La crise de l’État comme forme juridique et la philosophie politique : Eric Voegelin et Carl Schmitt
p. 217-231
Texte intégral
1S’il est vrai qu’il existe dans la pensée d’Eric Voegelin un aspect historique, qui l’insère dans une période de crise et de changement sur le long chemin de la science politique moderne, il faut aussi la situer dans le cadre d’un retour d’une réflexion philosophique qui n’est ni à côté ni contre, mais à l’intérieur même de la crise de la science politique. Ce retour n’a pas tout simplement le sens d’une donnée historique qu’il faut repérer d’une manière phénoménologique, mais il a plutôt une portée épistémologique. Plus précisément il s’agit de l’achèvement du chemin séculaire de la science moderne telle qu’elle est née de la rupture opérée par la doctrine du droit naturel à l’égard d’une tradition millénaire de philosophie pratique, et aussi de l’appréhension de ses apories constitutives. Le caractère saillant de cette science politique moderne, née avec Hobbes, se mesure dans la tentative de concevoir le problème politique moyennant une forme à même de bâtir et de garantir l’ordre, à même aussi de rendre prévisible la conduite des individus après la chute d’un horizon global d’orientation métaphysique, théologique, morale et ce au-delà des contenus qui à chaque fois peuvent connoter les actions des hommes. De cette façon, on accède à une compréhension du « politique » par le biais de la forme juridique.
2 Tout au long de ce chemin de la science politique moderne, le problème politique est centré sur la question du pouvoir et de l’obligation ; par conséquent la science politique paraît liée à un effort de légitimation. Comme le montre très bien Hasso Hofmann1, l’effort de légitimation ne se constitue pas comme s’il s’agissait d’une attitude éternelle de la philosophie, mais en tant que conduite spécifique d’une époque, à savoir l’époque moderne, dans laquelle la chute de l’horizon indiqué ci-dessus ainsi que l’assignation, qui lui est contemporaine, de l’individu comme fondement de la théorie politique, contribuent à l’absolutisation de l’élément de la volonté. Dans ce cadre, les diversifications possibles à l’intérieur du domaine de la théorie relèvent de la relation entre la volonté générale, comme volonté du corps politique entier, et la volonté des individus : cette dernière est d’un côté à la base de la construction, et de l’autre elle constitue ce qui doit être garanti. Elle est donc le but à atteindre pour le pouvoir politique.
3Pour comprendre l’importance considérable de la pensée de Voegelin, je souligne dès maintenant que si c’est le concept de Repräsentation qui constitue l’axe central de La Nouvelle Science politique est l’œuvre de Voegelin, c’est-à-dire de la philosophie politique, c’est toujours le concept de Repräsentation (inséparable, je dirais même : corollaire nécessaire de celui de souveraineté) qui constitue la véritable modalité de la légitimation et qui est le point central de la science politique moderne ; celle-ci commence avec Hobbes et se poursuit jusqu’à l’analyse wébérienne de la politique et de l’État (il faudrait quand même tenir compte de l’écart épistémologique qui se creuse avec Weber).
4Il va de soi que l’indication donnée ici est schématique et aphoristique2. Il est utile de rappeler que l’élément décisif qui permet la construction du corps politique et en même temps sa légitimation est le concept de représentation, tel qu’il apparaît pour la première fois dans le chapitre XVI du Léviathan. Sans ce concept, il n’est possible ni de déduire le corps politique (au chapitre XVII), ni de penser la moderne souveraineté, à savoir ce pouvoir politique qui seul doit être irrésistible pour les individus. La manière nouvelle de concevoir la représentation, en tant que production de l’unité politique, constitue le mouvement décisif de la science politique moderne, qui confère une signification nouvelle à des concepts qui étaient présents et utilisés auparavant aussi.
5On ne réfléchit pas souvent à cette innovation (ici le terme n’a pas de caractère évaluatif). Cette réflexion est riche en conséquences qui peuvent paraître paradoxales. Par exemple celle qui consiste à affaiblir l’opposition entre des concepts tels que ceux d’absolutisme, de libéralisme et de démocratie, qui à l’époque moderne semblent conditionnés par ceux de souveraineté et de représentation. S’il est vrai que la démocratie moderne peut être conçue seulement d’une façon représentative, il est aussi vrai qu’elle suppose, à l’encontre d’un concept médiéval et féodal de représentation, le concept construit pour la première fois par Hobbes, le prétendu « absolutiste ». C’est ce concept qu’on retrouvera dans les constitutions modernes à partir de la constitution française de 17913.
