1Le titre, De la société (civile) à la sociologie, évoque un rapport entre une science et son objet présume à plusieurs niveaux, substantif, épistémologique et idéologique. On aurait tort de considérer ce rapport, dans le contexte particulier de la genèse de la sociologie en Allemagne, comme simple progression, comme auto-réflexion d’une société mature. À l’inverse de la sociologie de Comte ou de celle de Spencer, la sociologie allemande marque sa distance par rapport à la « société », ne s’estimant tenue ni à la défendre, ni même à la prendre pour objet. Une particularité de la sociologie allemande est le refus, déjà sur le plan épistémologique, de se définir comme science « de la société » ; que ce soit Tönnies, Simmel ou Weber, chacun des pères fondateurs de cette discipline moderne en Allemagne désignait comme objet de sa science autre chose que la société : l’action sociale de l’individu, qu’il s’agisse d’un individu humain ou d’une entité collective ; ou les effets réciproques entre les acteurs ; ou encore l’évolution présumée d’un corps social. L’importance qu’accordaient Simmel et Weber aux différences entre leurs démarches et celles d’autres sociologues s’exprime, par exemple, dans la lettre de 1899 où Simmel confie à Célestin Bouglé la solitude dans laquelle il œuvrait pour promouvoir l’étude des effets réciproques entre les individus (et non de la « société »), ou dans différents témoignages de Max Weber, qui ne se lasse pas de souligner que c’était pour faire une véritable science de cette nouvelle discipline, dominée par des dilettantes qui estimaient pouvoir traiter comme organisme la société dans toute sa complexité, qu’il décida de s’aventurer dans la sociologie. La « réification » de la « société » est, en tout état de cause, une tendance de la sociologie « occidentale » à laquelle s’oppose vigoureusement la sociologie allemande lors de son ascension.

2Tönnies, qui était sûrement moins sensible aux nuances de méthodologie que Weber et Simmel, et certainement plus influencé par les méthodologies positivistes de la France et de la Grande-Bretagne, marque d’un point de vue idéologique sa distance par rapport à la « société » en conférant à ce terme un sens très spécifique, un signifié par définition critiquable. Sa critique de la « société » évolue avec sa définition de ce terme, qui suit dans une certaine mesure les grands événements socio-politiques ou les percées de la méthodologie des sciences sociales. Il reste que pendant la plus grande partie de sa vie active, une bonne part de son engagement dans la sociologie relève de sa conviction que la bürgerliche Gesellschaft, la « société civile » ou, mieux encore, selon lui, la société bourgeoise, est une étape de l’évolution humaine que la sociologie est appelée, une fois qu’elle sera appliquée, à surmonter,

3Une lecture approfondie du texte clé de la sociologie allemande, l’ouvrage « fondateur », Gemeinschaft und Gesellschaft, publié en 1887, révèle en effet les sources potentielles de l’animosité qu’allait rencontrer cette nouvelle « science » auprès d’un establishment universitaire allemand qui la vilipende et qui y voit une menace pour leur société. Outre les péchés de l’Europe occidentale contre la sagesse bien établie de l’historicisme allemand – la réification de structures sociales, l’oubli de la dimension du sens dans les actions des individus, l’illusion de la prévisibilité de l’évolution des ensembles, la folie de vouloir déduire des lois, lourdes de conséquences, à partir des abstractions fondées sur un être humain vidé de toute réalité empirique, bref, toute cette gigantische Traumide contre laquelle polémique Dilthey (Dilthey, p. 107) – nous trouvons dans le texte de Gemeinschaft und Gesellschaft d’amples raisons de comprendre le commentaire de Schäffle qui constate, dans la première critique de l’ouvrage à paraître, « une dose non négligeable de marxomanie » (cité dans Tönnies. 1979), ainsi qu’une source évidente des tirades dirigées contre la sociologie par des universitaires ouvertement réactionnaires, tels Treitschke et von Below, pour lesquels la sociologie et le socialisme étaient identiques (Ringer). L’œuvre sociologique de Tönnies est effectivement contestataire.

4La distance entre Tönnies et la sociologie de Durkheim en France est, en dépit de toutes leurs affinités de méthodologie et de leur lutte commune pour promouvoir leur discipline, attribuable à leurs différences idéologiques à l’égard de la société moderne, différences accentuées par les différentes positions sociales qu’ils occupent, ainsi que par leurs engagements dans des conflits politiques et sociaux, conflits qui, eux aussi, diffèrent sensiblement. Durkheim reproche surtout à l’ouvrage Gemeinschaft und Gesellschaft son orientation « idéologique », une présentation biaisée de la société moderne, la proximité de Tönnies avec Marx et Lasalle.

5Le refus idéologique de la « société civile » que nous constatons dans la sociologie de Tönnies est d’autant plus intéressant qu’il avait tiré, en élaborant sa théorie sociale, une grande partie de son inspiration directement des éminents théoriciens de la société civile, Hobbes et Locke. Sa sociologie a été conçue comme une réponse aux arguments, entre autres, de ces théoriciens.

6Afin de comprendre ce refus, il convient de se pencher sur ses origines intellectuelles, ensuite sur les différents sens que Tönnies donne aux signifiants sociologie, société et surtout communauté, et enfin sur son évolution idéologique qui l’incite à abandonner le libéralisme auquel il adhère au début de son évolution intellectuelle, même si, à la fin de sa vie, face à la montée du nazisme, Tönnies est amené à déplorer la défaite totale de ce libéralisme – défaite à laquelle il craint d’avoir contribué (Käsler).

7Le refus, ou au moins une appréciation fort négative de la « société civile » s’exprime dans l’ouvrage principal de Tönnies à travers la dichotomie conceptuelle qui forme le titre de son plus célèbre ouvrage, dont l’autre élément, la notion de communauté, est valorisé de façon très positive. Ce que reproche Tönnies à la société moderne, essentiellement l’esprit calculateur de ses membres, n’aurait guère existé dans les communautés archaïques précédant les grandes évolutions et révolutions dans l’industrie, le commerce et les communications qui allaient complètement bouleverser la condition humaine.

8C’est dans Gemeinschaft und Gesellschaft, ouvrage achevé en 1887, alors qu’il n’avait que 32 ans, que Tönnies introduit l’opposition entre Gesellschaft, « La vie publique, le monde extérieur », et Gemeinschaft, la « vie commune, intime, privée et exclusive », qui va devenir la dichotomie fondamentale de la sociologie allemande. Le contraste entre la société moderne, décrite comme « pluralité dans l’unité », « formation idéale et mécanique », et les communautés archaïques, « unité dans la pluralité », « vie réelle et organique », formera la base de toute sa pensée sociologique jusqu’à sa mort en 1936, ainsi que la source de maintes controverses idéologiques.

9C’est en effet le refus de la société civile de la part de différents mouvements politiques et sociaux qui s’approprient le terme Gemeinschaft, « communauté », qui rendra l’œuvre de Tönnies politiquement controversée, l’exposant à des procès d’intention, surtout à la suite de l’exploitation du terme Gemeinschaft par les nazis. Si cette démarche est sans doute injuste, elle s’inscrit dans une tradition d’exégèse à laquelle appartient Tönnies, qui avait lui aussi souvent essayé de saisir les mariages secrets entre logos et politique, en ignorant parfois l’intention de l’auteur – comme le révèle, par exemple, l’analyse faite ci-dessous de son travail sur Hobbes et sur Locke, ou la lecture de la critique tönniessienne de Nietzsche (Tönnies, 1897), dont les a priori idéologiques seront soulignés par Georg Simmel (Simmel, 1897). Dans quelle mesure les différents mouvements s’emparant de cette notion de « communauté », furent des vrais adeptes de Tönnies, cela ne peut être déterminé qu’après une tentative pour cerner les véritables intentions de cet auteur et sa place dans la société.

Protagoniste en conflit avec la société

10En situant Tönnies dans la vie intellectuelle de son époque, il importe de comprendre l’apparent paradoxe de ce personnage clé dans l’histoire des idées allemandes : ce « Nestor » de la sociologie allemande, héros et prophète de la Jugendbewegung, a eu une position tout à fait marginale, voire marginalisée en Allemagne pendant la plus grande partie de sa carrière.

