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Des forêts

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Frédéric Le Play

Chapitre IV. Description sommaire des travaux forestiers

§ 15. Travaux de surveillance, de culture, exécutés pendant la croissance des bois

Texte intégral

1Les travaux relatifs à la récolte et à la reproduction du bois constituent la seule main-d’œuvre qui soit à la rigueur indispensable, à la production du bois : le surplus de l’action productive peut être abandonné à la seule intervention des agents naturels. C’est ainsi que dans le nord des Monts Ourals et de la presqu’île Scandinave, il existe quelques massifs de forêts éloignées de tout lieu habité, dans lesquels l’homme ne pénètre que pour y faire la récolte, et dont la culture par conséquent offre le plus haut degré de simplicité qui se puisse concevoir. Mais de tels cas ne sont que des exceptions : une forêt exploitée pour le besoin de l’homme, se trouve exposée à des causes permanentes de destruction qui rendraient la reproduction impossible ou du moins imparfaite, si elles n’étaient constamment écartées par une certaine surveillance. Dans beaucoup de localités on s’applique en outre à favoriser par un travail intelligent la croissance du bois ; la reproduction des forêts, dans l’intervalle compris entre deux coupes successives, implique donc un travail constant ayant pour objet soit de prévenir les dégâts dérivant de la proximité de l’homme, soit de seconder l’action des agents naturels.

2La surveillance des forêts a surtout pour objet de prévenir trois causes principales de destruction. Les troupeaux domestiques sont sans contredit le plus grand ennemi des forêts en voie de reproduction : leur dent meurtrière détruit les jeunes arbres à mesure qu’ils se développent, et cette influence, en se prolongeant pendant plusieurs années sur les coupes récemment faites, transforme en steppes et en déserts les terrains les plus propres au développement spontané des forêts. Cette même cause de destruction n’existe pas dans l’état de nature. Ces mêmes quadrupèdes que l’homme a réduits en domesticité ne peuvent sans son assistance vivre en troupeaux si nombreux ; et lors même que l’abondance des subsistances et l’instinct des espèces comporterait une telle agglomération, l’affluence des carnassiers ne tarderait pas à y mettre bon ordre. Et comme il n’y a point de forêt vierge qui à la longue pût résister à l’action destructive exercée par de nombreuses troupes de quadrupèdes herbivores, il faut reconnaître qu’à l’origine de la période actuelle, les animaux carnassiers ont certainement contribué pour une part importante au boisement spontané de la planète. C’est surtout le désir d’accroître leur richesse en troupeaux et de créer de nouveaux pâturages qui a provoqué la destruction des anciennes forêts. Cette disposition subsiste plus que jamais en Europe ; elle s’y manifeste avec une énergie que ne peuvent soupçonner les personnes qui n’ont pas été dans le cas d’observer les faits ; la surveillance confiée aux ingénieurs forestiers a surtout pour objet de la contenir, mais elle est impuissante à la réprimer ; et nous avons reconnu que même chez les peuples les plus fiers du bon ordre établi dans la régime de la propriété, il n’y a point de force qui puisse complètement prévaloir sur cette tendance des populations : il faut nécessairement en tenir compte dans toute conception sur l’organisation du régime forestier.

3La seconde cause de destruction réside dans le besoin qu’ont les populations voisines des forêts de se procurer du combustible et des bois d’œuvre. Lorsque cet approvisionnement est réglé par une police convenable, il devient comme nous l’avons prouvé la plus puissante cause de prospérité pour les forêts ; mais il en est tout autrement lorsqu’on tolère un gaspillage sans règle et sans frein. On voit souvent par exemple en Sibérie et en Scandinavie, chaque individu procéder à la récolte du bois avec la seule pensée d’épargner sa peine autant que possible. On laisse pourrir sur pied les gros arbres plutôt que de les débiter en fragments ; les jeunes arbres unique espoir de la régénération sont abattus dès qu’ils acquièrent quelque consistance parce qu’ils fournissent avec la moindre dépense en main-d’œuvre, le bois de chauffage et la matière de ces immenses clôtures que les populations riches en bestiaux construisent à si grands frais et surtout au grand dommage des forêts. Un tel régime secondé par les ravages des troupeaux ne tarde pas à amener la destruction complète des forêts dans un rayon étendu autour des lieux habités.