6Le commencement hobbesien conditionne le développement de la science politique moderne, dont les échos se retrouvent également dans la conception du pouvoir (Herrschaft) de Weber. Pourtant, selon les mots de G. Leibholz, on peut dire que pour Weber aussi les types de pouvoirs, et donc les formes de légitimation du monopole de la force, sont en réalité des formes de représentation. On peut rappeler la façon dont Weber définit le rapport commandement-obéissance qui caractérise le pouvoir politique :
« L’obéissance indique que l’action de celui qui obéit se réalise essentiellement comme s’il avait assumé le contenu du commandement en tant que maxime de sa conduite – et cela simplement en vertu du rapport formel d’obéissance, sans aucun égard à sa propre opinion sur la valeur ou sur l’absence de valeur du commandement en tant que tel4. »
7Bien que la manière de concevoir la science ait radicalement changé et que la volonté de compréhension « sociologique » de Weber soit tout autre par rapport à la fondation du modèle rationnel que l’on a avec Hobbes, la définition wébérienne n’en présuppose pas moins la conception de la forme politique inaugurée par Hobbes. En plus, on peut même dire que grâce à une telle définition, le rapport commandement-obéissance se structure sur une base représentative. En effet, le fait de concevoir le contenu du commandement de celui qui exerce le pouvoir comme une maxime pour ses propres actions a la même valeur que l’instauration d’un rapport où celui qui est soumis, par sa propre volonté, conçoit le vouloir de celui qui détient le pouvoir comme son propre vouloir, les actions du premier comme ses propres actions. Celui qui détient le pouvoir l’exerce légitimement dans la mesure où il est conçu comme celui qui n’exprime pas sa volonté et son action propres, mais celle du corps politique entier et qui exprime donc la volonté et l’action de tous les individus. Voilà donc la structure de l’action représentative, dans laquelle tous sont les auteurs des actions que l’acteur, le représentant, accomplit.
8D’une manière significative, c’est au moment où la crise cruciale de la forme politique moderne commence que l’on atteint le sommet de la réflexion sur elle-même et de la compréhension du caractère central de la représentation par rapport aux concepts connotant cette forme. Je me réfère ici à la réflexion qui succède immédiatement à celle de Weber de la part de Leibholz, mais surtout de Carl Schmitt. En effet, ce dernier déclenche un mouvement de pensée philosophique, car il désire penser jusqu’au fond la forme juridique. Une attitude de connaissance rigoureuse à l’égard des concepts juridiques et politiques de la modernité implique de ne pas s’en tenir à une attitude passive à l’intérieur de leurs présupposés, mais au contraire de les interroger, d’en comprendre la genèse, les conditions et les apories fondamentales. Ainsi, les limites du domaine juridique sont enfoncées en direction d’un « système de concepts radicaux », à savoir d’un ordre conséquentiel mené jusqu’à la métaphysique et à la théologie5.
9Si l’on tient compte 1) de la structure logique de la philosophie politique moderne, telle qu’on vient de l’esquisser, 2) de la conscience critique qui jaillit pendant les années vingt-trente du xxe siècle, surtout avec Schmitt, 3) de l’innovation théorétique que l’on a dans La Nouvelle Science politique de Voegelin, on peut comprendre que l’on ait pu avancer la proposition selon laquelle ces années, y compris le rapport avec Schmitt (au-delà de la perception et de la conscience subjective qui sont celles de Voegelin lui-même) soient très importantes pour la formation de ce qu’il y a de nouveau chez Voegelin. Voilà donc la thèse que j’essaie de soutenir ici : à l’intérieur du mouvement de pensée où se consomment la crise de la science politique moderne et, par conséquent, celle de la prétention à concevoir le « politique » moyennant la forme juridique, Voegelin se rencontre forcément avec Schmitt. Cette rencontre théorique et le creuset que représentent les années vingt-trente sont décisives pour la façon, certainement autonome et critique à l’égard de Schmitt, dont Voegelin confère de la rigueur à sa pensée dans la période de la maturité.
10Cependant, cela ne veut pas dire que sur ce point Voegelin dépende de la réflexion de Schmitt, ou qu’il parte d’elle, mais plutôt qu’il la rencontre en un point crucial. Il me semble que le moment génétique fondamental est surtout l’effort critique qui s’observe dans les premiers essais de Voegelin sur l’État et sur la réduction de la Staatslehre à la Rechtslehre. Dans ses Réflexions autobiographiques, Voegelin semble avoir des doutes quant à la valeur scientifique de cet essai de jeunesse6 ainsi que d’autres écrits de la première période ; on peut néanmoins y repérer des éléments et des points intéressants et emblématiques, afin de concevoir la problématique du premier Voegelin, à partir de laquelle il prendra un chemin théorique original7.