11C’est plus que symbolique que Tönnies, considéré par les Allemands comme penseur éminemment allemand, soit né en 1855 à l’extérieur de l’Allemagne politique, en Schleswig-Holstein, à l’époque du protectorat du royaume de Danemark. Il vit, pendant sa plus jeune enfance, la « libération » de Schleswig par la Prusse et l’Autriche en 1864, à la suite de laquelle la population connaît une brève période de démocratie locale, ainsi que l’abrogation de cette démocratie locale suite à l’incorporation de Schleswig dans le Reich quelques années plus tard. Emblématique de cette évolution : le sort de l’ami de Tönnies, le poète Theodor Storm, ancien révolutionnaire du Vonnärz de 1848, qui, une fois retourné en Schleswig pour assumer des responsabilités politiques de Landvogt dans un duché désormais sous une autonomie quasi démocratique, doit se plier au régime encore plus autoritaire de Berlin.

12Cette expérience de la situation de Schleswig entre 1864 et 1872 se manifeste dans la théorie tönniessienne de l’évolution de la vie moderne : vers un centralisme administratif et bureaucratique sous l’égide d’une idéologie nationaliste. Sa distance par rapport au nationalisme allemand, mis à part les pamphlets revendicateurs qu’il écrivit pendant et juste après la première guerre mondiale, est due à l’expérience de la manipulation du peuple par l’État-nation ; Tönnies assimilera plus tard le concept de peuple (Volk) à celui de communauté (Gemeinschaft), tandis que celui de nation est assimilé à celui de société (Gesellschaft ; Tönnies, 1931).

13Seul parmi les sociologues fondateurs en Allemagne à avoir eu un vécu rural, ayant passé sa plus jeune enfance dans une ferme, Tönnies déménage avec sa famille dans une petite ville, Husum, à l’âge de 10 ans. Pendant toute sa vie adulte, Tönnies revient sans défaillance à sa province natale. Alors que le Berlinois Simmel, qui suit Tönnies quant à l’incidence de la dimension quantitative sur la qualité affective des rapports sociaux, conclut que la métropole offre, grâce à l’anonymat, des havres de liberté d’expression et d’épanouissement que l’on ne saurait trouver dans des villes de taille petite ou moyenne (Simmel, 1890), Tönnies ne voit qu’un rapport direct et unilinéaire entre la taille d’un groupe social et l’indifférence qui s’instaure entre ses membres (Bond, 1991). À la société (à l’inverse de la communauté), il reprochera la froideur de ses rapports, l’indifférence éthique de son ordre politique.

14Descendant de pasteurs luthériens du côté maternel, Tönnies, tout comme Max Weber, doit faire le choix entre la religiosité de cette lignée et les attitudes séculières de son père, qui abandonne l’agriculture pour devenir banquier. Tönnies choisit le chemin d’une science laïque et d’un engagement politique entre autres anticlérical, tout en gardant une vénération pour la spiritualité. À l’inverse de Weber, Tönnies ne se permet pas de s’engager dans un conflit ouvert avec son père, estimant que la révérence filiale est dans la nature même de l’homme et la base de l’autorité patriarcale traditionnelle de la Gemeinschaft. Selon Gemeinschaft und Gesellschaft, le rapport entre père et enfants est profondément et réciproquement voulu. Cependant, tout ce qu’écrit Tönnies sur le rapport entre l’ascension du capitaliste bourgeois et le déclin culturel et moral de son époque – travail qu’a financé son père pendant de longues années – rappelle le parcours du père, qui semble incarner le refoulement de Wesenwille, volonté essentielle (ou suivant la traduction de Leif, organique) par Kürwille, volonté arbitraire (ou réfléchie selon la traduction). Ce processus, plus prononcé chez les hommes et les adultes que chez les femmes et les enfants, équivaut pour Tönnies à la décadence morale. C’est surtout la perte de légitimité affective de l’autorité patriarcale qui explique le soutien qu’apporte Tönnies aux mouvements républicains, en dépit de ses valeurs conservatrices.

15C’est dans le domaine politique que l’on constate l’énorme influence qu’exerce le poète Theodor Storm sur l’évolution de la pensée et du caractère de Tönnies, qui trouve réunis dans ce mentor un engagement pour la liberté de l’esprit et de la parole, un courage redoutable face aux autorités, un souci d’améliorer les conditions de vie des plus démunis et une nostalgie à la fois éthique et esthétique pour les mœurs et les rapports humains d’une époque révolue. Storm avait quitté le Schleswig pour vivre en exilé en Allemagne après avoir refusé de prêter serment de loyauté à la couronne danoise à la suite d’une tentative échouée de révolution en 1849. (En se rappelant l’exemple de Storm, Tönnies refusera plus tard de prêter serment de loyauté à la monarchie, ce qui lui coûtera la titularisation jusqu’à la fin du Kaiserreich, au grand dam de ses amis, Friedrich Paulsen et Max Weber, qui n’y verront qu’un manque de réalisme.) En retournant après la défaite danoise en 1864 à Husum, où il est élu Landvogt, Storm se retrouvera bientôt de nouveau déclassé, privé de cette fonction : le peuple se jette avec élan dans le nouveau Reich de Bismarck. Chez Storm comme chez Tönnies, qui à l’instar de Hauke Hain sont mal entendus de leur peuple, l’on décèle facilement l’identification avec la parole pathétique que clame la population laborieuse, selon Tönnies dans une monographie sur Karl Marx, à la société : « Je ne suis rien ; pourtant je devrais être tout ! » (Tönnies. 1921).

16Les motifs qui incitent les compatriotes de Storm à accepter l’administration centrale prussienne au détriment des droits démocratiques locaux sont la prospérité offerte par l’union économique et la valeur affective de la francophobie. Cette cruelle déception de Storm. libéra) cosmopolite avec des sympathies socialistes, se cristallise dans une fiction plus sobre et amère, comme la comparaison de deux de ses ouvrages le démontre : dans Immensee – une nouvelle que son auteur qualifiera plus tard de Resignationspoesie (Bond, 1993), écrite sous l’impression de la défaite des révolutions libérales en 1848 – le protagoniste, écrivain et représentant du Bildungsbürgertum (de la bourgeoisie éduquée), se plie devant une nécessité uniquement présumée de céder sa place dans la vie de sa bien-aimée à un industriel ; or, une histoire d’amour analogue, Sylter Novelle (Storm, 1972), dont une ébauche fut écrite sous le coup d’une très profonde déception qu’éprouva Storm face à la selbstverschiddete Unmündigkeit, la tutelle méritée des Allemands des années 1870, oppose le héros hors normes à un ordre social et politique injuste, soutenu par un peuple soumis et aveugle.

17Leur incertitude quant à l’issue des débats politiques sous un système égalitaire, leur dévouement à la raison, Vernunft, telle qu’ils la comprennent (plus qu’à l’expression souvent manipulée de la volonté populaire dans un système formaliste républicain), permettent aussi bien à Storm qu’à Tönnies de se définir davantage comme « démocrates de fond » que « démocrates de forme » et les y obligent ; un contenu politique dans l’intérêt du peuple justifierait, selon Tönnies, un système dans lequel ce contenu n’est pas forcément formulé par le peuple. Soucieux de répandre les fruits des Lumières, de l’Aufklärung, Tönnies se demande toutefois, de façon explicite, si le peuple saura réellement l’apprécier. L’isolement du prince philosophe, acclamé mais jamais compris par le peuple, problématisé dans Der Schimmelreiter de Storm, est également une obsession récurrente de Tönnies, qui se défend dans une autobiographie datant de 1922 d’avoir jamais été républicain (Tönnies, 1922). (Ailleurs il préconise une « république de savants », mais son intention est toujours de limiter, jamais d’étendre le droit de participer aux scrutins.) Les constitutions formalistes des républiques de la société civile n’auront qu’un attrait relatif pour Tönnies, face au coût affectif qu’entraîne le foisonnement des libertés modernes.

