1Pour comprendre le sens du mouvement des ambulants et tabliers, sa genèse, son processus d’institutionnalisation et la nature de ses rapports avec le pouvoir, il faut penser l’articulation entre les structures d’opportunités ou de contraintes politiques au sens de McAdam et l’interprétation des évènements par les acteurs. Initié par David Snow et ses étudiants, la « frame perspective » que nous mobilisons dans cette partie focalise son attention sur le « travail de signification par où les militants et autres participants aux mouvements s’engagent » (Snow 2001, p. 27). La frame perspective, un courant novateur de la sociologie de l’action collective, permet d’analyser plus finement la genèse de ces actions collectives : « les raisons de militer, de résister, des motifs de critiquer et de contester et de l’ensemble des actions que cette production de raisons et de motifs requiert » (Céfaï et Trom 2001, p. 11). Elle s’adapte bien à l’analyse des formes de mobilisation des marchands ambulants pour défendre leurs territoires urbains en mettant en lumière leur travail de signification. En nous alignant sur la perspective ouverte par Snow et al. (1986), on peut se demander si « le travail de signification » et la portée générale acquise par ces mouvements issus de contextes singuliers ne sont pas ce qui distingue la figure contemporaine du marchand ambulant et du tablier de leurs prédécesseurs, mais également d’autres acteurs de l’arène publique, dont les cordonniers, également aux prises avec la compétition urbaine.

Métamorphose du colporteur : de la figure du coming town1 ingénu à celle du nandité2

2Établir un lien causal entre les injustices, le mépris et les personnes affectées en vue du renversement d’un ordre social injuste semble être un exercice analytique élémentaire si on efface les luttes minoritaires étouffées, les situations de « servitude volontaire » ou « paradoxale » relevées dans la longue tradition d’études sur la domination. Les raisons légitimes et objectives de contestations ne fondent pas toujours une action collective. La perspective historique que nous avons invoquée dans les paragraphes précédents montre clairement les multiples facettes de la logique panoptique matérialisée par des mesures d’enfermement disciplinaires, la surveillance policière et les campagnes de rafles souvent orchestrées par une brigade spéciale. La répression sous-tendue par une profusion de textes législatifs, de circulaires combinées à une surmédiatisation de cette question urbaine montre un pouvoir essoufflé par l’ampleur de la récidive. Les contrevenants, récidivistes notoires, se sont inscrits dans une posture de désobéissance passive caricaturant la désobéissance civile puisqu’elle ne vise nullement le renversement de l’ordre social dominant en l’absence d’arènes de débat public ouvertes à toutes les composantes du corps social.

3Le cloisonnement des arènes publiques réservées aux seuls lettrés au cours de la première décennie postindépendance définit un contexte sociétal façonné par une culture élitiste. Le droit à la parole et à l’expression d’opinions contradictoires ainsi que des prises de position s’incarnent dans la figure de l’intellectuel façonné par l’école occidentale et intériorisée comme classe dominante par les masses populaires, catégories éloignées du pouvoir d’État. Du reste, la classe hétéroclite des intellectuels façonnés par l’administration coloniale s’est positionnée très tôt comme un acteur historique en s’arrogeant le monopole de la définition et de la constitution du champ politique du Sénégal indépendant. Champ dans lequel

pouvoir politique et pouvoir de la pensée vont se mouvoir à l’intérieur d’un même espace qu’ils vont délimiter et verrouiller en définissant les normes d’inclusion et d’exclusion à la faveur de compétences, d’outils techniques qu’ils sont seuls à détenir. (Diaw 1992, p. 300)

4Le rôle joué par la mobilisation des masses dans la lutte pour l’indépendance a consolidé la position des intellectuels dans l’espace public au nom de leur charisme, de leur savoir et d’une proximité idéologique revendiquée ou subie en vertu de la logique d’assimilation au pouvoir prônée par le Parti socialiste (PS) alors aux commandes du pays. La forte « capacité de symbolisation » et/ou de compromission des intellectuels, déterminée par le « pouvoir de la pensée », leur maîtrise des rouages de l’appareil d’État, ont fortement déterminé la constitution d’une démocratie au bénéfice des seuls lettrés (Diaw 1992) excluant ceux qui, par atavisme culturel, ont préservé de fortes attaches (enracinement) avec l’essentialisme, l’immobilisme supposé des valeurs de la culture africaine (oralité, illettrisme, informalité, etc.). Citoyens ordinaires incompétents dans la gestion et la participation à la dynamique de la Res publica, leur étiquetage fut facilité par leur faible dotation en capital scolaire et culturel, la promotion d’une idéologie de la modernisation – dont le tourisme constitue un des leviers – et, à l’évidence, par la volonté de produire un bilan de règne positif, gage de pérennisation au pouvoir.

5La politique de résorption de la désorganisation sociale au moyen de la répression doit ainsi être replacée dans le cadre plus englobant de ce que certains auteurs (Diop et Diouf 1990, Diaw 1992) appellent l’idéologie ternaire Senghorien, fondée sur le triptyque : négritude, francophonie et socialisme africain. Dans la conception des pères de l’indépendance, ces références combinées doivent permettre d’assurer un développement économique et social harmonieux incluant les forces vives de la nation. Mais elles expriment également une volonté de s’approprier la modernité en partant d’un assemblage des références historiques et culturelles. L’apologie de la négritude, symbole de l’affirmation d’un enracinement dans la culture, procède d’une fiction, au sens de Mamadou Diouf (1992), impliquant une sélection de faits historiques, parfois même de bricolage, pour favoriser l’arrimage à la modernité : l’ouverture.

6C’est au nom de cette symbiotique idéologique qu’il faut comprendre la lutte contre les archaïsmes de la culture africaine : la tradition orale, l’analphabétisme et des pratiques qui les expriment. Les bana-bana, les colporteurs, promoteurs de pratiques désuètes et inadaptés au mariage avec la modernité, doivent être traités comme un problème au cœur de la ville.

7La configuration du contexte sociétal de la séquence indépendante révèle la signification particulière du processus historique d’assujettissement des commerçants de rue, pris dans l’étau d’un vent de réformes du cadre urbain et l’incapacité de donner un sens à la domination subie. Leur résistance, en l’absence de définitions du problème, s’exprime malgré tout par l’aménagement d’un « espace incompressible d’initiatives pratiques » (Martucelli, Rol, Roberge et Sénéchal 2002).

Le marchand ambulant nandité, une figure de l’alternance démocratique de l’an 2000 ?

8Les jeunes, en tant qu’héritiers d’activités non légitimées et des représentations stigmatisantes qui en découlent, n’acceptent pas toujours leur héritage sous ses divers aspects. Achille Mbembe parlait à juste titre du divorce culturel entre la volonté de changement des jeunes, dont l’imaginaire et la créativité sont entravés, et la léthargie dans laquelle s’engluent les anciens. Une réécriture de leur « propre histoire urbaine » est à l’œuvre dans les « espaces intermédiaires » où, en marge des politiques publiques, sont produites des « ressources urbaines qui dessinent, renforcent des réseaux de circulation de capitaux, d’hommes, d’informations, d’idées, de modèles et de pratiques culturelles » (Roulleau-Berger 1995) dans un contexte de précarité. C’est la quête d’un statut propre, traduite par une culture de la transgression conceptrice d’identités citadines s’exprimant parfois de manière violente, comme en témoignent les évènements marquants de 2007 qui ont scellé l’identification des jeunes en problème public.

9On peut également retrouver dans l’histoire récente du Sénégal le rôle supplétif de certains mouvements de jeunes dans la consolidation de la démocratie et de la citoyenneté. Constituées en marge des normes dominantes – celles de la société salariale, politique – par des jeunes souvent de milieux populaires, ces « cultures de l’aléatoire » ont apposé leur marque dans la ville par des activités artistiques, citoyennes, comme le set-sétal3. Exclus des arcanes politiques, les jeunes ont continué de participer au processus d’institution de la société, à la dynamique sociale, en réinvestissant les quartiers épurés de la salissure ambiante et en s’attaquant dans une perspective plus symbolique à leur exogénose politique. Ils ont converti les quartiers en « grains de thé » : des espaces de discussion sur la politique et le devenir de la société. Des activités créatives et citoyennes réinvesties symboliquement pour traduire la prise en main de leur avenir, leur élan émancipatoire dans un contexte hétéronome où ajustement structurel, redressement économique, pratiques clientélistes et détournement de deniers publics favorisent l’enlisement et l’incertitude. Le détour par le langage pictural des fresques murales et le set-sétal dans les quartiers, comme nous le montre Mamadou Diouf (1992, p. 47), peuvent ainsi être réinterprétés « comme [des] opération[s] de déconstruction de la mémoire nationaliste et de sa fable, couplant développement et justice sociale ».

10Porteuses d’une nouvelle historicité urbaine, ces initiatives populaires laissaient entrevoir les balbutiements d’un processus de subjectivation (bien avant l’alternance démocratique de 2000 et la survenue des émeutes marquantes de 2007), par où les jeunes réaffirment la particularité de leur histoire, de leur biographie et de leur rapport au monde. Un déni de la violence symbolique, voire physique, que le modèle normatif fondé sur la soumission à la communauté promeut. Finalement, dans une acception large, ce mouvement né de la contestation de régimes d’actions politiques dominés par « l’éthique de la jouissance » (Diaw 2012) trouve une résonance dans les rapports intergénérationnels où la transmission est jaugée et supplantée par la revendication d’un droit de regard sur le « déjà-là » afin de donner un sens à leur expérience quotidienne, à leur avenir.

11Cela permet notamment de comprendre que les jeunes rejettent une bonne partie de la transmission des normes culturelles, dans un contexte où l’école et la sphère salariale n’incarnent plus la voie royale pour accéder à l’aisance matérielle. Un état de fait renforcé par l’attrait de l’émigration qui ne nécessite pas un important bagage intellectuel, à l’image des modou-modou ou des baol-baol très présents. Leur caractère se forge non plus par le biais de la « confiance institutionnelle en soi » (Martucelli 2007) procurée par un parcours scolaire normé, mais de plus en plus par leur capacité à traverser des épreuves – selon eux plus fondatrices ; celles de la citoyenneté, de la précarité ou de l’injustice, jalonnant leurs parcours de citadins.

12Centrer l’analyse autour de l’articulation entre les processus historiques, notamment les transformations sociales, économiques et politiques de la période postalternance démocratique des années 2000 et les parcours biographiques permet de saisir plus finement les épreuves d’individuation à l’œuvre. La trame narrative du discours sur soi traduit fidèlement l’expression ou la revendication d’une histoire individuelle et collective singulière, à tout le moins construite par des contingences historiques différentes de celles de leurs prédécesseurs, suggérant une alternance générationnelle et l’hétérogénéité des profils de ses membres.

Ils ne savaient pas que le secteur du commerce ambulant est complètement chamboulé par la conjoncture économique. On y rencontre différents types de profils. Dans le temps, on pensait que l’ambulant était la personne qui arrivait fraichement de la campagne, du Cadior4. Affecté par la sécheresse et les contreperformances qui lui sont corrélées, il s’est enfui de la campagne avec une tenue burlesque (tiaya)5 et un sachet de 100 francs CFA [0,15 euros] en guise de bagage à main pour débarquer chez un oncle établi dans la capitale. Le matin, muni de sachets de marchandises, il sillonnait la capitale à la recherche de clients. Un ignorant qui ne connait qu’un seul langage : « augmente ton prix et je te vends ». (A., 34 ans, commerçant de rue à Centenaire)

13Exprimer l’expérience de l’injustice, sa mise en intrigue au travers du discours satirique révèle la réussite de l’épreuve d’individuation : une attitude constante de déni contre la catégorisation. Elle est une reconstitution après-évènement qui met l’accent, dans un élan réflexif, sur les particularités individuelles et collectives refusant de se laisser enfermer dans une représentation caricaturale du « coming town » fraichement débarqué de la campagne et incapable de s’adapter aux règles de la civilité urbaine, à la complexité des « engagements situationnels » de la vie citadine.

