urbains25.

57Si ces rues constituent des enclaves et, à bien des égards, des « villages urbains », c’est qu’elles sont des construits sociaux facilitant les transactions économiques, à l’évidence. Mais elles sont également des remparts contre un idéal urbain, un mode de vie qui leur est étranger et dont les jeunes cordonniers ne souhaitent pas adopter les pratiques et les comportements. L’imaginaire urbain qui s’en dégage présente une conception stéréotypée du mode de vie urbain, en comparaison du cadre social convivial offert par les villes et les villages de l’intérieur du pays. La particularité du groupe observé est la persévérance dans un mode de vie marqué par l’entraide et le communautarisme contre un modèle urbain du « chacun pour soi » (bop sa bop) et de l’indifférence pour autrui. La « région morale » ainsi constituée est une réplique miniature du modèle organisationnel des sociétés villageoises d’origine. La vie au Saloum ou au Baol est différente de celle des Dakarois où prédominent un monde d’apparat, la nucléarisation de la famille, l’individualisme et la déliquescence des vertus de la vie communautaire. Alors que dans leur famille d’origine prédominent encore la virilocalité (l’épouse vit chez les parents de son mari) et l’ascendance des parents sur l’avenir et aussi le choix des enfants, ces principes de base sont remis en cause par la nouvelle génération, en couple, dans la capitale. Se forme ainsi un clivage entre les visions du monde, entre une conception traditionnelle des rôles et des statuts au sein de la famille et leur mutation dans la capitale où se déclinent d’autres manières de « faire famille ».

58En conséquence, si un seul pan de leur réseau relationnel est dense, cela ne découle pas d’un mécanisme d’exclusion. Bien souvent, les jeunes savent se repérer dans la ville, identifier les aires urbaines les plus profitables pour la rentabilité de leurs activités économiques. Les plus jeunes, par exemple, sillonnent les marchés flottants et développent des capacités de négociation au contact des autres citadins. Mais, en règle générale, ils ne souhaitent pas nouer de relations sérieuses avec les citadins de souche. Leur distance vis-vis du mode d’existence urbain s’exprime au travers de deux marqueurs essentiels : leur conception des citadins ordinaires et leur préférence pour l’endogamie que nous avons déjà évoquée en traitant des séquences de leurs carrières.

59Leur conception du mode de vie urbain constitue le pendant subjectif de leur inscription dans une carrière de cordonniers migrants dans la grande ville. En évoquant la particularité de leur statut dans la ville – celui de migrant et de cordonnier –, nous voulons insister sur la spécificité du mode de vie auquel ce statut donne lieu. Attachés à un lieu à la fois espace professionnel et espace vécu, les jeunes ont un choix de relations personnelles restreint aux membres de leur groupe d’appartenance. Ce constat s’explique par le rôle joué par les membres du groupe d’appartenance (père, oncle, grand frère, amis proches de la famille), à la fois dans la socialisation primaire et la socialisation secondaire du jeune cordonnier. Ces jeunes adoptent la même vision du monde que celle de ces « pourvoyeurs d’orientation ».

60Cette vision du monde est formulée par la mise en garde des parents contre l’influence néfaste des boy town sur leur éducation, leur comportement et leur avenir professionnel dans la capitale. L’anglicisme boy town renvoie à une génération cherchant à transgresser les normes familiales et culturelles, motivée par ses références à des cadres sociaux issus d’autres contextes culturels : américain ou européen par exemple. Relayée par le maître cordonnier, dont la fonction de contrôle social se superpose à celui du formateur, la mise en garde semble avoir un impact important sur leur représentation des jeunes nés en ville. Cette interprétation commune avec les autres membres de la communauté, concernant les traits de comportements et de caractères dominants des citadins, existait plus ou moins à l’état latent dans les milieux d’origine, mais il est exacerbé par la présence des jeunes cordonniers dans un cadre social contiguë régulé par des normes de comportements différentes. Comme un effet de leur mode de vie enclavé, le jugement dépréciatif à l’endroit des jeunes citadins (les boys town) stimule leur mise à distance : « Tu laisses ton argent, ils le volent ; tu laisses tes chaussures, ils vont les vendre ». Issa (14 ans) n’a pas vécu de telles expériences, mais il se méfie des jeunes de la ville, de leurs comportements et de leur éducation différente de la sienne. La méfiance exprime aussi la peur du mépris envers le statut social, la profession exercée qui stimule peu d’engagement chez les jeunes citadins de souche. Le réseau de connaissances et d’interconnaissances d’Issa est restreint à ceux qui habitent dans l’atelier, aux professionnels de la même rue et des rues environnantes et à ses parents de Rebeuss (quartier proche de la Médina).

61On retrouve la même méfiance chez Ibra, à qui s’est présentée l’occasion de diversifier ses contacts en nouant une relation avec un jeune citadin qui lui a spontanément offert son amitié.

Moi, j’ai déjà rencontré un jeune boy town qui m’a dit que ma life lui plaisait. Un jour, il est venu me voir et m’a proposé de venir le voir chez lui. Tous les boy town ne sont pas mauvais. Hier, il m’a appelé pour me demander de passer chez lui. Mais je ne suis pas très emballé. Quand tu t’embarques dans une relation avec eux, ils peuvent modifier ton comportement, te pousser à des pratiques qui n’ont rien à voir avec ton éducation : les cigarettes, le vol… Moi je ne fréquente pas les boîtes de nuit, je ne fume pas de cigarette. Le dimanche, quand j’ai le temps, je pars à la plage avec mes amis de la rue.

62On remarque ici les effets du transfert de normes de comportement d’une génération de migrants internes à une autre. On y retrouve une posture de méfiance vis-à-vis des jeunes dakarois, étrangers à leur monde.

