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Chapitre 6
Les nouveaux contours sociaux de l’excellence
p. 227-245
Texte intégral
1Après la guerre, l’élite de l’alpinisme tend à s’ouvrir et à se professionnaliser, de manière toute relative cependant. Ces phénomènes sont le résultat d’une conjonction de facteurs, certains que nous venons d’évoquer (notamment le développement de l’himalayisme), d’autres, de nature socio-économique, ou institutionnelle, que nous évoquerons. À quoi ressemble alors la population des « grands alpinistes », au Royaume-Uni et en France ? Après en avoir dressé les contours, nous regarderons ce que ces changements « font » à un esprit de l’alpinisme qui a peu évolué depuis un siècle.
Morphologie de l’alpinisme britannique d’après-guerre : une ouverture limitée
2Avant la seconde guerre mondiale, malgré un timide début d’ouverture, l’alpinisme britannique reste en grande majorité une pratique pour les membres de la bourgeoisie. Ses modalités de pratique les plus légitimes en particulier (des ascensions difficiles, hautes et lointaines) sont réservées à une élite sociale. Cela change après la guerre. L’alpinisme s’ouvre au point qu’il devient plus difficile de dégager des profils sociaux relatifs au type d’alpinisme pratiqué. Cependant, cette ouverture, qui n’a pas lieu sans à-coups, n’est pas totale. Surtout, comme dans d’autres pratiques, si le milieu social détermine moins qu’avant l’accès à l’alpinisme, il est discriminant dans les manières de pratiquer et de gérer sa « carrière ». L’alpinisme britannique reste ainsi, à bien des égards, une pratique classante.
Au sortir de la guerre : une élite de l’alpinisme polarisée socialement
3La fin des années quarante et le début des années cinquante voient la poursuite du timide mouvement de démocratisation de l’alpinisme d’avant-guerre, dans un contexte socio-économique de plein-emploi1. Les clubs de marche et d’alpinisme créés dans les années trente, au recrutement plus populaire, se maintiennent et se renforcent. Il en résulte une nébuleuse de clubs qui ne cesse de grossir. En 1944, vingt-cinq clubs sont regroupés sous l’égide du British Mountaineering Council. Quinze ans plus tard, ce nombre a été multiplié par quatre. L’immédiat après-guerre correspond également à la promulgation de l’Access to Mountains Bill, qui garantit l’accès libre aux montagnes et met fin aux conflits opposant les pratiquants aux propriétaires2.
4Ce mouvement d’ouverture n’a pas lieu au sein de l’AC, qui reste socialement très sélectif. L’étude des milieux sociaux d’appartenance des deux cent soixante-dix nouveaux adhérents à l’AC entre 1958 et 1969 permet de constater que 86 % d’entre eux appartiennent aux classes supérieures, 6 % aux classes moyennes, et aucun aux classes populaires3, alors qu’au même moment, les classes supérieures représentent à peine 12 % de la population active4. Les notices nécrologiques de l’AJ, un bon moyen d’appréhender qualitativement le milieu social des membres du club, ont remarquablement peu changé depuis la première en 1880 : longues de plusieurs pages, elles mettent sur un même plan les trajectoires alpinistiques, scolaires et professionnelles, trajectoires dont la compréhension suppose la maîtrise de références implicitement partagées. Leur lecture produit une impression singulière de redondance qui contribue à donner un surcroît de visibilité aux individus atypiques, comme ce G. Bintley (1932-2013), dont il est (ironiquement) précisé qu’il était populaire alors qu’il « n’était pas un écrivain, et qu’il n’avait pas de relations dans les sphères éducative ou administrative » (AJ, vol. 117, 2014, p. 367).
5La sélection sociale qui persiste au sein de l’AC a des conséquences sur les carrières auxquelles peuvent prétendre les alpinistes. La participation à une expédition sur l’Everest, l’enjeu majeur de l’après-guerre, dépend de l’Everest Committee et, indirectement, de l’AC. Aucun outsider ne s’y voit par conséquent invité. Tom Patey (1932-1970) en tire une chanson satirique intitulée « La chanson de l’Alpine Club », critique de l’entre-soi du club, des public schools, de l’amateurisme forcené, et parodie du style maniéré de l’AJ :
Le Sang Noble des Pairs Anglais / Sait s’adapter à l’atmosphère raréfiée / Et c’est pourquoi tout ce réseau [The Old School Tie] / Est capable d’aller très haut. Ils y vont ! Sacré spectacle ! Foulant aux pieds la Neige Immaculée !5
Nos alpinistes ne sont pas des idiots / Ils sortent des meilleures public schools / Vous ne pouvez pas vous tromper avec ceux de l’Everest / C’est pourquoi ils sont choisis encore et encore / Encore et encore et encore et encore / […] Ils jouent le jeu, ils en connaissent les règles.6
6Une strophe évoque l’arrivée d’alpinistes des classes populaires au sein d’expéditions secondaires. C’est ainsi que Joe Brown (1930-2020), plombier de Manchester, est invité à l’expédition de reconnaissance de 1955 sur le Kangchenjunga, qu’il conduit au sommet :
Les coutumes changent et hélas / Nous acceptons à présent la working class / Nous avons donc invité le Bon Vieux Joe / À venir prendre part au show […]7
7Les nouveaux alpinistes issus des classes populaires, comme Brown, sont baptisés les hard men. Bien que minoritaires, leur présence va marquer durablement les esprits. Joe Brown demeure une exception. Son compagnon de cordée, Don Whillans (1933-1985), est remplacé par des « hommes pleins de tact » :
Une dernière question pour Sir John / Où sont passés les hard men ? / Le bon vieux Joe ! Pourquoi pas Don ? Où était Christian Bonington ? / Sir John répondit : “Les alpinistes / Qui ont planté le drapeau dans les Pamirs / Étaient des hommes de charme, de tact, et de compétence / débordant de bonne volonté.8
8La fermeture sociale persistante de l’AC dans les années cinquante n’empêche donc pas l’arrivée sur la scène alpinistique de membres des classes populaires. Ces derniers, comme c’était déjà le cas dans les années trente et quarante, se regroupent dans des clubs ouvriers locaux, d’abord informels. Deux clubs se détachent. Le premier, le Creagh Dhu Mountaineering Club est un club essentiellement ouvrier, masculin, créé en 1930 à Glasgow. Parmi les critères de sélection, une réputation de « dur » pouvait jouer en faveur du postulant, comme l’explique ici un de ces membres : « C’était un club macho. Si ta tête ne leur revenait pas, tu ne pouvais pas entrer. Il y avait beaucoup de gens au Creagh Dhu qui n’étaient pas vraiment des alpinistes, il fallait avoir d’autres qualités, une sorte de caractère. Être imbuvable donnait de bonnes chances »9.
