1Tout au long de ce travail, nous nous sommes efforcée d’expliciter le processus qui a conduit à une manière particulière d’envisager l’excellence, à la formation et à la persistance d’un « esprit de l’alpinisme » dont on trouve les racines au Royaume-Uni il y a plus de cent cinquante ans. L’esprit du capitalisme, écrivait Max Weber, « doit être composé progressivement, à partir de chacun de ses éléments, empruntés à la réalité historique. La saisie conceptuelle définitive ne peut donc advenir au début de la recherche, mais seulement à son terme »1. Il en va de même de l’esprit de l’alpinisme, entendu à la fois comme mentalité, esprit de corps, principes éthiques. Nous avons défini l’excellence comme un triple rapport : à l’activité, à soi et aux autres. Au terme de ce travail sociogénétique, nous sommes en mesure de spécifier la nature de ces différents rapports.

L’excellence comme rapport à l’activité

2Comme rapport à l’activité, l’excellence repose sur une éthique. Celle-ci dérive historiquement du fair-play sportif, importé dans l’alpinisme par ses précurseurs au terme d’une socialisation sportive reçue dans les lieux d’éducation de l’élite victorienne, public schools et grandes universités. C’est pourquoi l’éthique, pour garantir une égalité sportive des chances entre l’alpiniste et la montagne, conduit à un usage limité des aides artificielles de progression. Plus généralement, les principes éthiques qui régissent l’alpinisme découlent de l’ethos des élites sociales victoriennes : sens de l’honneur, retenue, abnégation, probité, sont autant de qualités valorisées par les gentlemen de l’Alpine Club et que l’on retrouve dans leur rapport à l’alpinisme, tout comme on les retrouve dans d’autres activités.

3Le respect inconditionnel de l’éthique chez les grands alpinistes permet de constater que l’excellence se situe bien « en deçà » des désaccords superficiels et circonstanciels qui, tout au long de l’histoire de l’alpinisme, opposent différentes fractions de son élite. Derrière ces débats qui divisent les tenants de telle ou telle forme d’alpinisme (rocheux ou neigeux, local ou d’expédition, etc.) ou même les partisans de telles ou telles aides artificielles (oxygène, pitons, etc.) – des prises de position qu’il est possible de relier à des positions dans un espace de l’alpinisme –, nous avons pu montrer que l’on retrouvait toujours les mêmes principes éthiques. Notre manière d’appréhender l’excellence met ainsi au second plan, derrière l’éthique, les débats superficiels.

4De ce rapport éthique à l’activité découlent plusieurs conséquences. D’une part, l’excellence n’est pas seulement une question de performance, car il s’agit aussi de pratiquer dans le « bon style » et le « bon esprit ». L’alpinisme, sur ce point, s’éloigne du sport pour se rapprocher d’autres univers sociaux, en particulier l’univers artistique. D’autre part, du fait d’une dynamique intergénérationnelle de distinction, le respect de l’éthique conduit à un engagement croissant pour les grands alpinistes, un engagement qui devient peu à peu « corps et âme », au point que l’on peut commencer à parler de vocation.

L’excellence comme rapport à soi

5Comme rapport à soi, l’excellence peut ainsi se concevoir comme une vocation. Le grand alpiniste voué à sa passion tend à la vivre sur le mode enchanté de l’évidence et à s’y investir de manière quasi totale. Pour comprendre l’avènement sur le long terme de ce type de vocation, nous sommes revenue sur le processus historique suivant lequel, de loisir, l’alpinisme est devenu une vocation aux coûts élevés pour ses pratiquants les plus investis. Nous l’avons relié avec la généralisation de l’himalayisme et, de manière plus générale, avec le durcissement continu de l’éthique. Dans notre thèse en ligne, nous revenons également sur la genèse sur le « temps court » des trajectoires individuelles, de la vocation.

6Justement parce que l’excellence signifie un rapport vocationnel à l’alpinisme et un regard enchanté sur l’existence, le matériau autobiographique nécessite un traitement vigilant. Il s’agit d’un matériau riche, mais complexe, qui réclamait d’être attentif à ce qui se disait en deçà du récit factuel de l’existence (voir l'« Addendum méthodologique »). L’autobiographie est à la fois un récit de trajectoire et un récit de vocation, un récit factuel et un récit symbolique, un récit de description et un récit d’affiliation à un collectif. C’est, en cela, un matériau idéal pour étudier l’excellence.

L’excellence comme rapport aux autres

7Comme rapport aux autres, l’excellence s’appuie sur une distinction. Celle-ci est au fondement des discours des membres de l’élite de l’alpinisme. Elle participe de leur présentation de soi, eux qui doivent se différencier à la fois des petits alpinistes et des non-alpinistes. La distinction est aussi collective : en se distinguant des petits et des profanes, le grand alpiniste signale son appartenance au groupe des « alpinistes » et, parmi eux, des « grands ». Ce discours de distinction, qui repose sur une supériorité du haut sur le bas, du sacré sur le profane, du pur sur l’impur, n’est pas sans connotation religieuse. Il s’agit aussi d’un discours de sacralisation, tel qu’on l’observe dans l’art2.