63Les loisirs de ces jeunes s’effectuent entre semblables, entre personnes vivant dans la même rue ou dans les autres lieux d’activités des cordonniers de la Médina. Lorsque le réseau relationnel s’étend à d’autres individus n’exerçant pas dans ces territoires marchands, la tendance est forte chez les jeunes de se lier avec d’autres issus de la même ville, du même quartier ou village d’origine. En règle générale, ces jeunes estiment que les soirées en boîte de nuit sont étrangères à leur mode de vie et qu’ils sont venus à Dakar pour travailler et aider leurs parents. Travailler en soirée, regarder la télévision et discuter entre pairs résument assez bien les activités nocturnes des jeunes rencontrés. Durant les week-ends, les sorties à la plage ou les déambulations urbaines se font généralement en groupe.

Affiliations, socialisations et carrières professionnelles chez les commerçants de rue

64Le « débrouillard » est sans doute le profil générique des promoteurs d’activités faiblement légitimées qui fait écran à tous les autres facteurs de différenciation : l’héritage familial, le niveau scolaire, les activités professionnelles antérieures et le rapport au travail. Une catégorie fourre-tout qui englobe les inactifs, les déflatés, les exclus du système scolaire. Leur niveau d’instruction est assez varié. On y retrouve les illettrés, les arabisants, les diplômés de l’enseignement moyen-secondaire ou du supérieur.

65C’est cette communauté hétérogène qui a donné au « secteur informel » sa popularité et sa légitimité comme catégorie d’analyse de la débrouille populaire. Mais si l’inventivité et la débrouillardise servent souvent à caractériser ceux qui y trouvent une solution de secours par le biais de leur capital social, entretenant ainsi une chaîne de la réciprocité, on occulte souvent, en raison de leur faible potentiel économique « apparent », leurs compétences d’entrepreneuriat. Les motifs et la finalité de leurs actions économiques ne sont pas réductibles aux nécessités de subsistance (Fall 2011), vectrices d’images caricaturant l’inventivité et la débrouillardise dans un monde hostile. L’inventivité et la débrouillardise renferment une dimension consciente de maîtrise des ressources, à la fois sociale et économique spécifique à l’analyse de carrière. Les différentes phases s’agencent suivant une ligne discontinue pouvant être renégociée selon les contraintes externes et l’interprétation subjective que font les acteurs de leurs situations. Les rôles se succèdent en fonction des opportunités de revenus, des ressources sociales et des possibilités de réalisation personnelle. Par exemple, le rôle joué dans un domaine d’activités peut être substitué à un autre rôle offrant plus d’opportunités d’évolution, même s’il faut reconnaître que le poids des « discriminants du rôle » (Hannerz 1983) – âge, niveau d’instruction, niveau de qualification – rend difficile l’accès à une reconnaissance plus visible, en comparaison des possibilités offertes par l’univers salarial. Ceux qu’on peut qualifier de « survivants », au regard des normes de catégorisation disponibles dans la littérature scientifique, apparaissent sous les traits de l’opportuniste, de l’aliéné ou de l’héritier, en fonction des caractéristiques particulières de leur histoire de vie, de leur parcours professionnel et du sens rattaché à leurs nouvelles conditions socioprofessionnelles.

Faire carrière dans le commerce de rue : continuité et discontinuité

66Au début, les carrières des jeunes rencontrés paraissent en un sens planifiées, car leur orientation est davantage fixée par l’hérédité professionnelle, les choix parentaux et la faiblesse des ressources culturelles et économiques. Elles réduisent les « sois possibles et réalisables » (Kaufmann 2004) aux activités faiblement légitimées déjà exercées par au moins un des ascendants ou des amis proches. Tout comme pour les cordonniers, les premières séquences conduisant au commerce de rue sont régulièrement rythmées par l’apprentissage scolaire ou le daara. Mais leur passage au daara ou à l’école ne laisse souvent pas de souvenirs impérissables aux enfants.

67Les carrières scolaires sont souvent très courtes pour les mêmes raisons avancées concernant les cordonniers. Celles-ci sont très souvent écourtées au bénéfice d’une activité professionnelle afin de garantir l’autonomie et le soutien financier aux parents. Dans quelques rares cas, nous avons rencontré des jeunes ayant complètement fini leur formation au daara. Mais le métier de maître coranique n’est souvent pas une option sérieusement envisagée à cause de la faiblesse des revenus, hormis dans la filière de l’enseignement arabe qui, à la différence des écoles coraniques traditionnelles, peut permettre l’accès à l’enseignement formel, malgré sa faible reconnaissance institutionnelle.

68Passées les premières séquences qui se dessinent suivant la ligne tracée par les parents (études ou métier des pères), le degré de contrôle personnel et la volonté de maîtrise de la carrière s’affirment de plus en plus dans les phases suivantes. Les « motifs pragmatiques » – transformer ses conditions d’existence objectives par le travail pour soutenir ses proches – demeurent, mais ils s’enchevêtrent avec la nécessité de se réaliser.

Typologie des carrières des acteurs dans le commerce de rue

69On peut retrouver trois profils de commerçants de rue dont chacun correspond à un enchaînement distinct des séquences de la carrière.

Les opportunistes

70Cette catégorie regroupe une large variété d’individus qui ont en commun de tendre vers une redéfinition de leur carrière en abandonnant leur occupation antérieure, comme les études (daara ou école française), ou en se désengageant d’une autre activité faiblement légitimée devenue peu rentable ou obsolète. Les prémisses à une carrière commerciale pour les opportunistes s’organisent suivant différents schémas. Le jeune quitte le daara pour venir intégrer cette nouvelle catégorie professionnelle, estimant que l’enseignement au daara lui donne peu de possibilités de réalisation socioéconomique.