9John C. Cunningham (1927-1980), ouvrier des docks de Glasgow, puis instructeur d’alpinisme, est l’un de ses membres les plus connus. Il ouvre des voies difficiles au Royaume-Uni, mais se rend aussi dans l’Himalaya, en 1953, sur le Pumori, en 1956 et en 1975, sur la face sud-ouest de l’Everest.
10Le second club ouvrier passé à la postérité est le Rock and Ice de Manchester, créé en 1951 à partir d’un groupement informel, le Valkyrie Club. Avec des membres comme Joe Brown (1930-2020), Don Whillans (1933-1985), Ron Moseley (1931-), ou encore Nat Allen (1928-1995), le club devient rapidement célèbre. « Pour nous », écrit Dennis Gray, « ils étaient l’équivalent de ce que seraient dix ans plus tard les Beatles sur la scène musicale »10. La réputation du club n’est pas usurpée, car les performances de ses membres, tant localement que dans les Alpes et, rapidement, dans l’Himalaya, sont exceptionnelles. Il faut dire que ce sont des alpinistes aguerris, bien entraînés dans les massifs britanniques. En 1954, lors de leur second séjour dans les Alpes, Brown et Whillans ouvrent ainsi, sur la face sud de Blaitière, un des itinéraires parmi les plus difficiles du massif, la « fissure Brown ». Cette voie, à une période où les Anglais ne s’illustraient guère plus dans les Alpes, marque « une nouvelle étape dans l’évolution de l’alpinisme alpin britannique d’après-guerre »11.
11Notre analyse quantitative de l’élite de l’alpinisme permet de rendre compte de l’arrivée, à partir de la seconde guerre mondiale, d’alpinistes de milieux populaires au sein de l’élite. Alors que ces derniers en étaient absents jusqu’à la guerre, ils représentent 7 % des effectifs pour la génération des pratiquants de 1940 à 1970 ; les classes moyennes, absentes de l’élite avant la première guerre mondiale, en représentent 11 % dans l’entre-deux-guerre et 19 % en 1940 et 1970. Notons que ces proportions, déjà faibles, diminueront ensuite. L’analyse des origines sociales des alpinistes vient appuyer ces résultats, les alpinistes issus des classes populaires formant 27 % de l’élite d’après-guerre (1 % avant), ceux issus des classes moyennes 22 % (4 % avant).
12Si les alpinistes des classes populaires sont si peu nombreux, les hard men en font-ils vraiment partie ? Indiscutablement, les deux hard men les plus emblématiques sont Don Whillans et Joe Brown, tous deux issus de Manchester. Whillans a fait l’objet de deux biographies, d’une autobiographie (coécrite) et de nombreux articles. Fils d’un employé d’une grosse épicerie, élevé dans une banlieue pavillonnaire, il devient plombier à quatorze ans. Il sera tour à tour ouvrier, maçon, moniteur d’alpinisme, et alpiniste professionnel (il réussissait, entre les expéditions, à vivre des revenus générés par celles-ci). Brown, quant à lui, vient d’un quartier pauvre où l’élève une mère veuve, femme de ménage. Contrairement à Whillans, Brown est vraiment issu de la classe ouvrière. Il est lui aussi plombier à quatorze ans, lui aussi pour peu de temps. Après une expérience d’instructeur d’alpinisme, il ouvre un magasin de matériel d’alpinisme. Ayant bénéficié d’une trajectoire ascendante qui le fait entrer dans le groupe des petits indépendants, Brown ne fait donc pas partie, à strictement parler, des classes populaires. Il en va de même d’autres hard men. John C. Cunningham (1927-1980), par exemple, de père ouvrier et de mère femme de ménage, commence adolescent comme ouvrier dans les docks de Clydeside, puis travaille pour la British Antarctic Survey, avant de devenir instructeur d’alpinisme. Bill Peascod (1920-1985) est un autre hard man ayant suivi une trajectoire similaire12. Mineur à treize ans issu d’une famille de mineurs, il suit des cours du soir et devient ingénieur, puis professeur en ingénierie minière.
13Dans notre recherche, la difficulté à classer ces individus est accrue par leurs trajectoires ascendantes. Le choix de les classer en fonction de leur « point d’arrivée »13 conduit à une surreprésentation des classes supérieures, et témoigne une fois de plus de la nécessité d’expliciter clairement les choix de classement effectués14. Cela ne nous empêchera pas, dans le versant qualitatif de l’analyse, de désigner Cunningham, Peascod, Brown et d’autres comme des hard men. S’ils ne sont pas ou plus ouvriers, par leurs conditions de vie, leur culture, leurs réseaux de sociabilité, leur manière de pratiquer l’alpinisme, ils sont des hard men. L’aura dont bénéficient les hard men a ainsi contribué à étiqueter comme alpinistes de la classe ouvrière des individus qui n’en faisaient pas réellement partie, et à fédérer symboliquement des individus qui se situaient en fait aux marges du groupe social dans lequel l’alpinisme recrutait traditionnellement son élite. Elle a également contribué à ce que les historiens accordent une place prépondérante aux alpinistes de la classe ouvrière bien que ces derniers soient en réalité restés minoritaires.
À partir des années soixante-dix : une élite populaire et sans classes ?