Toutes les personnes qui disent que les ambulants doivent partir, c’est que leurs enfants ne sont pas fatigués. Ils ne sont pas fatigués et, mieux, ils ne travaillent pas, on devrait dire ! Toute la question est là ! Si leurs enfants étaient des « ambulants », ils ne parleraient pas de nous faire partir ! Les « ambulants », ce sont des gens qui ont des parents aussi ! Des Sénégalais purs ! Il y a en a même qui ont leur baccalauréat et qui sont ici. Qu’ils ne croient pas que nous sommes des fous ! Nous avons terminé notre apprentissage du Coran. Nous sommes des Sénégalais, des êtres humains, des fils de ce pays ! Il y a parmi nous des boy-town qui sont vendeurs comme nous. Des gens qui, autrefois, vivaient à Centenaire et qui vendent ici maintenant. Les gens croient que nous sommes tous des baol-baol6, mais ce n’est pas vrai ! Il y a tout autant des saloum-saloum, des boy-town7 que des ndiambour-ndiambour 8. (Modou, 27 ans, commerçant de rue à Centenaire)

14Les mutations internes dans la configuration de ce groupe professionnel, une nouvelle sensibilité face à la répression liée à l’alternance générationnelle, l’incorporation de jeunes d’origine citadine également affectés par la conjoncture économique difficile et le relèvement du niveau d’instruction ne changent pas fondamentalement le modèle de la résistance qui s’appuie toujours sur la récidive, les tactiques de contournement et d’évitement des forces de l’ordre. On peut néanmoins distinguer, selon la fonction première de l’espace approprié par les commerçants de rue, une répression soit continue soit tempérée par des périodes d’accalmies.

Enjeux et répression à la gare routière de Petersen

15Nichée au cœur des espaces centraux sur l’avenue Faidherbe, la gare routière de Petersen se situe au croisement des nœuds de communication en direction de la banlieue, avec un flux journalier d’environ 50 000 personnes (Wade, Tremblay et Ndiaye 2010). Fonctionnelle depuis 1998, sa fonction première d’axe de régulation de la mobilité urbaine s’est combinée rapidement à celle d’une centralité commerciale. Des promoteurs d’activités faiblement légitimées, initialement disséminés dans d’autres espaces urbains, sont venus se greffer à la population de transporteurs routiers, comme le souligne Aida, âgée de 30 ans.

16La gare routière en partage, ces acteurs ont grandement contribué à la production de cette nouvelle centralité. L’hétérogénéité de leurs activités y a participé, notamment de par « l’imbrication de différentes échelles de fonctionnement et d’organisation de l’espace » (Lombard et Steck 2004). Ce n’est qu’en 2002 que l’on observe l’une des premières tentatives de déguerpissement, une opération « coup de poing » initiée à l’occasion de la visite du roi du Maroc Mohamed VI au Sénégal. Comme le souligne le gouverneur de Dakar de l’époque, Saliou Sambou, les autorités souhaitaient présenter à cet hôte de marque l’image d’une ville moderne débarrassée de ses scories en s’inspirant de l’expérience marocaine. Le caractère erratique des mesures d’assainissement de l’espace public restitue également toute l’ambivalence de la logique de l’État face aux activités marginales. En effet, l’État se voit partagé entre la reconnaissance implicite de leur légitimité sociale et économique (notamment leur propension à soutenir l’ajustement spontané du système par l’absorption de l’excédent de main-d’œuvre du salariat et de résorption du déficit du PIB) et la nécessité de normaliser, lorsque ces activités prolifèrent et/ou reflètent l’inorganisation et la pauvreté. C’est pourquoi nous rejoignons Alain Morice, pour qui « l’État ne régule ou ne tente de réguler que ce qui est dysfonctionnel par rapport à la reproduction du système » (Lautier, Miras et Morice 1991, p. 139).

17Sans doute, en multipliant les écarts à la norme tout en étant nécessaires à la stabilité du système, les acteurs voient leur capacité à « faire face » se raffermir, comme le souligne un leader associatif :

Moi, je ne comprends pas pourquoi le secteur est attaqué par certaines personnes soutenant que « les ambulants les fatiguent ». Parce que c’est un régulateur de tensions sociales. Parce que tu vois des jeunes, des mineurs, des « intellectuels faussés », des gens nullards comme moi qui ont été exclus du système scolaire et qui ne savaient pas quoi faire et qui rejoignent le secteur. Des menuisiers, des chefs d’atelier dont l’importation de meubles… a causé la faillite, j’en ai vu ici ! Des mécaniciens, beaucoup de personnes qui ont leur diplôme, d’autres leur métier, pour d’autres l’agriculture ne marchait pas, ils sont venus ici. Il n’y a pas de barrière à l’entrée. Donc, vu tout ça, nous au moins nous ne sommes pas morts dans la nature ou au moins nous n’avons pas volé. C’est un petit métier pour vivre. Personne ne peut avoir d’argent avec ce travail. Il y a certes des gens qui ont de l’argent grâce à ce métier parce que les chances sont inégales, mais je peux dire que 80 % recherchent un moyen de subsistance. C’est pourquoi, quand les autorités nous attaquent, certaines personnes ou les soi-disant intellectuels nous attaquent en soutenant que les ambulants envahissent ce coin, ils sont nombreux… Pour moi, on devrait mettre tous les intellectuels dans une salle et les tendre par quatre9. Parce que c’est à cause de l’échec des intellectuels que depuis 2013 nous avons constaté que plus de la moitié des jeunes Sénégalais développent un commerce informel dans la rue. C’est l’échec des intellectuels ! (Arona, 34 ans, Centenaire)

18La résistance est le plus souvent portée par les jeunes qui contestent le recasement forcé sur un site enclavé où la rentabilité de leurs activités pose problème. La désignation de ce micro-contexte par le toponyme « Al-Qaïda », tout droit sorti de l’imaginaire de ces jeunes, est à ce titre significatif. Il requalifie un espace de lutte anonyme par une appellation qui fait sens et condense à elle seule la mémoire des épreuves vécues. Il s’agit bien d’« une autodéfinition identitaire de l’espace » (Bordes-Benayoun et Tandian 2004), mais qui se traduit moins par le marquage de l’espace approprié commun aux jeunes victimes de la relégation sociale que de la symbolique du refus de l’espace assigné, participant tout autant à leur construction identitaire. Al-Qaïda, en référence à la résistance armée de Ben Laden, réinterprète, surimpose dans ce micro-contexte de lutte contre l’État leur statut de résistants forgés par l’épreuve, comme en rend compte l’entretien avec Ismaël :

Les personnes qui travaillent au marché Petersen étaient auparavant au port. On a délocalisé le garage pour l’implanter ici. Nos anciens nous ont raconté qu’ils sont restés deux ans sans aucune difficulté avec les forces de l’ordre. En 2002, au retour de la Tabaski, ils ont été déguerpis par les autorités municipales. Moi, je ne travaillais pas encore à plein-temps ici parce que j’étais élève. C’est pendant les vacances que je venais y travailler. Nos anciens ont accepté de partir à Al-Qaïda, là-bas, à côté de la gare routière. Maintenant, nous qui sommes arrivés après eux, nous n’avons pas accepté de rester confinés à Al-Qaïda. Moi j’ai complètement arrêté les études pour venir travailler ici vers 2005. Nous les jeunes, nous sommes restés pour faire face aux forces de l’ordre. Lorsqu’ils nous pourchassaient, nous nous repliions à l’intérieur du garage. La répression a duré environ un an demi avant que nous n’apprenions qu’Abdoulaye Wade [ancien président de la République] avait donné à Pape Diop [ancien maire de Dakar] la consigne qu’ils nous laissent travailler. Nous nous sommes réinstallés sous la surveillance des policiers jusqu’en 2007 où, sans crier gare, un matin de bonne heure, nous avons trouvé les policiers sur le site. (Ismaël, 25 ans, Petersen)

19Les propos d’Ismaël sont corroborés par le gouverneur de l’époque qui, à l’occasion d’un entretien (Niane 2005), déclarait que le programme de désengorgement initié en 2002 par ses services a été une totale réussite, et qu’il restait ensuite la prise à bras le corps d’une autre centralité émergente à Centenaire. De toute évidence la victoire a été de courte durée, puisqu’à partir de 2005, année où Ismaël est devenu petit commerçant à temps plein, d’autres jeunes acteurs ont réinvesti le rond-point de Petersen, axe de circulation comme le souligne le président de l’association « Petersen extérieure ». Une association née la même année, regroupant en majorité des acteurs informels qui se sont agglomérés sur le pourtour de la gare à la suite de la fermeture du marché du port. Dès cette année, la valse des campagnes « coup de poing » reprit, impliquant cette fois-ci de « plus gros moyens ». Celles-ci ont duré un peu plus d’une année et se sont subitement arrêtées en 2006, comme le laisse comprendre l’entretien avec Ismaël qui semble en ignorer les raisons.

20Or ces raisons peuvent être intéressantes à analyser au vu de la surmédiatisation de la question de la voirie, de la mobilité, ainsi que leurs corollaires ; le désengorgement de l’espace urbain et l’application de mesures correctrices. Ces différentes questions ont cristallisé l’attention des pouvoirs publics dans un contexte préélectoral. On peut noter la tenue :

• D’un conseil interministériel impliquant les ministères en charge de l’équipement, des infrastructures, des transports terrestres et des transports maritimes intérieurs, le ministère des Finances, le ministère de l’Intérieur et des collectivités locales. Le préfet et le gouverneur de Dakar, ainsi que quelques maires de communes d’arrondissement, furent conviés à cette rencontre de concertation autour de l’identification des goulots d’étranglement et des mesures correctrices dans le cadre du programme de mobilité urbaine dont les ouvrages devaient être transmis avant fin 2006.
• Du nouveau plan de désengorgement de Dakar entamé en 2006 pour une période de six mois avec un budget de 250 millions de francs CFA (378 500 euros). Un nouveau plan qui entendait rompre avec les campagnes « coup de poing », avec leur substitution par un plan d’action impliquant Dakar et sa banlieue.

212005 et 2006 furent des années charnières au cours desquelles l’effervescence de la capitalisation des actifs en prélude à la campagne électorale de 2007 a mobilisé les démembrements de l’État. Les campagnes de déguerpissement mobilisant de gros moyens coïncident ainsi avec la mise en œuvre des grands chantiers de l’Agence nationale pour l’organisation de la conférence islamique (ANOCI) en prévision du sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) programmé pour 2008. La mise en œuvre des chantiers de l’ANOCI, comprenant un important volet d’infrastructures routières, est aujourd’hui considérée comme l’une des actions ayant favorisé la réélection de « Gorgui le bâtisseur »10 en 2007.

22Les ambulants, durement affectés par la répression, ont demandé au président Wade à l’occasion d’une visite à Petersen, et par la voix de leur leader consensuel K. Babou, de les laisser continuer à mener leurs activités sur ce site. Pour K. Bakou, c’est cette intervention qui a permis le « retour à la normale ». Bien qu’on ne puisse nier l’accord de principe donné par le Président à l’occasion de cet entretien direct, les enjeux électoraux de l’époque et le faible pouvoir d’influence des organisations de petits commerçants sur la scène publique permettent d’avancer que son pouvoir explicatif est assez faible. Les organisations regroupant des ambulants étaient inexistantes ; celle de Petersen est sans doute une association pionnière. On peut d’ailleurs présupposer que les liens forts, la perception « de leur différence vécue », ont fait éclore une conscience de leur singularité. Une conscience de classe ayant donné lieu à une organisation syndicale non formalisée et sans résonance publique notable jusqu’en 2007.

23Le maintien de cette poche de résistance dans un climat de répression généralisé envers le commerce de rue n’est selon nous pas sans lien avec le pouvoir intemporel, à la fois politique et spirituel, de marabouts mourides, en l’occurrence le pouvoir d’ingérence de Serigne Saliou Mbacké, khalife général de l’époque. On peut s’en convaincre à partir de l’entretien avec Sokhna, une pionnière sur ce site, aujourd’hui âgée de 36 ans.

24Les marabouts ont une très grande influence sur la vie sociale et politique depuis la période coloniale. Acteurs majeurs de l’expansion de l’économie de traite durant la période coloniale, leurs pouvoirs économiques et spirituels se sont maintenus, voire renforcés après l’indépendance par une élite politique adepte de pratiques clientélistes. Leur emprise idéologique due en grande partie à leur charisme et à la force de persuasion de leurs ndigël, ou recommandations religieuses, s’est souvent convertie en consigne de vote en période électorale. La sacralité de la relation marabout-talibé qui, du reste, est toujours actuelle malgré la présence en milieu urbain – et peut-être même exacerbée par ce fait –, est vivifiée par des organisations satellites comme les dahiras qui participent au maintien du lien avec la ville sainte de Touba et le guide spirituel. La déférence au marabout tout comme le don symbolique, l’une des expressions les plus manifestes de l’existence d’une relation marabout-talibé – bien que n’étant pas perçue comme un sas (obligation) par les talibés qui y souscrivent en fonction de leurs moyens –, est souvent interprétée dans les représentations populaires, voire dans le discours scientifique, comme l’expression d’une « servitude volontaire » qui participe à la reproduction de l’« économie du charisme » (O’Brien 2002).