71Pour des motifs similaires, des jeunes insérés dans le système scolaire, qui ont le fort sentiment d’appartenir à des familles défavorisées, abandonnent l’enseignement formel pour le commerce de rue. L’abandon de l’école intervenu plus tôt – au niveau du secondaire – chez Ismaël vient conforter la désaffection pour les carrières scolaires marquées par des séquences plus longues et un succès hypothétique :

J’ai commencé à travailler pendant les vacances scolaires en 2002, l’année où je devais préparer le BFEM [brevet de fin d’études moyennes]. Je me suis fait beaucoup d’argent en peu de temps. À la rentrée, mon père m’a remis l’argent de mon inscription, mais j’ai continué à venir travailler à Petersen. J’y ai travaillé pendant six mois en cachette. Quand j’ai quitté l’école, mon père a tout fait pour que je reprenne mes études. Il est enseignant, mais je n’ai pas regretté d’avoir quitté l’école pour la vie professionnelle. J’ai appris beaucoup de choses sur la vie. Si j’avais continué mes études, il y a de nombreuses charges que je n’aurais pas pu assumer ; or c’est moi l’ainé de la famille. Mon père va bientôt partir à la retraite. Mais, comme tu le sais, les choses ne sont pas faciles. Tu vois des gens qui ont leur diplôme et qui n’arrivent pas à s’en sortir. Il faut avoir des moyens pour s’en sortir. Mais si tu es un enfant intelligent, tu peux avoir plus d’expérience de la vie en te confrontant tôt à la vie professionnelle. C’est pourquoi je n’éprouve aucun regret d’avoir arrêté mes études. (Ismaël, 25 ans, site de Petersen)

72Le parcours des autres professionnels rencontrés correspond davantage au changement d’un domaine professionnel – logé dans les activités faiblement légitimées – pour un autre. L’activité commerciale fait partie des domaines souvent privilégiés par les acteurs rencontrés lorsque leur activité précédente est en proie à des difficultés, notamment celles liées à la concurrence. Dans quelques cas rencontrés, le commerce constituait un moyen d’accumuler des ressources pour renforcer leur capacité entrepreneuriale dans un autre domaine ou pour financer la migration de travail dans l’Hexagone. Mais dans la plupart des trajectoires, l’adoption du commerce, loin d’être un refuge, procède d’un choix raisonné qui tient compte d’un ensemble de facteurs, dont les ressources disponibles et les perspectives d’avenir. La rentabilité est également souvent plus rapide et mieux assurée que dans les activités de production comme la menuiserie, la mécanique ou la maçonnerie. Les élèves de l’institution scolaire26, tout comme les professionnels reconvertis, combinent pendant un temps deux activités – soit commerce et menuiserie, soit commerce et études – avant d’opter pour l’abandon définitif de l’occupation première.

J’habite à Guédiawaye. Après l’école coranique à Dahra, à proximité de Touba, je suis retourné à Touba pour apprendre la menuiserie. Un de mes oncles y était établi comme menuisier. Il a formé beaucoup de ses neveux, c’est pourquoi mes parents m’ont orienté vers lui. Je me suis formé en sculpture, puis je suis rentré à Dakar. Comme la menuiserie et la sculpture sont un peu différentes, j’ai donc décidé de renforcer ma formation en sculpture par l’apprentissage de la menuiserie. Dans mon nouvel atelier, en plus de ma formation, j’étais chargé des travaux de sculpture que mon patron sous-traitait auparavant. Progressivement, j’ai compris qu’il voulait se faire de l’argent sur mon dos en acceptant des ouvrages dont il me chargeait avec une faible rémunération. Mais le problème, c’est que c’est lui qui était propriétaire des outils. Je suis allé voir les quincailleries pour voir le prix des outils : au total, je me suis retrouvé avec un devis d’un peu plus de 50 000 francs CFA [76,22 euros]. Je n’avais pas de quoi me les acheter. J’ai pensé que c’était une bonne idée de vendre des photos de lutteurs pour gagner un peu d’argent. C’était à l’occasion du combat Modou Lo et Lac de Guiers, les bonnets kopati étaient à la mode. J’ai démarré avec 3 500 francs CFA [5,33 euros] dans la vente de bonnets kopati. Puis j’ai commencé à acheter des chaussures avec les revendeurs. Je n’avais pas compris le système. Il arrivait que je vende à perte parce que les chaussures chinoises ne supportent pas le soleil et que nous faisions du commerce ambulant. Donc j’étais souvent obligé de les brader. Je menais de front le commerce ambulant et la menuiserie. Au bout d’un moment, j’avais réuni assez de capital pour m’acheter mes outils. Mais j’ai réfléchi : je me suis dit que pour sculpter un lit, il fallait environ six jours de travail, voire une semaine avec une rémunération de 40 000 à 45 000 francs CFA [environ 65 euros]. Or dans le commerce ambulant, avec de la détermination tu peux t’en sortir beaucoup mieux. En quasiment une semaine tu peux avoir bien plus et, en plus, ce travail est bien plus facile. La sculpture est une activité physique non sans effets sur le corps, avec de possibles problèmes de dos à long terme. J’ai fait ce calcul et j’en ai discuté avec mes parents pour qu’ils me laissent continuer à faire du commerce. La menuiserie est une compétence acquise que je peux toujours exercer ultérieurement, mais en attendant je voulais me consacrer au commerce. Eux ne voulaient pas de cette activité, mes débuts dans le commerce ont donc été difficiles. Ils me disaient « va continuer ton travail ». Moi je leur disais « oui », mais je continuais à venir travailler à Petersen. Au bout d’un moment, ma mère a compris que je voulais vraiment exercer cette activité commerciale, et elle m’a dit « d’accord, tu peux continuer à vendre ». C’est ce qui m’a poussé à faire du commerce. (Aloyis, 22 ans, site de Petersen)

73D’une carrière où toutes les phases étaient planifiées, on passe à une nouvelle séquence négociée qui laisse davantage de place à leur goût pour le risque. Sans préparation à l’exercice du commerce, la prise de ce nouveau rôle tient davantage compte du flair et de la détermination. La transition vers une carrière dans le commerce s’apparente à un accident qui interroge l’orientation initiale. Comme le souligne Kaufmann (2004, p. 258), « une prise de rôle peut être un moyen utilisé par un individu pour se transformer, en intériorisant la mémoire sociale (en décalage avec ses habitudes) stockée dans ce rôle ». Malgré le peu de reconnaissance sociale de leur nouvelle activité, la distance vis-à-vis du chemin tracé par les parents (école, hérédité professionnelle), l’indépendance économique acquise et l’extension du réseau relationnel suscitent l’estime de soi et une identité sociale également positive.