18À part l’attitude politique d’un oppositionnel invétéré et socialement bienveillant, Tönnies hérite également de Storm des intérêts philosophiques, ainsi qu’une Lebenstimmung. Bien que Storm ait suivi des cours auprès du fondateur de l’École historique du droit, il reste partisan du droit naturel, retrouvant un compromis entre la pensée historiciste et le rationalisme libéral que l’on trouve dans la pensée de son ami, Theodor Mommsen. Dans les domaines du politique et du social, les deux hommes adhéraient à une croyance progressiste : Storm était adepte de Feuerbach, Tönnies de Marx.

19Le pessimisme ambiant (plus qu’une directe influence de Schopenhauer) marquera par contre les deux hommes encore plus profondément. Leur pessimisme, bien qu’allant à l’encontre de leurs idées politiques et même sans véritable fondement philosophique, sera le facteur romantique et irrationnel qui définira ensuite l’image du poète et du philosophe social jusqu’à nos jours. Tönnies se rappelle, dans une nécrologie de Storm, leur longue discussion d’un vers écrit par ce dernier : « Es ist ein Flüstern in der Nacht. Sind es Liebesworte ? Oder ist’s Unheil ans künftigen Tagen, das emsig drängt sich auszusagen ? »« Il y a dans la nuit un chuchotement. S’agit-il de paroles d’amour ? Ou plutôt d’une calamité future, empressée de s’annoncer ? » (Tönnies, 1917). L’amour, laisse-t-il sous-entendre, appartient au royaume du passé, l’avenir n’abritant que des calamités. (Tönnies développera un jour une théorie d’évolution psychosociale qui justifiera cette supposition.) Leurs réflexions sur la question de savoir si l’on peut déchiffrer « l’ombre que jette l’avenir devant lui » restent chez le philosophe, comme chez le poète, de l’ordre de l’intuition ; Tönnies oscillera, pendant toute sa carrière intellectuelle, politique et sociale, entre les promesses d’un progrès certain et les invocations de l’apocalypse inéluctable.

Intellectuel engagé

20Si nul n’a exercé une plus grande influence sur le caractère du jeune Tönnies que Storm, c’est Friedrich Paulsen qui le guidera pendant ses études. Rejeton lui aussi d’agriculteurs du Schleswig, de neuf ans plus âgé que Tönnies, professeur de philosophie à Berlin, où Tönnies fait ses études à partir de 1875. Paulsen conseille à Tönnies de se pencher sur Hobbes, Spinoza, Adam Smith, Marx et Rodberlus. Die sociale Frage, le problème des conditions de vie de la population laborieuse fut, pendant les années 1870, au centre de leur correspondance, qui durera, avec une seule interruption, des décennies, jusqu’à la mort de Paulsen (Jacoby). L’un et l’autre, issus de familles de ministres protestants, ont tous deux adopté le matérialisme philosophique de Spinoza, et tiré également la conclusion que le matérialisme économique de Karl Marx en découlait nécessairement. Ces matérialistes philosophiques partageaient, par contre, un mépris pour le matérialisme individualiste du bourgeois contemporain, un dédain presque babouviste face au seul « confort des individus », ainsi que le dénonce Tönnies.

21L’appréciation de la validité d’une idée philosophique dépend chez Tönnies comme chez Paulsen surtout des implications politiques et sociales qu’elle peut avoir, implications qu’ils sondent, avant d’adopter ou de refuser l’idée, le plus souvent en l’assimilant à une « tendance » de l’auteur de la pensée, et en identifiant ce dernier avec des mouvements historiques d’idées – parfois, certes, au risque d’ignorer le bien-fondé de la pensée ou la spécificité de son auteur, voire au prix d’un procès d’intention. La démarche de Tönnies est d’opposer plutôt des mouvements que des arguments. Les accusateurs et les défenseurs dans les grands débats entre le monisme et le dualisme, le rationalisme et l’empirisme, le rationalisme et l’historicisme – quelles que soient les positions qu’adoptent les participants aux débats dans les controverses de leur époque – sont décrits par Tönnies dans le premier avant-propos de Gemeinschaft und Gesellschaft comme les protagonistes d’une seule longue controverse épistémologique, métaphysique, politique et sociale.

22Cette démarche de l’historien des idées apparaît encore plus clairement dans l’article, « L’historicisme et le rationalisme » (Tönnies, 1924a), que Tönnies publie quelques années après Gemeinschaft und Gesellschaft. Ici, il constate une affinité élective entre le rationalisme et le libéralisme d’une part, entre l’historicisme et le conservatisme monarchique d’autre part. Cette affinité élective permettait aux historicistes de différentes disciplines de tirer les mêmes conséquences politiques, tout en déployant des arguments logiquement opposés. Le libéralisme, dans la théorie de l’État, cherche à déduire des règles universelles normatives, découlant de la nature humaine, afin de définir la bonne étendue et les justes limites de l’État ; pour défendre, selon l’appréciation de Tönnies, les privilèges arbitraires de la monarchie, l’historicisme juridique juge inacceptable toute intervention dans le processus organique de l’histoire (toute intervention étant susceptible d’amoindrir le pouvoir du souverain). Ici, l’historicisme joue la carte de la non-ingérence. Dans le domaine de l’économie politique, par contre, le libéralisme déduit, à partir de ses suppositions sur la nature humaine, que seul le laisser-faire peut garantir l’essor d’une économie : dans la vie matérielle, comme dans la politique économique, ce sont les libéraux qui préconisent la non-ingérence. En insistant sur la réalité historique du rôle de l’État dans l’économie, trois générations d’historicistes de la Nationalökonomie allemande rejetèrent cette optique, par crainte, soupçonne Tönnies, d’assister à l’imposition d’une non-ingérence rationaliste là où le souverain s’était habitué à intervenir à volonté, selon sa compréhension du bien de son peuple.

23Les grands débats de méthodologie sont donc liés à ceux de la société. Tönnies, pour sa part, a du mal à prendre position, reconnaissant la validité partielle de positions qui paraissent réciproquement exclusives. Du côté des rationalistes, il est certainement légitime de procéder à des déductions rationnelles sur l’Homme et les institutions sociales à partir des besoins fondamentaux de l’Homme. De plus, Tönnies ne peut admettre qu’un système rationnel d’éthique fondé sur la notion d’une justice transcendantale soit impossible. Par contre, les historicistes avaient également raison de critiquer la vision réductrice de la réalité et du potentiel humain que privilégient les rationalistes. Quand le rationalisme sous la forme du droit naturel tente d’imposer des normes « universelles », l’historicisme juridique met en évidence le fait que le droit, tel que l’on le connaît, échappe à toute généralisation. Au rationalisme de la théorie classique de l’économie, l’historicisme répond qu’il n’existe entre l’homo œconomicus et l’homme réel aucun rapport ; aux constructions rationalistes du sens de l’histoire, l’historicisme oppose l’anomie de l’objet de l’historiographie, qui devrait se contenter de comprendre les acteurs, y compris les motifs irrationnels de leurs actions.

24L’ambition de Tönnies fut de surmonter ce débat en achevant une « synthèse créatrice » (comme il l’explique dans l’un des rares écrits qu’il publie en français). Toutefois, les controverses les plus vives autour de son œuvre se focalisent surtout sur la question de savoir de quel côté de ce débat se situe réellement Tönnies. (Ce seront surtout les associations politiques des mouvements philosophiques auxquelles s’associe Tönnies qui rendent controversée sa place dans l’histoire des idées sociales.) Afin de répondre à cette question, il convient de retracer l’évolution de sa pensée philosophique et sociale depuis ses premiers écrits.