25Mais le don de sa force de travail dans les champs de Khelcom ou la mobilisation de cotisations des membres du dahira urbain comme offrande au marabout lors de grands rassemblements – comme le Magal de Touba – et l’aisance matérielle du guide font écran « aux services matériels réels » rendus par le marabout. La réciprocité de la dyade marabout-talibé est souvent passée sous silence, comme le fait remarquer Donal Cruise O’Brien (2002). Ainsi, si pour Sokhna « avoir un marabout est important, [car] c’est le moyen le plus sûr de se protéger des tentations de la vie surtout lorsqu’on a une piètre connaissance du Coran et de ses prescriptions », la relation peut être instrumentalisée lors d’un conflit avec l’État ou de démêlés avec la justice par les talibés pour demander l’intercession du marabout, dont le pouvoir d’influence reste immuable. Par ailleurs, de toutes les figures du mouridisme qui se sont succédé à la tête du califat mouride, Serigne Saliou est l’une des plus réputées pour son ascétisme, sa probité et son sens de la retenue, renforçant son charisme et son pouvoir sur les citoyens ordinaires et les hommes politiques.

26Du reste, l’analyse du jeu politique du Sénégal contemporain ne peut s’affranchir de l’intégration des rapports de l’État et de ses représentants aux guides religieux, notamment ceux de la confrérie mouride. « Mon pouvoir passe, celui de Touba est éternel »11, aurait dit le successeur du président Wade, marquant ainsi son refus de ne pas redécouper administrativement Touba avec l’amorce de l’Acte III de la décentralisation. Cette réflexion est une réponse aux refus des autorités religieuses de cette ville sainte de se voir amputées de leur influence sur certaines parties de leur territoire. Le brouillage des frontières entre l’ordre religieux et l’ordre politique, malgré l’inscription dans un régime démocratique fondé sur la laïcité et l’État de droit, imprègne les logiques de fonctionnement de l’appareil d’État n’échappant jamais totalement à l’emprise du pouvoir spirituel ou à l’instrumentalisation de celle-ci par la classe politique. Le président Wade, plus qu’aucun chef d’État, incarne cette dialectique entre des identités multiples surfant sur plusieurs registres identitaires : celui de l’homme d’État incarnant la figure suprême de l’autorité et celui du talibé revendiquant à ce titre sa soumission aux ndigël de son chef spirituel. Mais le fait de « vanter » (O’Brien 2002), de publiciser tout au long de ses deux mandats son allégeance à Serigne Saliou par des dons prestigieux, cache mal les services susceptibles d’être rendus à un homme politique soucieux de gagner les élections de 2007. Derrière la soumission inconditionnelle au guide spirituel, matérialisée par la préservation de cette résistance dans une période de guerre ouverte contre le commerce ambulant, on peut supposer que l’acte de soumission s’appuie sur une volonté de préserver un « réseau durable de relations » (Bourdieu 1980), mobilisable comme ressource, malgré un contexte biopolitique marqué par la force déclinante du ndigël sur les citadins ordinaires. Près de dix mois après le début du second mandat du président Wade en 2007, les campagnes de déguerpissement ont repris « sans crier gare », pour reprendre les termes d’Ismaël. La résurgence de la logique de normalisation de l’espace public est sans doute passée par là.

Enjeux et contours de la répression à Centenaire

27À la différence de la gare routière de Petersen, la répulsion à l’égard du commerce ambulant a généré une politique de répression qui s’est poursuivie jusqu’à la veille des émeutes de 2007. Situées à proximité de la gare routière de Petersen, dans la partie sud de la ville, les allées du Centenaire cumulent à la fois les fonctions de quartier résidentiel et de lieu-symbole, incarné par le surnom « Champs-Élysées » traduisant l’organisation particulière de l’espace. Ce lieu serait en effet « l’une des plus belles avenues de Dakar », dans laquelle se tenait le défilé commémorant l’indépendance du Sénégal. Sa position géographique, au croisement des principaux nœuds de communication en direction du centre-ville et de diverses aires urbaines très fréquentées – comme Grand-Dakar, Médina et les HLM –, en fait un espace stratégique progressivement transformé en « centralité minoritaire » à partir de 2004, après Petersen. Cette transformation est due à une population cosmopolite composée de petits commerçants (migrants de l’intérieur et citadins), d’entrepreneurs commerciaux migrants chinois et d’acheteurs d’origines variées, contribuant ainsi à la création d’un « espace social transnational ». Toutefois, si la sinoisation de cette aire urbaine, voire de l’économie sénégalaise, a été le fruit d’une transaction entre résidents – qui ont cédé tout ou une partie de leurs concessions – et Chinois dotés en capital économique, son corollaire, à savoir le développement d’activités faiblement légitimées dans cet environnement, fut perçu comme une invasion menaçant le style de vie bourgeois et le cadre de vie. Ce n’est donc pas la genèse d’une centralité minoritaire à caractère transnational qui pose problème, mais bien plus l’irruption d’une minorité intermédiaire, au sens de Raulin (2009), qui engage des actions de redressement. Confrontés à la fois à la répression policière et aux populations locales qui tentent de « sauvegarder l’âme de ce rond-point historique » – comme le soutient le gouverneur de l’époque Saliou Sambou – la lutte des commerçants de rue pour l’appropriation de l’espace fut un enjeu constant. Mettant à profit leur réseau dans la police et le pouvoir exécutif, les riverains organisés en collectifs ont incité, parfois même appuyé l’action des forces de l’ordre.

28Au moment le plus intense de la répression, entre 2002 et 2007, ces jeunes ont continué d’exercer leurs activités en contrecarrant les forces de l’ordre en jouant, selon leurs termes, « au chat et à la souris », et ce malgré la menace des mesures disciplinaires, de la torture et de la spoliation des biens.

29Par le passé – au début de l’indépendance –, comme le montre Collignon (1984), les mesures d’enfermement ne concernaient que les hommes. La séquence récente de 2000 révèle une répression moins sélective et plurielle que les acteurs assimilent « aux risques inhérents au métier ». Son intériorisation n’est pas une surprise en soi, une rupture dans une identité assujettie par les longues années de coercition, mais s’y ajoute la conviction de l’immuabilité de leur présence. Résultat de leur résistance ou du cadre institutionnel souvent instable depuis 2000, le caractère labile des figures incarnant le pouvoir et la répression – Pape Diop, Saliou Sambou, etc. – conforte leur assurance en leur avenir professionnel, en leur droit inaliénable aux ressources plurielles de la ville sénégalaise. Modou, un jeune rencontré à Centenaire le souligne avec force : « Nous, personne ne nous a élus, nous sommes nos propres maîtres » (voir la citation plus loin). Ce sentiment pourrait bien se résumer par la formule retrouvée dans bon nombre de discours : « Si Saliou Sambou est parti, alors tous les autres le suivront. Il venait ici tôt le matin avec ses Caterpillar et ses policiers pour raser les étals et enlever toutes les cantines. Cela n’empêche, nous sommes toujours là, à la même place ; quant à lui, il n’est plus à son poste ! ».

Imagine un gars qui quitte le Sénégal pour aller travailler en Espagne : il ne connaît pas le pays, ne maîtrise pas la langue, ni rien. Il est obligé de faire comme nous : jouer au chat et à la souris avec les forces de l’ordre. Imagine maintenant que tu habites le Sénégal, tu y es né, tu y as grandi, tu comprends la langue, tu en connais les coins et les recoins, comment pensent-ils réussir à te combattre ? Si c’est la sécurité, si c’est la police, si c’est le matériel, les forces de police espagnoles sont plus outillées qu’eux, pourtant ils butent sur la résistance des marchands ambulants. Mais nous, nous n’avons pas peur de la prison de « 100 m »12. Il y a des marchands que nous appelons ici, par exemple, « Cheikh 100 m » ou par d’autres sobriquets. Pourquoi ? Parce qu’on les avait déférés à 100 m. Le matin où ils sont relâchés, ils reviennent travailler ici l’après-midi. Tu les relâches l’après-midi, ils recommencent le travail dès le lendemain. Mais donc, ils se fatiguent pour rien ! Nous, personne ne nous a élus, nous sommes nos propres maîtres ! Parfois, on te « ramassait » ici pour t’embarquer, au retour, tu trouvais que toute ta marchandise avait été volée. Au retour, tu redémarres ton activité en reconstituant doucement ton capital et ton stock parce que tu n’as pas le choix. Pape Diop13 est lui-même venu ici pour nous insulter. Il était accompagné des « gars » : les policiers, le préfet. (Modou, 27 ans, rencontré à Centenaire)

30Dans un tel contexte, l’analyse des formes de mobilisation initiées par les membres de cette corporation est indissociable des politiques publiques appliquées à la ville sénégalaise contemporaine, bien qu’elle soit également redevable d’une généalogie plus ancienne. Cette dernière remonte au choc des civilités de la période coloniale et les incessantes tentatives de restauration d’un ordre urbain épuré de ses pratiques économiques « irrationnelles », de surcroit non comptabilisables dans le registre des prélèvements de la colonie (Fourchard 2007). L’histoire professionnelle de ces acteurs de la ville est renforcée par les rapports difficiles avec les gestionnaires urbains, leur identité citadine empreinte par des « épreuves de grandeur » répétées (Thévenot et Boltanski 1991).

La reconnaissance d’un problème public : les émeutes de 2007, un moment de vérité

31Les évènements de 2007 marquent un tournant dans l’histoire de ce groupe professionnel puisque l’intelligibilité de leur parcours professionnel, sa cohérence et les remaniements identitaires qui s’y associent sont perçus à l’aune de cette séquence historique.

Nous avons vécu des évènements vraiment durs ici en 2007. Le travail de toute une vie, des marchandises d’une valeur de 200 000, 300 000 francs CFA [environ 460 euros] mis en fourrière. Tu commences avec 5 000 francs CFA [7 euros], tu bosses, tu bosses… jusqu’à avoir 300 000 mille francs CFA. Ils amènent ta marchandise à la fourrière. Tu y vas, ils te retiennent au comminait. Moi ce jour-là14, j’étais parti acheter du pain, en chemin, j’ai croisé les policiers. L’un d’eux m’a pourchassé jusqu’à ce que je tombe, ma jambe était en sang, mon jean neuf déchiré et c’est là qu’il m’a embarqué. Finalement, tu ne comprends même plus les raisons qui te poussent à te mesurer aux forces de l’ordre. C’est comme une force invisible… (Abdoulaye, 23 ans, marchand ambulant rencontré à Centenaire)

32Sont ici évoqués des fragments de la « mémoire souterraine » (Pollak 1993), des évènements « non dits » dont le souvenir est entretenu par ceux qui y ont pris part et transmis aux nouveaux membres. Les épreuves d’injustice, les manquements répétés aux « grammaires de la vie publique en régime démocratique » (Cefaï et Trom 2001) ont finalement débouché sur la « guerre du Darfour de 2007»15, un « moment de vérité » qui a permis la reconnaissance publique de la question des travailleurs « ambulants » et tabliers de Dakar. L’emploi d’une rhétorique guerrière marque le caractère frontal de l’épreuve de force, sa modalisation tout comme son intensité. Cette épreuve de force se fonde pour une large part sur l’improvisation, puisque les acteurs reconnaissent être mus par un ressort invisible : des affects ou du ressentiment sans doute refoulé qui surgissent face à un évènement, ici une campagne de déguerpissement surprise. Mais le débordement expressif, ne reconnaissant aucun leader particulier, suppose une bonne part de stratégie et d’organisation que le discours médiatique ne traduit pas toujours. Derrière l’appellation d’émeute, en référence à son caractère impromptu et à l’explosion d’une violence quasi primitive et irrationnelle semant le chaos urbain, on peut y voir des lignes de force amorçant de nouvelles arènes publiques, comme nous le verrons en abordant la partie sur l’institutionnalisation des associations.