Étudiant en 2003 à l’UCAD [université Cheikh-Anta-Diop de Dakar], j’ai obtenu le diplôme d’études supérieures en comptabilité. J’ai commencé en 2006 à travailler comme vendeur à l’approche de la fête de Tabaski. J’avais effectué plusieurs stages en entreprises en vue de trouver un emploi, sans succès. L’année où j’ai décidé de venir tenter ma chance à Centenaire, j’étais en stage à la SNHLM [Société nationale des habitants à loyer modéré] et je donnais en même temps des cours particuliers de maths. J’avais un capital de 200 000 francs CFA [304,89 euros]. Au bout de deux semaines de travail, je suis reparti avec 500 000 francs CFA [762, 24 euros]. Cela m’a poussé à tout quitter pour me consacrer à la vente. Pour m’intégrer à mon nouvel environnement, j’ai dû troquer ma tenue vestimentaire de jeune diplômé en chemise et super 10027 pour la tenue habituelle d’un gorgorlou28 baol-baol ou saloum-saloum. (Seydou, 30 ans, Centenaire)

74L’estime et la confiance en soi, forgées par la mise à distance de la carrière prescrite et la réussite professionnelle qui couronne la prise de risque, s’expriment davantage dans les séquences suivantes par le refus des activités disqualifiantes et de l’enfermement dans des rôles impersonnels où les jeunes se retrouvent confrontés à l’assujettissement.

J’ai arrêté le commerce en 2009 après une faillite. J’étais très estimé ici, j’avais du prestige. J’avais de l’argent et je m’amusais beaucoup. Quand j’ai fait faillite, j’ai eu honte de rester ici. Je suis resté deux ans sans revenir. Je suis allé travailler à la biscuiterie Wehbé pendant un an et six mois. Mais c’est un milieu dur, où on exploite les gens. Là-bas aussi, c’est moi qui ai pris l’initiative de partir en rédigeant ma lettre de démission. On m’a remis mes cotisations pour l’IPRES [Institut de prévoyance retraite], on m’a tout payé et je suis revenu ici en 2011. C’était un moment difficile parce que quand j’ai quitté mon boulot, j’étais marié et ma femme était enceinte. Mais j’ai fait le sacrifice, je me suis dit que le travail à l’usine n’était pas ce qu’il y avait de mieux. Ce travail ne pouvait pas me faire vivre, il me fallait trouver autre chose. Dans la vie il faut que tu fasses des sacrifices. C’est pourquoi j’ai pris le risque de démissionner. Ils m’ont rappelé par la suite et je suis retourné travailler quatre jours seulement. Finalement, j’ai dit « non, j’arrête, je ne peux plus continuer ». (Ismaël)

Les héritiers

75Nous parlons des héritiers pour caractériser le parcours de jeunes dont la carrière est souvent encadrée ou réorientée par l’héritage familial. Dans de nombreux cas rencontrés, l’insertion dans le commerce est systématique après un passage, souvent bref, au daara. L’exemple d’Ahmed, titulaire d’un bac arabe, montre le poids des facteurs structurels (type de qualification, niveau des ressources économiques, hérédité professionnelle) sur les orientations professionnelles des jeunes. À l’âge de 6 ans, il a été envoyé au daara pour apprendre le Coran à Thiès, puis à Touba. Il a finalement obtenu, il y a quatre ans, son bac arabe. Mais il déplore l’absence de reconnaissance des diplômes en arabe et le manque de débouchés. Comme il le souligne :

Depuis l’avènement du régime de Macky Sall, il y a une reconnaissance progressive, mais insuffisante pour employer tous les diplômés ayant obtenu un bac arabe. Sur 1 000 postulants à un emploi dans la fonction publique, seuls 10 ont la chance d’être recrutés. Nous n’avons pas beaucoup de choix : soit nous donnons des cours particuliers à domicile soit notre entrée dans la sphère professionnelle passe par le recrutement par l’État. Ce diplôme n’a pas de valeur aux yeux des autorités. Quand tu as un bac français, tu sais déjà quelles sont les perspectives qui s’offrent à toi, tu « sais où aller ». Mais avec un bac arabe, si tu n’as pas les moyens de continuer tes études au Maroc ou en Arabie saoudite, il ne te reste plus qu’à aller faire autre chose. Mon père est commerçant à Pikine. Il a suivi l’école coranique avant de démarrer son activité. Après mon bac, il voulait que je fasse du commerce comme lui. Il m’a pris comme aide dans son magasin pour m’apprendre les rudiments du commerce. C’est ainsi que j’ai démarré mon apprentissage. Par la suite, il a estimé que la meilleure manière pour moi d’apprendre à m’en sortir dans la vie, c’était de faire mon propre chemin, de m’éloigner de lui en essayant de voler de mes propres ailes. Il m’a conseillé de continuer mon apprentissage en devenant « ambulant ». Ce sont mes cousins qui étaient déjà vendeurs à Petersen et qui connaissaient le milieu qui m’ont aidé à m’intégrer. Les débuts étaient difficiles, je suis même tombé malade à cause de la pénibilité du travail. Mon rêve était de continuer mes études après le bac. « Connaître et faire connaître », comme l’enseigne le prophète, en devenant enseignant. (Ahmed, 24 ans, originaire de Kaolack, rencontré au marché de Petersen)

76Mais les séquences de la carrière ne s’emboîtent pas toujours, parce que le commerce est une tradition familiale. Les prédestinés ne suivent pas systématiquement cette ligne continue ; de nombreuses bifurcations existent, avec un retour possible au commerce. Pour ces jeunes, la prédestination est une interprétation de leur carrière objective qui va bien au-delà de l’identification au modèle de réussite familiale.