14Après les années soixante, la tendance amorcée dès les années trente et qui s’était accélérée après la guerre, celle d’une ouverture de l’élite de l’alpinisme aux classes populaires, s’essouffle. Même en considérant une élite plus large que l’AC, celle-ci reste elle aussi majoritairement composée d’alpinistes des classes favorisées et, chose nouvelle, d’alpinistes des classes moyennes. Ce tableau n’est pas nécessairement celui qui ressort des commentaires que portent les alpinistes sur leur groupe, ni même de travaux d’histoire de l’alpinisme consacrée à cette période, qui insistent sur deux phénomènes : la domination de l’alpinisme par les working class climbers et l’avènement des étudiants sans classe (classless students). Nous montrerons, données à l’appui, que toutes deux sont fausses à certains égards.
15Les hard men ont à ce point marqué l’alpinisme britannique que les générations suivantes tentent de leur ressembler, ce qui peut passer par la mise en avant d’origines prolétaires et, surtout, par certaines attitudes. Dans les années soixante et soixante-dix, écrit Peter Donnelly, « il devint obligatoire dans la sous-culture des alpinistes, quelle que soit son appartenance sociale, de ne pas prononcer les “h”15, d’avoir une casquette (symbole de la classe populaire), de conduire un mini van, de porter des vêtements sales et abîmés, d’adopter de manière intransigeante et nationaliste un comportement “britannique” dans les Alpes, et de forcer sur la boisson »16. Pour autant, les grands alpinistes étaient loin d’être issus de la working class. L’analyse des données de l’AC et de notre reconstitution de l’élite (fig. 1) permet de voir, entre 1958 et 2007, que les classes supérieures (en gris) restent largement surreprésentées au sein de l’AC (76 % dans les années 2000, contre 2,7 % pour les classes populaires17 et 5,4 % pour les classes moyennes).
16On observe également au sein du club l’apparition de guides et d’instructeurs qui, quasiment inexistants dans les années soixante, forment 7 % des effectifs dans les années 2000. On note également quelques entrepreneurs du secteur de l’outdoor (propriétaire d’un magasin de matériel de montagne, directeur d’agence de trekking, etc.), que nous avons classés, la plupart du temps, dans la catégorie « chefs d’entreprise ». Ces derniers forment 3,2 % de la population de l’AC entre 1958 et 2007. Ces évolutions conjointes sont également visibles dans notre reconstitution de l’élite britannique de l’alpinisme18, même si les faibles effectifs conduisent à interpréter les résultats avec prudence.
17L’évolution de la composition sociale de l’élite de l’alpinisme est à mettre en relation avec les changements sociaux qui affectent alors la société britannique. Parmi ces derniers, la massification de l’enseignement. Avant la guerre, 1 % des alpinistes de notre base proviennent des classes populaires et 4 % des classes moyennes ; après la guerre, ils sont respectivement 27 % et 22 %. Si les alpinistes restent en majorité des hommes des classes supérieures, c’est, de plus en plus, au terme de trajectoires sociales ascendantes. Alors qu’avant la guerre, la grande majorité (95 %) des alpinistes avaient bénéficié d’une éducation sélective (public schools, écoles sélectives, voire tuteurs privés), cette proportion diminue après la guerre : un tiers des pratiquants a fréquenté des écoles locales moins sélectives (comprehensive schools). Un même constat peut être fait pour l’enseignement supérieur : les alpinistes des années soixante-dix et ultérieures sont certes 84 % à avoir fait des études supérieures (86 % avant la guerre), mais environ 10 % d’entre eux sont passés par les grandes universités (Oxford, Cambridge, etc.) contre 60 % avant la guerre. La surreprésentation des trajectoires scolaires longues reste très nette : 3,2 % d’une génération accède à l’université au Royaume-Uni en 1950, 4 % en 1962, 8,4 % en 1970, 19,3 % en 1990, et 33 % en 200019. La nouvelle élite de l’alpinisme, bien qu’ayant perdu de sa remarquable homogénéité sociale d’avant-guerre, est bien loin du prolétariat auquel elle fait semblant d’appartenir. En fait, les nouveaux alpinistes sont souvent des étudiants initiés dans des clubs universitaires. Ce décalage amène Jack Longland, en 1977, à écrire :
De nos jours, prétendre à un statut de prolétaire est la chose à la mode, même si on ne mérite pas ce qualificatif. Une grande proportion de nos meilleurs leaders sont des étudiants, ou des ex-étudiants, et si leurs mains sont calleuses, c’est à cause de l’escalade et non du travail.20
18En revanche, l’élite de l’alpinisme n’est pas composée des mêmes élites sociales qu’auparavant, car elle ne recrute plus, comme autrefois, ses membres exclusivement dans la haute bourgeoisie. C’est sans doute à la lumière de ces nouveautés que Dennis Gray peut écrire, en 2007, qu’à partir des années soixante-dix « l’étudiant n’appartenant à aucune classe (the classless student) a remplacé l’alpiniste des classes populaires (the working-class climber) à la tête des pionniers de l’alpinisme »21. C’est également l’analyse que fait Simon Thompson dans son histoire de l’alpinisme22. Cette interprétation est en partie fausse : les grands alpinistes, justement parce qu’ils sont étudiants, font bien partie des classes supérieures et moyennes. Plus qu’un bouleversement radical du recrutement social de l’élite de l’alpinisme, on assiste à une reconfiguration du profil sociologique des classes supérieures qui la composent.
Une élite de plus en plus professionnalisée
19Une autre transformation rend l’élite de l’alpinisme plus hétérogène : sa professionnalisation. Dans les années soixante-dix, quatre-vingt, et surtout quatre-vingt-dix émerge une nouvelle catégorie de grands alpinistes : les professionnels.