La première erreur de l’État, c’est la déclaration d’Abdoulaye Wade : « Demain, je veux que toutes les tables qui encombrent les rues de la capitale soient enlevées ». Je me rappelle qu’il avait fait cette déclaration la nuit, à la veille d’un voyage à l’étranger. Il disait : « J’ai parlé avec le gouverneur, le préfet, donc je ne veux plus voir les rues de la capitale ainsi, il y a trop d’anarchie. Il y a des tables partout, des cantines, des magasins. Dakar doit avoir une nouvelle image, donc il faudra qu’on se débarrasse de ça ». Donc voilà. Il n’y avait pas d’associations, ils ne savaient pas à qui parler. À l’époque, l’État pensait que l’ambulant était l’étranger qui venait du Baol ou du Saloum.

Les gars sont sortis un jour, avec leurs tracteurs, ramasser les affaires des commerçants. Le préfet accompagné des policiers a démoli les étals des commerçants. Ce qui est dangereux. Ils ne savaient pas à quoi ils s’attaquaient. Ils ne savaient pas qui étaient les ambulants ni combien de jeunes composaient ces rangs. Ils ne connaissaient pas la réalité et c’est ce qui a conduit aux émeutes. Ils se sont soudain retrouvés au milieu d’une foule de jeunes frustrés. Une population de 2 000, 5 000 jeunes qu’ils voulaient humilier, dont les marchandises ont été saccagées. L’oppression peut créer la résistance armée. C’est ce mécontentement qui a afflué. Quand tu pousses un individu dans ses derniers retranchements, son instinct animal refait surface. C’est ce qui a conduit aux émeutes. Les gars ont commencé à saccager à Petersen, Sandaga. D’un coup, la riposte a commencé comme dans une guerre civile. Les mamans, les personnes dont les affaires ont été détruites, les voleurs, tout le monde s’en est mêlé. Cela a duré trois jours. Nous avons handicapé Dakar, brulé les feux, les lampes, les voitures des particuliers, toutes les boutiques de Sandaga sont restées fermées durant ces trois jours. (A. N., président de l’Association des marchands ambulants de Centenaire)

33L’implosion d’une durée de trois jours, la dimension symbolique des actions entreprises, à savoir le saccage de lieux publics de la ville choisis (monuments et édifices publics, espaces sociaux parcourus par une pluralité de citadins, voitures incendiées, jets de pierres contre les forces de l’ordre, incendies de pneus), renseigne sur la signification du mouvement collectif : restaurer l’ordre public et rétablir la communication avec l’État. Par la revendication de leur droit sur la rue – dimension d’un droit à la ville (Lefebvre 1968) – face aux tentatives de déguerpissement de l’autorité publique, ces marchands cristallisent, d’une part, la dimension contestataire d’une jeunesse en mal de reconnaissance sociale récrivant sa propre histoire urbaine au sein d’un espace a priori ouvert dans lequel la société des adultes et le pouvoir politique cherchent à les minorer. D’autre part, ce mouvement social spontanément constitué, correspondant aux caractéristiques définies par Touraine – sentiment d’appartenance à une communauté, identification d’un adversaire (État), volonté d’un changement sociétal –, montre la spécificité des jeunes œuvrant dans l’économie faiblement légitimée et la difficulté à opérationnaliser les politiques publiques spécifiques à ce secteur. Cette propension à « faire face » et à réagir promptement aux menaces institutionnelles à partir des ressources du groupe matérialise dans sa tendance contestataire et irrévérencieuse une dimension « des cultures de l’aléatoire », décrites par Roulleau-Berger (2003), qui naissent dans les espaces intermédiaires.

34La démonstration de force des commerçants de rue n’est qu’une des multiples facettes des actions protestataires qui ont émaillé l’espace public au cours du dernier mandat du régime du sopi (changement). Un régime politique porté par l’utopie des jeunes pour le changement et la volonté de restaurer un ordre moral dans la gestion de la chose publique que les jeunes ont su actualiser par de multiples initiatives citoyennes dès 1988. L’éclosion d’un cycle protestataire en pleine alternance démocratique révèle toute l’étendue du désespoir et de la frustration face à la confiscation de la substance idéologique du sopi. C’est ce sens subjectif, ce jugement dépréciatif que de nombreux jeunes portent en eux qui donne un sens au développement d’initiatives à visée protestataire.

35Aminata Diaw (2012) évoque à juste titre la désubstantialisation de l’État de droit où l’éthique de la jouissance et la dégénérescence morale remplacent une éthique de la Res publica. Il s’agit d’une dérive de la matrice politique, une propension à s’autonomiser vis-à-vis de la société en instaurant un univers normatif arbitraire qui auto-exclut ceux qui sont éloignés de sa sphère idéologique et peu compétents dans son dispositif de reproduction. Cette tendance n’est pas nouvelle ; on peut relever les mêmes tares dans le régime précédent. Mais ce qui produit les achoppements au-delà de la reproduction d’un système inique c’est bien plus le signifié : la désespérance face à la transition démocratique à la mesure de l’euphorie portée par les masses, dont une large part de la jeunesse sénégalaise. La recrudescence des délestages électriques, la hausse des prix des denrées de première nécessité, le retentissement des scandales de corruption, les détournements, l’arrogance des dignitaires du régime et la violence sont autant de contextes de sens qui ont favorisé l’éruption du cycle de protestation. Ils transforment le cadrage des citoyens ordinaires : d’un régime politique portant l’idéal démocratique et les valeurs du changement dans sa dimension éthique et développementaliste, l’on passe à un vase clos intensificateur des inégalités sociales bonifiant une « éthique de la jouissance », l’impunité et l’arrogance. Les chansons de l’époque scandées par différentes composantes sociales jeunes et moins jeunes, « Gorgui na dem, na dem »16 – un travestissement de la chanson éponyme du parti démocratique sénégalais, « Gorgui doli ñu » – rend compte de ce travail de recadrage du sens de l’action politique. De nouvelles forces sociales, dont la charge de contestation est advenue à la faveur des transformations économiques et sociales des années 2000, revendiquent également le droit d’orienter l’action publique.

36L’action protestataire atteint son paroxysme au cours du second mandat du Parti démocratique sénégalais (PDS). Cette action a une longue tradition au Sénégal, mais sa portée en tant que force de changement a porté jusqu’ici la marque visible de la société salariale, de la classe intellectuelle et de leurs héritiers : le mouvement étudiant. Les transformations marquantes de l’histoire du Sénégal, jusqu’à récemment, ont été l’œuvre de ces forces du changement. Qu’il s’agisse des luttes pour la souveraineté nationale, l’amélioration des conditions de travail et de vie des couches populaires, leurs actions d’ordinaire dirigées contre l’État ont régulièrement ébranlé de manière cyclique les fondements des divers régimes politiques, là où des mouvements plus populaires n’ont pas dépassé le stade de la marche. On se rappelle de la mobilisation étouffée des paysans, enfermés dans des seccos (palissades) saupoudrés de produits toxiques (Faye 2012), démontrant que les épreuves de force dans le champ politique étaient réservées à une élite qui a toujours su cohabiter avec le pouvoir.

37La période récente montre que la contestation ne se confond plus avec la figure de l’intellectuel manipulant « la rhétorique de l’action publique en régime démocratique » (Céfaï 2007, p. 202). De nouvelles catégories intègrent la protestation comme mode d’expression de la crise d’autorité et de légitimité du pouvoir en place. L’essai de caractérisation des acteurs et des motifs de leur revendication sur la période de 1996 à 2004 proposé par Ndiaye (2012) met en lumière la nouvelle configuration du mouvement protestataire au tournant des années 2000. Celui-ci voit l’émergence d’acteurs ordinaires d’origine citadine ou rurale : chômeurs, paysans, promoteurs d’activités faiblement légitimées porteurs de revendications déjà anciennes (meilleur accès à des services inégalement distribués comme l’eau, la santé, l’électricité, l’assainissement du cadre de vie, la restauration de la paix en Casamance). La presse privée, en se positionnant comme un cadre propice à la recension des lamentations populaires, favorise leur médiatisation. Le processus politique favorise également leur expression17, malgré l’ambivalence de la posture des autorités de l’époque. Comme le souligne Ndiaye (ibid., p. 462), « tantôt le président Wade estime que la protestation relève de la manipulation politique, tantôt qu’elle est une expression de la dynamique sociale d’un pays en quête d’émergence ».

38Le travail de caractérisation d’actions protestataires effectué par Ndiaye (2012) et centré sur les thématiques les plus récurrentes, au regard de la fréquence de leur traitement médiatique, fait l’impasse sur d’autres facettes des « arts des faibles » qui révèlent tout autant les fêlures de la Res publica : les luttes pour la reconnaissance, initiées par les marchands ambulants et tabliers et les immolations dans des lieux symboliques. Les premiers, animés par la tentative de restaurer l’ordre public, s’expriment par le saccage de biens publics et de mot d’ordre tel que « touche pas à ma table ». Les seconds articulent le besoin irrépressible de reconnaissance d’une souffrance psychique et l’injonction à une meilleure répartition des richesses. Porteurs d’une identité discréditée par l’échec professionnel et social, brisés par l’épreuve du mépris, ils optent pour la publicisation de leur désespoir par la mise en scène de l’autodestruction qui monte à l’assaut du corps et des institutions, avec comme décor la façade du palais présidentiel ou une rue passante très fréquentée. Le suicide par immolation, exemple extrême de la protestation, laisse voir de façon criarde les clivages sociaux et économiques qui traversent la société sénégalaise et la décrédibilisation de l’État de droit.

L’après-émeute : une nouvelle ère « d’aise » et de respect

39La volte-face de l’État marque un nouveau tournant dans la lutte pour l’appropriation de l’espace qui conforte le bien-fondé des revendications des commerçants de rue sur cette dernière. Après l’éclatement du mouvement spontané,

Wade a compris son erreur. Wade a ensuite renvoyé le gouverneur au motif qu’il ne lui avait jamais demandé de faire ça. Il a compris qu’il s’était attaqué à des personnes, des travailleurs et que cette méthode n’était pas la solution. C’est comme cela que nous avons acquis une considération, une considération importante jamais connue par les ambulants : parler de nous à l’occasion de son discours de fin d’année, nous inviter au conseil ministériel, créer la CONAJEM18, nous mettre en rapport direct avec le premier ministre qui était notre interlocuteur direct. Il a créé l’ASMA19. C’est pourquoi tous les ambulants aiment Abdoulaye Wade, parce que cette considération, ils ne l’avaient jamais eue auparavant. Au temps du Parti socialiste, seule la répression existait. Tu sais que la loi de 1978 stipule que le commerce ambulant est un délit. Ils nous attrapaient, nous frappaient et nous menottaient. Mon ami là20 a été menotté plusieurs fois et amené à « 100 m ». Ce sont des choses comme ça qui existaient avant : torture, incarcération, comme si nous étions des niaks21, que nous ne faisions pas partie des Sénégalais. C’est Wade qui a enlevé toutes ces choses. C’est grâce à lui que l’on respecte les ambulants au Sénégal. (A. N.)

40Les changements ont été observables à partir de deux registres : l’accommodation des espaces commerciaux et la constitution d’associations de défense des droits des ambulants, puis leur institutionnalisation.

La reconfiguration des espaces commerciaux 

41Lorsque nous avons entamé la phase d’enquête, la nature des enjeux interpellant les acteurs collectifs avait bien changé, le contexte tout comme la temporalité. Les « régimes d’engagements en public » avaient déjà laissé place à des « engagements en familiarité » (Thévenot 2001). Il est compliqué de saisir ces changements subtils au moyen des entretiens, car leur nature et leur impact psychologique sont difficiles à restituer par les acteurs. En effet, entre les évènements de 2007 et aujourd’hui, ces jeunes ont bien changé. Seuls le goût de l’observation, l’évocation de leur souvenir au temps de la répression et la saisie de l’ordonnancement de ces espaces au moyen de la photographie permettent d’en rendre compte.

42Les acteurs que nous avons rencontrés trouvaient déjà naturelle l’organisation de l’espace. Le capital social nait de la stabilité, de l’assurance qui découle de la conjuration de la peur de la répression et de la prise de possession de l’espace.

43Le vent protestataire s’est ainsi mué en l’imposition de leur vision de l’espace par la domestication de leur environnement immédiat. Une manière de reprendre le cours d’une vie, d’une activité normale après une parenthèse particulièrement bruyante. Alors qu’un auteur comme Lefebvre développait une « critique de la vie quotidienne » comme facteur d’aliénation, paradoxalement c’est à travers la colonisation de la vie quotidienne, l’installation d’une routine, l’accommodation du cadre matériel que s’accomplit le projet d’émancipation de ces jeunes : « Il se concrétise par l’“aise” que l’on ressent dans un environnement connu où tout est à disposition et où la familiarisation fait que l’on s’y retrouve “les yeux fermés” par une sorte de pleine disponibilité et de pleine convergence entre le corps, les êtres et les objets » (Genard 2011, p. 6). L’évocation des tactiques commerciales et de l’organisation antérieure des espaces de vente montre à quel point l’engagement en familiarité et la transformation du rapport à l’environnement sont une conquête. L’activité impliquait le mouvement, la vente ambulante étant le meilleur moyen d’échapper à la répression policière.