4La troisième cause de destruction est l’incendie. Chaque année dans le Nord de l’Europe, et surtout dans l’est de la Russie d’Europe, dans les Monts Ourals et en Sibérie, d’énormes étendues de forêt sont ravagées par ce fléau dont l’origine a été attribuée par quelques personnes au feu du ciel ou à la combustion spontanée de certaines agglomérations de matière végétale. Mais après avoir étudié attentivement les circonstances dans lesquelles les incendies se produisent, nous n’hésitons pas à nous ranger à l’opinion, dominante au reste chez les forestiers sibériens, qui les attribue exclusivement à la présence de l’homme. Les incendies ne se manifestent dans le Nord de l’Europe qu’au premier printemps et immédiatement avant le commencement de l’hiver ; ils ont pour aliment, non le bois même des forêts, mais les herbes et les végétaux sous-ligneux desséchés, les branches sèches de la partie inférieure des tiges et en général les débris inflammables accumulés sur le sol. Toutes ces matières ne peuvent s’embraser malgré toutes les tentatives que l’on pourrait faire ni pendant l’hiver lorsqu’elles sont couvertes de neige, ni pendant l’été lorsqu’elles sont dominées par une épaisse végétation herbacée. Il en est tout autrement pendant les saisons sèches de deux semaines environ qui se présentent ordinairement l’une après la fonte des neiges et avant l’essor de la végétation, l’autre après la dessiccation des herbes et avant la chute des premières neiges de l’hiver. Les feux allumés dans les forêts par les voyageurs qui les parcourent en tout sens et qui s’arrêtent au moins une fois par jour pour prendre du repos et cuire les aliments peuvent alors se propager rapidement par l’action du vent et porter la dévastation sur des espaces extrêmement étendus. Mais cette propagation, il faut le remarquer est due uniquement aux matières sèches gisant sur le sol. Les arbres sur pied n’y concourent que par les branches desséchées adhérentes à la partie inférieure du tronc : les troncs et les branches vertes, loin d’y prendre part, agissent comme réfrigérants et retardent le progrès du fléau. Lorsque les matériaux inflammables sont peu abondants et lorsque les arbres ont au moins huit centimètres de diamètre, le feu n’a d’autre résultat que de charbonner légèrement l’écorce à la partie inférieure du tronc et après un léger ralentissement, sensible pendant une ou deux années, les arbres continuent à végéter comme précédemment. Lorsqu’au contraire ces matériaux couvrent abondamment le sol, l’incendie prend des caractères effrayants. La flamme peut alors faire sentir son action jusqu’à cinq mètres de hauteur. Une fumée noire, extrêmement épaisse, provenant de la carbonisation vivante des arbres, s’élève en tourbillons à une fort grande hauteur au-dessus de la forêt. Sillonnée par une multitude de fragments embrasés que soulève l’air en mouvement, cette fumée réverbère vivement sur elle-même et sur le sommet des arbres les reflets de la flamme ; en sorte qu’il est difficile de se défendre de la pensée que l’on a devant les yeux une flamme immense due à la combustion de la forêt toute entière. Lorsque le vent est violent et souffle par rafales en diverses directions le front de l’incendie acquiert un développement de plusieurs kilomètres, et avance avec une vitesse qui dépasse souvent 1/2 kilomètre par heure : dans ce cas l’énorme masse d’air brûlant qui s’élève sans cesse dans l’atmosphère produit par son déplacement et le frottement contre les arbres un bruit comparable au roulement du tonnerre et qui se laisse entendre à de très grandes distances. De tels incendies peuvent frapper de mort des massifs entiers où les arbres ont un diamètre inférieur à dix centimètres : sur les arbres plus gros leur influence se borne à ralentir pendant quelques années la végétation. Mais si une surveillance attentive ne prévient pas le retour du fléau dans les années qui suivent immédiatement, ces mêmes arbres finissent enfin par succomber à la suite du second ou du troisième incendie. Mais dans ce cas même, les arbres ne s’embrasent jamais et il nous a paru qu’il en était encore ainsi lorsque la forêt était depuis longtemps frappée de mort : l’humidité dont les tiges mortes sont imprégnées à une faible hauteur au-dessus du sol, et, il faut le dire aussi, le passage toujours rapide de l’incendie préservent ceux-ci contre l’inflammation. Les branches toujours faibles dans les bois résineux croissant en massifs se détruisent assez promptement sous les influences atmosphériques ; mais les troncs plus consistants, préservés d’ailleurs en partie par la carbonisation partielle opérée à leur surface, résistent souvent pendant plus d’un quart de siècle. Rien de plus extraordinaire que l’aspect de ces immenses districts incendiés qui se montrent si fréquemment dans les plaines et les collines qui s’étendent en Sibérie au nord-est des Monts Ourals. En voyant de loin leurs troncs serrés privés de toute verdure, encadrés de toutes parts par des forêts vierges d’une végétation vigoureuse, on se laisse aller sans trop de rêverie à y voir des lacs couverts de vaisseaux. Les arbres qui ont atteint un diamètre de 40 centimètres ont rarement à souffrir des effets de l’incendie, et il est rare de parcourir en Sibérie une forêt de quelque étendue sans remarquer à la base des troncs des indices de carbonisation. L’incendie d’une forêt en déblayant complètement le terrain, en détruisant les rameaux inférieurs des résineux et faisant arriver par conséquent plus de lumière sur le sol rend celui-ci éminemment propre à la croissance des végétaux herbacés. Une plante surtout se développe de préférence dans ces conditions, aussi bien en Scandinavie que dans les Monts Ourals et en Sibérie ; c’est un Epilobium dont la tige abondamment garnie de feuilles et surmontée d’un bel épi de couleur purpurine, s’élève à plus d’un mètre de hauteur ; il forme souvent, à l’exclusion de toute autre plante, d’admirables moissons, dont les vives couleurs tranchent singulièrement sur la nuance sombre des forêts incendiées.