20Il ne s’agit pas réellement d’une nouveauté. Shipton, Tilman, Smythe étaient déjà des professionnels qui vivaient de leurs récits. Après la guerre, davantage d’alpinistes saisissent l’opportunité, offerte par une médiatisation sans précédent de leur pratique, d’une vie tout entière consacrée à l’alpinisme. Après 1970, 27 % des alpinistes de notre base (soit dix-huit individus) sont sponsorisés et vivent de leurs ascensions. Leur proportion relativement importante au sein de l’élite ne doit pas occulter le fait qu’il ne s’agit, par rapport à l’ensemble des alpinistes, que d’une infime minorité. En outre, parmi eux, tous n’ont pas les mêmes revenus et ne bénéficient pas de la même publicité. Chris Bonington (1934-) et Doug Scott (1941-2020) sont les plus célèbres, au point, écrit Simon Thompson, d’avoir établi une sorte de « duopole dans l’arène alpinistique dans les années soixante-dix et quatre-vingt »23. À partir des années quatre-vingt-dix, les professionnels ne jouiront pas de la même assise médiatique. Les revenus que touchent ces alpinistes sont issus de récits d’ascensions, de films, de conférences, et de sponsors dont le développement accompagne celui d’un marché du matériel de montagne.
21Étant donné le caractère chronophage de la pratique, les sponsors, en l’absence d’autres sources de financement, deviennent quasi indispensables pour monter des expéditions sur des sommets à haute altitude. Les exigences de l’alpinisme d’expédition viennent ainsi bouleverser l’équilibre entre trajectoires professionnelles et sportives. Parmi ces bouleversements, la mise au second plan, voire l’abandon pur et simple, d’une carrière professionnelle stable. Les alpinistes qui, comme Mick Fowler (1956-), combinent une carrière professionnelle (de directeur des impôts) et l’alpinisme de haut niveau sont rares. Pour faire des expéditions, Fowler doit cumuler ses six semaines de congés annuels, comme le faisaient, pour se rendre dans les Alpes, les alpinistes d’avant-guerre :
J’avais envie d’aller dans d’autres massifs [que les Alpes], mais le coût, les ennuis, la probabilité élevée de ne pas parvenir à réaliser d’ascension […] pendant mon congé annuel, tout cela se combinait en un complexe ensemble d’obstacles.24
22Dès les années soixante, les alpinistes sont ainsi de plus en plus nombreux à organiser leur vie professionnelle en fonction de l’alpinisme, et non l’inverse. Les solutions sont diverses. La première consiste à alterner périodes de travail et de chômage consacré à l’alpinisme. Joe Brown explique qu’il a « de nombreux amis qui ont pris l’habitude d’arrêter de travailler au printemps pour grimper en Europe, avant de retrouver du travail en septembre, jusqu’au printemps suivant »25. Dans le contexte économique des Trente Glorieuses, cette solution est courante. Les alpinistes de cette génération que nous avons interrogés nous ont fait part d’une décennie au moins à alterner petits boulots et alpinisme :
Tu sais, on y mettait toutes nos économies, tout ce qu’on avait à la banque, on vendait notre voiture, on vendait tout ce qui nous permettait d’y aller […]. Pendant dix ans, j’ai eu des petits boulots. Je disais que je travaillerais plus quand je serais à la retraite, ce qui est le cas ! […] J’ai fait maçon, garde-chasse, j’ai travaillé pour Mountain Magazine, j’ai fait du management pour les collectivités locales. Tu sais, avec l’idée que tous ces contrats allaient se terminer, et me donner l’argent pour aller grimper. (Propos recueillis d’un Britannique, né en 1945)
23Parmi les autres solutions, choisir un métier en rapport avec l’alpinisme, comme guide, ou permettant de pratiquer plus, comme enseignant. Ces choix, inexistants avant la guerre, se généralisent : 30 % des alpinistes de notre base ont une carrière hachée ou déterminée par l’alpinisme parmi les pratiquants des années quarante-soixante. C’est le cas pour 72 % d’entre eux ensuite.
24Ces choix de carrière sont inégalement distribués. Ainsi, pour la dernière génération, on observe que les individus n’ayant pas fait d’études supérieures sont plus nombreux à avoir connu des bifurcations professionnelles en rapport avec l’alpinisme (78 %) que ceux ayant été à l’université (70 %), et parmi eux que ceux ayant fréquenté les grandes universités (50 %). Là encore, la faiblesse des effectifs (soixante-huit individus) nous incite à la prudence, et à une analyse plus qualitative à partir des autobiographies. Elles permettent de voir que ces bifurcations se généralisent aussi chez les diplômés des plus grandes universités. Aussi, lorsque l’on regarde les trajectoires professionnelles des alpinistes-étudiants, on peut constater un changement majeur par rapport aux générations précédentes : une proportion croissante ne semble pas même envisager de carrière professionnelle stable. Certains abandonnent l’université pour se consacrer à l’alpinisme, comme Dougal Haston qui arrête ses études après deux ans. D’autres obtiennent un diplôme, mais ne cherchent pas de profession stable ensuite, alternant petits boulots et expéditions. La sortie de l’université n’est plus vue comme l’entrée dans une profession, mais comme l’entrée dans une vie d’alpinisme. « J’allais terminer ma licence, mais seulement par devoir envers mes parents. Je voulais grimper », écrit Joe Simpson qui ajoute plus loin qu’il n’avait « aucunement l’intention d’utiliser [son] diplôme pour entreprendre quelque carrière que ce fût »26. C’est également le cas de Stephen Venables, pourtant sorti de Charterhouse (public school) et d’Oxford. Après une licence, « contrairement à la plupart de [s]es camarades d’Oxford [écrit-il], aucune carrière ne [l]’attendait ». Finalement, un métier s’impose, uniquement motivé par la perspective de longues périodes de congés : enseignant. « Je faisais semblant d’être dévoué à l’enseignement, alors qu’en réalité toutes mes pensées et toute mon énergie étaient tournées vers les vacances »27. C’est aussi le calcul de Boysen, Rouse, Scott. Un alpiniste ayant abandonné son métier de conseiller dans l’industrie de la construction pour devenir enseignant, nous explique :
J’ai abandonné l’argent pour l’enseignement […]. J’ai pris consciemment cette décision, car cela me permettait d’aller grimper. Ça m’énerve quand les gens disent : « oh, tu es prof », et je réponds : « c’est quand la dernière fois que tu as divisé ton salaire par deux ? ». (Propos recueillis d’un Anglais, né en 1943)
25L’autre possibilité, à moins d’être sponsorisé, est le métier de guide exercé à temps partiel. Là encore, il existait déjà des guides britanniques dans les années quarante et cinquante28, mais peu en avaient fait une carrière. La création de l’Association of British Mountain Guides en 1975, qui délivre dès 1977 des certificats reconnus internationalement, rend le métier plus attractif.
