L’Orient des femmes
| ,Quatrième partie. Visions orientalistes au féminin
Foucault et le harem : approche critique des notions de sérail et de despotisme
Texte intégral
À Aïni Bennaï, jeune fille arabe…
1 Le mot « harem » est une invention occidentale de type orientaliste : ce mot n’existe pas dans l’arabe parlé – en tout cas extrême-occidental comme c’est le cas du Maroc, et ce n’est qu’à la suite de l’éclosion de l’orientalisme que ce mot a été utilisé jusque par les femmes arabes, ce qui est un contresens et une acculturation par l’Occident. Le mot « harem » vient de l’arabe, El Haram étant ce qui est sacré, ce qui est défendu. D’après le Larousse, avec une erreur de sens, le harem est « l’appartement des femmes dans les pays musulmans » et par extension, c’est « l’ensemble des femmes qui l’habitent ». Il y a confusion entre d’une part la langue arabe et les pratiques islamiques, et d’autre part entre un lieu et les êtres humains qu’il enclôt. C’est probablement un des rares termes qui associe intrinsèquement un lieu à ses habitants, l’éthologie n’enseignant pas ce sens et les animaux restant individualisés par leur nom indépendamment de leur habitat. Ces contresens sont apparus du fait de l’orientalisme, c’est-à-dire de « L’Orient créé par l’Occident » pour reprendre la phrase de l’éminent critique de l’orientalisme, Edward Saïd. Concernant le harem ou plus justement le sérail, des explications et des histoires fantasmagoriques circulèrent dès les premiers moments où les Occidentaux se penchèrent sur l’Orient. Il faut préférer le mot « sérail » pour définir ce que je vais chercher à transformer sinon supprimer dans les fantasmes et l’imaginaire des Occidentaux. Ce mot vient de l’italien Serraglio qui vient lui-même du turc. Selon le Larousse, c’est « dans les pays de civilisation turque, [le] palais royal. Partie du palais où les femmes étaient enfermées ». Au mot de « harem », je substituerai donc celui de « sérail », quant à lui totalement adéquat à la culture turque, qui a instauré cette tragique habitude de l’enfermement des femmes. Il ne faut pas oublier que les femmes arabes n’étaient pas emprisonnées avant l’apparition de l’islam. C’est à la faveur des conquêtes musulmanes que s’est instauré l’enfermement des femmes dans l’islam en général. La réclusion des femmes est bien antérieure à l’islam, comme je l’ai démontré dans mon livre Le Monde arabe au féminin, mais ce sont les civilisations autres qu’arabes qui ont emprisonné les filles et les femmes et qui ont permis aux conquérants musulmans d’importer de pareilles pratiques chez eux, puis chez les Arabes et les peuples arabisés, et enfin chez les Berbères au Maghreb. En Chine ancienne, les empereurs entretenaient toutes les monstruosités dans l’enfermement des femmes sous la férocité calme des eunuques et des bourreaux. Le Siao-Hio relate parfaitement de telles pratiques ; dans l’histoire de la Perse, les femmes-esclaves étaient tellement puissantes qu’Artaxerxés n’était que le jouet de sa mère Parysatis. À l’avènement de son fils, elle tua avec une ruse diabolique la jeune femme de celui-ci, la reine Statira. En Grèce antique, la vie des filles et des femmes se déroulait dans le gynécée. Dans la rue, il n’y avait que les hétaïres et les rustres. Xénophon recommandait que la gent féminine convenable vît et entendît le moins de choses possibles. L’Inde enfin avait instauré le purdah et l’appartement des femmes s’appelait le zenâna. La réclusion des femmes en Grèce et en Chine date donc du ier ou iie siècle avant Jésus-Christ tandis que l’islam n’apparut en Arabie, parmi les Arabes bédouins et transhumants, qu’au viie siècle après Jésus-Christ. Les conquêtes de ces derniers dans tout le monde civilisé de l’époque devaient leur apprendre à enfermer leurs femmes à l’exemple des peuplades conquises, et ainsi leur faire accomplir un recul phénoménal encouragé par l’observance stricte de l’islam défiguré par les siècles (ou réellement misogyne – ce qui n’a pas encore été établi), le despotisme étant la qualité politique la plus prisée par les Arabo-musulmans dans ce qu’ils ont pris aux autres civilisations. Il faut rappeler que l’esclavage est mentionné dans les versets du Coran, où Dieu donne toutes les recommandations pour le traitement convenable des esclaves mâles et femelles. Mais les musulmans continuent à tolérer une pratique dépassée par l’humanité laïque ; pourtant cela ne change pas la perception d’un monde de plus d’un milliard de personnes par les Occidentaux.