5L’incendie, lorsqu’il s’est propagé sur une certaine étendue, ne prend guère fin que lorsque les aliments lui manquent, lorsqu’il se trouve cerné par des terrains marécageux ou lorsque le vent en changeant de direction pousse les flammes sur les surfaces déjà brûlées. Cependant lorsque la surveillance est bien organisée, lorsque le vent a peu de force et lorsque les travailleurs ne manquent point, on peut en faisant au feu une part convenable, et en déblayant sur une certaine largeur le terrain des matières inflammables qui l’encombrent empêcher la propagation du feu au-delà de cette limite. Mais le seul moyen efficace de préserver la forêt du fléau est d’y empêcher l’allumage de feux aux époques où le danger existe : sur l’un des principaux territoires forestiers du midi de l’Oural on est parvenu depuis vingt ans à prévenir tout incendie en rappelant par des inscriptions placées aux entrées du territoire les peines portées contre l’allumage des feux ; puis en entretenant aux époques de danger, sur tous les lieux élevés de la forêt, des cavaliers en observation qui se transportent rapidement sur tous les points où une légère fumée s’élevant au-dessus des arbres signale la présence de voyageurs en contravention : le bon ordre maintenant établi dans des forêts qui autrefois étaient annuellement ravagées par l’incendie démontre suffisamment la cause première de ce fléau et l’efficacité de la surveillance.