26Finalement, pour les dernières générations, l’élite de l’alpinisme se retrouve divisée en trois : 40 % de ses membres restent amateurs (ils étaient 100 % avant 1920 et encore 82 % dans les années quarante à soixante) ; 27 % sont des professionnels ; 34 % sont guides ou instructeurs.
Morphologie de l’alpinisme français d’après-guerre : une ouverture plus prononcée, une professionnalisation à la française
27Le cas français fera l’objet de développements moins importants que le cas anglais. Tout d’abord, un travail très complet a déjà été mené par Olivier Hoibian sur l’alpinisme français29. Ensuite, l’analyse de la situation française vient surtout jouer un rôle de contrepoint comparatif avec le Royaume-Uni, permettant d’émettre des hypothèses plus générales pour expliquer pourquoi une élite telle que celle de l’alpinisme s’ouvre ou demeure fermée, se professionnalise ou non, en faisant jouer le contexte. Le cas français est intéressant à cet égard, puisque l’élite alpinistique connaît une démocratisation et une professionnalisation sans commune mesure avec son équivalent britannique.
28À partir des années trente-quarante, l’alpinisme français s’ouvre, comme l’alpinisme anglais, à des populations nouvelles. Ce phénomène a été étudié, dans le cadre de la théorie des champs et à une échelle plus fine, par Olivier Hoibian, qui montre comment, au sein du « pôle de l’élitisme technique » (regroupant les promoteurs d’une vision sportive de l’alpinisme), de nouveaux groupes, issus de fractions sociales moins favorisées que les alpinistes des générations antérieures, font leur apparition30. Ce sont d’abord des alpinistes des classes moyennes, par exemple ceux du « Groupe de Bleau » dans les années vingt et trente, qui s’entraînent sur les rochers de Fontainebleau. Cette évolution a lieu en dépit d’un contrôle habile (et un temps efficace) mené par le GHM. Dans les premiers temps, l’ouverture sociale de l’alpinisme reste très limitée. Comme outre-Manche, c’est surtout après la guerre que l’alpinisme français accueille dans son élite des membres des classes populaires, à l’instar des Parisiens Guido Magnone (1917-2012), ouvrier cartonnier devenu artiste, Pierre Leroux (1921-2005), ouvrier devenu guide, Robert Paragot (1927-2019), réparateur de machines à écrire, ou Lucien Bérardini (1930-2005), ouvrier. L’ouverture en France est d’une plus forte ampleur que celle observée au Royaume-Uni, parce que l’État entreprend dès les années quarante une politique de création, de réorganisation et de contrôle des institutions de l’alpinisme.
29Nous ne décrirons pas ces évolutions institutionnelles, détaillées ailleurs31. Elles sont de plusieurs types. Il s’agit tout d’abord d’institutions de formation au métier de guide : Jeunesse et montagne (JM), en 1940, l’École nationale d’alpinisme en 1943, qui fusionne avec le Collège national d’alpinisme et de ski pour former en 1949 l’École nationale de ski et d’alpinisme (ENSA). Ce sont, ensuite, des structures militaires qui voient le jour : l’École de haute montagne (EHM), créée en 1932 pour former les chasseurs alpins, dissoute puis reconstituée en 1945, devient l’École militaire de haute montagne (EMHM) en 1966. En 1981 est rattaché en son sein un groupe d’élite créé en 1976 pour réaliser des expéditions dans un cadre militaire, le Groupe militaire de haute montagne (GMHM). Enfin, c’est une fédération de clubs qui est créée en 1942, à côté du CAF : la Fédération française de la montagne (FFM). La FFM (devenue Fédération française de la montagne et de l’escalade – FFME) et le CAF (devenu la Fédération française des clubs alpins et de montagne – FFCAM), créent chacune leur équipe masculine de jeunes alpinistes de haut niveau, en 1988 pour la première, en 1990 pour la seconde, qui se doublent d’équipes féminines en 2003 et 2007.