Réflexions sur la philosophie de Hobbes

25Une première étape de l’évolution intellectuelle de Tönnies s’achève avec une série de quatre articles sur Thomas Hobbes parus entre 1879 et 1881 dans la Vierteljahresschrift für wissenschaftliche Philosophie, dont le rédacteur en chef est Richard Avenarius. Ces articles, publiés ensuite sous le titre Anmerkungen über die Philosophie des Hobbes dans un recueil d’études sociologiques, parmi les plus limpides de ses écrits, situent Tönnies comme un partisan des Lumières anglo-saxonnes dans un environnement hostile, c’est-à-dire dans l’Allemagne du XIX^e siècle (Tönnies, 1879). Comme Paulsen, Tönnies déplore la tradition « romantique et réactionnaire de la philosophie allemande qui commence avec Fichte » (Jacoby). Chez Hobbes, Tönnies admire le premier matérialiste cohérent, qui, ayant brisé le pouvoir de l’Église, tente de mettre à la place de la superstition et de la convention, un système d’éthique rationnel. Hobbes aurait permis à l’Homme d’évaluer la valeur de ses actions en fonction de leurs conséquences : il aurait ainsi étendu le domaine de la science au-delà des questions techniques de la production et du commerce, en introduisant la démarche scientifique dans le domaine de l’éthique. L’optique déterministe de Hobbes lui aurait permis de s’interroger sur les véritables causes et effets des actions. Cette démarche est, malgré le conservatisme flagrant des intentions politiques de l’auteur, tout à fait révolutionnaire : en prêtant au souverain une légitimation rationnelle, Hobbes aurait sapé sa légitimation traditionnelle.

26La pensée de Tönnies évolue quant à son accord et son désaccord avec Hobbes, qu’il estime être le fondateur de la pensée sociale moderne. Il reproche à Hobbes une compréhension mécaniste de la psychologie humaine, une ignorance de l’évolution individuelle historique de la psychè humaine, une fausse construction de la nature humaine. Selon Tönnies, Hobbes a assimilé deux présupposés de la tradition scolastique : il existe un droit naturel qui transcende le droit positif, et la justice naturelle consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Par contre, son idée de l’homme dans la nature et de la nature de l’homme diffère tout à fait de l’idée scolastique. Loin d’être un innocent déchu, qui grâce à son libre arbitre, reste à même d’écouler sa conscience pour retrouver les vertus occultées par le péché originel, l’Homme avant la création de la société ne connaissait, selon Hobbes, ni normes ni vertus. L’idée même du libre arbitre semble absurde à Hobbes, convaincu que toutes les actions de l’Homme sont déterminées par des données matérielles. De surcroît, avant la constitution de la société, et donc d’une langue, l’Homme ne connaissait ni mœurs, ni normes quelconques, celles-ci étant des jugements dont la condition préalable est l’existence d’une langue. L’étal de nature n’est point le paradis avant l’expulsion du jardin : dans l’état de nature de Hobbes, l’Homme, vulnérable et amoral, vit dans la peur et dans la misère avec des besoins qu’il doit assouvir, en se servant de la violence, si besoin est. Puisque chacun a, dans l’état de nature de Hobbes, le droit, en l’absence d’interdictions, de pourvoir aux nécessités de la vie en se servant de tous les moyens légitimes, et puisqu’il n’existe point d’instance judiciaire pour trancher sur la question de la légitimité des moyens, chacun a droit à toutes choses. Le résultat ne peut être que le bellum omnia contra omnes.

27Seuls deux facteurs dans cet état de nature peuvent sauver l’espèce et favoriser la création d’une société : la capacité de l’Homme à raisonner, ainsi que sa peur instinctive de la mort, « Hobbes identifie, de manière audacieuse, la Raison avec la peur naturelle de la mort », écrit Tönnies. Puisque personne ne peut tirer avantage de la peur et d’une violence généralisée, tout moyen de mettre fin à cet état de guerre universelle semble bon. Tönnies affirme que le système éthique de Hobbes n’aurait comme base qu’un sens utilitaire, la notion du « bien » étant dépourvue de tout sens moral. Les hommes qui sont libres dans l’état de nature cèdent par volonté commune, par convention ou contrat, une partie de leurs libertés à un souverain, afin de vivre dans une paix sociale assurée par l’État, seule instance de la violence légitime. La doctrine principale dans le système de Hobbes est que tout contrat doit être respecte. Le contrat forme la base du « Commomvealth », terme que Tönnies traduit dans Anmerkungen über die Philosophie des Hobbes, par le mot Gemeinschaft.

28Hobbes aurait ainsi jeté les bases du droit naturel moderne :

« Toute Gemeinschaft est entendue comme le résultat de contrats entre les individus ; toute obligation morale de chaque individu découle ainsi de sa volonté. Le dénominateur commun (du droit naturel moderne) est son individualisme. Dans le fond et quant à son impact, le droit naturel moderne s’oppose à toute conception qui se réfère à la morale traditionnelle, c’est-à-dire à la croyance aux coutumes et aux autorités traditionnelles, surtout à la religion, et à toute norme du bien et du mal. C’est tout à fait révolutionnaire. »

29Dans la mesure où il convient que toute institution repose sur les volontés individuelles, Locke est, selon Tönnies, un entier disciple de Hobbes. Mais à l’inverse de Hobbes, qui serait, selon Tönnies, sûr de la nécessité de « la souveraineté absolue de la volonté commune (Gemeinschaftswillen) », Locke aurait eu, selon Tönnies, « une vision plus optimiste de la nature humaine », aurait abhorré une telle autorité, et aurait cru « qu’une Gemeinschaft n’était pas vraiment nécessaire, estimant que le bonheur optimal pouvait s’achever par la simple société (Gesellschaft) et par un État sociétaire (gesellschaftlichen Staat), c’est-à-dire par des rapports entre les hommes qui constituent des engagements réciproques mais qui peuvent être dissous ». Historiquement, l’idée de Gesellschaft de Locke correspondrait au « constitutionnalisme libéraliste » (liberalistisch en allemand), celle de Gemeinschaft de Hobbes à la monarchie absolue. C’est ici, donc, dans un ouvrage sur Hobbes et Locke que nous trouvons pour la première fois une opposition entre les termes Gemeinschaft et Gesellschaft.

Parenthèse du terminologue-traductologue

30Il convient ici, avant d’analyser les arguments de Tönnies, leurs qualités, son exactitude en tant qu’historien d’idées, d’ouvrir une parenthèse terminologique, de s’interroger en technicien du langage sur le choix du mot Gemeinschaft comme traduction de Commonwealth et du mot Gesellschaft comme traduction du terme society. Nous savons que l’intention de Hobbes avait été de justifier le monopole de l’État sur le pouvoir ou la violence légitime ; un traducteur français de Hobbes (Tricaud) emploie le terme « république » pour traduire le mot Commonwealth. Des traducteurs allemands plus récents de Hobbes ont choisi le mot Gemeinwohl. Quelle démarche suit Tönnies ? Historien des idées, il se donne la tâche de déterminer le rapport entre les deux philosophes anglais Hobbes et Locke, dont l’un préconise, face à la guerre civile anglaise, la restauration de l’ordre de l’État de droit, du Commonwealth, et l’autre, devant les potentialités d’une bourgeoisie en plein essor, la libération de ces forces sociales dans une civil ou politic society. Alors que l’on peut recourir à un discours trans-européen pour trouver un « équivalent » au terme society : Gesellschaft (bien que les histoires divergentes des langues européennes aient prêté aux notions des aspects tout à fait nationaux), le terme Commonwealth pose davantage de problèmes. C’est ici, en effet, que Tönnies, en s’appuyant sur l’étymologie analogue des mots Commonwealth et Gemeinschaft (common = gemein), tombe dans le piège de trahir le sens de l’original dans le seul but de parvenir à une symétrie linguistique parfaite. Si nous nous penchons sur le sens des différents termes qu’emploient Hobbes et Locke, la dichotomie appropriée est plutôt celle d’un autre penseur politique du Schleswig, Lorenz, von Stein : il s’agit en vérité de la dichotomie de Gesellschaft et Staat.

31C’est ici que commence à s’opérer un glissement – parallèle au dérapage terminologique – d’un article de l’histoire des idées vers une prise de position philosophique propre à Tönnies lui-même. Si le mot Gemeinschaft, selon le lexicographe du xviii^e siècle Adelung, pouvait être employé pour désigner tout ce qui est commun (Adelung, p. 552), le plus souvent ce mot, comme les mots communauté ou community, désigne soit un ensemble de personnes dans un lieu défini soit, depuis le début du XIX^e siècle, l’appartenance psychologique à une seule entité. Par contre, la notion de « l’État » est un signifié auquel le signifiant Gemeinschaft n’a jamais correspondu. La traduction de Commonwealth par Gemeinschaft, ne peut être donc qualifiée que d’erreur de traduction, erreur assez lourde de conséquences.