6Dans les pays où une nombreuse population multiplie les causes de dégât et destruction dérivant de la présence de l’homme, la surveillance des forêts exige en moyenne un agent pour chaque territoire de 500 hectares.

7L’ingénieur forestier intervient encore fréquemment dans l’intervalle des coupes pratiquées sur une même surface, pour remédier aux dommages causés par les agents naturels. Les ouragans sont les plus redoutables ennemis des forêts ; ils ruinent des cantons entiers en brisant et même en déracinant les arbres. On en prévient autant que possible les effets, en établissant un ordre convenable dans la succession, la disposition relative, la forme et l’orientation des coupes ; quand le mal est produit, on y remédie en déblayant le sol et en favorisant la reproduction.

8Les animaux sauvages et surtout les espèces qui constituent le meilleur gibier, causent un grand tort aux jeunes arbres, sans nuire en rien aux nombreux cantons où le bois est parvenu à un certain âge. Ordinairement, on ne laisse pas aux carnassiers la (ill.) de les détruire : loin de là, tout en les écartant des jeunes coupes par une surveillance convenable, on en favorise la multiplication dans les futaies déjà anciennes, et on en tire presque aussi régulièrement que des troupeaux domestiques, de précieux moyens d’alimentation. La fonction qui se rattachait à la destruction des animaux carnassiers, à la conservation et à la chasse du gibier des forêts figurent au nombre des attributions les plus importantes des ingénieurs forestiers.

9Mais c’est parmi les animaux dont l’homme ne peut tirer aucun profit qu’il faut chercher les principaux ennemis des forêts : les plus redoutables sont les larves de certains insectes qui s’attachent, pour y prendre leur nourriture, aux parties les plus vivantes de l’arbre, c’est-à-dire aux feuilles, au liber, à l’aubier et aux racines. Au nombre des insectes les plus redoutables il faut compter plusieurs chenilles qui se nourrissent de feuilles ; le ver blanc du hanneton qui s’attaque aux racines et les vers de certains coléoptères qui vivent aux dépens du liber et de l’aubier. Les efforts les plus énergiques, les plus soutenus restent parfois impuissants contre des ennemis que leur multiplication presque infinie rend en quelque sorte insaisissables. Plusieurs forestiers suédois nous ont assuré avoir trouvé dans l’écorce d’un seul épicéa plus de cent mille larves du Dermuta typographus, redoutable coléoptère, qui, à certaines époques périodiques favorables à sa multiplication, détruit des districts entiers dans les forêts d’arbres résineux du Nord et du Centre de l’Europe. Les plus beaux arbres attaqués par cet insecte sont bientôt frappés de mort ; le bois perd toute compacité, toute résistance, et peut tout au plus servir à fabriquer un charbon de médiocre qualité.

10Enfin l’ingénieur forestier intervient encore dans une foule de circonstances, non plus seulement pour écarter les causes de destruction mais pour favoriser l’action productive des agents naturels. Plusieurs écoles forestières qui jouissent d’une haute renommée professent même que cette sollicitude doit s’étendre à tous les détails de la reproduction des forêts. Dans ce système par exemple, on choisit les modes d’abattage qui impliquent l’intervention la plus fréquente ; on détruit les végétaux qui, à l’origine de la reproduction, tendent à dominer les jeunes arbres ; plus tard on arrache les essences qui ne sont pas l’objet principal de la culture ; on nettoie sans cesse la forêt, en arrachant les broussailles et les arbrisseaux qui envahissent le sol, en coupant parmi les arbres trop serrés ceux qui tendent à se laisser dominer ; on favorise la croissance en hauteur en élaguant les branches inférieures, etc. C’est l’homme, en résumé, qui prend l’initiative de tous les phénomènes indiqués au § 6 et qui, (dans, ndr) la plupart des autres districts forestiers se produisent plus lentement, moins complètement par la seule influence des agents météorologiques et des forces vitales.

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