11Au-delà de la perception de l’importance de la théorie pure du droit de Kelsen, il faut rappeler le caractère central de la vigoureuse critique que mène Voegelin de la réduction de la Staatslehre à la Rechtslehre, à savoir de la conception du « politique » au moyen de la forme juridique. C’est donc d’elle que je pars. Il est intéressant de remarquer que cette critique se détache tout au long d’un développement consacré à la théorie de l’organe (Organlehre), et en même temps à la Repräsentation, dans le droit fil de l’étroit rapport entre Organschaft et Stellvertretung que Kelsen lui-même a souligné8 ; par conséquent, ce chemin est consacré aussi au problème des actions à l’intérieur de l’État. À ce propos, au-delà ou encore mieux à la base de la logique des concepts juridiques, une réalité apparaît dont les concepts mêmes sont des concrétions. Cette réalité se distingue dans le passage de Voegelin à travers les recherches d’empreinte historique (par exemple celles de Dahlmann et de Waitz) ; elle paraît comme un ordre symbolique concret dans lequel les actions humaines, surtout politiques, s’expriment au-delà de leur sens empirique et individuel.
12Ainsi le point central n’est pas immédiatement le problème de l’unité, qui est fondamental pour la science politique moderne (une unité réalisée par l’action représentative d’un individu ou de quelques-uns) ; c’est plutôt l’unité de sens (Sinneinheit), en tant que processus de la représentation symbolique par lequel les actions s’unifient et où l’élément non immédiat et originaire du Gemeinwesen prend corps. À travers la Sinneinheit, un couple de termes apparaît qui retiendra longtemps l’attention de Voegelin dans son itinéraire théorique : ces termes sont idée et symbole. Ce n’est pas la logique formelle des normes qui appréhende le côté concret du domaine politique et de la réalité de l’État, mais c’est la dialectique constituée par le symbole, permettant le dépassement de l’aspect individuel privé des actions, et par l’idée, qui dans son contenu apparaît comme unité de sens auquel le symbole renvoie. Une doctrine des symboles (Symbollehre) comme méthode d’analyse de la politique va ainsi se préciser ; en elle, le rapport direct avec les manifestations concrètes de l’État va du même pas que l’appréhension d’un élément qui excède le domaine empirique et qui est irréductible au domaine de la définition formelle.
13Il est également significatif que cette problématique épistémologique se constitue à travers la réflexion sur l’organe et sur la représentation (dans ce contexte Repräsentation et Vertretung sont employés comme synonymes), donc sur les sujets et sur les modalités de l’action politique. Le dépassement du niveau juridique semble entraîner aussi le dépassement de la coupure entre le public et le privé, qui est typique de la représentation moderne ; d’après celle-ci, l’unité politique se réalise à travers l’action représentative de certains et à travers l’absence d’action politique de la plupart des hommes. En effet, on souligne non seulement la nullité de l’opposition entre la constitution en états (landständische Verfassung) et la soi-disant constitution représentative (Repräsentativverfassung) que Waitz a proposée9 ; mais on avance l’hypothèse selon laquelle on pourrait définir comme des organes toutes les personnes dont les actions sont attribuées non à eux-mêmes, mais à l’État (« deren Handlungen nicht ihnen selbst, sondern dem Staat zugerecht werden »), Ce n’est pas le fait d’être au service de l’État (Staatsdiener) ou bien d’être des fonctionnaires (Beamten) qui confère un sens politique et public aux actions : c’est plutôt l’entrelacement d’une multiplicité d’actions dans les symboles (« Die besondere Verknüpfung einer Handlungsmannigfaltigkeit in den Symbolen »)10. On ne peut certainement pas surestimer et donner une cohérence théorique achevée à ces affirmations voegeliniennes ; cependant, le parcours analytique présent dans les premiers textes est significatif d’une insatisfaction et d’un problème concernant à la fois la compréhension du « politique » grâce à la forme juridique et la réduction de l’action politique à celle d’un petit groupe de gens. Cette réduction se réalise grâce à une acception restreinte de la représentation11 et à la suite de la scission entre le public et le privé.
14La référence de Voegelin à la philosophie ne renvoie sûrement pas à des constructions doctrinaires ; elle se dirige plutôt vers une Transzen-dentalphilosophie qui s’unit à la richesse des matériaux historiques12, ou vers un système complexe de Gesellschaftsphilosophie ; c’est à l’intérieur de celui-ci qui prend place une nouvelle doctrine de l’État, reconstruite sur la base d’une nouvelle légalité scientifique (wissenschaftliche Gesetzlichkeit), dans laquelle le domaine juridique et formel est remplacé par des symboles et des idées. Étant donné que l’exigence d’une nouvelle méthode d’analyse des faits politiques et la référence à la philosophie sont entrelacées, il est important de remarquer ici qu’ils se distinguent grâce à un procédé méthodologique que Voegelin appelle « eine Dogmengeschichte nach rückwärts », une histoire rétrospective des dogmes, et qu’ils apparaissent non comme une science nouvelle mais, à ce point du développement de la pensée voegelinienne, comme une analyse critique de la dimension juridique, en direction de l’appréhension de ce qui est concret, originaire : je trouve cela très significatif.