32Quelle sont ces conséquences ? Le sociologue qui a traduit Tönnies en anglais, Charles Loomis, n’en verrait, on peut le supposer, aucune ; il justifie sa décision de laisser le terme Gemeinschaft en allemand dans la traduction, puisque selon lui (avec Pareto à l’appui), le choix d’un signe pour signifier une idée est complètement aléatoire (Loomis, p. ix). Argument fallacieux – même le nominaliste le plus intransigeant ne prétendrait pouvoir faire abstraction du sens qu’a un signifiant dans son contexte ordinaire – mais c’est un argument qui permettra à Loomis de masquer des faiblesses de raisonnement dans l’ouvrage de Tönnies. Au début de Gemeinschaft und Gesellschaft, Tönnies essaie de prouver le bien-fondé de sa distinction entre ces termes en se référant à l’usage, c’est-à-dire à des conventions linguistiques. Ces conventions n’existant pas en anglais, une véritable traduction de ce passage en anglais aurait très certainement falsifié les conclusions que tire Tönnies déjà à partir des premières pages de cet ouvrage : ce qui semble relever d’une vérité générale en allemand s’avère spécifique à la culture allemande, une fois la tentative faite de traduire l’idée dans une langue étrangère.

33Si les conséquences de cette erreur de traduction sont lourdes, elles semblent, en fin de compte, avoir été plus fructueuses que néfastes. Certes, un connaisseur de Hobbes qui aurait lu les Anmerkimgen aurait été dérouté par le terme inadapté qu’a choisi Tönnies pour traduire Commonwealth ; un lecteur qui ne connaît ni Hobbes ni Locke risquerait de mal comprendre leurs idées. Ce n’est pas en tant qu’historien d’idées, mais en tant que philosophe social et sociologue à part entière que nous connaissons aujourd’hui Tönnies ; et le sociologue s’est laissé inspirer par l’erreur de l’historien des idées. En traduisant Commonwealth par Gemeinschaft, Tönnies arrive à l’idée que non seulement l’existence de l’État, mais celle de tous les rapports humains s’expliquent uniquement dans la mesure où ils sont voulus. Tönnies étend ainsi la fiction du contrat originaire à l’ensemble de tous les rapports humains, jetant les bases d’une sociologie « volontariste ». (Cette naissance de la sociologie allemande issue d’une erreur de traduction rappelle la réflexion de Weber, selon laquelle une seule erreur originelle peut s’avérer plus fructueuse que le travail méticuleux d’un spécialiste sans inspiration.)

34La mise en rapport chronologique de ces deux termes, Gemeinschaft et Gesellschaft, sous prétexte d’une esquisse de l’histoire des idées anglaises, permettra également à Tönnies de développer une philosophie de l’évolution sociale. Par contre, en modifiant le sens des termes Gemeinschaft et Gesellschaft, Tönnies évaluera l’évolution sociale d’après un paradigme radicalement différent – l’historien des idées des Lumières anglaises se transformant en philosophe social de l’Allemagne du XIX^e siècle.

Traduttore, traditore

35L’on peut facilement critiquer le contenu de l’exégèse que propose Tönnies des Lumières en Angleterre ; si le style des Anmerkungen est limpide, la présentation des idées originale et provocatrice, l’interprétation est toutefois plus fondée sur le contexte que sur les textes. Si Tönnies a raison de souligner l’importance de l’idée du contrat chez Hobbes, il situe celui-ci, par sa référence au Gemeinschaftswille (la volonté générale), plus près de Rousseau que Hobbes ne le mérite. Tönnies a, d’ailleurs, tort d’affirmer que le Commonwealth que préconise Hobbes correspondrait uniquement à la monarchie absolue. Quand Hobbes prône un État avec un monopole de pouvoir légitime, il exprime, certes, sa préférence pour un monarque, mais admet volontiers qu’une assemblée élue ferait aussi l’affaire. L’appréciation de Locke comme étant plus optimiste sur la nature humaine est également erronée : si Locke, il est vrai, abhorre l’absolutisme, cela est moins la conséquence de son optimisme à l’égard des hommes que de son pessimisme à l’encontre des monarques. Il est absurde, écrit Locke, de se protéger des renards en se livrant au lion. De plus, chez Locke, il n’existe aucune opposition entre Cominonwealth et Civil Society : dans les essais de Locke, ce sont des synonymes.

36Passons donc sur l’historien des idées, revenons au philosophe social. Comment évoluera la pensée de Tönnies par rapport à sa critique de Thomas Hobbes ? Hobbes se tromperait, selon Tönnies, sur la vraie nature de l’Homme – sur ce que Tönnies appellera, plus tard, sa volonté essentielle. Dans les Anmerkungen il note : « Afin de rester fidèle aux principes de sa doctrine psychologique que toutes actions découlent de sentiments… [Hobbes] aurait dû admettre la possibilité d’un sentiment spécial que l’on pourrait qualifier d’amour de sa Gemeinschaft (Gemeinschaftsliebe). » Comme Rousseau, Tönnies est amené à proposer une théorie sociale opposée à celle de Hobbes par sa réponse à la question « quelle est la nature de l’Homme ? », qui est autre chose que la question : « Comment se comporterait l’Homme moderne dans la nature ? » ; mais à l’inverse de Rousseau. Tönnies décrit un Homme qui évite les conflits sociaux non en vivant seul, mais en vivant de façon harmonieuse avec ses semblables. Vu l’absence chez l’Homme de désirs immoraux ou asociaux, cette vision de la nature de l’Homme est à la fois amorale et moralisatrice, la vertu civique étant assurée par la volonté essentielle des membres de l’ensemble de se protéger et de se favoriser réciproquement.

37L’incapacité de Hobbes de faire la part entre les questions : « Quelle est la nature de l’Homme ? » et « comment se comporterait l’Homme moderne dans la nature ? » s’explique, selon Tönnies, par son ignorance de toute évolution sociale, du changement profond qui s’opérerait dans la nature même de l’Homme. Si l’Homme moderne tolère son semblable pour les motifs calculateurs et égoïstes qu’évoque Hobbes, il existait avant lui un Homme plus proche de sa nature, de sa « volonté essentielle », qui n’avait pas connu, dans le véritable état de nature, le désir de concurrencer, de participer à une lutte sans vainqueur, le but n’étant que de mener le peloton. Cette critique de Hobbes permettra à Tönnies de placer aux côtés de l’Homme hobbesien moderne un Homme pré-moderne, harmonieusement enraciné dans sa communauté.

Umwerthung aller Werthe par réalignement terminologique

38Deux convictions – qu’il fallait juxtaposer à la psychologie hobbesienne de l’Homme loup une deuxième psychologie plus optimiste, qui correspondrait à sa réelle nature, d’une part, et qu’il existait dans l’histoire un processus d’évolution même des qualités humaines, de l’autre – permirent à Tönnies d’opérer une réévaluation radicale de valeurs, renversement d’autant plus étonnant qu’il est effectué sans changer ni les termes, Gemeinschaft et Gesellschaft, ni la chronologie historique qu’il leur attribue. Dans les Amnerkungen de 1879, Tönnies retrace une évolution d’idées qui correspond à l’évolution politique de régimes de monarchie absolue en des systèmes constitutionnels libéraux. Ici, la Gemeinschaft représente l’État fort, qui bride l’Homme dans son égoïsme naturel, et la Gesellschaft une société ouverte et libre. (Un gemeinschaftlicher Staat doit être, à la différence d’un gesellschaftlicher Staat, tout à fait répressif.) En dépit d’un lieu commun des études sur Tönnies – Tönnies aurait calqué l’Homme de la Gesellschaft sur le hoino hominus lupus de Thomas Hobbes – nous voyons qu’à l’origine, l’Homme hobbesien vivait pour Tönnies dans la Gemeinschaft. La distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft correspond à l’existence ou non de libertés civiles et politiques, l’évolution de la Gemeinschaft à la Gesellschaft à la conquête des droits et des libertés du citoyen d’une société civile, du Biirger. Ici, Tönnies, en concevant l’histoire comme le progrès de la liberté humaine et de l’esprit, se présente comme un libéral utilitariste et évolutionniste, comme un adepte de John Stuart Mill et de Herbert Spencer.