44La routinisation de la vie quotidienne et le contrôle de l’environnement immédiat renforcent la confiance en soi. Cette réappropriation de l’environnement donne le sentiment d’avoir réintégré les normes sociales qu’on avait pour un temps subverties. Puisque « 2007 appartient maintenant au passé », il s’agit de revêtir les habits de l’homme « normal » sans nier la « puissance d’agir » qui ressortit de l’incorporation de normes minoritaires à fleur de peau.

45La stabilisation et le développement de ces centralités commerciales renforcent le stéréotype du « coming town » transgresseur de la norme. Cependant, l’attrait d’activités auprès d’un large public consacre leur victoire « temporaire » sur les normes juridiques et le mode de vie majoritaire (Raulin 2009). Il est intéressant de souligner que la reconnaissance de leur droit sur la ville prononcée par le chef d’État de l’époque et la consigne donnée à ses démembrements de les laisser travailler ont favorisé l’aise que nous avons évoquée, mais également l’expression d’une violence symbolique envers les autres usagers de l’espace. En empruntant des tournures rhétoriques telles que « la rue appartient à tout le monde », ils justifient l’« extension logique du réseau de points de repères familiers » (Thévenot 2001, p. 94), impliquée par le développement de ces activités et de sa population active. À Petersen, à hauteur du rond-point jusqu’à la lisière de l’avenue Malick Sy, la circulation routière et le mouvement des passants sont régulés par l’ordonnancement des tables et les déambulations des entrepreneurs ambulants. Le phénomène des tabliers, considérablement développé après les émeutes, avait pris une dimension singulière à Centenaire (avant le déguerpissement de 2014) où routes secondaires, devantures de maisons et d’échoppes chinoises étaient littéralement réappropriées par ces « minorités intermédiaires » imposant aux autres usagers de ces espaces et aux résidents leur conception de ce lieu d’élection. Les photographies 1 et 2 donnent une idée de la configuration particulière de ces espaces, consécutive à l’occupation de la rue par les commerçants de rue (toutes les photographies présentes dans cet ouvrage son de notre fait).

Photographie 1. Circulation routière et mouvement des piétons à Petersen (décembre 2013)

Photographie 2. Réaménagement d’une rue secondaire par les commerçants de rue à Centenaire (avant le déguerpissement, décembre 2013)

46En évoquant la réinvention de la coutume et son importation dans le mode de vie citadin, Anne Raulin (2009, p. 46) faisait justement remarquer le rapport de compétition avec les autres catégories de citoyens qu’elle subsume par la matérialisation d’une dynamique économique propre, des modalités de croissance interne et de mode d’existence culturelle singulière. Le caractère envahissant de ces formes d’expression d’une différence, perçue à la fois comme une spécificité rurale et comme un manque d’éducation, se traduit bien dans les propos de résidents de ce quartier. Leurs discours rendent bien compte de la reconfiguration induite par le développement d’activités non légitimées qui remettent en cause leur statut d’héritiers naturels de ces lieux en bousculant l’ordre des sédentarités et des hiérarchies instituées au sens de Tarrius (1992). Le problème se pose ici moins en termes de capacité d’intégration de collectifs transnationaux qu’en termes de capacité à intégrer « ceux d’ici », dont les modes d’inscription économique et l’origine géographique prédisposent à l’exclusion de l’intérieur.

La genèse des associations de marchands

47Le revirement de Wade fut « cadré » comme l’avènement d’une nouvelle ère de freedom, comme le souligne Ismaël, conforté par le paiement de la taxe journalière qui ouvre droit à la jouissance de la rue. Son récit des évènements montre la pertinence de l’opération de recadrage :

Ce jour-là fut un jour marquant. Ça a vraiment marqué mes souvenirs dans ma profession. Parce que c’était la première fois de ma vie que je faisais face aux policiers. Dans un échange de pierres et de lacrymogènes, nous leur avons fait face. Tu sais, quand tu es civil et que tu es en conflit avec les forces de l’ordre et qu’on finit par te dire : « Vous avez gagné maintenant, restez ici ! ». Ça fait vraiment plaisir ! Une émotion positive pour nous, c’est pourquoi nous n’oublierons jamais 2007. (Ismaël)

48Cette émotion positive qui renforce leur confiance en soi ouvre sur une logique d’alignement autour de la nécessité de se constituer en association. Pour nombre d’entre eux, l’alignement de cadres repose ici sur l’idée que l’union fait la force, comme l’a montré le retentissement des émeutes. Leur constitution montre également que si les cadres primaires, ceux de l’injustice sociale et de la déliquescence de l’éthique de la Res Publica, désormais obsolètes, ont subi une transformation à l’issue de leur victoire récente sur les normes juridiques, ils n’en oublient pas pour autant le pouvoir de contrainte de la structure et les épreuves existentielles traversées : le pâtir et le subir au sens de Céfaï (2012). Finalement, elles revêtent le caractère d’un mécanisme de veille dont l’objectif, en recrutant des membres, des sympathisants et, surtout, en instaurant un débat structurant avec l’État, vise à constituer des arènes de débat public. Mais il est important de souligner que la constitution d’associations d’ambulants, loin d’être un processus sui generis initié par ces professionnels, fut à la base une inflexion de l’État sous Wade réappropriée par ces groupements professionnels.

49Aphone et sans résonance publique avant 2007, l’association « Petersen extérieure » évoquée plus haut s’est consolidée, tandis que celle de Centenaire s’est constituée. Que leur création soit ancienne ou non, la plupart de leurs membres retiennent l’année 2007 comme l’année de leur adhésion et de constitution de leur association locale. Leurs fonctions traditionnelles de mécanismes informels de protection sociale s’est renforcée, tandis qu’elles intégraient une dimension jusqu’ici non prise en compte par leur mouvement : la lutte pour la reconnaissance publique et l’instauration du dialogue avec le pouvoir public.

Les associations chez les ambulants ont démarré après les émeutes de novembre 2007. Avant il n’y avait pas d’associations. Il y avait juste des bénévoles qui s’activaient dans la résolution des problèmes sociaux. Mais après les émeutes de 2007, c’est là que nous avons compris qu’il fallait nous organiser : constituer des associations pour défendre notre secteur. C’est là que tout a commencé. Moi, de 2007 à 2012, j’étais dans une autre association, dénommée « Synergie des marchands ambulants de Dakar » (SYMAD), comme secrétaire général adjoint. Ensuite, le marché a été constitué en 2004, mais nous n’avions officiellement pas d’association. Je travaille à la constitution de cette association depuis 2007. C’est en 2012-2013 que nous avons obtenu les papiers de l’Association des marchands ambulants de Centenaire. (A. N.)

50À la question « est-ce que le bénévolat est une pratique ancienne chez les marchands ambulants ? », notre informateur répond :

Dans un marché, là où se trouve l’argent, il y a tout le temps des problèmes. Des confrontations entre personnes, des malversations financières [loubeul, en wolof], des querelles de places (« c’est toi qui as pris ma place, déplace-toi »), des vols entre nous. Parfois des marchandises sont volées au dépôt… Des différends qui devaient se régler à la police. C’est nous qui nous chargions du règlement à l’amiable de ce type d’incident, à l’image d’une police de proximité. Oui, c’est comme ça que je peux l’appeler. Nous nous asseyions avec eux, pour discuter, voir comment régler le différend avant que l’affaire ne soit portée en justice. C’est un manque à gagner pour notre travail de devoir répondre à des convocations au tribunal. Parfois les Sénégalais ont des problèmes avec les Chinois dans leurs transactions commerciales. Parfois, il y a même usage d’armes blanches et nous nous occupions de régler ces différends. (A. N.)

51Ces bénévoles, leaders consensuels distingués pour leur engagement dans la résolution de conflits locaux, ont suscité l’engagement des acteurs de ces espaces autour de la nécessité d’assurer la survie de leurs activités, mais aussi autour du maintien de leur victoire sur la norme. L’enjeu de la mobilisation repose ici sur la revendication d’un droit à l’appropriation d’espaces urbains qui passe par la préservation d’un patrimoine spatial, social et économique menacé par les projets de restructuration de la capitale dakaroise dont certains espaces ont été annexés par des acteurs de l’économie faiblement légitimée. La mobilisation ne se résume pas à une entreprise de captation des ressources octroyées par un marché politique enclin aux pratiques clientélistes, ni à la défense d’un cadre matériel figé dans l’espace. L’option de la « délocalisation » (un terme que nous empruntons à ces jeunes), au moment fort de la répression policière, traduit d’ailleurs le rôle mineur de la spatialité et la valeur accordée à la déterritorialisation en tant que moyen de production de nouvelles localités, d’une nouvelle histoire, de nouveaux « ethnoscapes », au sens d’Appadurai (2001). On peut par ailleurs préfigurer que le mythe de l’eldorado européen entretenu par un imaginaire migratoire persistant a conduit ces jeunes désireux d’améliorer leurs conditions d’existence à tenter l’expérience de la « délocalisation ». Du reste, dans la société sénégalaise, ce désir d’ailleurs, dont on retrouve la rémanence dans les proverbes d’ethnies locales majoritaires, comme les Wolofs et les Peuls, « façonnent les représentations sociales et la conscience collective des populations locales » (Tandian et Tall 2010, p. 2).

À l’époque, le phénomène Barça-Barsakh22 chez les ambulants était lié aux campagnes de déguerpissement initiées par le maire Pape Diop. C’était ces temps-là. Avec 300 000 francs CFA [460 euros] en poche, la solution était d’embarquer dans les pirogues pour trouver une alternative aux campagnes de déguerpissement en… se délocalisant. La répression était très forte et la migration offrait une solution rêvée. Nous n’avons pas peur de la mort. Beaucoup sont morts dans leur périple, d’autres ont été refoulés deux ou trois fois. (Ibra, 27 ans, tablier à Centenaire)

52Les motivations formulées par ces acteurs intègrent également la défense du secteur contre les étrangers à leur monde : les intellectuels avec qui ils sont en contact. Ces derniers, considérés comme « outsiders », sont défiés, qualifiés et mis à distance grâce à la dynamique associative. Derrière la critique de l’État se greffe ainsi un conflit de classes. Le glissement de sens est subtil, mais on peut percevoir derrière le caractère informe de la domination de l’État par la norme juridique, la domination sociale plus visible des intellectuels incarnant les institutions et qui se sont arrogés le monopole de la définition de l’État et de leur devenir professionnel.

Tout le monde veut évoluer professionnellement et l’avancement professionnel implique de l’organisation. Nous voulions sortir du stéréotype de l’ambulant dans la rue en nous formalisant, en nous constituant en association. Intégrer des banques pour pouvoir devenir de grands commerçants, obtenir des financements, développer des partenariats avec d’autres personnes […] pour mieux faire avancer le secteur et les personnes qui y évoluent, avoir la possibilité de participer à des foires… Mais c’est principalement pour pouvoir défendre le secteur, surtout contre les attaques des autorités étatiques, ceux que j’appelle les intellectuels. Ce qu’ils voient de mal, c’est notre manière d’occuper la rue, la route. Ceux qui sont à la mairie, dans les ministères, au ministère du Commerce, ceux qui incarnent la tutelle du secteur informel. Ce sont des gens qui ont fait de la géographie, de la sociologie et qui ne comprennent rien au secteur, à ses réalités. Ils veulent gérer le secteur comme ils vivent, c’est-à-dire qu’ils veulent chasser les gens sans leur trouver de place ailleurs. (A. N.)

L’ère des réunions de concertation

53L’éclatement de la situation de crise en lien avec leurs expériences quotidiennes, notamment celles de l’injustice et du mépris – comme nous l’avons évoqué jusqu’ici – a, dès les premiers moments de la contestation, focalisé l’attention du pouvoir public qui s’est rapidement engagé dans un travail d’apaisement et de « colmatage de la brèche ouverte ». Il est intéressant de souligner que la rapidité d’intervention du pouvoir public est interprétée par des acteurs dotés de réflexivité comme l’expression d’une peur face à un collectif imprévisible.