2Mon appartenance multi-culturelle me place au point nodal des échanges entre plusieurs phénomènes dont chaque observateur peut avoir une compréhension et une interprétation différentes. Mes travaux (voir références bibliographiques) tentent de relativiser par les sciences actuelles ce qui est obscur et incompréhensible dans cette sphère qui ne fait que commencer à exprimer ses particularismes et à affirmer ses caractéristiques réelles, à l’adresse de ceux qui n’ont fait que projeter leurs diktats sur cette civilisation. Il faut cependant constater que l’islam est un patriarcat strict où la femme n’existe pas dans la hiérarchie exclusivement masculine érigée du plus pauvre homme vers Dieu : elle ne sert qu’à renouveler les hommes morts.
3Il est de plus en plus évident que les intellectuels des pays concernés par l’orientalisme vont se départir de l’attitude attendue d’eux : les femmes doivent prouver que leur condition est effroyable, les journalistes que leurs pays se débattent dans des sorts terribles, les psychiatres que toutes les femmes sont atteintes d’hystérie ou de langueur orientale. Pour ma part, complètement convaincue par la pensée de Michel Foucault, je préfère appliquer ses schèmes de pensée à l’institution du sérail plutôt que de me complaire dans l’idée de l’esthétique ou des aspects fantasmatiques de celui-ci. Mais une articulation inévitable est à opérer avant de parvenir à appliquer la notion foucaldienne d’enfermement à une structure centrale de la civilisation arabo-musulmane : cette articulation peut se faire par le biais du travail majeur d’Alain Grosrichard, Structure du sérail dont le sous-titre est « La fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique ».
4Ma démonstration se nourrit de l’appréciation de mon vécu dans ma société, de mon évolution de femme bridée, si ce n’est détruite par le despotisme généralisé des hommes de ma sphère civilisationnelle, tous plus ou moins admirateurs fascinés du despote suprême qu’ils cherchent à calquer et à contrefaire dans leur cercle plus ou moins restreint. En quelque sorte, l’orientalisme incruste la femme arabo-musulmane à l’intérieur du sérail global qu’est sa société, mais a le mérite de révéler les tares terribles de ces sociétés. Alain Grosrichard a analysé, à travers les écrits occidentaux de l’âge classique, la notion de « sérail » dont découle le despotisme ; et ce travail est incontournable pour tout penseur exerçant sa pensée critique sur les pays dits orientaux.