8Faire la genèse historique de ce discours, pour mieux en comprendre les modalités, consiste d’abord à en mettre au jour les bases sociales. L’alpinisme est inventé et codifié par un groupe socialement et sexuellement homogène. C’est cette forte homogénéité, maintenue pendant près d’un siècle, qui explique le succès de la conception de l’excellence forgée par les Britanniques. Il en ressort que les représentations de l’excellence en alpinisme reflètent encore aujourd’hui les caractéristiques du groupe social qui en est à l’origine. L’excellence est masculine, socialement et moralement élevée, pour ne pas dire aristocratique. En tant que les Britanniques ont dominé l’alpinisme pendant plusieurs décennies, il est essentiel de revenir sur les singularités du modèle britannique des premiers temps pour comprendre la manière dont se conçoit l’excellence, au Royaume-Uni, mais aussi en France. Il serait ainsi impossible d’en comprendre les caractéristiques actuelles sans un retour vers sa genèse et vers ses temps constituants. D’ailleurs, l’alpinisme britannique continue, dans les représentations que s’en font les alpinistes, de caractériser une forme plus « pure » d’alpinisme. Le respect inconditionnel de l’éthique par les Britanniques leur vaut ainsi le respect des Français.

9Les procédés de distinction que l’on observe chez ces grands alpinistes deviennent intéressants à étudier lorsqu’ils remplissent à plein leur fonction d’affiliation symbolique à une élite, c’est-à-dire lorsqu’ils sont utilisés par des individus dépourvus des caractéristiques habituelles des membres de cette élite : les femmes, traditionnellement exclues du grand alpinisme, mais aussi les alpinistes de milieux populaires. Ces derniers, lorsqu’ils entrent dans l’élite, en reprennent les schèmes distinctifs traditionnels et, avec un zèle remarquable, affirment le fossé qui les sépare des « petits » et des touristes. Cela permet peut-être d’avancer l’idée selon laquelle l’élite de l’alpinisme posséderait bel et bien une identité collective appuyée sur la conscience de faire partie du même groupe (un « nous inclusif ») et sur une distinction par rapport aux autres groupes (un « nous exclusif »)3.

Autonomisation et maintien de l’excellence

10Ce dernier point permet de souligner un processus important mis en lumière dans ce travail : l’autonomisation d’une forme d’excellence par rapport au groupe dans lequel elle a été codifiée. Si « l’esprit de l’alpinisme » voit le jour dans un groupe et un contexte particuliers, le succès de cette codification initiale se mesure en ce que l’esprit se diffuse en dehors de son pays d’origine, par exemple vers la France, et surtout en ce qu’il se maintient alors même que le contexte a changé et que le groupe s’est dissout. Une fois cristallisé, il finit par remplir une fonction d’intégration dans l’élite de l’alpinisme : qui veut en faire partie doit d’abord le connaître et s’y conformer. C’est ainsi que les alpinistes de milieux populaires et les guides peuvent à terme faire partie de cette élite dont ils étaient à l’origine exclus, car ne possédant pas les caractéristiques sociales adéquates. Quant aux femmes, les autres outsiders historiques de l’alpinisme, la connotation masculine de l’excellence leur rend la tâche plus difficile. Certaines, malgré tout, parviennent à surmonter ces barrières en abdiquant leur statut de femme pour mettre en avant celui d’alpiniste « comme les autres ».

11Cela renvoie à un autre processus important : l’effort constant de maintien de l’excellence dans sa conception originelle. Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello montraient comment le capitalisme parvenait à se maintenir en s’adaptant et en faisant évoluer l’idéologie le justifiant, son esprit4. Dans l’alpinisme, nous avons voulu mettre l’accent, non pas tant sur les adaptations de l’esprit de l’alpinisme que sur sa permanence et les efforts des grands alpinistes pour le maintenir dans un état proche de son état initial. C’est ainsi que l’AC, pour garder la main, finit par accepter des alpinistes de milieux sociaux non conformes et, finalement, des femmes. Cependant, il s’agit là d’adaptations qui ne modifient pas en profondeur la manière dont est conçue l’excellence. Les nouveaux alpinistes acquièrent un droit d’entrée, mais demeurent minoritaires ; ils se conforment plus qu’ils ne contestent le modèle d’excellence en vigueur. De même, l’alpinisme se professionnalise et se sportivise, mais ces phénomènes demeurent limités et les professionnels et alpinistes « sportifs » fortement suspects. Si l’esprit demeure proche de sa forme initiale, c’est ainsi parce que l’élite de l’alpinisme résiste avec force aux changements qu’elle perçoit le plus comme des menaces : la sportivisation, la professionnalisation, l’institutionnalisation. Elle résiste au processus habituel de rationalisation que l’on observe dans de nombreuses autres activités, dont le sport, à partir duquel elle s’est construite, puis différenciée. D’où des références, dans les discours, aux proximités entre l’alpinisme et l’art ou la religion, des activités qui le grandissent, le distinguent et le réenchantent. D’où également, l’importance de l’écriture et des récits dans une activité pourtant physique, des récits qui ont contribué à la transmission et à la pérennisation de ses traditions et de son esprit.

12Ces deux derniers points, le maintien de l’excellence dans sa conception originelle en même temps que son autonomisation du groupe qui l’a forgée ne sont pas propres à l’alpinisme : la science, l’art sont également des domaines où l’on observe ce processus de codification par une élite, suivi par une survivance de l’excellence sans cette élite.

13Pour toutes ces raisons, l’alpinisme, que l’on peut situer au croisement de plusieurs domaines d’activité, coupe au travers des partitions habituelles de la sociologie. Ce faisant, elle est l’une de ces activités singulières qui amènent, plus généralement, à repenser la séparation en sphères d’activité – comme le « sport », « l’art », ou la « religion » – et la manière dont on appréhende certaines divisions du monde social. Il n’y a qu’à lire les titres d’autobiographies pour percevoir cette place singulière, que seul un long détour historique a permis de comprendre et d’objectiver : Les conquérants de l’inutile (Terray, 1961), The Spirit of the Hills (Smythe, 1935), The Evidence of Things not Seen (Murray, 2002), Deep Play (Pritchard, 1973), Learning to Breathe (Cave, 2005), La montagne intérieure (Daudet, 2004)…