77Certaines séquences suivent le même cheminement que les transfuges en quête d’opportunités. Pendant les vacances scolaires, les études se combinent avec le commerce – comme source de financement des études – avant l’orientation définitive vers le commerce. Les nouvelles possibilités d’épanouissement offertes par l’argent pour des jeunes issus de couches défavorisées donnent au choix définitif du commerce le sens d’une évidence. Ce sens subjectif est partagé avec les jeunes pour qui la pratique du commerce est un évènement imprévu. Mais, à la différence de la première catégorie, la « mémoire émotionnelle » donne à la bifurcation biographique le sens d’une « attitude naturelle ».

78La possession de l’argent permet l’invention tranquille de soi, au sens de Kaufmann (2004), comme le montre la transition naturelle de l’incertitude d’une carrière scolaire au choix de la poursuite d’une activité autonomisante comme le commerce. Mais l’idée de travailler pour soi, d’être son propre chef et de pouvoir gérer son temps, de maîtriser le cours de son existence est ici aussi importante que la stabilité financière acquise. Les jeunes en arrivent à développer un sentiment aigu d’accomplissement personnel et social.

L’« aliéné » : un rescapé du salariat

79L’univers du salariat constitue l’aboutissement normal des parcours scolaires. Mais l’abandon au secondaire et, en conséquence, leurs faibles ressources scolaires font que les jeunes rencontrés s’y insèrent le plus souvent par le biais d’emplois faiblement qualifiés dans les manufactures. Est souvent décrite la souffrance au travail consécutive à leur position subalterne d’exécutant au sein d’institutions où les normes de conduites sont impersonnelles.

80Dans ces conditions, l’accès à la stabilité des revenus et de l’emploi qui motive l’option du travail salarié ne leur permet pas de s’accomplir quand le système de valeur intériorisé depuis l’enfance (notamment pour les héritiers) valorise la promotion économique par l’entreprenariat. L’activité commerciale est exercée par au moins un ascendant (un frère ou un oncle), ou bien le jeune a été très tôt initié à cette activité en secondant des proches durant l’enfance. Il est intéressant de souligner que dans de nombreux entretiens, les jeunes s’approprient les définitions courantes véhiculées par le groupe d’appartenance (en particulier chez les héritiers) ou par la société globale pour légitimer leur sortie du système. L’une des sentences, le plus souvent retrouvée dans la trame des entretiens, est « d’être badolo » ; c’est « savoir combien on gagnera à la fin de chaque de mois ». Le terme badolo appartient à la mémoire collective nationale. Dans la monarchie, il désignait « les sujets dépourvus de pouvoir, avec un statut inférieur. Simples paysans ou pasteurs devant des redevances et des prestations de travail au Souverain et aux chefs » (Diop 1981). Dans les sociétés contemporaines régies par l’État de droit, la démocratie et l’existence de contrepouvoir, la figure du badolo, homme du peuple, est supplantée à bon droit par celle du citoyen ordinaire. Mais elle a toujours un sens pour l’individu contemporain, qu’il appartienne à la classe populaire ou qu’il soit victime de déqualification professionnelle. Le terme signifie toujours plus que le dénuement. Pour les individus, pour qui il constitue un support d’identification, la référence à cette catégorie exprime souvent leur aliénation à un ordre dominant (le salariat notamment) et la misère de position qui lui est consubstantielle.

J’ai toujours aimé le commerce. À l’usine déjà, je vendais des portables à partir de fonds issus des tontines. Même plus jeune, je revendais des cahiers et des stylos volés à des amis. Pendant les vacances, j’aidais ma mère qui avait une boutique. Souvent, ce que tu feras demain, avec un peu de vision, tu peux commencer à le faire tôt. Je suis arrivé à Centenaire en 2006. Mais de 2000 à 2006, j’étais à la Sonacos [Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal] – qui est devenue Sunéor – comme contractuel, où je faisais onze mois renouvelables. Mais j’ai toujours aimé faire du commerce. D’habitude, pendant mes congés d’un mois, j’allais aider un de mes oncles, qui avait un magasin à Colobane, quand il débarquait un nouveau container. Il y a même une année, avant mon arrivée ici, où j’ai profité d’un repos de deux jours pour venir à Centenaire pour l’aider à écouler un lot de sacs. Nous étions nouveaux ici. Quand j’ai quitté la Sonacos, juste après la privatisation de l’huilerie, je suis venu définitivement m’implanter ici. Le patron est arrivé dans l’usine et a chamboulé toute l’organisation, il a compressé le personnel et a amené des machines à la place. Moi je préfère travailler ici parce que tu deviens autonome. Là-bas, les chefs te commandent et, comme moi je suis talibé, j’ai envie d’aller à des activités organisées par les mourides. Aller aux champs de Khelcom, à Porokhane, au Magal… J’ai toujours rêvé d’avoir une autre activité indépendante, parce que travailler pour les Blancs ne m’arrange pas. Même si l’avantage est que c’est stable, que tu as ton salaire à la fin du mois, que tu peux gérer ta vie correctement, moi je ne voulais pas. Je voulais être un homme libre, pouvoir circuler, aller où je veux. Et c’est ce qui me plaît le plus dans mon activité actuelle. Je suis libre. Je vais où je désire. Si le marabout appelle, je peux m’y rendre. En plus, je gagne mieux ma vie ici. Le travail salarié est mieux organisé parce que tu sais ce que tu gagnes. […] Cela pousse l’individu à planifier toute sa vie : même quand tu dois t’acheter une chemise, tu dois le calculer, le prévoir. Mais quand tu arrives ici, tu es free, tu ne calcules plus. Quand le marabout sollicite l’adiya29, tu sors et tu donnes sans compter parce que nous avons de l’argent disponible. Aujourd’hui, je peux me lever sans un sou en poche et trois jours après, je peux gagner 300 000 francs. Cette liberté et cette audace que j’ai acquises au point de dépenser mon argent sans penser à demain, ce n’est qu’ici que je peux l’avoir. Avant je calculais tout : cette somme pour mes proches, mon transport aller et retour, mes repas à l’usine… Ici, je peux avoir une opportunité d’affaires rapide et inespérée. (Arona, 34 ans, grossiste à Centenaire)