5C’est ensuite le féminisme occidental qui a plus ou moins révélé l’enfermement réel, mais aussi symbolique, des femmes dans les pays arabes et musulmans grâce aux femmes qui ont appliqué, avec un certain bonheur parfois, les thèses féministes aux pays dits orientaux. Bien que n’étant pas d’un pays oriental (mais abusivement considéré comme tel en Occident, comme je vais m’en expliquer), je vais m’efforcer d’utiliser tous les processus de pensée orientaux et occidentaux pour prouver le reste de mon hypothèse : je suis Marocaine, Maghribiyya, car le Maroc se dit en arabe El Maghreb (ce qui signifie exactement « le couchant »), terme qui par extension a ensuite donné son nom post-colonial à toute l’Afrique du Nord, appellation inusitée et abolie depuis la fin du colonialisme français dans la région. Il est usuel de dire en parlant plus particulièrement du Maroc, El Maghreb El Aqtha, littéralement « l’Extrême Couchant ». Ce pays en fait occidental par la géographie est donc considéré comme oriental, ce qui est un abus de sens. Une ignorance des spécificités des pays arabisés et islamisés pendant les conquêtes des Banou-Hilal venus de l’Est aux viie et viiie siècles a jeté un voile sur les composantes berbères, juives et noires de ce pays resté jalousement fermé aux incursions des Turcs, qui n’ont jamais pu établir une domination de la Sublime Porte sur le Maroc. Ce fut le seul des pays arabes à avoir échappé à la domination ottomane qui s’écroula après la première guerre mondiale. Le passé, phénicien, romain, carthaginois… est également oublié. Le Maroc s’est décrété arabe lors des mouvements apparus après la deuxième guerre mondiale, notamment après la conférence de Bandoeng, en Indonésie, en avril 1955 : les chefs des États récemment indépendants tentèrent d’échapper au monde capitaliste ou communiste de l’époque, ce qui aboutit à les isoler en ce qui allait devenir le Tiers-Monde. Le Maroc a fait fi de sa berbérité alors qu’il était majoritairement berbère, les Berbères sont 65 à 80 %. L’arabisation a eu pour effet de transformer la société marocaine en pays arabe, insidieusement acculturé par les pays arabes orientaux qui lui imposèrent leur culture et leur hégémonie intellectuelle – principalement l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Celle-ci, rassemblant un certain nombre de lieux saints sur son territoire, et disposant des moyens matériels d’imposer ses diktats à l’ensemble du monde musulman, énorme ensemble de peuples disparates, a voulu s’ériger en « champion » de l’orthodoxie islamique ; il ne faut pas oublier que la pire condition des femmes au monde se situe en Arabie, l’Afghanistan ne faisant finalement qu’exécuter les fantasmes politiques des puissants chefs arabes de l’argent du pétrole.
6Le visage du Maroc actuel s’est dessiné après l’indépendance marocaine, en une quarantaine d’années, dicté par des chefs politiques et religieux qui n’ont absolument pas tenu compte des femmes pour prôner ce qui régit un pays devenu aussi arabe et musulman que n’importe lequel autre : médiocrité culturelle, analphabétisme, absolutisme religieux et politique, éviction des femmes (enfermées dans le gynécée) de la place publique. Cet artifice d’Orient n’est à mon sens qu’un despotisme tragique qui a surgi d’une négation de la démocratie.
7Le féminisme occidental ne pourra rien changer dans les pays des vierges, du sérail et de la suprématie absolue des hommes sur les femmes, tant que les relais de l’analyse de la pensée qui a fait avancer l’Occident n’opèrent pas sur ces sociétés. Les penseurs des Lumières, le freudisme, la philosophie politique telle que la pensée d’Alain Grosrichard, le structuralisme et l’œuvre de philosophes tels que Michel Foucault, doivent être appliqués par les intellectuels – hommes et femmes – dits « orientaux » pour extraire les femmes du sérail où elles sont étouffées tandis que le monde avance vertigineusement.