30Après la guerre, c’est donc tout un ensemble d’institutions de formation à l’alpinisme qui voient le jour, qu’il s’agisse de le pratiquer dans un cadre de loisir, professionnel, compétitif ou militaire. Elles contribuent à ouvrir l’alpinisme, mais aussi son élite, à de nouveaux publics. Ce paysage institutionnel très différent de ce que l’on observe au Royaume-Uni à la même époque permet en partie d’expliquer pourquoi l’alpinisme français est davantage ouvert et professionnalisé que l’alpinisme anglais. En formant à l’alpinisme de haut niveau, mais aussi en créant des débouchés professionnels permettant de réinvestir des compétences pointues en matière d’alpinisme, toutes ces institutions (en premier lieu les institutions militaires et l’ENSA) ouvrent l’élite de l’alpinisme à des individus qui en étaient socialement et géographiquement éloignés, et pour qui le métier de guide constitue un débouché tout trouvé32. La trajectoire de Pierre Leroux, jeune ouvrier parisien né en 1921, illustre bien la rupture biographique qu’a pu constituer le passage par ces institutions de formation. Après avoir été formé, en 1944, dans le corps des éclaireurs-skieurs, on l’envoie diriger un camp de l’EHM, où il apprend à la fois l’alpinisme et le métier de guide33 :
Avec le passé d’alpiniste très restreint qui était le mien, je me suis retrouvé dirigeant de ce qui était en fait un camp d’alpinisme […]. J’avais vingt-quatre ans et les stagiaires étaient de jeunes citadins volontaires, à peine moins âgés que moi. Quand je repense à tout cela, je me dis que nous étions de vrais branquignols… je n’avais fait que cinq courses dans le massif et n’avais pas même encore mis les pieds sur la Mer de Glace. […] Quoique relativement débutant, je me suis donc pratiquement retrouvé en situation de professionnel. Et cela a marché ! Lorsque [la guerre] avait éclaté, je commençais tout juste à prendre conscience de mon goût pour la montagne. En 1945, celle-ci avait pris, sans à-coups, progressivement, la première place dans ma vie. Non seulement je n’envisageais plus de m’en passer, mais je n’imaginais pas autre chose que d’y vivre en tant que moniteur et que guide.34
31Pierre Leroux suit ensuite un stage de « chef de cordée » au collège des Praz, ancêtre de l’ENSA. Un autre stage le promeut moniteur de ski, et un dernier le fait guide en 1947. Ce sont tous ces stages dans ces institutions nouvelles qui permettent à Leroux de sortir de son destin probable d’ouvrier. Nous avons pu remarquer, en comparant les trajectoires des grands alpinistes français nés à partir des années vingt, que le passage à l’ENSA, en particulier, était devenu une étape clé dans celles-ci. L’ensemble des alpinistes de notre base, à l’exception des deux femmes, Catherine Destivelle et Simone Badier, y sont passés. L’ENSA, après la guerre, devient l’institution qui consacre l’élite de l’alpinisme français, un passage quasi obligé. Rien de tel au Royaume-Uni, où un seul alpiniste de notre corpus, Andy Cave (1966-), exerce, pour un temps seulement, le métier de guide, suite à un passage par l’équivalent britannique de l’ENSA, le British Mountain Guide Association. Cette différence apparaît clairement lorsque l’on compare l’AC au GHM, qui sont des approximations de l’élite (d’où des résultats différents de ceux obtenus dans notre propre reconstitution de l’élite). Dans le premier, on compte 4 % de guides dans les années soixante-dix – 2000, et 7 % dans les années 2000-2010. Dans le second, les proportions sont des 42 % et 74 %.
32En comparant la France au Royaume-Uni, deux constats peuvent ainsi être faits. Le premier est celui d’une même tendance à la professionnalisation de l’élite, à un rythme néanmoins plus soutenu en France. Le second est celui d’une différence dans le type de professionnalisation : en France, celle-ci passe d’abord par le métier de guide ; au Royaume-Uni, elle passe par des choix professionnels spécifiques (qui s’apparentent souvent à une précarité choisie). Les sponsors ne concernent pas, dans les deux pays, la majorité des « grands alpinistes ». La forme française de professionnalisation, par le métier de guide, pourrait peut-être expliquer une plus forte ouverture sociale de l’élite de l’alpinisme dans ce pays. En effet, la croissance des guides s’accompagne d’une baisse corrélative, au sein de l’élite, des alpinistes bourgeois. Si on regarde le profil social des membres du GHM, que l’on pourrait considérer comme une approximation de l’élite de l’alpinisme, on voit bien cette perte de la prédominance initiale des classes supérieures : leur proportion passe de 89 % du club entre 1919 et 1940 à 58 % entre 1940 et 1970, à 46 % entre 1970 et 2000, et à 22 % ensuite. Si les classes populaires restent quasiment non représentées (moins de 1 %) et les classes moyennes peu représentées (entre 4 % et 12 % en fonction des périodes), le groupe qui connaît une augmentation remarquable est celui des guides : de 7 % avant 1940, ils passent à 74 % après 2000. Les élites sociales sont, en quelque sorte, remplacées par les guides. Ce phénomène est également visible dans notre reconstitution de l’élite : après 1970, les guides forment 78 % des effectifs et les classes supérieures 16 %, alors qu’ils étaient respectivement 28 % et 65 % avant 1940.
33Reste à savoir comment situer socialement ce groupe, aujourd’hui majoritaire, des guides. Pour l’INSEE, les guides font partie des professions intermédiaires, mais au-delà de ce constat, d’où viennent-ils ? À quelle classe se rattachent-ils symboliquement et culturellement ? Leur croissance au sein de l’élite signifie-t-elle vraiment une moyennisation, un « désembourgeoisement » de celle-ci ? Il est difficile de répondre à cette question, car on manque d’informations sur leurs origines sociales. Dans notre base, les guides d’avant-guerre étaient principalement issus de milieux montagnards modestes ; après celle-ci, ils cessent de l’être, et si on observe une légère prédominance d’individus d’origines sociales modestes, plus de la moitié ont des origines sociales inconnues. Plusieurs enquêtes statistiques effectuées depuis les années soixante-dix sur les guides diplômés de l’ENSA permettent d’émettre des hypothèses. Si ces enquêtes ne disent rien de leur origine sociale, on constate cependant que leur niveau d’étude au moment où ils rentrent à l’ENSA est en augmentation jusqu’à aujourd’hui35. L’explication tient dans la hausse du niveau d’étude globale de la population et dans la diversification du recrutement, de moins en moins centré sur les régions de montagne. Parmi les entretiens que nous avons menés avec des guides, l’accent est mis sur un recrutement social diversifié, du secouriste à l’ingénieur reconverti :
Y’a quelques guides polytechniciens, y’a des HEC, y’a des guides qu’ont un doctorat. Y’en a quelques-uns, quand même […]. Y’a de tout, vraiment y’a de tout. Y’a beaucoup de gens qui viennent du secourisme aussi, beaucoup de gendarmes, pompiers, CRS, parce que c’est dans leur plan de carrière. C’est ça la majorité de ceux qui passent le guide en ce moment, ouais […]. Je vois, maintenant, on a pas mal d’ingénieurs, qui font des burn-out. Qui ont fait une super carrière d’ingénieur et qui craquent. Qu’en ont marre de bosser soixante-dix heures par semaine. Qui ont toujours eu une pratique d’amateur et qui, vers quarante ans, viennent passer le guide et après bossent comme guides. Et t’as des jeunes de vingt ans qui ont leur liste de courses et qui viennent passer le guide, et qui n’ont fait aucune étude. (Propos recueillis d’un Français, professeur à l’ENSA, né en 1970)
34On peut aussi regarder si les guides cumulent cette activité saisonnière avec un autre métier. La plupart des guides d’après-guerre de notre base (plus de 80 %) exercent ce métier à titre principal. Lorsque ceux-ci exercent aussi un second métier, celui-ci peut être de nature très variée, quoique toujours qualifié (parmi les vingt-cinq guides « à second métier » de la base du GHM on trouve des artistes et écrivains [7], des enseignants [5], des chefs d’entreprise [4], des ingénieurs [2], des médecins [2], etc.).
