Introduction
p. 125-128
Texte intégral
1Nous avons défini l’excellence comme un triple rapport : un rapport à la pratique, à soi, aux autres. L’excellence, quelle que soit la pratique, peut ainsi se concevoir à la fois comme un rapport d’élection (de l’activité et de soi-même) et de différenciation (par rapport à ce qui est autre). Que devient l’excellence, au Royaume-Uni en particulier, une fois l’alpinisme « autonomisé », entre la fin du xxe siècle et la seconde guerre mondiale ?1
2La première dimension – rapport à la pratique – pose la question de la manière dont l’alpinisme se singularise en l’éloignant peu à peu des pratiques proches, en particulier du sport, dont il tire pourtant son ethos. Nous verrons qu’à mesure que les autres sports se sportivisent2, l’alpinisme conserve une définition devenue archaïque du sport, comme loisir amateur et distingué, réservé à une élite sociale (et masculine). En cela, ses pratiquants « excellents » se distinguent des « mauvais », qui ne se situent pas dans ce cadre amateur. Avec le développement de l’alpinisme, cela devient d’autant plus nécessaire pour son élite qu’apparaissent de nouveaux alpinistes d’origines plus populaires et aux pratiques plus « gymniques », moins dignes. La multiplication de normes de pratique qui épousent les principes de l’amateurisme est une façon de créer des barrières entre les « bons » alpinistes – de vrais sportifs amateurs dans le sens désormais daté du terme – et les autres – les alpinistes « acrobates », compétitifs, qui pratiquent pour de « mauvaises » raisons (célébrité, record, etc.). Ces barrières sont aussi socioculturelles. L’alpinisme se distingue donc en adoptant une position très spécifique, entre le sport dans le sens désormais daté du terme, et l’aventure, le loisir cultivé, ou l’exploration, c’est-à-dire autre chose et « plus » que le sport.
3La deuxième dimension – rapport à soi – et la troisième – rapport aux autres – découlent directement de la première. Elles posent la question de savoir comment les alpinistes « excellents » se perçoivent, se mettent en scène, et corrélativement se différencient des autres, les « mauvais » pratiquants comme les non-pratiquants, dans un contexte de développement du tourisme alpin. Comment s’exprime, dans les discours des alpinistes, la distinction qui, d’après eux, fonde leur supériorité ? Que révèlent-ils de la manière dont ils se perçoivent et des rapports qu’ils entretiennent avec leurs semblables et les autres ? Les alpinistes créent une hiérarchie des montagnards dont ils occupent le sommet. En analysant les rapports des alpinistes à trois types d’usagers de la montagne, les touristes, les guides et les femmes alpinistes, on peut constater que le discours de distinction envers les deux premiers groupes est un discours de classe allant jusqu’au mépris social et qu’il revêt, envers le troisième groupe, les traits d’une hégémonie masculine. Au fondement de ces rapports, on retrouve donc la triple distinction constitutive de l’excellence – sociale, sexuée, et sportive – déjà mise en lumière.
4L’esprit de l’alpinisme, comme éthique, modèle d’excellence, esprit de corps, est sans cesse invoqué par les alpinistes, pour se définir et se distinguer. Il l’est d’autant plus qu’il apparaît menacé (par la sportivisation, par la démocratisation, par la féminisation, etc.) et sert alors à réaffirmer une identité de groupe. En tant que tel, l’esprit de l’alpinisme peut s’appréhender comme une forme de distinction indissociablement morale, sociale, sportive, masculine, british, qui maintient l’alpinisme dans une position singulière : à la fois dans et en dehors du sport, de l’art, de la religion.
Notes de bas de page
1 Dans cette deuxième partie, la période considérée est large et nous centrerons l’analyse, en fonction des phénomènes étudiés, sur certaines périodes plutôt que d’autres.
2 La sportivisation désigne le « processus social, notamment institutionnel […] par lequel une activité ludomotrice […] acquiert le statut de sport » par l’adoption 1) d’une situation motrice, 2) d’un corpus de règles, 3) d’institutions, 4) de compétitions (Pierre Parlebas, Jeux, sports et sociétés, ouvr. cité, p. 379). D’autres dimensions corrélatives sont parfois prises en compte, comme la marchandisation.
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