8Il est anthropologiquement curieux que des masses d’êtres humains consentent à être gouvernés par des rois, individus dont les pouvoirs extraordinairement étendus rabaissent les humains au rang d’organisations obéissantes telles les sociétés d’abeilles ou d’insectes ! La maîtrise despotique s’y manifeste d’autant plus purement que le maître se décharge de toute participation. À la limite même, il est maître tout en restant absent, déléguant les tâches d’organisation, de surveillance et de punition à un lieutenant, les eunuques dans le palais, et les vizirs parmi le peuple. Le despote conduit le peuple, qui lui obéit aveuglément, la cécité étant le fait du peuple et non celui du despote qui ne peut être aveugle car un prince aveugle ne peut gouverner ou régner. Dans ce miroir et cette parabole de l’aveuglement, c’est le peuple qui est aveuglé tandis que le despote ne le regarde même pas. Enfin l’on se débarrasse des enfants trop nombreux et donc menaçants ; le despote se veut toujours être un pur être de regard et ce regard unique, du centre du Palais, surplombe la Ville, l’Empire et le Monde. On voit là comment la monarchie absolue se comporte dans un pouvoir sans partage où l’odieux, le monstrueux et l’obscène se partagent tous les champs de la pensée et de l’action des hommes. Quant aux femmes, elles vivaient en général, au sérail, dans l’enfermement le plus abject : beaucoup furent enlevées en haute mer ou dans les plaines ou dans des pays lointains pour être revendues sur les plus fameux marchés d’esclaves, Salé, Alger, Tunis, Le Caire, Baghdad, Bassora pour ne citer que les plus fameux… Les Circassiennes, connues pour leur extrême beauté, ont sans doute payé le plus lourd tribut, car cette réputation d’être les plus belles en a fait les plus enlevées, les plus convoitées des esclaves du monde connu de l’époque. Elles doivent être vierges à la première prestation pour le despote qui ne se refuse aucun plaisir ni perversion sexuels. Elles peuvent n’être l’objet que d’un seul rapport sexuel et finir toute leur vie prisonnières après ce seul contact sexuel car elles ne peuvent plus servir à un autre homme une fois que la marque du despote est sur elles. Enfin le despote ne se prive pas de leur faire payer les fatigues de ses excès sexuels en les rouant de coups. Revêtues de vêtements somptueux et de bijoux extraordinaires mais parquées comme des animaux, elles seront reléguées dans leurs appartements ou en prison à toute offense envers le Prince. Celles qui ont été mères sont « validées » ; les autres se livrent une guerre sans merci, usant au besoin du poison, de philtres, de sorcelleries et d’autres armes de mort (même imaginaires). Car, il ne faut pas l’oublier, la vraie maîtresse du sérail est la mort, insidieuse mais toujours à l’œuvre. Le despotisme est par essence servi par la mort et il la cultive et la programme sans cesse. La mort des femmes se passe dans le meilleur des cas dans un total enfermement. Car tout être enfermé se meurt de mort lente par un principe biologique comme par les pressions psychiques qui l’étiolent. L’étiquette quotidienne et le protocole du sérail sont régis par un esclave en chef, l’Agha, dont le pouvoir de vie et de mort sur les pensionnaires n’est que celui du despote transmis parfois dans un simple clignement d’yeux. L’eunuque a tellement intériorisé la marque du despote qu’il sait exactement réagir à toute nouvelle situation. À cet individu correspond une esclave en chef qui a toutes les prérogatives sur les femmes, y compris droit de vie et de mort. Ce sont les femmes qui pratiquent les mutilations génitales féminines, infibulant et fermant le sexe des petites filles à l’âge d’enfance, et au moment de les livrer à celui qui les « possède » dans tous les sens du mot : ce sont donc des femmes qui torturent les femmes, dans une gradation abjecte des faibles les unes sur les autres. Quant à l’homme, il ne doit pas regarder le sexe féminin sous peine de calamités terribles dont la plus horrible serait de devenir aveugle.