81La perspective est éminemment réflexive puisqu’elle s’appuie sur une comparaison entre les expériences antérieures de socialisation professionnelle, au cours de l’enfance, des images positives et leur inconfort psychique en situation de travail. Ce cheminement est typique d’une catégorie de promoteurs marquée par l’expérience de la précarité dans le monde salarial. La mémoire sociale et émotionnelle joue ici un rôle manifeste dans la conduite des séquences ultérieures de leur carrière. La parentèle et les amis déjà insérés fonctionnent comme des instances d’orientation et de restauration de l’estime de soi. Du reste, avec leurs ressources économiques sensiblement plus élevées que celles de personnes parties de rien et leur capital social, leur ascension économique est souvent mieux assurée. L’imprévu, ici l’exclusion, contrainte du salariat, s’accompagne de l’élargissement « des soi possibles réalisables », au sens de Kaufmann (2004), et débouche sur la concrétisation d’une nouvelle voie par le choix de l’entreprenariat. Si le changement de carrière est ici le produit de contraintes renversant des expériences d’aliénation au travail, l’inscription dans une carrière d’entrepreneur commercial peut résulter d’un choix clair, un évitement de la disqualification liée à l’emploi atypique en contexte industriel, comme nous avons pu le voir avec les extraits d’entretiens avec Ismaël.

L’univers social des commerçants de rue : réseau relationnel, obligations et attentes réciproques

82Dans un contexte marqué par une lutte pour l’appropriation des ressources économiques, symboliques et sociales de la ville, la mise à profit des ressources offertes par le réseau relationnel est une stratégie opérante pour asseoir une stabilité économique et renforcer des positions sociales et symboliques. Pour les jeunes promoteurs d’activités non légitimées, la société urbaine ou contemporaine est, comme le faisait remarquer Ndiaye (1996, p. 258), « une société de compétition ouverte pour l’obtention de tous les biens » – sociaux, moraux et matériels –, arène dans laquelle les jeunes entendent bien trouver leur place. Ce contexte restitue tout son pouvoir à l’argent qui devient l’élément à rechercher, par des moyens licites ou non, car il est un critère d’accomplissement social. Par conséquent, si l’idéal de réussite que promouvait la société traditionnelle s’est pérennisé, les voies et moyens de sa réalisation ont connu d’importants bouleversements qui sont surtout imputables à leur immersion dans un milieu enclin aux pratiques d’accaparement. Dans une démocratie et un espace public dominé par les lettrés (Diaw 1992), « les intellectuels »30, et où prédomine la norme du salariat et de la qualification, ces jeunes n’attendent rien de l’État et tout du groupe.

83Ce capital social, forgé dans et par l’expérience de la précarité, est souvent une condition intrinsèque à la pratique d’activités de faible envergure économique. Comme mise en exergue par nos interviewés : « L’activité commerciale exige de tisser et d’entretenir des relations sociales avec ses partenaires. Ça, c’est la nature du commerce. Cela fait naître la confiance qui rend possible des facilités, comme l’octroi de marchandises sans mise de départ » (Seydou).

84Cette propension à accumuler du capital social, à élargir son réseau de connaissances est souvent conçue comme une donnée de la structure sociale, de la culture africaine et de la religion musulmane. À titre d’exemple parmi les multiples dimensions de la pauvreté, on peut identifier la déficience des liaisons sociales qui est souvent vécue par les pauvres eux-mêmes comme l’une des pires formes de pauvreté. Elle se mesure par l’aptitude à nouer ou non des réseaux de relations sociales, à élargir le champ des relations familiales, claniques, qui tiennent à la spécificité de la culture africaine, par essence, communautaire.

85La dimension instrumentale n’est pas toujours mise en avant, mais elle produit des effets qui permettent de penser cette aptitude à tisser des liens, à les entretenir et à instaurer la confiance mutuelle comme une compétence dans les transactions commerciales. Le capital social est ici productif puisqu’il permet d’atteindre des objectifs économiques qui auraient été plus difficiles à concrétiser en l’absence de ressources financières suffisantes.

Le capital connaissance est plus important que le capital financier. Au début de la carrière, en l’absence du capital social, il faut avoir un capital financier, aussi maigre soit-il, pour démarrer. La spécialisation dépend du niveau du capital financier. Avec l’ancienneté naissent le réseau relationnel et la reconnaissance des qualités personnelles : rigueur, honnêteté… Au début, moi je vendais par cartons, mais, comme chacun sait, il faut une fortune pour démarrer sur ce créneau. Il faut un capital financier important qui empêche d’avoir des problèmes avec les fournisseurs et la clientèle, pour pouvoir dérouler ton fonds de roulement sans problème majeur. Les Chinois ont fini par comprendre que leur fixation sur le capital financier est problématique, car un container recelant une diversité de marchandises peut valoir 15 millions. C’est pourquoi le capital financier pose problème ici. Le plus important dans cet espace est le « capital connaissance ». Les rapports sociaux se sont développés avec le temps et ce sont ces avantages que nous utilisons actuellement, en ces temps de crise. Ceux qui vendaient par cartons et s’approvisionnaient auprès des Chinois ont fini par avoir leur confiance et obtenir une crédibilité auprès d’eux. (Seydou)

86L’entrée dans l’activité commerciale, ici le commerce de détail, a été souvent déterminée par les conseils d’un ami, d’un parent déjà familier du milieu, vendeur ou habitant proche de ces espaces de vente. Dans de nombreux cas rencontrés, grâce à la confiance réciproque, les débutants (filles31 et garçons) ont pu acquérir un fonds de commerce en revendant la marchandise fournie par un frère, un ami. La commission issue de la vente a ainsi permis à ces jeunes d’acquérir ensuite de la marchandise pour démarrer leurs activités.