39Dans les Anmerkungen de 1879, l’idée de Gesellschaft est celle de la société civile – la société du citoyen qui a acquis des droits politiques et la capacité mentale ou morale pour les exercer. Pour arriver au pessimisme culturel de Gemeinschaft und Gesellschaft de 1887, il fallait forcément un changement profond de paradigme. Ce changement de paradigme peut être clarifié en se référant à l’expression allemande extrêmement ambiguë, bürgerliche Gesellschaft.

40Le lecteur des traductions anglaise et française de Gemeinschaft and Gesellschaft sera frappé par une ironie dans la traduction de l’expression, bürgerliche Gesellschaft : alors que le traducteur français, Leif, choisit l’expression anglo-saxonne, « société civile », le traducteur américain, Charles Loomis, recourt à l’expression française, « bourgeois society ». En tant que traductions, les deux expressions sont toutes les deux fidèles à l’expression allemande : mais elles font allusion à des antécédents intellectuels différents, la langue allemande ne connaissant ni la distinction entre « civil » et « bourgeois », ni celle entre « citoyen » et « bourgeois ». Cette pauvreté lexicale permet, en allemand, de faire un amalgame entre les libertés politiques que peut exiger le citoyen et les libertés commerciales dont profile le capitaliste, de semer une confusion entre le républicain et le bourgeois. Alors que Leif se réfère aux Lumières anglo-saxonnes, Loomis adopte une expression plus proche de Karl Marx, qui avait, dans sa pensée, bien profilé de la pauvreté lexicale de l’allemand en s’appropriant et détournant ce concept de la philosophie de Hegel. (Passons sur les raisons historiques pour lesquelles l’expression bürgerliche Gesellschaft ne peut pas, en allemand, évoquer le mythe d’un ensemble d’hommes qui se réunissent afin d’arracher des pouvoirs répressifs des droits universels politiques. Ce n’est qu’à la fin du XX^e siècle que l’on assiste à la généralisation du terme zivile Gesellschaft dans la culture politique allemande.) Les libertés civiles qui permettent au citoyen la poursuite du bonheur sont assimilées par des adversaires de la bürgerliche Gesellschaft aux obstacles matériels qu’opposent le mercantilisme et l’industrialisme à un véritable épanouissement de l’Homme.

41Loomis n’a pas tort d’utiliser le mot « bourgeois » pour traduire bürgerliche Gesellschaft dans Gemeinschaft und Gesellschaft : si les Anmerkungen ont été écrites sous l’égide du libéralisme anglais, Tönnies allait adopter, en effet, un paradigme opposé au libéralisme à partir de 1879. Si la transition de l’absolutisme au libéralisme signifie pour Tönnies en 1879 l’édification morale de l’Homme, son émancipation de la tutelle et de la tyrannie, en 1887, cette émancipation, la dissolution des liens sentimentaux de la Gemeinschaft – désormais « communauté », et non Commonwealth – et la montée de l’individualisme de la Gesellschaft – désormais la société « bourgeoise », et non « civile »– équivaut à la déchéance morale.

42Alors que la dichotomie de 1879 se constitue autour de la liberté, celle de 1887 se constitue autour de la valeur émotionnelle des rapports humains dans les structures sociales. La « forme sociale » qu’admire Tönnies n’est plus une société civile consistant en liens révocables tissés par des individus éclairés de leur propre gré et conformément à leurs intérêts, mais la communauté pré-moderne, dont les liens, irrévocables, sont ancrés dans le contexte biologique de la naissance et voulus d’autant plus. Le contrat est désormais le médiocre compromis de l’Homme moderne face à la diminution de la capacité de sa volonté essentielle de souder un véritable être-ensemble : à l’époque de la Communauté, il n’y en avait point besoin. Le processus de civilisation est conçu, dans l’optique de Gemeinschaft und Gesellschaft, comme étant un long déclin irréversible.

43Quelles influences interviennent pour renverser le paradigme libéral du jeune Tönnies, pour l’inciter au refus de la société civile ? Il y avait, certes, à côté des influences intellectuelles mentionnées ci-dessus, l’expérience concrète de l’extrême pauvreté de l’Angleterre, dont Tönnies a su faire état dans sa correspondance avec Paulsen. Le droit naturel moderne de la société civile était désormais, selon Tönnies, désuet : irréaliste, il ne reconnaissait pas la solidarité humaine qui existait à une époque révolue ; inadapté, il ne proposait que des droits inutiles pour la grande majorité des êtres humains. Tönnies propose ainsi, en 1881, dans un discours sur le renouveau du Droit naturel. Die Erneuerung des Naturrechts, de mettre aux côtés du Droit naturel bourgeois un Droit naturel relevant d’une solidarité naturelle entre les Hommes fondée sur l’esprit de la Communauté, un droit naturel qui défendrait les intérêts non de la seule bourgeoisie, mais du prolétariat.

44Étant donné les valeurs de Tönnies, son désaveu de Locke, auquel il ne consacre que deux phrases dans une œuvre d’une dizaine de milliers de pages, ne l’aura pas trop gêné. Il devait trouver choquante la tendance de Locke à mélanger le capitalisme et Dieu, ainsi que la notion selon laquelle Dieu aurait laissé surtout aux « assidus et rationnels » la terre, justifiant ainsi les inégalités materielles entre les nantis et les pauvres. Les valeurs des Lumières, la liberté et l’égalité, sont présentées dans Gemeinschaft und Gesellschaft comme étant des fictions cyniques, préconisées par une minorité nantie, soucieuse de promouvoir ses intérêts contre les intérêts populaires. Quant à la fraternité, Tönnies ne la voit nulle part dans la société moderne : « La liberté de la rencontre, la facilité des affaires et l’égalité des hommes raisonnables apparaissent alors comme leur étant la chose la plus naturelle, et elle l’est en réalité » (selon la traduction française publiée durant l’occupation).

45Après son travail sur les Lumières en Angleterre, Tönnies allait se pencher sur les œuvres de Bachofen, de Müller et de Carlyle, qui proposent tous l’optique d’un être humain de « chair et de sang », une alternative à l’homo œconomicus de Smith. Tönnies avoue à Paulsen qu’il est convaincu, « surtout pour des raisons économiques », que le Moyen Âge aurait été « l’âge d’or » de leur peuple. « Certes, c’est du romantisme », reconnaît Tönnies. Mais c’est ici qu’il trouve sa vocation philosophique : à l’instar de Kant, qui selon L’Introduction à la philosophie de Paulsen, avait créé une synthèse entre le rationalisme et l’empirisme, en unifiant « la vrai moitié de chaque théorie… dans une nouvelle théorie », Tönnies se donne la tâche de « brasser le romantisme et le rationalisme dans une synthèse plus élevée » (Jacoby).

46À l’ambition de brasser le romantisme et le rationalisme s’ajoute le désir de brasser le rationalisme et l’historicisme : le rationalisme serait adapté dans les sciences économiques pour décrire le comportement économique de l’homme moderne de Gesellschaft, dépourvu de toute motivation sauf l’appât du gain ; pour décrire la réalité pré-moderne de Gemeinschaft, il faut, par contre se servir des méthodes de l’historicisme. La distinction entre l’optique rationaliste « pessimiste » que Tönnies attribue à Hobbes et l’optique rationaliste « optimiste » qu’il attribue à Locke en 1879 disparaît en 1887 au profit d’une distinction entre une version rationaliste abstraite et une romantique de l’Homme. L’homme rationaliste est un être égoïste, sans attachements sentimentaux ; ses actions visent à promouvoir uniquement ses intérêts. C’est l’Homme que décrivent non seulement Hobbes, mais également Locke et Adam Smith, l’Homme que Tönnies situe en 1887 dans la Gesellschaft moderne. Alors que la Gemeinschaft de 1879 est occupée par l’Homme de Hobbes, Tönnies arrive, en créant un amalgame des Hommes de Hobbes et Locke, et en revalorisant l’idée de Gemeinschaft au détriment de l’idée de Gesellschaft, par la simple transformation du signifié de Gemeinschaft de Commonwealth en « Communauté », à trouver une place pour une anthropologie alternative. L’Homme de la Gemeinschaft est, dans l’ouvrage de 1887, l’être spontanément généreux et solidaire qui prédominait, selon Tönnies, pendant le Moyen Âge. C’est désormais dans la Gemeinschaft que nous trouvons une vision « optimiste », dans la Gesellschaft une vision « pessimiste » de la potentialité humaine.