9Ces ordres archaïques de domination font des pays dits orientaux des sérails et tous ces pays ont été jusqu’aujourd’hui gouvernés comme des sérails, étant entendu que personne ne doit être plus riche, plus fameux et plus prospère que le despote. Dès qu’un individu accède à plus que le despote, il est impitoyablement banni, dépossédé, exilé puisqu’il a contesté le despote dans son pouvoir politique ou dans ses immenses richesses. Il est souvent assassiné, ou peut disparaître sans que ses tortionnaires ne laissent la trace de son corps torturé à mort pour avoir nargué le Prince dans sa vanité extrême et son statut de quasi-dieu sur la terre. Le despote accepte de laisser des restes, parfois des fortunes colossales, à ceux qui renforcent et associent sa puissance et sa prédation sur son peuple et son royaume. Les femmes ne sont que les satellites des hommes qu’elles cherchent à déposséder d’une partie infime de leur pouvoir et de leurs attributs – argent, notoriété, pouvoir de répression sur les domestiques, les inférieurs et ceux dont on s’assure les services, comme les médecins par exemple. La femme n’est qu’un ventre qui ne donne pas sa filiation. L’homme né de cette femme a autant de chances que le patricien ou le chef de tribu de parvenir à une haute position sociale – à condition de savoir comploter et servir les puissants ou le despote. Les hommes livrent entre eux une guerre sans merci pour arracher les attributs du pouvoir, et le butin dans lequel il faut mettre les femmes. Se servent en premier lieu les plus forts et les vainqueurs. Contrairement à cela, la société occidentale construite sur le couple, et donc la bi-filiation, ne permet pas cette fluidité sociale et ce saut de strates sociales. Ainsi les monarques absolus, dont le plus bel exemple reste Louis XIV en France, n’ont pas de sérails mais des maîtresses royales ou même des favorites, et les bâtards royaux n’ont jamais eu accès au trône de France. Les mariages royaux étaient des alliances stratégiques de familles ou de « maisons », visant toujours à renforcer les richesses et la puissance des deux familles qui s’unissaient. Ainsi la cour de France donne l’exemple d’un sérail différent, en rapport avec l’anthropologie familiale et sociale d’un pays très chrétien (la France est la fille aînée de l’Église), pratiquant un patriarcat monogamique privilégiant la primogéniture masculine dans l’ordre d’accession au trône.
10La forme la plus pure et la plus archaïque du sérail demeure en Arabie Saoudite et dans les émirats du Golfe et à Oman. La structuration de ces pays dans la division entre le monde des hommes et le monde des femmes est telle qu’ils accusent les résistances au changement social et démocratique les plus phénoménales et les moins explicables à la fin de ce siècle. Le sérail ne souffre absolument pas de révéler au peuple aveuglé ses règles et son fonctionnement. La piétaille doit ignorer absolument ce qui s’y passe et ce qui s’y vit. La légitimité de ce système ne repose plus actuellement que sur le fait que le pays des lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine, voit sa suprématie octroyée par Dieu seul qui a élu cette terre et qui donc ne peut permettre une quelconque ingérence dans ce sérail protégé par Lui.
11À ce point de développement, il faut mettre à jour la caractéristique du principe d’enfermement. La pensée de Michel Foucault, appliquée au sérail, permettrait un travail critique fondamental, jamais encore effectué, car la fascination exercée par le sérail aveuglait à sa réalité. En 1980, Nadia Tazi tenta une analyse différente de ce qui prévalait jusque-là dans les descriptions émerveillées des lieux de détention des femmes arabes et musulmanes. Mais cette brève incursion dans ce monde du sérail resta limitée.
12On peut arguer du sentiment ontologique de perte de la liberté. Naître femme arabe, c’est consentir à naître sans Être et sans Personne, c’est-à-dire venir au monde dans l’état de l’esclave qui aurait intériorisé son infériorité congénitale. Le hasard m’a fait femme, et je devrais à mon tour faire intégrer à ma fille sa condition d’être humain de deuxième classe. Voilà ce que ma culture attend de moi, être social, philosophique, métaphysique et implanté dans une infériorité que l’on s’est acharné à vouloir génétique. Je dois ainsi accomplir le périple terrestre sans possibilité de choix. En ce sens, je suis dans un sérail depuis le jour de ma naissance et on m’a appliqué ce qu’on a décidé pour toutes les femmes de mon engeance : « Sortie du ventre de sa mère pour aller chez son mari pour aller dans sa tombe » : voilà le destin des femmes. Je suis voilée et n’avance pas à