87Facilitée par la présence de proches exerçant le commerce, la formation aux techniques commerciales – art de la négociation, connaissance du circuit d’approvisionnement, etc. – assurée par le réseau relationnel est plus courte que dans d’autres activités (la durée varie d’une journée à, maximum, une semaine de formation sur le tas).

J’ai commencé à travailler directement. Au début, j’achetais chez les Sénégalais, car, comme je n’avais pas compris le système, je ne pouvais prendre le risque d’acheter directement chez les Chinois. Ils peuvent te revendre de vieux articles qui ne marchent plus ; un stock invendu depuis des lustres que tu ne pourras pas revendre ou que tu seras contraint de vendre à moitié prix. Il faut savoir ce qui est nouveau, les articles qui s’écoulent plus vite. À quelle période tu dois acheter tel modèle de chaussures, telle couleur. Tout ça, les gars le connaissent bien. Pendant la saison sèche [période de chaleur], ce sont les sandales qui marchent le mieux ; pendant la période du froid, ce sont les ballerines ; à l’approche des évènements, ce sont les escarpins. Sans l’expérience, tu ne sais pas comment tu dois procéder. Pour une personne inexpérimentée, c’est difficile de reconnaître les articles restants du magasin, les articles qui ont été importés plusieurs fois. Les grossistes n’achètent que les nouveautés. À l’arrivée de containers, ils prennent deux ou trois échantillons pour les proposer à la clientèle. Moi, au début, j’avais un cousin qui m’aidait à comprendre le système, choisir les articles, les couleurs. La vente en gros recèle un secret : il faut connaître les couleurs dans l’air du temps et savoir comment, à partir de cette couleur dominante, booster la vente des autres couleurs moins prisées. Il faut souvent imposer la diversification des couleurs et des pointures, sinon on se retrouve avec des couleurs plus difficiles à écouler. Si, par exemple, le mauve est la couleur de l’été, il peut te permettre de vendre quatre autres paires de couleurs différentes. Parce que si tu termines vite les couleurs en vogue, demain, ils iront acheter ailleurs. Moi, ma chance, c’est que j’avais mes cousins ici parce que nous sommes tous parents. Quand ils voyaient arriver un acheteur, ils me disaient « laisse-moi te sérier les articles ». (Arona)

Agir normatif et confiance générale

88L’instauration de la confiance et de la réciprocité comme normes de régulation de ces espaces de vente profitent souvent à de nouveaux acteurs économiques, entrants, qui n’ont pas contribué au processus d’instauration du capital social. Le cadre structurel de la confiance générale liée aux effets d’externalité du capital social est, à l’évidence, une opportunité à saisir pour les nouveaux acteurs de ces espaces, notamment ceux que l’on appelle des rangoumen32 dans un espace commercial comme Petersen.

Au marché de Petersen, on connaît même les vendeurs de sachets. Parce que, souvent, il arrive que les commerçants n’aient pas de monnaie pour payer le vendeur de sachets. Ils lui disent de revenir plus tard récupérer son argent. C’est ainsi que tu apprends à connaître les autres vendeurs. Tout le monde se connaît. Quand ils savent que tu es nouveau ici, ils ont naturellement confiance en toi, car ils ont la conviction qu’un jean à 2 000 ou 3 000 francs CFA [environ 3,50 euros] n’est pas une raison suffisante pour que tu t’éclipses avec leur argent. Au contraire, tu peux faire une bonne vente en poussant le client à venir dans la boutique du commerçant ; par exemple, vendre le jean de 2 000 francs CFA le double de son prix et te faire un bénéfice de 2 000 francs CFA. Lorsque tu arrives sans fonds de départ et, donc, sans articles à vendre, tu travailles sans problème, car nous avons tous confiance les uns en les autres. Les rangoumen permettent d’attirer les clients. Ils vont aller chercher les clients et leur montrer les marchandises. Ils les ramènent à ta place, car tu ne peux pas t’occuper de la gérance de ta place et, en même temps, tenter d’attirer les clients dans la rue. Vous travaillez ensemble et deux personnes sont toujours plus efficaces qu’une seule. Quand il arrive que le client refuse de payer le prix fort, il faut, dans ce cas, remettre au rangouman une petite compensation. (Modou, 21 ans, ambulant rencontré au marché Petersen)

89Par ailleurs, l’occupation d’un espace vacant par un nouveau vendeur, puis sa pérennisation en ce lieu, découle ainsi de cet ordre social négocié qui est ici entendu comme une règle non écrite qui régule les modalités d’appropriation de l’espace et la vie sociale dans cet environnement. Cependant, cet accord de principe est formalisé dans les interactions de face à face où le nouvel arrivant exprime sa déférence aux plus anciens (par reconnaissance de leur statut d’antériorité) et en étalant ses qualités personnelles (sa tenue). Les vendeurs les plus anciens sur le site perçoivent ainsi comme un privilège et non comme une donnée de la structure cette possibilité d’accorder aux suivants le droit de s’établir sur les espaces vacants à proximité de leur étal. Le point saillant de leur argumentaire repose, comme nous l’avons souligné, sur l’idée stéréotypée que l’entraide est une valeur sacrée à laquelle ils ne peuvent se soustraire dans la mesure où leur implantation s’est également opérée par la médiation d’autres acteurs.