35Du fait de la diversification sociale du métier de guide, il semblerait donc que la professionnalisation de l’alpinisme français ne soit pas nécessairement révélatrice d’une démocratisation sociale de l’alpinisme de haut niveau de même ampleur.
Sexe et accès à l’excellence : les contours sexués de l’élite
36Si l’élite de l’alpinisme possède une relative homogénéité sociale, la caractéristique essentielle qui rassemble les alpinistes est le sexe. Depuis les débuts de l’alpinisme, les femmes demeurent très minoritaires parmi les alpinistes de haut niveau36. La proportion de femmes dans l’élite de l’alpinisme, quelle que soit la manière dont on la circonscrit (que l’on considère la base « clubs », la base « reconstitution de l’élite » ou celle des auteurs d’autobiographie), reste faible. Sur ce point, France et Royaume-Uni ne sont pas différents. Le CAF ne compte que 6,8 % de femmes en 188237, 15 % en 1914, et 22 % en 198238. Quant à l’AC, il demeure fermé aux femmes jusqu’en 197439 ; celles-ci représentent exactement 5 % des effectifs sur la période 1958-2007, soit soixante-huit individus. C’est bien peu face aux mille deux cent quatre-vingt-douze hommes qui entrent au club sur cette même période.
37Au GHM, les femmes forment 5,8 % des effectifs entre 1919 et 2014. Contrairement à l’AC, leur nombre augmente de manière visible à partir des années 2000 : elles représentent 11,3 % des alpinistes après cette date. On connaît la profession de seulement vingt et une femmes au GHM ; parmi elles, six guides. On peut légitimement supposer que les femmes guides, qui représentaient 1 % des guides en 200840, sont largement surreprésentées au GHM. Les statistiques effectuées à partir de nos reconstitutions des élites française et britannique nous fournissent des résultats proches (7,6 % de femmes en France, 9,9 % au Royaume-Uni)41.
38Au terme de cette analyse, il apparaît que la sous-représentation des femmes est du même ordre que celle des classes populaires, l’autre groupe atypique au sein de l’élite. Au terme de l’analyse qualitative entreprise plus loin, il apparaît que les véritables outsiders, dans l’élite de l’alpinisme, sont les femmes. Cela n’a rien d’étonnant dans une pratique masculine « avant toute chose ». Il est alors peu surprenant de constater que les femmes, qui transgressent déjà la hiérarchie genrée de l’élite de l’alpinisme, n’en transgressent pas la hiérarchie sociale : presque toutes appartiennent aux classes favorisées (du moins celles pour lesquelles on possède une information fiable).
Notes de bas de page
1 Peter Donnelly, « Social Climbing », art. cité, p. 22. Voir aussi Anthony K. Rawlinson, « Crescendo, 1939-1956 », Alpine Journal, vol. 62, 1957, p. 98-112, ici p. 111.
2 Peter Donnelly, « Social Climbing », art. cité, p. 21. L’une de ces confrontations est racontée par Dennis Gray, « The Rise and Fall of the Working-class Climber », Alpine Journal, vol. 111, 2007, p. 142-146, ici p. 144.
3 Les étudiants, sans professions, retraités, etc. n’ont pas été classés, d’où un total inférieur à 100 %. Voir notre thèse en ligne pour les modalités de classement.
4 Albert H. Halsey, Trends in British Society since 1900, ouvr. cité, p. 113. Pour obtenir ce résultat, nous avons, à partir des résultats du recensement du Registrar General’s Social Classes (RGSC), regroupé les catégories « Employers and Proprietors » (5 % de la population active), « Manager and Administrators » (5,5 %), « Higher Professionals » (1,9 %). En rajoutant la catégorie des « Lower Professionals and Technicians » (4,7 %), qui correspondrait plutôt à nos « classes moyennes », on obtient une proportion de 17,1 %, ce qui reste bien en dessous des 86 % observés à l’AC.
5 « The Noble Blood of English Peer/ Adapt to a rarefied atmosphere/ And that is why the Old School Tie*/ May be expected to go high. Up they go! DAMN good show! Stamping steps on the Virgin Snow**! ». *The Old School Tie, littéralement la cravate aux couleurs de leur public school que portent les anciens élèves, est également une métaphore pour désigner le réseau de pouvoir formé de ceux qui portent cette cravate. **Stamping steps on the Virgin Snow : formule parodique des récits d’alpinisme victoriens (Tom Patey, One’s Man Mountains, Londres, Gollancz, 1971, p. 263).
6 « Our climbing leaders are no fools/ They went to the very best Public Schools/ You’ll never go wrong with Everest Men/ So we select them again and again/ Again and again and again and again/ […] They play the game, they know the rules. » (ibid.).
7 « Customs change and so alas/ We now include the working class/ So we invited Good Old Joe/ To come along and join the show. » (ibid.).
8 « One last question for Sir John*/ Where have all the hard men gone?/ Good Old Joe! Why not Don?/ Where was Christian Bonington?/ Sir John replied “The mountaineers”/ Who showed the flag in the High Pamirs. Were men of charm and tact and skill/ Overflowing with goodwill. » (ibid., p. 264). *Sir John : John Hunt, leader de l’expédition et président de l’Alpine Club (1956-1959).