visage découvert car on y lirait l’obscénité puisque tout ce que je dois taire a été inscrit dans l’ordre de l’obscène, alors qu’il est de l’ordre de la liberté. Je suis enfermée dans des lois qui ont quinze siècles et ne correspondent en rien à l’époque dans laquelle je suis née. Ma claustration est permanente puisque la place publique m’est interdite. Aveuglée par le despotisme de toute engeance mâle au pouvoir, je ne peux discerner la réalité. Ce sont les hommes qui me la racontent en la défigurant pour moi qui ne dois surtout pas savoir. Je suis muette et parler, énoncer, expliquer seulement, est interdit : ma voix ne compte pas et ne doit pas s’élever car la voix des femmes est aussi obscène que leur corps et leur sexe. Elle est possiblement source de Fitna, discorde, désordre, enchantement ; dans ma voix il y a tout le mythe de la Sirène, et il n’y a aucune permission pour que je l’élève quand même et que l’homme ou son essence supérieure, le despote, aient à lutter contre sa fascination, source de tous les dangers pour eux. Il est plus simple de me tuer, de m’enfermer, de voiler mon corps et de le mutiler, de me cloîtrer en fermant une serrure sur moi qui ne dois pas m’échapper. Mes père, frère, fils, parents mâles, les voisins, les hommes sont tous chargés de me réprimer, de me faire taire, de me priver de mes droits élémentaires, de prendre ma place et mon butin, de me terrasser, à l’évidence : il n’y aura même pas de houri mâle pour moi au paradis. On me permettra de coïter dans des règles innombrables et si je désobéis, on désertera ma couche et si je n’obéis pas, on me frappera de plus en plus fort, jusqu’à la mort. Cela est prévu par le Coran. Le sérail est l’édifice physique, moral et philosophique dans lequel tout cela est possible et aisé. Cette argumentation n’est pas féministe. Elle est impérieuse, au point que les penseurs et les créateurs masculins ne peuvent même pas supposer ce qu’est la sphère, l’essence et l’existence de la féminité ; et tous leurs verbiages prennent source dans un passé commun. Il n’y a qu’à observer le non-dit entre les hommes et les femmes et la gêne obligée de la rencontre pour imaginer que les murs du sérail sont encore érigés autour des femmes qui regardent à travers les barreaux de la prison ces hommes apeurés et immobiles. Il n’y aucun amour possible entre les hommes et les femmes installées dans le sérail de la société. La fracture se fera par une femme qui aura acquis les vertus de la philosophie et sera prête à les énoncer et à les édicter. La femme n’a pas d’amant car l’amour est interdit alors que tout dans la relation entre amants est justement de l’ordre de l’amour. C’est pour cette raison que les Arabes sont les chantres de l’amour platonique et / ou virginaliste. Les amants sont synonymes de stupre et de bassesse et non de supériorité acquise dans la force régénératrice de l’amour, du désir, du plaisir, de la séduction, du rire, de la force de vie en un mot. Seule la survie est permise, dans la difficulté de communication entre hommes et femmes, difficulté érigée en système pour le maintien de l’état de fait.
13Pour commencer à démontrer cette vérité philosophique, il faut reprendre un cours de Michel Foucault donné au Collège de France en 1975. Il a établi comment en Occident le concept d’anormalité s’est établi autour de trois figures originelles : le monstre, l’insoumis et l’onaniste. Ces notions coexistent dans tout être humain enfermé. Vouloir être libre est un droit inaliénable de la personne. Entre le criminel que la société enferme, et la femme arabe, apparemment si différente du premier, quel lien peut-il être établi ? Monstruosité, insoumission et onanisme sont le trépied fondant l’enfermement. Le criminel est précédé de ces figures, tandis que la femme arabe se construit dans ces figures du fait de sa claustration arbitraire, échelons despotiques, divins et sociaux qu’elle doit subir à vie. L’intériorisation de son enfermement est telle qu’elle détient en elle-même les ressources du renforcement permanent de son auto-enchaînement aux murs du sérail. Chez les Arabo-musulmans, elle est en quelque sorte anormale du fait de son sexe : chez les Arabo-musulmans, sa nature est aberrante, et sa survenue, une catastrophe, source possible d’insoumission, d’obscénité et d’onanisme – amour d’elle-même qui l’empêche d’être dans l’adoration et au service exclusif de l’homme. Le sérail est contemporain de l’ignorance scientifique et donc de l’idée qu’une femme n’est que le réceptacle du sperme de l’homme ; il faut l’enfermer à double tour afin qu’elle ne risque pas de mélanger les filiations et donc le lait, le sang et le sperme.