L’État n’aime pas ce qui est structuré, surtout les ambulants. Depuis 2007, les autorités ont peur de nous parce que les jeunes ne savent que brûler des pneus, se battre et brûler des édifices publics. […] C’est après 2007, après les émeutes, que l’on a commencé à parler des ambulants. C’est après les émeutes que le Président a évoqué les ambulants dans son discours de fin d’année. En 2009, ils ont organisé un conseil ministériel au palais auquel j’ai pris part. Ils ont organisé un colloque sur le secteur informel. Autrement dit, c’est après la bagarre de 2007 que l’on a commencé à parler de nous de plus en plus. Avant on ne parlait pas des ambulants. Tu sais ce qu’ils faisaient avant ? Des jeunes sont là-bas, ils envoient des policiers les battre, leur courir après, récupérer leurs affaires et les enfermer à la prison de « 100 m ». Les policiers leur faisaient du chantage pour prendre leur argent. Nos problèmes n’étaient pas médiatisés parce que nous ne contestions pas. (A. N.)

54Les « rituels de réparation », qui se reflètent dans cet entretien avec un leader d’association, se sont combinés à des « rituels de réintégration » de ces acteurs dans des arènes de confrontation d’idées, de positions, où les leaders d’associations sont reconnus comme interlocuteurs privilégiés, des partenaires de plein droit dans des situations publiques engageant le devenir de leurs activités. Ils prennent place dans un contexte urbain où la multiplication des « fissures démocratiques » (Hess 2000) renforce les capacités de négociation et d’affirmation d’un droit à la ville par les promoteurs d’activités faiblement légitimées. La multiplication des associations défendant les droits des marchands ambulants, relayant le slogan « Touche pas à ma table », met en exergue la particularité de l’espace urbain en tant qu’espace de confrontation entre forces sociales, de résistance à l’ordre établi, mais également comme espace de compromis et de transaction (Lardeux 2011) par des groupes de plus en plus convaincus de leur poids sociopolitique.

55La planification d’une délocalisation impose désormais celle de la désignation d’un nouveau « centre des affaires » et en appelle aux qualités des leaders, leur crédibilité étant jaugée à l’aune de leur capacité d’évaluation des propositions soumises. Ces différentes mesures initiées plus que par le passé, de concert avec les organisations des marchands ambulants, se confrontent très souvent au pouvoir d’entrave de ces structures associatives.

Ce sont les associations qui ont permis que l’on parle de sites de recasement parce que nous nous sommes organisés. Nous savons combien nous sommes et qui sont les responsables. Nous avons effectué notre recensement. Hier nous étions en réunion à la mairie. Actuellement ils veulent dissoudre le marché. S’ils nous proposent un site de recasement, je peux aller voir le site pour apprécier ses capacités d’accueil par rapport à notre nombre. Si la capacité d’accueil est faible, je dis non ! Parce que nous sommes plus nombreux. Les associations nous ont permis de défendre nos intérêts, et même d’obtenir le respect des autorités. Lorsque nous sommes en réunion avec eux, ils nous demandent même si nous sommes des ambulants. Souvent lorsque nous sommes avec les autorités, ils sont étonnés par notre capacité de raisonnement, notre maturité. Ils finissent par nous demander conseil pour la construction des marchés et leur structuration. (A. N.)

56Le fait d’être désormais vu et perçu comme être humain à part entière, dont la présence importe comme indice du respect, pour paraphraser Sennett (2003), implique également ici la reconnaissance de la compétence à émettre son point de vue et son expertise (connaissance du milieu professionnel, recensement de la population de travailleurs sur les divers sites, etc.), voire à en imposer dans des arènes de confrontation. Les réunions de concertation avec les autorités municipales et les organismes gouvernementaux deviennent des lieux de la « critique instituée » dans lesquels les figures anciennes de la répression sont contraintes à l’exigence de conformation à « une grammaire des usages civiques et politiques en régime démocratique » (Céfaï et Trom 2001). Les signes de déférence souvent affichés par les représentants municipaux aux leaders d’associations témoignent également de leur position statutaire d’intermédiaires entre deux univers normatifs. En outre, la référence à des expressions telles que « mon ami », « mon cadet », etc., surdétermine le cadre professionnel initial en traduisant une claire volonté de désamorcer la charge protestataire de personnes issues « d’une classe dangereuse ». Cette image qui leur « colle à la peau », celle « d’une classe dangereuse », justifie le développement de cette sociabilité très proche de la relation coutumière entre cadets et ainés sociaux qui régulent d’ordinaire les rapports intergénérationnels.

57Dans une période actuelle, où le « pâtir » est transfiguré en capacité d’agir et de dénoncer, les réunions de concertation avec les autorités municipales constituent un laboratoire privilégié permettant d’analyser les interactions (Goffman 1974) où le comportement conforme aux normes de civilité appelle la déférence et les promesses non tenues, une campagne de décrédibilisation des autorités dont la médiatisation vise à prendre à témoin l’opinion publique.

Moi, aujourd’hui, toutes les fois où les autorités émettent des affirmations infondées ou injustes, j’organise un point de presse. Parce que nous assistons à des réunions à la mairie… S’ils nous font des promesses qu’ils ne respectent pas, je me lève pour dire ouvertement devant les médias que tel jour nous avons assisté à telle réunion, nous avons fait le procès-verbal, untel s’était engagé à faire telle chose et il n’a pas respecté ses engagements. C’est pour défendre nos intérêts que nous le faisons. (A. N.)

58À la question « vous utilisez donc les médias pour défendre votre secteur ? », notre informateur répond :

Oui, en effet, mais ce n’est pas seulement les médias que nous utilisons. Parce que l’utilité des médias c’est de permettre aux populations d’avoir les informations en temps réel. Nous nous concertons aussi avec eux. Nous leur écrivons, nous émettons nos idées. Il y a une image qui accompagne l’ambulant : « ils doivent quitter la rue », « ils occupent la rue », « ils encombrent ici », « ils gâtent la ville ». Lorsque les gens disent cela, c’est notre boulot de donner la réplique. De dire « c’est ça et ça », de dire comment cela se passe, etc. (A. N.)

59Par ailleurs, les sorties médiatiques de ces leaders associatifs ont également vocation à sanctionner le moindre écart perçu à la « rhétorique de l’action en régime démocratique », les écarts langagiers des acteurs incarnant les institutions. Nos recherches montrent notamment que l’emploi de l’expression « ces gens-là » dans une interview de l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, servant à désigner cette corporation peu malléable, fut considéré comme une marque de mépris donnant lieu à une contre-attaque stratégique de dénonciation de l’affront par médias interposés. La fréquence des sorties médiatiques de ce type depuis les émeutes et la constitution de leurs structures associatives révèlent le brouillage des relations de dominations structurelles. Pour mieux comprendre ce tournant dans les relations des commerçants de rue avec les institutions, il convient de dépasser l’analyse des interactions situationnelles en intégrant l’examen des contradictions internes qui minent l’action des intervenants étatiques (l’État et la municipalité de Dakar). La gestion du dossier du recasement peut fournir un excellent cadre d’analyse des logiques d’actions institutionnelles et de leurs impacts sur les capacités d’action, de dénonciation, de revendication de droits des collectifs de commerçants de rue.

60Pour mener à bien ce projet de recasement, on peut distinguer les actions initiées par l’État de celles qui sont menées par la municipalité de Dakar. Cette dernière, dans le cadre de la décentralisation, a compétence dans la gestion des halles et marchés et dans le maintien de l’ordre dans l’espace public. La question des commerçants de rue est résolument conçue comme un problème de gestion de l’ordre public. L’un des arguments avancés par l’État et ses démembrements (municipalité de Dakar) est le manque à gagner dû aux problèmes de mobilité occasionnés par l’occupation de la voie publique par les commerçants de rue et la difficulté à concrétiser les projets de rénovation urbaine (pavage, désengorgement des artères centrales, entretien et salubrité des lieux publics, etc.) 23. Cependant, malgré cette définition commune du problème et de ses enjeux, les entretiens que nous avons réalisés avec les représentants de l’État et de la municipalité de Dakar révèlent leurs difficultés à développer une synergie d’action autour de la résolution des problèmes de mobilité urbaine et de recasement, malgré les déclarations d’intentions relayées par la presse. Les raisons sont, à l’évidence, politiques.

61L’État sous Wade souhaitait ménager les commerçants de rue en raison de leur part dans l’électorat national, avançant que ceux-ci sont « de braves citoyens méritant le soutien de l’État »24. Au cours d’un meeting en 2010, le ministre conseiller aux Affaires politiques du président Wade appelait les marchands ambulants à la désobéissance civique, leur demandant de s’opposer physiquement aux autorités municipales dans leur entreprise de désencombrement et de désengorgement de la capitale, relate Ousmane Touré (2010).

62Quant à la mairie de Dakar, elle espérait poursuivre sa feuille de route en mettant en œuvre son projet de renouveau urbain pour satisfaire les attentes de son électorat local favorable aux déguerpissements. La relocalisation de cette catégorie constituée majoritairement de migrants internes est une condition de réalisation des projets municipaux. Dans la politique de décentralisation, la gestion des halles et marchés est une compétence transférée, mais à travers la ligne de conduite suivie par l’État central, le maire apparaît sous les traits de « celui qui prend » : il supporte les réactions hostiles, les insultes à travers les médias, malgré les efforts de concertation, alors que le président de la République est perçu comme l’homme providentiel. Nous emploierons ici le concept d’anarchie organisée, employé par Roulleau-Berger (1994) afin de décrire les paradoxes de l’action étatique très visible dans la gestion des projets de recasement et la gestion quotidienne de ce problème public. Ces contradictions qui minent l’action de l’État, en multipliant les zones d’incertitude, favorisent l’accès à des portions de pouvoir renforçant les formes d’expression d’un droit à la ville chez les commerçants de rue.

Regroupements associatifs et arrangement institutionnel

63Le tournant associatif est ainsi une phase intéressante dans l’histoire de ce groupe professionnel, d’abord marqué par l’accroissement du nombre des commerçants de rue depuis 2007 puis leur représentation sur la scène médiatique et les instances de concertation.

64En tant qu’acteur collectif, la constitution de ces mouvements a été facilitée par l’État central soucieux d’identifier des leaders après « l’électrochoc » de la protestation populaire. Les tentatives de politisation de leurs mouvements et de compromission ont été des enjeux majeurs de leurs rapports au pouvoir. Les associations qui se sont constituées en se distanciant des normes prescrites, en préservant l’intégrité de leur mouvement et la crédibilité de leurs leaders, furent progressivement évincées, discréditées et supplantées par d’autres, plus conciliantes. Leur opposition souvent frontale au système politique a renforcé les activités de contre-cadrage par le dénigrement, l’infiltration ou l’incorporation de leurs associations.

Au lendemain de la « guerre de 2007 », nous avions trois associations : SYMAD, FOMAD, RASI. Mais toutes ces associations essayaient de tenir tête au pouvoir, de refuser certaines choses. Quand ils ont vu que les jeunes tenaient tête à l’État, certains de leurs militants sont allés vers les autorités pour leur faire allégeance. Ils ont demandé la constitution de leur association et l’État les a encouragés. Ce sont les autorités qui manigancent tout. (A. N.)

65L’encouragement à la dissidence et l’assimilation des promoteurs de l’État à la matrice du pouvoir ont été stimulés par une structure politique favorable à l’accaparement des ressources et entretenant un vaste réseau clientéliste. La prise de conscience de la nécessité de gérer cette catégorie de travailleurs est apparue urgente suite aux émeutes de 2007. L’État sous Wade a créé successivement la CONAJEM (Commission nationale d’assistance aux jeunes marchands) en 2009, puis l’ASMA (l’Agence pour la sédentarisation des marchands ambulants) en 2011 pour renforcer l’efficacité des actions menées par la mairie dans le traitement du dossier sensible des commerçants de rue de Dakar. Durant cette phase préélectorale, l’ASMA (aujourd’hui dissoute) s’est surtout présentée, dans la perspective des acteurs institutionnels rencontrés, comme un organisme miné par la corruption et le détournement d’objectifs. À des fins électorales, elle a été l’un des leviers d’apaisement des critiques et des tensions véhiculées par les organisations de marchands grâce à un compromis financier avec les organisations de commerçants de rue les plus populaires25. Le pouvoir explicatif de la théorie de la mobilisation des ressources trouve ici toute sa pertinence, puisque le nombre d’associations a augmenté avec la tendance à la politisation de leur mouvement.