47Pour expliquer cette dégradation de la nature humaine, Tönnies s’appuie sur l’idée de la différenciation sociale qu’il trouve chez Herbert Spencer, mais en interprétant cette différenciation non comme une plus-value mais comme une moins-value ; sur l’idée schopenhauerienne que plus l’individu vieillira, plus il agira uniquement de façon rationnelle, en fonction de ses intérêts ; sur la critique marxiste des mécanismes du capitalisme ; sur le mépris qu’exprime Nietzsche envers les « derniers hommes ». Convaincu d’une régularité unilinéaire du processus d’évolution sociale, Tönnies décide de boucler, en tant que sociologue, la boucle entre l’évolution biologique de l’individu et l’évolution sociale de l’organisation économique et politique par le biais d’une théorie « psychologique » de la transformation progressive de la volonté humaine d’un type organique et abstrait, Wesenwille, vers un type rationnel et calculateur, Kürwille. Cette évolution se reproduirait d’une façon ou d’une autre dans tout contexte humain et historique.

48Les acquis des droits civiques de la société moderne dont Tönnies fait part à la fin de son article, « Anmerkungen über die Philosophie des Hobbes », seront relativisés, dans Gemeinschaft und Gesellschaft, par rapport au coût déplorable en termes de rapport sociaux que paient les Hommes pour ces libertés. Que la personne abstraite de la Gesellschaft vive sous un système de gouvernement absolutiste, libéral ou césariste, déclare Tönnies, n’est que d’une importance secondaire. La relativisation totale de l’importance du pouvoir face aux valeurs des sentiments s’annonce déjà dans la thèse d’État (Habilitationsschrift) de Tönnies, une première ébauche de Gemeinschaft und Gesellschaft qui remonte à 1881 (Tönnies, 1924b) : ici, Tönnies affirme que le phénomène du pouvoir n’est pas « essentiel » dans la Gemeinschaft pré-moderne (alors qu’en 1879, la notion de pouvoir avait été déterminante pour le concept de Gemeinschaft).

49Dans Gemeinschaft und Gesellschaft, Tönnies suggère que, vu la dissolution irréversible des liens et des institutions sacrés, « l’émancipation des individus vis-à-vis de tous les liens de la famille, du pays et de la ville, de l’incrédulité et de la foi, vis-à-vis de toutes les formes héritées et transmises de l’habitude et du devoir », vu « le triomphe de l’égoïsme, de l’impudence, du mensonge et de l’artifice, de l’avarice, de la recherche du profit, de l’ambition », « un plus ou un moins de liberté » n’importe que peu : « La liberté arbitraire (de l’individu) et le despotisme arbitraire (d’un César ou d’un État) ne sont pas opposés. Ce ne sont que deux manifestations du même étal. Ils peuvent se disputer pour un plus ou pour un moins. Mais ce sont des alliés naturels » (Tönnies, 1979).

50C’est ainsi que Tönnies essaie, comme il le promet à Paulsen, de « surmonter le libéralisme » (Jacoby), qui « au point de vue de la pensée, est devenu impotent » et « au point de vue politique… s’est décomposé » (Ferdinand Tönnies, 1896, p. 38). C’est dans ce sens que l’ouvrage fondateur de la sociologie moderne allemande représente un refus de la bürgerliche Gesellschaft et de ses fictions légitimantes.

Interprétation, contextualisation et conclusion

51Face à cette mise en cause des acquis des sociétés civiles et libérales, à celle déclaration d’indifférence au sujet de la distribution du pouvoir politique dans une société dominée par des intérêts bourgeois, il convient de chercher les raisons pour lesquelles Tönnies renonce aux idéaux de la société civile. Où se situe-t-il par rapport à d’autres universitaires allemands, ainsi qu’aux mouvements anti-bourgeois qui foisonnaient en Allemagne à la fin du XIX^e et au début du XIX^e siècle ?

52D’un point de vue purement linguistique, la transformation de la dichotomie conceptuelle de Gemeinschaft et Gesellschaft entre 1879 et 1887 est en soi un phénomène digne d’intérêt. Le renversement de valeurs par réalignement terminologique rappelle la doctrine nietzschéenne selon laquelle le ressentiment serait l’une des principales sources de valeurs : l’homme inférieur aurait cessé de se référer aux notions du bon et du mauvais (gut et schlechf) au profit des notions du bien et du mal (gut et höse), afin de transformer son infériorité intrinsèque en vertu, et la supériorité d’autrui en vice : afin de se qualifier de gut, alors qu’il est en réalité de mauvaise qualité. Dans l’œuvre de Tönnies, l’Homme pré-moderne est transformé, entre 1879 et 1887, de sujet de l’État absolutiste, potentiellement violent et incapable de vivre en paix sans contrainte extérieure, en Homme naturellement vertueux de la Communauté ; en même temps, l’Homme libre de la société civile moderne devient l’Homme rapace et égoïste de la société bourgeoise. Tönnies aurait-il décidé, face à l’impossibilité pour lui de réussir, sans compromission morale, dans une bürgerliche Gesellsehaft qui selon lui aurait échoué dans sa vocation émancipatoire et renoncé à elle, de la dénoncer au profil d’une utopie communautaire ? Dans son analyse de l’œuvre d’un analyste contemporain des ressentiments. Max Scheler, Christian Graf von Krockow suggère que son refus, comme celui de nombreux universitaires à l’époque, de la société civile anglo-saxonne fut basé justement sur les ressentiments de nationalistes allemands face à l’essor de l’Angleterre.

53Il serait toutefois injuste d’attribuer à Tönnies ce type de ressentiment nationaliste pour expliquer son refus de la société civile, même si la sociologie allemande nationaliste, représentée par le nazi Hans Freyer, reconnaît en Tönnies un ancêtre spirituel, même si des dichotomies dites sociologiques visant à diaboliser l’Autre, telle l’opposition vue par Werner Sombart. collègue et ami de Tönnies, entre le héros (allemand) et le commerçant (anglais), sont manifestement basées sur la dichotomie de la Getneinschaft et de la Gesellsehaft, et même si la jeunesse allemande faisant partie de la Jugendbewegung pouvait trouver dans cette dichotomie ainsi que dans des dichotomies semblables, comme nous le voyons dans Faustus de Thomas Mann, un appui à leur conviction d’appartenir à une culture à la fois plus pure et plus profonde que la civilisation de l’Europe occidentale. Hormis l’enthousiasme de l’adolescent pour la victoire allemande sur la France en 1871, et un engagement journalistique plutôt chauvin pendant et juste après la première guerre mondiale, Tönnies s’est en effet toujours montré plus préoccupé par la guerre « à l’intérieur de l’Allemagne que [par] celle au sujet de ses frontières », pour adopter l’expression qu’utilisa Thcodor Storm en définissant sa propre position.