90L’importance accordée à la préservation du réseau relationnel et à la bonne entente avec les autres commerçants ambulants rend la concurrence policée entre acteurs. Aussi, si le constat général d’ordre individualiste est que « le commerce ne marche plus comme par le passé parce qu’il y a trop de vendeurs », les commerçants de rue se sentent obligés de réserver un bon accueil au nouvel entrant dans la profession et de lui attribuer un espace de vente lorsque celui-ci est vacant. Les méfaits dans la vie économique (concurrence déloyale, comportement hostile à l’endroit d’autres vendeurs sénégalais) sont ainsi canalisés, refoulés au nom des avantages du réseau pour la poursuite de l’activité et d’une morale sociale prégnante prescrivant la solidarité et l’entraide au sein d’une même corporation ou entre musulmans. L’entretien avec Modou, notre précédent interlocuteur, renvoie à cet ordre d’idées.

La concurrence existe, car nous avons les mêmes articles. Mais nous n’en faisons pas un problème. Chacun a sa part de chance et elle est inégalement distribuée. Quand je n’ai pas la couleur voulue par mon client, je peux aller la prendre chez un autre copain. En plus, il y a des accords tacites. Quand un client et un vendeur s’accordent sur le prix d’un article, alors plus personne n’a le droit de lui proposer autre chose, tant que le vendeur n’a pas fini avec lui. Mais si c’est un client qui vient d’arriver dans le marché, tu peux entrer en compétition avec les autres pour l’attirer. Dès que tu commences à parler avec lui, ça y est, les autres sont obligés de s’écarter ! (Modou)

91L’exercice d’activités faiblement légitimées renforce ainsi la cohésion, la solidarité malgré la concurrence.

La ségrégation des univers relationnels : entre invisibilité et reconnaissance

92Si les commerçants de rue ont en partage avec les cordonniers une appartenance à des couches sociales défavorisées, leur niveau d’instruction, leur distribution résidentielle dans la ville et la structure de leur réseau paraissent plus éclatés. On passe d’un mode vie enclavé où la densité du réseau est réduite aux relations familiales, claniques à un mode de vie plus ségrégué où l’espace résidentiel ne se confond pas avec le cadre professionnel. Également, le réseau de relations personnelles ne se confond pas toujours avec le réseau de relations structurelles ou catégorielles, sauf dans les cliques tissées par des liens forts.

93La compétition consubstantielle à l’activité commerciale instaure la ségrégation des réseaux professionnels. Comme nous l’avons observé au chapitre précèdent, sur leur lieu de vente habituel (dans les allées de Centenaire ou dans le site commercial de Petersen) ou en Chine, leurs relations professionnelles peuvent être contiguës sans s’interpénétrer en raison des exigences de la concurrence. La séparation intentionnelle des univers relationnels est également une conséquence de la stigmatisation dont ces professionnels sont victimes.

Là-bas, au village, tu as la paix. Tu n’as pas d’argent, mais tu vis avec sérénité. Ici, les gens ne te considèrent pas parce que tu n’as pas d’argent. J’ai commencé à Dakar par la garde d’enfants chez des Libanais. Ensuite un de mes frères m’a proposé de m’insérer sur ce créneau. C’est un travail dur. Tu te réveilles tôt. Pendant les évènements, on doit être sur les lieux à 6h du matin, soulever les cartons de marchandises. Avec la crise, ça ne rapporte pas d’argent. Tu peux vendre aujourd’hui et rester une semaine sans vendre. Beaucoup de filles préfèrent aller exercer d’autres types d’emploi. On reste toute la journée sous le vent et la poussière. On fait tous nos besoins ici, on mange ici… Beaucoup de filles n’accepteraient pas ce travail à cause de ses nombreux aléas. On te méprise à cause de ton travail. Les gens qui habitent ici disent que c’est nous qui accroissons l’insalubrité dans ce quartier, que nous encombrons la chaussée… Mais cela nous donne plus de courage pour persévérer. (Ndella, 27 ans, originaire de Dioffior, région de Fatick)

94Faire le choix de s’inscrire dans une carrière dans le commerce de rue implique souvent d’avoir une « conscience ouverte » (Strauss 1992a) des stéréotypes et des préjugés distillés par les citadins et l’ambivalence des rapports avec l’État comme marqueurs d’une identité professionnelle discréditée, malgré la présence de citadins de souche et la diversité des profils socioéconomiques ou scolaires. Nous nous rapprochons ici de la conception de la marginalité culturelle développée par Bastide à la suite de Park produite, dans ce contexte, au croisement des différentes visions du monde entre ruraux et citadins, entre activités légitimées et non légitimées dans l’univers de la ville.

95Leur statut de groupe marginal, à la fois par l’activité et l’homogénéité supposée de leurs caractéristiques sociodémographiques, est renversé par la coupure entre leurs différents univers de participation. Le succès de la carrière subjective est fortement tributaire des systèmes de loyauté et de confiance négociés dans les espaces intermédiaires. L’identification au groupe des « ambulants-man », à son univers de discours et son organisation spécifique, contribuent au renversement des stigmates. La segmentation des horizons relationnels introduit également une ségrégation entre sphère privée et sphère publique. Leur univers familial riche en contexte et en « grammaire de l’honneur » est mis à distance des turpitudes de leur vie professionnelle comme en témoignent les propos de Modou.

96Dakar est un lieu pour gagner de l’argent, exactement comme le pensent les cordonniers. Comme eux, la conception des rapports de genre et du rôle de l’épouse emprunte au schéma de pensée confortant la division sexuelle du travail et l’opposition classique entre extérieur et intérieur. Les épouses et les enfants sont maintenus dans les milieux d’origine et forment avec le reste de la parentèle un univers différent où le respect et l’estime de soi sont des marqueurs forts, par contraste avec leur cadre professionnel en milieu urbain.