Je te dis qu’il y a 70 associations de marchands rien qu’à Dakar pour quelques grands marchés : Sandaga, Petersen, Centenaire, HLM. Rien qu’à Sandaga, tu peux te retrouver avec 20 associations. C’est dû à des conflits d’intérêts en fait. Ce sont des gens qui militent ensemble, qui ne s’entendent pas et qui créent une nouvelle association. Un règlement intérieur n’est pas difficile à élaborer, il suffit juste de consulter Internet pour s’en procurer un, confectionner ses statuts, mettre en place ton comité directeur, aller faire ton dépôt et obtenir ton récépissé. Ce qui te donne les mêmes droits que les autres, et cela c’est l’État qui l’encourage. En fait, c’est lié aux types de leaders qui nous dirigent […]. Quand ils ne s’entendent pas avec toi, ils favorisent d’autres personnes. C’est ce qui entraîne le développement des associations d’ambulants. (A. N.)

66En multipliant les organisations satellites et l’infiltration d’organisations irrévérencieuses, tout en promouvant le droit à la liberté d’expression et d’association, l’État se donne les moyens de saper l’unité du mouvement des commerçants de rue. Cette monstration de ruse, sous-tendue par une logique unitaire (Diaw 1992), n’est pas sans rappeler la contention des élites intellectuelles et des partis d’opposition durant les années de gouvernance du régime socialiste, malgré l’inscription, sous Diouf notamment, dans un contexte de multipartisme intégral. En promouvant la multiplication des « lieux du discours » et une démarche consensuelle, comme le souligne Aminata Diaw (ibid.), l’État est parvenu à déstabiliser le front de l’intelligentsia polarisé par la gauche qui, jusqu’ici, fondait son unité dans l’opposition au pouvoir Senghorien (ibid., p. 322).

67Si les mouvements d’action collective continuaient de remplir leur fonction sur nos deux sites (Centenaire et Petersen) au moment de l’enquête, la ruse de la logique unitaire et la porosité perçue des leaders à celle-ci favorisent l’émergence du contre-cadrage à l’intérieur même du mouvement. Sont régulièrement évoqués le manque de transparence dans sa gestion, l’absence de communication descendante et de concertation avec la base. La remise en cause du mouvement est principalement l’initiative de ses adhérents simples et de quelques challengers déclinant leur programme personnel. Contrairement à l’euphorie marquant leur constitution, les modalités de leur fonctionnement et leur proximité avec les sphères de la politique provoquent la méfiance, la désaffection des adhérents simples.

J’appartiens à l’association, mais je ne sais pas comment les choses fonctionnent. Aujourd’hui, ils disent ceci, demain autre chose. Finalement, tu ne sais pas sur quel pied danser. Ce sont des raisons politiques qui sous-tendent la création de l’association. C’est Abdoulaye Wade qui l’avait initiée. Il a donné des millions aux ambulants, nous n’avons même pas bénéficié de 50 francs CFA [0,08 euros]. Tu as dû entendre parler des millions offerts aux ambulants ? Il y en a en qui ont reçu, d’autres non. Ceux de l’autre côté en ont bénéficié, ceux de ce côté n’ont rien reçu. Il n’y a pas de réunion de concertation. On leur donne nos cotisations toutes les fois où ils passent les récupérer. Finalement, leurs actions sont plus visibles en cas de vol de marchandises pour t’aider à redémarrer ton activité. Il y a beaucoup de cas de vol ici. Quand survient un vol et que la personne n’a pas les moyens de redémarrer son commerce, nous faisons une « quête » pour lui auprès des autres vendeurs. (Insa, tablier à Petersen)

68En temps de paix, comme à Petersen (au moment de l’enquête), l’action de l’association se résume à sa fonction première de protection sociale et de régulateur de tensions intestines entre travailleurs. La défiance des adhérents simples vis-à-vis de ses modalités de fonctionnement est, à l’évidence, fortement tributaire de l’irruption de la politique en leur sein et l’enrôlement de nombreux acteurs qui revendiquent ou non leur statut de cadets politiques de partis affiliés à l’opposition ou au pouvoir. La défiance doit également être étroitement corrélée à l’absence d’une vie associative : absence de réunions, de renouvellement de ses instances et des leaders, d’un local pour en matérialiser la dynamique. En lieu et place, dans un contexte où il n’y a pas encore d’enjeux autour d’un déguerpissement prochain, hantise des commerçants, les rumeurs, les ragots remplacent l’efficience d’une communication interne, et l’association tend à se confondre avec la figure de son leader incarné. L’absence de menaces liées au déguerpissement et d’une vie associative dynamique instaurent une monotonie qui défait les alignements spontanés des moments forts de la mobilisation et entretient la désaffection de ses membres.

69À Centenaire, où la menace du déguerpissement relayée par les médias était imminente au moment de notre dernière phase d’enquête, l’apathie des leaders faisait l’objet de vives critiques de la part de quelques challengers. Ce n’est qu’au moment où les rumeurs de déguerpissement se sont concrétisées que le cycle des réunions d’information a été relancé, à l’appel du tam-tam ou du bouche-à-oreille :

De façon informelle, nous convoquons une réunion. Nous organisons la réunion sous un arbre, et comme c’est moi qui participe aux rencontres avec les autorités, après les rencontres à la mairie, je procède à la restitution des informations. Les personnes présentes donnent leur avis, je prends note. C’est ainsi que nous fonctionnons. (A. N.)

70À la remarque « vous retournez donc vers votre base ? », notre interlocuteur signale :

Oui, mais il y a beaucoup de leaders qui ne le font plus parce que beaucoup d’évènements passés ont produit une décrédibilisation des leaders. Pour éviter cela, je reviens toujours vers ma base pour donner les informations. Les ambulants ont des leaders, mais l’information ne leur parvient pas toujours. (A. N.)

71L’institutionnalisation des associations n’interrompt pas la personnalisation du pouvoir qui, souvent, permet à une minorité d’influer sur l’avenir du groupe sans toujours rendre compte à leurs mandants.

Parfois, tu amènes des personnes en audience, d’autres te demandent pourquoi les membres de l’association ne sont pas partis. Pace que quelqu’un qui n’a pas fait d’études, qui ne peut lire un règlement, il ne dit que ce qui lui passe par la tête, il n’est guidé que par ses intérêts. Je te jure ! Ce matin, j’affirmais que j’allais quitter la tête de l’association. Quand tu es leader, tu n’es ni payé par l’État, ni par les ambulants, tu y es juste par la volonté de Dieu. Tu n’es pas payé et, pour canaliser les gens, c’est un réel problème […]. Parfois des gens avec qui tu as des problèmes personnels cherchent à saper ton autorité en contestant toutes tes propositions. Lorsqu’une audience nous est accordée par un ministre, c’est arrivé récemment, les ambulants viennent te demander pourquoi ils n’ont pas fait partie des personnes mandatées pour rencontrer cette personnalité. (A. N.)

72Le mode traditionnel de fonctionnement fonde le consensus autour des qualités et des attributs intrinsèques du leader. Le terme « consensuel » fait fortement référence à une élection dont les critères moteurs se fondent sur ses attributs personnels : l’ancienneté, la connaissance des acteurs de ses espaces et son implication dans les évènements marquants de leur vie. Par exemple, le rituel du matin pour un leader associatif consiste à faire la tournée des étals afin de procéder à l’échange de civilités ordinaires, et ce malgré l’étendue du marché.

Déguerpissement à Centenaire : interaction stratégique et formes de la résistance

73Pour illustrer ce moment passionnant de l’histoire des rapports de l’État aux organisations de commerçants de rue, notre cadre d’analyse sera l’annonce puis le déguerpissement de la fin mars 2014 sur le site de Centenaire ; ce dernier cumulant la fonction d’espace résidentiel et de centralité minoritaire depuis 2003.

74Jusqu’ici, les ambulants et tabliers de nos deux sites semblaient relativement maîtres des situations de confrontation avec les pouvoirs publics. Jouant sur leur pouvoir de dénonciation, de critique, renforcé par l’essor des médias privés et le protectionnisme exubérant de l’ancien régime, les relations dominants-dominés semblaient, pour une fois, renversées. Le dévoilement – par intermittences et dans des occasions publiques – de leur « texte caché » rend compte de la transformation des relations. Jusqu’alors, la crainte que les ambulants et tabliers semblaient susciter chez les pouvoirs publics, eu égard au souvenir vivace des émeutes de 2007 (la mise en scène des casses ou la détérioration d’édifices publics), confortait leur maîtrise de la situation. L’annonce du déguerpissement maintes fois relayée par les médias semblait donc un non-évènement, incapable d’infléchir le cours de leur vie et de leurs activités.

Tu sais, quand Khalifa Sall nous dit qu’il va nous faire partir le 31 décembre, puis en mars, puis en avril… Finalement, moi je me dis que si je me fie à eux, je risque de perdre la raison, je ne me base plus sur ce qu’ils disent. Je me dis qu’ils ont mon numéro, ils savent que c’est moi le responsable, s’ils veulent une concertation, ils n’ont qu’à m’appeler […]. Ils vont à la radio pour dire que d’ici le 23 mars, ils vont déguerpir les marchands de Centenaire. Les gens m’ont appelé pour me demander de me prononcer sur les déclarations du maire à la radio, je leur ai dit « que voulez-vous que j’en pense » ? Le maire est habitué aux déclarations d’intentions, moi, je ne peux pas me prononcer, prendre des positions à chaque fois. J’ai entendu sa déclaration à la radio, mais je me disais qu’en tant que responsable, il m’appellerait pour me dire que ce sera samedi. (A. N.)

75Leurs compétences techniques et politiques acquises au cours de fréquents « rassemblements orientés », jusqu’ici prises en compte et valorisées à ces occasions, ont conforté le sentiment de leur rôle prépondérant dans le dispositif de réorganisation de leurs activités. Faire régulièrement opposition aux propositions de sites de recasement, souvent après les premières séances de concertation26, en se fondant sur des critères comme les propriétés morphologiques du site, sa capacité d’accueil, le coût d’achat des stands ou l’ambiguïté de leur ligne d’action publique, inscrit l’analyse des réunions de concertation sous l’angle du simulacre et de l’interaction stratégique. Leur sentiment réel à l’endroit du maire, de l’équipe municipale et de la politique institutionnelle s’exprime davantage dans les coulisses ou à travers les médias.

76Quant à la définition de la situation, elle conserve le même objectif : celui de la nécessité de préserver le tissu relationnel et économique indispensable à la poursuite de leurs activités.

Ils ont dit qu’avant de nous faire partir d’ici, il fallait qu’ils nous trouvent d’abord un site de recasement. Le site est bon, mais je leur avais proposé d’y construire des magasins. Pas un simple hall instauré là comme dans une fête foraine, mais installer des magasins à l’intérieur qui pourraient accueillir quelques Chinois et Sénégalais spécialistes du commerce de gros. Ainsi, on créerait une attractivité autour de ce nouveau pôle qui ferait en sorte que Centenaire ne soit plus une centralité, puisque l’ambiance serait de l’autre côté. Si nous nous y installons seuls, nous perdrons gros… (A. N.)

Une démarche municipale entre politique d’inclusion et mystification

77L’ouverture d’une concertation prometteuse avec la municipalité impliquant leur partenaire chinois s’est combinée avec le dessein de faire « bonne figure » par la décision de retrait et de nettoyage du site à l’approche du 4 avril :

D’un commun accord, nous nous sommes entendus pour une suspension temporaire de nos activités sur le site du 1^er au 5 avril, parce que si nous y restons durant cette période de commémoration de la fête de l’indépendance, les gens pourraient dire que nous cherchons à saper le défilé. Les gars m’ont donné leur accord. Ils m’ont dit qu’ils s’occuperaient du nettoiement du site et rentreraient chez eux jusqu’au 5 avril pour marquer leur coopération, de peur d’être mis en mal avec le président de la République. Mais la mairie a finalement décidé de nous faire partir bien avant cette date en nous prenant par surprise. (A. N.)

78Jouant, pour une fois, la carte de la sincérité et de la bonne volonté, l’approche de la fête de l’indépendance a été saisie comme occasion de réaffirmer leur qualité de citoyen. L’opération de communication visait à confirmer leur image de citoyens de plein droit, réflexifs et capables d’engagement citoyen. L’activité projetée visait également à déconstruire l’image de mauvais participants incapables de se conformer aux rituels de l’interaction. Il s’agissait, à l’évidence, d’une tentative de recouvrer une valeur sociale aux yeux de l’opinion publique.