15C’est au fil de cette critique de la réduction de la Staatslehre à la reine Rechtslehre que Voegelin rencontre l’œuvre de Schmitt. Cette rencontre se montre de la façon la plus ample et la plus directe dans la recension de la Verfassungslehre que Voegelin publie en 1931. Pour comprendre la thèse que je suis en train d’exposer, il serait nécessaire d’indiquer l’interprétation de la pensée de Schmitt que présuppose ma thèse. Cela n’est pas possible ici ; je peux seulement renvoyer à mes essais sur la théologie politique et sur le concept de représentation13 : ainsi je m’en remettrai au texte voegelinien lui-même pour souligner la prégnance de la position de Schmitt à l’égard de la doctrine moderne de l’État. À mon avis, ce qui est important dans la pensée de Schmitt, c’est la compréhension de la forme politique moderne non dans le sens de son acception immédiate, mais dans celui de la compréhension des présupposés qu’elle implique et de la façon dont elle vit et fonctionne. Bien sûr, sa position est conditionnée par sa Weltanschauung et par des choix idéologiques ; cependant se concentrer sur cela empêche de saisir ce qu’aujourd’hui encore il est nécessaire de penser, à savoir le problème de la production et de l’origine de la forme. Il est possible de saisir ce problème à travers un mouvement rigoureux de pensée, un mouvement plus rigoureux que celui que la forme politique moderne a produit selon une logique géométrique.
16Il me semble que l’importance de la pensée de Schmitt apparaît dans le texte voegelinien et que Voegelin lui-même en est conscient. On peut vérifier ce point si l’on part de la double critique que Voegelin a faite à Schmitt.
17D’un côté, le travail critique mené par ce dernier est dépouillé de sa valeur cognitive en ce qu’il n’est pas un observateur scientifique qui regarde la réalité politique de l’extérieur, mais qu’il se place au sein de cette même réalité, la réalité de l’État en tant que créateur d’idées politiques, et se trouve pourtant en contraste avec les tenants d’autres idées14. Dans Der autoritäre Staat aussi, son concept d’État total semble avoir une fonction politique : c’est un symbole qui sert à la lutte politique plutôt qu’un concept scientifique qui sert à la connaissance15. Ainsi Schmitt se place-t-il à l’intérieur de la lutte politique pendant la république de Weimar.
18D’un autre côté, il semble que Schmitt soit tellement capturé par la logique des catégories juridiques qu’il n’arrive pas à pénétrer les problèmes constitutionnels concrets16 : bref, il n’appréhende pas la réalité politique (die politische Wirklichkeit), car il reste à l’intérieur des catégories juridiques et de la problématique de l’État propre à la doctrine allemande de l’État des dernières décennies ; celle-ci trouve un élément porteur dans l’Allgemeine Staatslehre de Jellinek et dans la conception de la personnalité de l’État. Cette indication a une portée plus grande qu’il ne le paraît à première vue, pourvu que l’on se rappelle des moments fondamentaux de cette problématique tels que les indique Voegelin : souveraineté, limitation du territoire, organisation par des organes supérieurs, statut juridictionnel, appareil coercitif, représentation ; en définitive tout ce qui a affaire au type conceptuel de l’unité de l’État (Typenbegriff der Staatseinheit)17. D’après ce qu’on a dit plus haut, Schmitt semble donc saisi par les catégories de la doctrine de l’État et par ce qui est à sa base, à savoir ce que nous avons appelé la science politique moderne.
19Ces deux critiques ne sont qu’apparemment en contradiction réciproque : en effet si Schmitt est déterminé par l’obsession de l’unité à l’intérieur d’une situation si désagrégée que celle de Weimar, il faut reconnaître que le contexte conceptuel qui entoure la problématique de l’unité est celui de la science politique moderne. Celle-ci est une « construction intellectuelle », un écran qui ne permet pas de comprendre la réalité (politische Wirklichkeit). Pour Voegelin, cette science politique n’a pas de valeur de connaissance ; c’est donc une connaissance nouvelle, la connaissance du mouvement réel des symboles politiques, qui peut renouer un rapport avec la réalité et en même temps acquérir une dimension rigoureuse de connaissance au-delà de la fonction d’auto-compréhension et de légitimation de la théorie politique.