54En revanche, en dépit des affirmations selon lesquelles Tönnies aurait adopté, déjà longtemps avant Max Weber, l’attitude de neutralité quant aux valeurs dans les sciences sociales, il est clair que Tönnies visait à défendre une position idéologique (Bond. 1987). Dans sa thèse d’État de 1881, Tönnies affirme que le but de la science serait, en comparant la « réalité historique et actuelle de la vie humaine commune » et en triant « les problèmes et les résultats », « de créer » une Weltanschauung (Tönnies, 1924b) : cette fin ultime ne serait pas « de nature théorique, mais tout à fait pratique, c’est la détermination d’un idéal dans la vie, que le philosophe déclarera valable et obligatoire pour tous ceux qui partagent sa considération de la vie ». Dans Gemeinschaft und Gesellschaft, cette Weltanschauung est précisée : la lutte contre la « classe dominante » est

« dirigée contre la propriété privée du sol, libre et absolue… parce que le vieux souvenir d’un droit communautaire “né avec nous”, sommeillant comme un grain de blé dans une momie, susceptible cependant de se développer, s’est maintenu dans l’âme populaire. Compris comme l’idée même de la justice, le droit naturel est, en effet, une possession éternelle et inaliénable de l’esprit humain » (Tönnies, 1979).

55L’abandon du paradigme anglo-saxon de 1879 est inspiré manifestement par Marx et Engels, mais aussi en partie par l’historien anglais, Sir Henry Maine, qui affirme que tout mouvement des sociétés « progressistes » entraînerait « la dissolution des liens de la famille », auxquels se substituerait « l’obligation individuelle » dans un progrès généralisé « du statut vers le contrat ». Tönnies accepte l’analyse, mais rejette l’évaluation de Spencer qui ne voit, dans la vie pré-moderne, que de la coercition, de la violence, du militarisme, dans la société moderne que de la liberté, du progrès et de l’industrie. Pour Tönnies, la marche de la civilisation représente non un réel progrès de la condition humaine, mais une aliénation progressive due au refoulement des communautés dont les origines se trouvent dans la vie familiale par la société moderne construite autour du commerce. Si Tönnies, à l’inverse de Nietzsche, n’attribue pas les « jugements de valeur » de la sociologie française et anglo-saxonne à des « instincts décadents », il est néanmoins convaincu que le « progrès », tant admiré dans la société dans laquelle il vit, représente une réelle déchéance. En ce qui concerne le libéralisme, Tönnies n’y voit plus aucune force politique viable ; en Allemagne, écrit Tönnies dans une discussion de son élaboration de Gemeinschaft und Gesellschaft – avant-propos de la deuxième édition –, le nalional-libéralisme se serait donné « le petit épithète national » pour exprimer sa « vocation… à subordonner tout intérêt libéral aux intérêts de ceux qui gouvernent la nation » (Tönnies, 1979).

56Malgré la sympathie ouvertement déclarée par Tönnies dans Gemeinschaft und Gesellschaft pour les mouvements révolutionnaires ouvriers, son ouvrage de jeunesse fut au moins aussi populaire auprès des mouvements anti-bourgeois de la droite qu’auprès des mouvements anti-bourgeois de la gauche. Le terme Gemeinschaft est, depuis l’utilisation du terme Volksgemeinschaft par les nazis, investi en Allemagne par la droite, les formations de l’extrême droite s’intitulant, à la fin du XX^e siècle encore, Gesinnungsgemeinschaft der neuen Front ou Hilfsgemeinschaft für Nationale Gefangenen ; alors qu’en Grande-Bretagne, la devise Community fut adoptée par le parti travailliste pour définir sa nouvelle image d’ouverture à travers les frontières de classes et d’ethnies (Bond, 1997). Deux notions de communauté s’opposent : une notion exclusive, fondée sur des entités biologiques ou politiques déjà existantes, et une notion inclusive, ouverte à l’intégration de tout élément extérieur et étranger. Étant donné la création de nouvelles communautés dans le monde anglo-saxon depuis le mouvement du communitarianism, voire depuis Robert Owen, mais surtout vu l’impossibilité pour la plupart des anglophones de revendiquer une appartenance à une communauté enracinée dans le sol, il est peu surprenant que le monde anglo-saxon ait plutôt choisi d’adopter l’interprétation inclusive de l’idée de « communauté », idée qui s’intégre parfaitement à tout discours politiquement correct. En revanche, depuis Kleist, qui invoque, pendant les campagnes napoléoniennes, une Gemeinschaft des Allemands, « dont les milliers de racines, comme celles d’un chêne, pénètrent le sol du temps », et qui ne sera abattue qu’avec « suffisamment de sang pour noircir le soleil » (Kleist), le mot Gemeinschaft sert, en allemand, à exprimer des craintes d’invasion dans l’ordre militaire, culturel ou ethnique – d’où sa popularité auprès des conservateurs. Pour situer Tönnies dans ce contexte, il faut considérer le rapport entre sa théorie de l’évolution psychologique de l’individu et ses pronostics sociaux. La Gemeinschaft est fondée sur le rapport entre mère et enfant ; on est né dans sa Gemeinschaft des Ortes, une communauté de lieu, et l’on part dans la société comme dans un pays étranger ; les rapports de Gemeinschaft existent depuis la naissance, et sans les avoir choisis, on les veut de toute sa « volonté essentielle » ; les rapports de Gesellschaft, choisis par l’individu, qui se sert de sa « volonté arbitraire », de son raisonnement, servent uniquement à atteindre un but ultérieur ; la Gemeinschaft peut évoluer vers la Gesellschaft mais l’inverse ne se produit jamais. Si Tönnies s’engage en faveur de la lutte ouvrière et se considère comme un homme de gauche, la sociologie de Tönnies est manifestement profondément conservatrice, et ceci de façon structurelle.

57La motivation existentielle derrière l’œuvre de Tönnies est, comme chez son mentor, Hobbes, un souci de sécurité. Comme Hobbes, Tönnies souligne les coûts de la liberté. Mais si Hobbes estime que l’on peut garantir la sécurité physique et matérielle de tout homme dans un État de droit en abrogeant les libertés physiques de l’état d’anarchie, Tönnies s’inquiète de la perte de sécurité affective et émotionnelle qu’entraînent les libertés morales de la société bourgeoise. Les sources de cette inquiétude se trouvent dans le parcours personnel de Tönnies, tout comme dans l’époque dans lequel il vivait.

58Le progrès du rationalisme étant pour lui unilinéaire chez l’individu comme dans les collectivités, Tönnies qualifie l’ascendance de l’Homme moderne, « un fantôme dans sa vérité sobre et claire », ainsi que l’évolution de l’oikos au commerce, du terroir à l’industrie, de la polis à l’État moderne, de « désagrégation inéluctable ». Mais l’idée libérale que le progrès social équivaut à l’épanouissement progressif des libertés d’un homme autonome et responsable accompagnera le pessimisme culturel de Tönnies pendant toute une vie d’engagement progressiste. Cette contre-mélodie gaie au-dessous des sombres accords romantiques de sa théorie du déclin du « corps social » aura, certes, irrité ceux de ses adeptes qui, « soudés aux rochers du temps » (Tönnies, 1979) et délirant devant le spectacle du crépuscule des dieux, la percevaient. Si la cacophonie résultante est une concession au modernisme, c’est moins un choix délibéré que le résultat accidentel de la superposition de valeurs discordantes, du collage à un motif de sa transposition dans une clef mineure.

59Tönnies, à la fin de Gemeinschaft und Gesellschaft, décrit l’Histoire comme « une tendance issue d’un communisme primitif (simple et familial) et de l’individualisme qui y est contenu et en résulte (rural-urbain), vers l’individualisme indépendant (dans la grande ville universelle) et le socialisme (étatique et international) qu’il détermine ». Si la collusion des capitalistes dans la seule recherche de monopoles conduit, selon Tönnies, au « socialisme », toute tentative de l’État de « diriger de façon homogène » ce processus « marquerait la fin de la société tout entière et de sa civilisation ». Il croit s’inspirer d’un « parallélisme » de La Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche quand il estime retrouver ce même processus dans « la culture antique, qui trouva à Athènes sa vie la plus élevée et à Rome sa mort ». Cet avertissement d’une déchéance sociale et morale, ainsi que la menace – ou la promesse ? – de la « fin de la société tout entière », restent chez Tönnies suffisamment flous pour attirer une grande variété de disciples. C’est un refus trouble de la biirgerliche Gesellschaft, que des idéologues aux couleurs les plus diverses pourront embrasser.