79Que l’approche des prochaines élections municipales et le besoin d’obtenir l’approbation des riverains et des citadins ordinaires aient contribué à la concrétisation du déguerpissement est une appréciation plausible. Mais on peut également supposer que la nouvelle ligne de conduite des marchands et l’assentiment probable de l’opinion publique, favorable à la « défense d’honnêtes citoyens cherchant à gagner dignement leur vie », ont également concouru à la concrétisation du déguerpissement.

80L’application de la mesure prend littéralement de cours ces acteurs habitués au mépris et aux reculades de la municipalité. La surprise ne vient pas tant de l’annonce de la date, mais plus d’une conformité à une ligne de conduite qui, pour une fois, réfute les concessions et procède par la ruse.

Le mardi passé, nous étions en réunion avec eux à la mairie, je leur ai posé des principes sur lesquels nous ne sommes pas tombés d’accord. Ils ont proposé une nouvelle rencontre entre les Chinois, la municipalité et nous. Ils m’ont dit : « A., comme c’est toi le responsable, fais cette démarche auprès des Chinois pour qu’on puisse instaurer un dialogue ». C’est là que je leur ai dit : « Mais, tiens ! Ce n’est pas votre maire qui disait qu’il connaissait les Chinois, puisque c’est lui qui, en direct à la télé, disait qu’il était en discussion avec eux » ? Mais tu sais, les grands patrons, quand tu les prends en flagrant délit de mensonge, ils ont commencé par dire : « Mais A., il ne faut pas compliquer la situation, etc. », pour trouver une parade à l’affrontement. J’ai dit : « Bon d’accord, ce n’est pas important. Comme vous voulez une concertation avec les Chinois, je vais m’occuper des démarches auprès d’eux pour qu’on cale une autre date de réunion ». Nous en étions à cette étape avec eux. Je suis retourné vers ma base pour leur dire que la mairie avait affirmé que notre site serait bientôt opérationnel, mais qu’ils n’étaient pas encore d’accord avec la condition que j’avais proposée. Ils m’ont quand même dit qu’ils chercheraient à trouver un accord avec les Chinois et nous. Le déguerpissement a été une véritable surprise parce que l’adjoint au maire aurait dû me dire clairement que le maire serait là le samedi, que le travail de déguerpissement devait démarrer incessamment parce qu’ils ne pouvaient nous attendre. Ils ont compris qu’ils ne pourraient pas honorer leur engagement et ils n’ont pas eu la franchise de le dire. Mais ils se disent sans doute que si nous sommes informés à l’avance, nous organiserons sans nul doute la résistance. (A. N.)

81Ici, l’assurance de leur capacité d’action, l’impression d’un contrôle sur la situation et les habituelles déclarations d’intention du maire sans suite ont contribué à brouiller les sorties médiatiques : une erreur de cadrage. Comme en rend compte l’extrait d’entretien avec le leader des marchands de Centenaire, les déclarations du maire dans la presse sont interprétées comme l’expression d’une autorité faible donnant l’air de maîtriser la situation. Pour ce leader associatif, usant de l’ironie pour pointer le mensonge flagrant du maire affirmant être en concertation avec les Chinois, les sorties de ce dernier dans la presse – jusqu’ici non concrétisées – n’entament pas le contrôle des commerçants de rue sur le cours des évènements. Ils sont confortés dans leur conviction par les sommations adressées par le préfet et non signées par celui-ci ; « ce qui fait que nous ne les avons pas pris au sérieux », déclare un groupe de marchands.

82En réalité, les évènements récents, loin d’inscrire l’action de la municipalité dans une nouvelle phase de son rapport aux organisations de commerçants de rue, participent à l’aboutissement d’un long processus d’interaction stratégique faisant apparaître la « fabrication » de cadres des intervenants municipaux. Le texte public presté grâce à une bonne « maîtrise des impressions » laissait croire à une soumission à la démocratie et la participation.

83Le caractère indocile des commerçants de rue et l’intention de contourner cette indocilité ne sont pas étrangers à la stratégie adoptée. En soutenant publiquement l’accord préalable des commerçants de rue pour leur recasement, les autorités municipales suscitent l’avis favorable des citadins tout comme elles anticipent sur les mouvements d’humeur de ces derniers, fragilisés auprès de l’opinion publique par la tendance notoire à réparer leur honneur par la virulence du propos, dans l’irrespect de la civilité. Contraints d’endosser le rôle de coopérants, partie prenante d’une négociation aux contours déjà finalisés, les leaders font bonne figure. Les sorties médiatiques et les campagnes ont été pour une fois inexistantes. La question du déguerpissement fut traitée dans la rubrique « faits divers » émaillée par les tentatives de résistance de groupes de petits commerçants essayant de revenir en force sur le site quelques jours après le succès du déguerpissement.

La mobilisation des compétences pour résister

84La découverte de la duperie discrédite à l’évidence les autorités municipales et entame la confiance en celles-ci. Elle introduit également le doute sur leurs capacités de maîtrise et de définition de la situation.

Ils ne me respectent pas et veulent que, moi, je les respecte. Je ne l’accepte pas ! Ils veulent une personne malléable, qui accepte tout pour qu’on puisse émettre le jugement favorable que « ce garçon est conciliant ». Moi, j’aime les gens de principe. Quand je suis en affaires avec quelqu’un, j’aime que ses actes coïncident avec son discours. Quand tu n’as pas de principe et que tu joues à cache-cache, je suis également en mesure de te suivre dans ce jeu. Me dédire d’une manière éhontée sans gêne, moi aussi, j’en suis capable. Une responsabilité doit être cohérente. Moi, je ne peux pas avoir de respect pour une personne qui ne respecte pas ses engagements. S’ils m’avaient averti, j’aurais pu dire aux gars que nous serions déguerpis samedi pour que je puisse conserver mon honneur auprès d’eux. Mais te faire partir, tout casser sur ton passage et te réinviter demain à la table de négociation, pour moi, c’est une duperie. (A. N.)

85Mais si la question « que se passe-t-il ? » – indissociable au travail de cadrage – se pose face à la tournure des évènements, les commerçants de rue n’en perdent pas pour autant leur réflexivité et leur capacité de résistance. Certes, la concrétisation du déguerpissement interroge leur pouvoir proclamé sur le cours des évènements. Mais avec le recul, ils parviennent à dénouer l’intrigue ayant contribuée à leur marginalisation auprès de l’opinion publique et leur éviction planifiée de leur lieu de travail.

Pour nous marginaliser, le maire a d’abord commencé par le pavage des lieux symboliques des différents penthies lébous27, ensuite des mosquées et quelques artères bien en vue de Dakar. Puis, prenant à témoin la population dakaroise, il a dit : « Voilà ce que je veux faire pour Dakar et ce sont les ambulants qui m’empêchent d’embellir cette ville ». Sur nos sommations, il est mentionné que la raison du déguerpissement est l’activité de pavage de Centenaire, or, comme tu peux le voir, seuls les ronds-points ont été jusqu’ici pavés. Donc c’est juste pour leurrer les gens avant les prochaines élections. L’autre élément, c’est qu’il ne s’est pas attaqué de front à la dissolution de tous les marchés. Contrairement à ses prédécesseurs en 2007, sa démarche a été progressive. En ne s’attaquant pas au déguerpissement de tous les marchés dans un même mouvement, il affaiblit notre capacité de protestation. D’abord Sandaga, l’université, puis Centenaire. (Aliou, 23 ans, tablier à Centenaire, rencontré après l’opération de déguerpissement sur ce même site)

86En procédant au cas par cas, la municipalité empêche l’émergence d’un mouvement de contestation, voire des émeutes comme en 2007. La tactique n’étouffe pas les capacités à agir, mais elle canalise avec succès la résonance du sentiment de frustration et d’injustice partagé par les acteurs locaux du site visé par la campagne de déguerpissement.

87La résistance face à cette démonstration de force et de supercherie s’est exprimée aussitôt par la tentative du leader de restaurer son image auprès des publics. Il réaffirme en effet le maintien de l’estime de soi et la démonstration de sa dignité :

Quand je suis arrivé, c’est l’agent de la mairie C. qui organisait le déguerpissement. Dès mon arrivée sur les lieux, en face des policiers, il m’a fait l’accolade en disant : « Voici le président, le chef, mon ami », comme si nous étions amis. Je lui ai dit : « C., arrête cette hypocrisie toute sénégalaise : être le bourreau et oser se montrer aux obsèques de sa victime ! Arrête ça ! Moi, je ne suis pas d’humeur à plaisanter avec toi ». C’est devant les policiers que je lui ai dit qu’en tant qu’autorité, ils devaient arrêter de semer le trouble dans l’esprit des gens. Il m’a dit que ce n’était pas grave, qu’il m’expliquerait plus tard, essayant de calmer le jeu. « Hé ! Tu ne parles pas à un enfant », lui ai-je répondu ! « Tu amènes un grand renfort de volontaires et de policiers sur le site pour malmener les gens, et tu oses dire que tu es mon ami ! Vous, vous n’auriez pas dû faire ça puisque nous n’étions pas encore à cette étape ». (A. N.)

88Chez les marchands, la mesure prend par surprise mais n’ébranle pas outre mesure ; sans doute renforce-t-elle la peur de l’avenir sans affaiblir leur détermination à continuer leur activité.

89Ces longues années d’accalmie ont suscité le recentrage autour des stratégies de territorialisation de l’espace et de marketing. La nouvelle situation impose l’inventivité, l’adaptation face à la réaffirmation du nouveau contexte de rapports de force par la mobilisation de ressources sociales et économiques. Si certains s’inscrivent dans une posture de refus catégorique du nouveau site de recasement, comptant sur la complicité de réseaux de connaissances pour camoufler leur stock de marchandises et continuer à travailler dans ces espaces dont l’intermédiarité s’est renforcée, d’autres prennent d’assaut le nouveau site du « Champ des courses », rebaptisé « cimetière institué pour ensevelir des personnes encore vivantes », en raison de sa configuration rectangulaire, son enclavement et l’inscription à même le sol des noms de ses futurs occupants sur des petits espaces rectangulaires (1,5 m). Ce nouveau site est partagé avec d’autres « infortunés » : des vendeurs de fruits et légumes du marché de Sandaga récemment déguerpis. La réattribution d’un espace de vente sur le nouveau site, perçue comme une assurance face à un avenir incertain, s’allie au refus d’être captif d’un lieu. Entre commerçants de rue, conviction est faite qu’ils n’occuperont jamais cet espace. Pour les y inciter, la mairie distille pourtant l’information que les contrevenants qui regagnent leur site ancien, qui ne se réinstallent pas sur le nouveau site ou qui cèdent leur parcelle à d’autres, seront considérés comme des fraudeurs passibles d’une peine d’un an d’emprisonnement. L’information paraît ahurissante et amuse ces jeunes aguerris par les jeux de cache-cache avec les forces de l’ordre et dont l’expérience professionnelle s’est forgée par leur capacité à endurer la répression. Leur inscription effectuée, c’est à Centenaire, au marché de Colobane ou à Petersen que retournent travailler nombre d’entre eux en évitant les forces de l’ordre.

90La perte récente de leur droit sur l’espace par la réactivation de la loi de 1978 relative à la répression du commerce de rue traduit aux yeux de l’opinion publique la victoire de la norme sur les « illégalismes populaires ». Mais le repli stratégique des marchands par l’évitement de situations de confrontation aux forces de l’ordre et la résistance sourde par la récidive n’est pas une situation nouvelle. Ce repli autorise à appréhender l’échec tout comme les victoires anciennes comme des équilibres précaires inscrits dans un système de relations de pouvoir qui, dans la perspective d’un auteur comme Foucault (1975), renferme une marge non négligeable d’inversion du rapport de force. La matérialisation du déguerpissement ne remet pas en cause les acquis symboliques du mouvement, « l’image positive d’eux-mêmes », l’estime de soi et la valorisation de leur qualité de citoyen de plein droit. Ici, leur reconnaissance médiatique et politique traduite par l’implication de ses leaders dans des rassemblements orientés, le droit à la prise de parole publique, l’intégration des leaders par le système politique comme partenaires dans des négociations ponctuelles, ont concouru à la consolidation de leur existence publique. L’échec réel dans ce nouveau contexte répressif se mesurera à l’aune de leurs capacités individuelles et collectives à préserver le dispositif de confiance, le système de loyauté et de solidarité ; capacités nées de la rencontre de groupes déterritorialisés et d’autochtones dans ces espaces intermédiaires.