20Cependant, cette double critique risque de nous induire totalement en erreur quant à la compréhension du rapport réel de Voegelin avec Schmitt et à l’appréciation de l’importance théorique qu’a ce dernier pour le développement de la pensée voegelinienne. Il faut donc mettre en question cette critique. En effet, Voegelin reconnaît au parcours idéal-typique que Schmitt a développé de la monarchie absolue jusqu’à l’État total18 le grand mérite d’élaborer et d’éclaircir, même dans son contenu de réalité, un domaine théorique constitué dès les doctrines allemandes sur l’opposition entre société civile et État. Cette théorie serait à même de produire des catégories nouvelles par rapport à la question de l’État allemand19. Même dans son compte rendu de la Verfassungslehre20, Voegelin juge fructueuses les recherches théoriques de Schmitt sur l’État. On peut y trouver d’excellentes analyses de la réalité de l’État et surtout « la faculté de faire une percée au travers de formes désormais rigidifïées », c’est-à-dire d’atteindre ce qui rend possible ces mêmes formes.
21Il est vrai que ces résultats seraient invalidés par les problèmes traditionnels de la doctrine de l’État et par leurs catégories formelles (unité, volonté, pouvoir, représentant) ; mais il est tout aussi vrai que de nouveaux complexes conceptuels (Begriffsgebilde) se distinguent à l’intérieur de ces concepts. Ces complexes (in primis ceux d’existence et de décision) ont affaire à la réalité concrète et existentielle, où l’on perçoit la volonté concrète de l’homme en tant qu’élément indispensable et primaire de la construction de l’État.
22Cette précieuse indication affecte aussi la seconde critique. En effet, non seulement Voegelin reconnaît une valeur cognitive aux recherches de Schmitt, mais surtout il estime que la position de ce penseur ne peut pas être identifiée à celle de la théorie politique qui conçoit l’État en tant que forme. On trouve chez Schmitt des catégories fondamentales, celles de décision, mais aussi de constitution et, on le verra, de représentation, qui semblent impliquer une analyse critique des concepts modernes, une interrogation de ces mêmes concepts quant à la compréhension du mouvement concret où ils se produisent. Bien que ce mouvement concret (qu’en termes hégéliens j’oserai nommer Wirklichkeit) rende possible ces concepts, il n’est pas exprimé par eux du fait que, comme Voegelin le dira d’une façon plus précise dans une période ultérieure, ils constituent les modalités d’auto-compréhension de la société et donc celles de sa légitimation. Pourtant, on peut dire que chez Schmitt le dévoilement de la modalité selon laquelle les concepts se forment et fonctionnent coïncide aussi avec la crise de leur prétention à une fonction légitimante. En d’autres termes, on aurait avec Schmitt une compréhension de la forme politique, au sens de : compréhension de la façon dont elle est produite et fonctionne concrètement. Voegelin se range alors par nécessité aux côtés de Schmitt dans sa critique de la réduction de la problématique de l’État à une forme juridique, aux côtés de ce Schmitt qu’il considère finalement comme important afin de dépasser la façon traditionnelle d’examiner les problèmes de l’État et afin d’élargir de nouveau la perspective que l’on adopte sur l’expérience de l’État dans la totalité de ses caractères concrets.
23J’ai déjà dit qu’il ne m’est pas possible ici de justifier une interprétation de Schmitt capable de soutenir l’hypothèse que je propose. Cependant, je dois indiquer les points saillants de cette interprétation21.
241) Il faut tout d’abord évaluer la façon dont Schmitt se montre un juriste dans son œuvre théorique, dans la mesure où il interroge les fondements de la forme juridique en montrant ce qu’ils présupposent. C’est sur cette direction qu’il définit « une sociologie des concepts juridiques » qui aboutit jusqu’à la métaphysique et à la théologie (cette façon qu’il a d’être juriste est la même façon qu’il a d’être philosophe).
252) À mon avis, le côté le plus intéressant de la théologie politique consiste non dans la sécularisation en tant que processus historique et dans la figure de l’analogie (comme on peut le croire à la lecture de la Théologie politique I), mais plutôt dans la structure théorique qui apparaît dans les œuvres de la première période qui aboutissent à Römischer Katholizismus und politische Form. Cette structure consiste dans la nécessité de rendre visible l’Idée, qui est invisible par sa nature même, et qu’on ne peut pas objectiver : elle consiste donc dans la tâche de la Säkularisierung et de la Sichtbarmachung, qui acquièrent leur forme cohérente avec le concept de Repräsentation. Cette Sichtbarmachung, ce « rendre visible » l’idée se profile pendant les premières années du parcours schmittien et se retrouve dans la définition de Repräsentation qui est au centre de la Verfassungslehre.