14Malheureusement la pensée féministe reste faible et ne peut embrasser les enjeux extraordinaires de ces nouveaux pouvoirs que peuvent s’adjuger les femmes. L’œuvre de Michel Foucault a fait avancer la pensée concernant les systèmes que sécrètent les sociétés pour perpétuer les systèmes qui leur conviennent, dans cette acceptation de l’enfermement, notion capitale dans la gestion des groupements humains : asile, prison, clinique, caserne, école, hôpital… Il est simple de gérer ce qui est immobile et ne peut se déplacer et donc se défendre. L’avancée des savoirs a fait exploser les notions et pratiques archaïques d’enfermement. Penser avec Foucault, c’est pouvoir penser que le pouvoir ultime est né dans un sérail, un lieu fermé. Le texte coranique déclare les femmes constitutivement inférieures à l’homme : « Les hommes sont plus forts que les femmes. » Il fallait donc maîtriser ces êtres, minorisés et faibles, en les enfermant. L’islam est la seule religion où les commentaires de la foi affirment la duplicité des femmes. Le prophète Mahomet a dit des femmes : « Leur vindicte est colossale » (inna qaidahûnna llâ ‘aẓîm). Cette constatation suggère qu’il faut se garder d’elles, trouver des parades à leur ruse extrême, se méfier de leurs méfaits dont le pire serait celui de porter l’enfant d’un autre : il est clair qu’il fallait les enfermer pour éviter de tels troubles.
15Seule une structure universaliste pourra faire plier ces structures d’enfermement. Il est très dangereux de prétendre qu’il faut respecter les coutumes non occidentales et ne pas se risquer à faire des ingérences dans les affaires intérieures des États et dans les rites et habitudes traditionnels. C’est ainsi que Tobie Nathan demandait, en 1995, à Paris, que les mutilations sexuelles féminines se fassent de façon médicalisée ; mais la simple médicalisation de la pratique revient à la tolérer, ce qui est une aberration.
16Le sérail a ses lois inviolables. Vivant dans un sérail marocain (arabe et musulman), je devrais avoir un devoir de réserve qui m’interdirait normalement de regarder, de parler, d’entendre. Je suis un monstre, une insoumise et une onaniste, pour reprendre les catégories élaborées par Foucault. En un mot, je suis anormale. J’ai prouvé sa trilogie :
- je suis un monstre car je soumets l’islam à analyse ;
- je suis insoumise car une femme ne pense pas, et réfléchir est une forme extrêmement répréhensible de révolte puisque j’échappe à ce qui devrait définir ma féminité : l’analphabétisme et l’ignorance ;
- je suis onaniste, car la pensée, la réflexion, l’écriture, sont des pratiques solitaires, et donc honteuses et répréhensibles. Ayant travaillé cinq ans dans une institution psychiatrique où les femmes étaient systématiquement enfermées, j’ai pu constater que la détention et l’isolement favorisaient des comportements sexuels considérés comme aberrants et dont les plus courants sont l’homosexualité et le viol, inhérent à celle-ci, les femmes dominatrices recluses violant les plus faibles. Des phénomènes analogues ont fatalement dû exister dans les sérails. La présence des eunuques prouve bien que des hommes non castrés auraient sexuellement sollicité et été sollicités par les femmes enfermées. La seule présence féminine valorisante et se valorisant était celle des Jaria ou femmes esclaves musiciennes, chanteuses, poétesses, érudites qui arrivaient au moins pour un temps à régner sur le cœur du despote. Leur statut reste méconnu, et les féministes arabes se sont targuées de ces femmes, sortes de prostituées douées de talents artistiques, littéraires, et même d’une certaine érudition. Aujourd’hui, on ne se sert plus guère du sérail que dans une certaine littérature européenne ou américaine qui refuse de voir la vérité historique et de porter un regard approfondi sur des sociétés sans mémoire, car sans archives. Mais il faut bel et bien retenir que le sérail a existé et qu’il fut le territoire sans partage d’un seul homme, qui avait droit de vie et de mort sur tous…
Bibliographie
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