9 Jeff Connor, Creagh Dhu Climber. The Life and Times of John Cunningham, Londres, Ernest Press, 1999, p. 48.
10 Dennis Gray, « The Rise and Fall of the Working-class Climber », art. cité, p. 144.
11 Anthony K. Rawlinson, « Crescendo, 1939-1956 », art. cité, p. 103.
12 Pour une analyse plus poussée de l’alpinisme comme « ascenseur social », voir notre thèse, partie III, chap. 7, « L’ascenseur social de la montagne fonctionne-t-il ? ».
13 Si l’on considère les lieux d’éducation des grands alpinistes de cette génération, le résultat est tout autre : 52 % d’entre eux ont fréquenté une école locale (et 41 % une public shool) et 45 % n’ont pas fait d’études supérieures. Pour les générations précédentes, ces proportions étaient de 5 % et de 12 %.
14 Dominique Merllié, « Une nomenclature et sa mise en œuvre », Actes de la recherche en sciences sociales, no 50, 1983, p. 3-47.
15 Une manière d’imiter l’accent populaire.
16 Peter Donnelly, « Social Climbing », art. cité, p. 24.
17 Alors que la population active britannique compte environ 10 % de classes supérieures et 30 % d’ouvriers au même moment. Pour une comparaison avec les données du recensement britannique, voir notre thèse en ligne.
18 Pour une comparaison précise, on se référera à notre thèse en ligne.
19 Paul Bolton, Education. Historical Statistics, Rapport devant la House of Commons, 2012, p. 14 ; Albert H. Halsey, Trends in British Society since 1900, ouvr. cité, p. 206.
20 Jack Longland, « Valedictory Address », art. cité, p. 10.
21 Dennis Gray, « The Rise and Fall of the Working-class Climber », art. cité, p. 146.
22 Simon Thompson, Unjustifiable Risk?, ouvr. cité, p. 272.
23 Ibid., p. 276.
24 Mick Fowler, Vertical Pleasure. Early Climbs in Britain, the Alps, the Andes and the Himalaya, Londres, Baton Wicks, 2006, p. 107.
25 Joe Brown, The Hard Years, Londres, Phoenix, 1967, p. 18.
26 Joe Simpson, This Game of Ghosts, Londres, Vintage, 1994, p. 97 et 122.
27 Stephen Venables, Higher than the Eagle Soars. A Path to Everest, Londres, Hutchinson, 2007, p. 57 et p. 144.
28 Et même une femme, la première femme guide du pays, Gwen Moffat (née en 1924).
29 Olivier Hoibian, Au-delà de la verticale de l’alpinisme, ouvr. cité.
30 Olivier Hoibian, Les alpinistes en France 1870-1950, ouvr. cité, p. 200. Nous renvoyons à cet ouvrage pour l’analyse de ces évolutions.
31 Pour une analyse plus approfondie, voir Delphine Moraldo, « La socialisation des grands alpinistes. Une étude comparative France-Angleterre », L’ENSA à la conquête des sommets. La montagne sur les voies de l’excellence, M. Attali éd., Grenoble, PUG, 2015.
32 Pour une analyse des trajectoires précises des alpinistes, voir notre thèse en ligne.
33 À l’instar d’autres alpinistes de la même génération, comme Lionel Terray qui, à Jeunesse et montagne, est lui aussi mis très rapidement en charge d’un groupe (Lionel Terray, Les conquérants de l’inutile, ouvr. cité, p. 62-65).
34 Pierre Leroux, Guide, Paris, Arthaud, 1989, p. 39.
35 Matthieu Martinez, La formation des guides de haute montagne depuis 1948, Grenoble, Université Joseph-Fourier, 2015, p. 79.
36 La faible proportion d’individus de milieux populaires dans l’alpinisme en fait une pratique masculine atypique. En effet, la plupart des sports masculins sont aussi des sports populaires. L’alpinisme est donc une exception en la matière (Christine Mennesson, Être une femme dans le monde des hommes, ouvr. cité, p. 26).
37 Dominique Lejeune, Les alpinistes en France (1875-1919), ouvr. cité, p. 45.
38 Olivier Hoibian, « Hommes et femmes au sein de la Fédération française des clubs alpins et de montagne. Une différenciation sexuée des pratiques et des fonctions », Femmes et hommes dans les sports de montagne, ouvr. cité, p. 93-110.
39 L’Alpine Climbing Group (1956) n’est pas fermé aux femmes, néanmoins, les quelques femmes du groupe n’intègrent pas l’AC lors de la fusion des deux clubs en 1967. Elles devront attendre 1974. Leur nombre, au sein de l’ACG, est très faible (on y compte dix femmes sur trois cent trente-trois membres entre 1953 et 1992, soit 3 % des effectifs).
40 Catherine Louveau, « Sport et distribution sexuée : l’espace de toutes les inégalités », Femmes et hommes dans les sports de montagne, ouvr cité, p. 17-40.
41 Pour comparer, il y a 7 % de femmes dans le Who’s Who in British Climbing, ouvrage qui recense six cent quatre-vingt alpinistes anglais du xixe siècle à nos jours (Colin Wells, Who’s Who in British Climbing, Buxton, Climbing Company, 2008).
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L’esprit de l’alpinisme
Ce livre est cité par
- Moraldo, Delphine. (2023) Global Culture and Sport Series Gender, Politics and Change in Mountaineering. DOI: 10.1007/978-3-031-29945-2_4
- Mihailescu, Ion. Primbault, Simon Dumas. Baudry, Jérôme. (2022) Science on the Summit: Exploring Scientific Tourism Through the Lens of Eighteenth Century Mountain Ascents. Revue de géographie alpine. DOI: 10.4000/rga.10265
- Mihailescu, Ion. Primbault, Simon Dumas. Baudry, Jérôme. (2022) La science au sommet : Une exploration du tourisme scientifique au prisme des ascensions alpines du xviiie siècle. Revue de géographie alpine. DOI: 10.4000/rga.10208
- Moraldo, Delphine. (2022) 14x8000 : aux sommets de l’impossible, 2021, par Torquil Jones et Gabriel Clarke.. Revue de géographie alpine. DOI: 10.4000/rga.10418
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