263) Cette structure théorique constitue le contexte conceptuel où le concept schmittien de décision, souvent mal interprété, prend son sens. Le domaine politique exige décision car ce qui se représente dans la modernité, ce n’est pas la réalité empiriquement présente, mais c’est une idée qui n’est pas visible pour soi, et qu’on ne peut donc pas reproduire. C’est une idée dont on ne peut pas déduire une conduite assurée et vérifiable. Il en résulte le risque et la partialité de la décision : d’un point de vue normatif, elle n’a aucun fondement. Mais il faut faire attention : j’ai dit « d’un point de vue normatif », car la décision ne se meut pas dans un espace vide, dans une nuit noire ; elle ne se dégage ni de la tâche de rendre présente l’idée, ni du contexte de la constitution, à l’intérieur duquel elle peut être efficace et devenir une décision authentique et non une velléité vide.
274) Ce mode d’interrogation de la forme politique dévoile d’un côté la dimension concrète et existentielle nécessaire pour qu’une forme soit produite (le juriste la présuppose seulement) ; de l’autre, elle réalise une identification de la spécificité du « politique » au-delà et à travers la forme-État.
28Il me semble qu’une vérification de ces points interprétatifs renforcerait l’affirmation de l’importance pour Voegelin de sa rencontre avec Schmitt. Dans le contexte de cette interprétation, il est certain que le point décisif de la critique adressée par Voegelin à Schmitt devient lui aussi important. Voegelin a mis en valeur les complexes conceptuels propres à la pensée de Schmitt : ceux-ci ne peuvent pas être conçus comme des moyens de lutte politique, mais plutôt comme une connaissance de ce que les concepts juridiques demandent pour leur réalité. Cependant, Voegelin pense que ces mêmes modèles sont contraints par le pouvoir de la représentation (Vorstellung) de l’unité et n’arrivent pas à se libérer de l’étreinte de la pensée juridique22. En définitive, bien que Schmitt rende problématique la forme politique et qu’il atteigne un plan concret et existentiel, il n’en resterait pas moins écrasé par le poids de cette même forme politique et par l’élément institutionnel qui est au centre de son analyse. On pourrait dès lors affirmer que Schmitt n’atteint pas un niveau originaire où le « politique » se manifeste, comme le croient ou l’ont cru peut-être ses épigones (qui, sur la base de sa pensée et au-delà des idéologies, pensent élaborer une science politique rigoureuse, au cours analogue à celui des sciences de la nature). Il appréhende plutôt les présupposés de la forme politique moderne (on peut lire en ce sens la nature du « politique », telle qu’elle est présentée dans le fameux essai Der Begriff des Politischen). Voegelin essaiera de radicaliser jusqu’au bout la science politique moderne ; il cherchera à atteindre une réalité du « politique » qui ne souffre pas d’un caractère réducteur à l’égard de la réalité (Wirklichkeit), caractère propre des catégories juridiques modernes, et qui aille donc au-delà de leurs fondements.
29Il est intéressant de remarquer que Voegelin, dans son compte rendu de la Théorie de la Constitution, se démarque de Schmitt à propos du nœud de la représentation. Dans l’écrit de Voegelin, ce concept est fondamental et correspond au caractère théorique effectivement central que ce concept joue dans le texte de Schmitt, à mon avis du moins, mais il ne correspond certainement pas à l’extension limitée que le thème occupe dans le texte volumineux de Schmitt sur la constitution.
30Voegelin considère que le concept de représentation a un caractère central pour la forme politique moderne ; il examine aussi comment la réflexion sur la représentation peut constituer le chemin pour sortir de la science politique. Son caractère central s’explique par le fait que la Repräsentation est un principe constitutif de la forme politique. Pourtant ces principes ne sont pas au nombre de deux, l’identité et la représentation, comme Schmitt semble l’affirmer, mais il n’y en a qu’un, le principe représentatif. Voegelin souligne qu’on ne peut pas atteindre une totale identité du peuple ; là même où il semble qu’on l’a atteinte, un reste de représentation subsiste toujours23. Ici aussi l’analyse de Schmitt va au-delà de la forme politique, car elle appréhende l’aspect essentiel qui connote soit l’unité politique, qui se réalise à travers la Verfassung, soit la concrète activité constructive de la représentation.
31Cependant, même ici, le poids de la science politique moderne empêcherait Schmitt d’accomplir jusqu’au terme son parcours, de saisir l’aspect concret du symbole politique dans toutes ses manifestations, c’est-à-dire de reconnaître le côté politique et la fonction représentative dans la totalité des personnes formant l’État (chaque personne, dit Voegelin, « représente » l’unité politique)24. La façon dont la science politique moderne entend la représentation entraîne Schmitt à l’enfermer dans la structure du gouvernement. Ainsi, seuls certains « représentent », ce sont ceux qui au sein de l’État exercent le pouvoir. Ainsi le problème de la représentation reste lié à celui du pouvoir ou de la souveraineté au sens moderne : il reste emprisonné dans une signification institutionnelle et perd le caractère concret des actions humaines grâce auquel l’État peut se donner comme une unité concrète. C’est pour cela que Voegelin préfère parler non du peuple en tant que sujet dans l’État, mais plutôt des personnes, à partir desquelles seules on peut construire l’État comme totalité.
32En suivant le fil de l’analyse de Schmitt, Voegelin atteint non seulement le niveau du discours qui introduit au côté concret de l’existence, mais aussi celui qui s’ouvre le plus directement au « philosophique » et au problème de la vérité. Il s’arrête en effet sur la célèbre définition de la dialectique de la représentation : « Représenter signifie rendre visible [auparavant je parlais de Sichtbarmachung et de Säkularisierung, G.D.] et présent un être invisible (par son essence, dirais-je) par le moyen d’un être présent et public25. » Dans cette attention au nœud théorique conceptualisé par Schmitt et dans cette profonde compréhension de la thématique concrète de la représentation, je ne peux pas m’empêcher de reconnaître un moment fondamental pour la réflexion qui mènera Voegelin à la problématique plus mûre du rapport représentation-vérité. Même à ce propos, bien que Voegelin loue chez Schmitt la remarquable connaissance de la matière qui le conduit à un problème fondamental, il voit que ce penseur ainsi que toute la doctrine de l’État ne possèdent pas le système conceptuel nécessaire pour penser ce problème fondamental jusqu’au fond, en le liant aux autres problèmes du domaine politique26.
33Pour Voegelin, assumer jusqu’au fond le problème de la représentation signifiera penser le mouvement de transcendance qui se manifeste en elle et rompre ainsi définitivement la supposée fondation théorique propre de la science politique moderne dans son effort de légitimation. C’est le chemin qui sera celui de Voegelin dans sa période de maturité : il réfléchit au mouvement de transcendance du « politique » et au caractère symbolique du concept, qui est irréductible aux contenus intellectuels présentés, et pour cela rétif à se présenter en doctrine27.
34Dans ce contexte, la philosophie politique ne se présente ni comme une Weltanschauung, ni comme une utopie, ni même comme une recette pour résoudre les malheurs du monde, dans l’espace creusé par l’actuelle distinction entre science politique et philosophie politique ; elle se présente plutôt comme une rigoureuse pensée de l’origine qui naît de la conscience que la théorie politique moderne est doxa. Voegelin reconnaît ce caractère de doxa dans les concepts centraux de la science moderne : les concepts de contrat et de souveraineté.
35Par sa nature, la pensée philosophique ne bâtit pas de modèles mais se construit de manière différentielle par rapport à l’ordre réel de la société ; celui-là n’est ni nié, ni ramené à une vérité philosophique préexistante, comme on peut le voir au terme significatif que Voegelin utilise pour exprimer ce rapport : différenciation. Voegelin parvient à cette attitude en accord avec la pensée grecque, non par la volonté, qui s’est ensuite répandue en Allemagne, d’une Rehabilitierung ou d’une restauration de la « philosophie pratique », mais plutôt par la conscience qu’une relation avec la pensée grecque est possible quand la science politique moderne s’ouvre à ses contradictions et à ses apories28.
36Ainsi le caractère scientifique de la Nouvelle Science politique ne consiste certainement pas dans un corps de propositions et de principes du point de vue de la méthode et de la matière, mais dans la rigueur par laquelle s’impose le problème de l’origine de l’ordre : avec la radicalisation du point de vue de Schmitt, ce problème était déjà apparu au centre de la forme et de la science politique modernes. Cette rigueur entraîne une double ouverture : d’un côté, au problème de la vérité et du fondement au-delà (et, on l’a vu, à l’intérieur aussi) de la neutralisation de la théorie politique moderne ; de l’autre, à la réalité politique concrète, qui ne peut ni être réduite à l’ordre géométrique de la forme, ni d’ailleurs être fondée par une vérité dont on serait en possession.
37Pourtant, au moment où la prétention de légitimation de la science politique moderne s’effondre, l’attitude voegelinienne ne consiste pas en une production théorique, qui proposerait une forme nouvelle et meilleure située au-delà de la forme État. Ses propositions positives sont très faibles, mais l’avantage de sa pensée est de rompre avec la fable moderne du rapport entre théorie et praxis, selon laquelle la bonne praxis consiste à mettre en pratique un bon modèle, une bonne forme.
38S’il est vrai que tout cela nous met devant le problème qui est aujourd’hui celui de la philosophie politique, dans l’espace historique de la crise de la forme État, cela nous introduit aussi à une analyse plus attentive de la pensée du Voegelin de la maturité, qui n’entre pas dans mon présent propos. Je me suis plutôt proposé d’examiner ici les premiers pas de l’itinéraire de Voegelin, afin de montrer d’une part la façon dont il s’est enraciné dans le creuset problématique des années vingt (que je considère tout à fait centrales pour la destinée de la pensée politique et juridique du xxe siècle), et de l’autre pour mettre en évidence, bien plus que plusieurs spécialistes de Voegelin ne sont disposés à le faire, ses liens avec la radicalisation de la pensée juridique et politique opérée par Schmitt. J’ai préféré me concentrer sur le Voegelin des premières années (les années de crise), qui à mon avis sont importantes aussi pour les développements futurs. Dans ces années se consomme, pour Voegelin aussi, la crise de la forme juridique.
Notes de bas de page
1 H. Hofmann, Legitimität und Rechtsgeltung, Berlin. Duncker und Humblol, 1977.
2 Je renvoie pour plus de précisions aux résultats atteints dans le recueil Il contratto sociale nella filosofia politica moderna, dir. par G. Duso, Milan, Franco Angeli, 1993 (2e éd.).
3 Voir L. Jaume, Hobbes et l’État représentatif moderne, Paris, PUF. 1986. Voir G. Duso. « Constitution et représentation : le problème de l’unité politique », in M. Troper et L. Jaume (dir.), 1789 et l’invention de la constitution, Bruxelles, Bruylant, p. 263- 274.
4 Voir Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, Winkelmann, 5e édition, 1976, I. p. 123.
5 Voir Théologie politique I (1922).
6 E. Voegelin, « Reine Rechtslehre und Staatslehre ». Zeitschrift für öffentliches Recht, IV, 1924, p. 80-131.
7 Voir sur ce point S. Chignola, Pratica del limite. Saggio sulla filosofia èpolitica di Eric Voegelin. Padoue, Unipress, 1998, chap. II.
8 Reine Rechtslehre, p. 97.
9 Ibid., p. 122.
10 Ibid., p. 125.
11 Présente, selon Voegelin, chez Jellinek. p. 122.
12 Reine Rechtslehre, p. 124.
13 G. Duso, La rappresentanza : un problema di filosofia politica. Milan. Angeli. p. 83- 138, 1988, et « Teologia politica e logica dei concetti politici moderni », in G. Duso, La logica del potere. Storia concettuale come filosofia politica, Bari-Rome, Laterza, 1999, p. 137-160.
14 Reine Rechtslehre, p. 107-108.
15 E. Voegelin, Der autoritäre Staat, Vienne, Springer, 1936, p. 7-12.
16 Reine Rechtslehre. p. 96.
17 Ibid., p. 97.
18 Voir la typologie des formes d’État exposée dans La Notion de politique ou dans l’introduction de Légalité et Légitimité.
19 Voir Der autoritäre Staat, p. 12.
20 E. Voegelin. « Die Verfassungslehre von Cari Schmitt. Versuch einer konstruktiven Analyse ihrer staatstheoretischer Prinzipien », Zeitschrift für öffentliches Recht, XI, 1931 ; trad. it. de G. Zanetti in G. Duso (éd.), Filosofia politica e pratica del pensiero : Eric Voegelin, Leo Strauss, Hanna Arendt, Milan, Angeli, 1988, p. 291-314.
21 Pour cette interprétation, voir les textes indiqués à la note 13.
22 « Die Verfassungslehre », p. 99.
23 Ibid., p. 100.
24 Ibid.
25 « Repräsentieren heiβt, ein unsichtbares Sein durch ein öffentlich anwesendes Sein sichtbar machen und vergegenwärtigen » in C. Schmitt, Verfassungslehre. Berlin, Duncker und Humblot, 1928, p. 209.
26 « Die Verfassungslehre », p. 102.
27 Sur la pensée de Voegelin voir les essais contenus dans G. Duso (éd.), Filosofia politica e pratica del pensiero : Eric Voegelin, Leo Strauss, Hannah Arendt, Milan, 1988.
28 Voir G. Duso, « Filosofia e crisi della scienza politica : Eric Voegelin », in La rappresentanza : un problema, op. cit, p. 139-167.
Auteur
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Giuseppe Duso
Professeur à l’université de Padoue
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