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Des forêts

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Frédéric Le Play

Chapitre III. Principes fondamentaux de l’art forestier

§ 9. Quantités de bois produites annuellement sur un hectare ; conditions du produit maximum

Texte intégral

1De toutes les données relatives à la croissance des arbres celle qu’il importe le plus de connaître est la quantité de bois qui se peut produire annuellement sur une surface donnée de terrain. Or cette donnée est le résultat complexe de quatre causes principales qui vont être successivement indiquées.

2Nous avons déjà fait apprécier dans le § 5 l’énorme influence du climat. Elle produit dans la région équatoriale humide le maximum de fertilité ; dans les régions polaires éternellement glacées, elle produit la stérilité absolue. Tout semble indiquer que les quantités de bois produites sur une surface donnée, les autres conditions étant aussi favorables que possible, diminuent progressivement depuis l’Équateur jusqu’aux limites nord de la zone tempérée. Mais la loi de cette diminution n’a jamais été observée ; quelques études encore incomplètes que nous avons fait faire sur le littoral de l’Amérique méridionale par 8,5° de latitude Nord, sembleraient indiquer une force productive à peu près double de celle qui se manifeste en Europe, dans les conditions les plus favorables.

3Les chiffres suivants (page suivante ndr), déduits d’observations faites en divers climats dans les conditions locales les plus favorables, indiquent les quantités moyennes de ligneux produites annuellement sur un hectare et donne une idée des progrès qui se manifestent des Pôles à l’Équateur, dans la production des forêts.

4Les conditions locales qui, dans une même situation géographique, se rattachent à la nature et à la profondeur du sol, à la quantité et à la permanence de l’humidité, à l’exposition, à la présence ou à l’absence des abris naturels, exercent souvent dans la localité la plus circonscrite une influence aussi prononcée que les climats extrêmes de l’Équateur et des Pôles. Elles peuvent y déterminer la stérilité absolue et le maximum de fertilité que comporte le climat. Ces diverses causes que l’on pourrait appeler dans leur ensemble influence de l’habitation, produisent, sous tous les climats, des déserts arides à côté des plus belles forêts. Elles sont encore extrêmement sensibles dans les contrées les plus homogènes en apparence. Il y a peu de forêts où elles ne produisent, d’un canton à l’autre, des différences du simple au double. C’est ainsi que les forestiers saxons ont été conduits à distinguer dix classes d’habitation, où les variations de la force productive sont tellement prononcées que, toutes autres choses égales, le plus mauvais terrain donne à peine la huitième partie du bois que l’on obtient dans le meilleur. Au-dessous de cette limite, la force productive est trop faible pour que les terrains puissent être classés dans le sol forestier proprement dit : ils sont abandonnés à la stérilité, ou à la végétation herbacée intermittente sous le nom de landes, bruyères, tourbières, etc.

Lat. Nord 65° Monts Ourals – derniers massifs de pins sylvestres croissant sur la pente la moins humide la mieux abritée – futaie de 110 ans – production spontanée Kilogrammes
300
Id. 58° Monts Ourals – versant sibérien – conditions favorables – futaie de pins sylvestres de 90 ans – reproduction naturelle après une coupe à blanc etoc 2 800
Id. 55° Monts Ourals – versant européen – futaie de pins sylvestres de 110 ans – reproduction naturelle après une coupe à blanc etoc 3 300
Id. 52° montagnes – futaie de sapin épicéa de 120 ans
du Hartz – culture d’après la méthode du pays
6 250
Id. 8,5° plaine basse et humide du Rio Sinu
(Nouvelle Grenade) – arbres feuillus divers – reproduction par rejet de souches (au moins)
10 000

5La nature de l’essence pour des climats et des habitations identiques, exerce une influence profonde, moins marquée toutefois que celle des causes précédentes, sur la production annuelle du ligneux. Bien que la plupart des essences puissent à la rigueur croître sur chaque sol, il existe ordinairement une essence ou un mélange peu nombreux d’essences qui, pour chaque cas particulier, donne le produit maximum. Souvent, dans les forêts qui se régénèrent sans l’intervention de l’homme, le triage de l’essence qui convient le mieux à chaque localité s’opère naturellement par l’élimination successive des autres essences. Il arrive cependant par suite de diverses causes accidentelles que certaines essences persistent sur un terrain qui ne leur convient pas et donnent des produits très inférieurs à ceux que donneraient d’autres essences mieux appropriées à la nature du terrain. C’est ainsi par exemple que les terrains tourbeux et humides situés dans les plaines de Sibérie le long de la lisière orientale des Monts Ourals produisent au moins 1 200 kilogrammes de ligneux par an et par hectare lorsqu’ils sont peuplés de trembles et de sapins épicéa ; tandis qu’ils ne produisent pas le dixième de ce poids quand ils sont peuplés de pins sylvestres. Au contraire, dans les parties contiguës de la montagne, où le sol est à la fois léger, profond et sec, le pin sylvestre produit au moins, moitié en sus de ce que donnent les deux autres essences. On a rarement occasion d’observer dans les forêts cultivées de l’Europe centrale des différences aussi prononcées, parce que l’intervention de l’homme contribue à expulser les essences décidément impropres à chaque localité. Ainsi, les tables d’accroissement dressées par les forestiers saxons pour des terrains qui conviennent moyennement à la production de chaque essence, établissent que sous le climat des basses montagnes de l’Erzgebirge, les principales essences produisent annuellement sur un hectare les quantités suivantes de ligneux :

volume poids
Pin sylvestre 4 900 litres 2 100 kilogrammes
Mélèze 5 010 2 100 -
Érable 3 950 1 980 -
Sapin argenté 5 140 1 950 -
Sapin épicéa 4 940 1 830 -
Chêne 2 990 1 820 -
Hêtre 3 000 1 630 -
Bouleau blanc 2 940 1 410 -
Peuplier tremble 3 760 1 390 -

6Enfin dans une localité où l’essence, ainsi que les conditions du climat et de l’habitation, sont rigoureusement déterminées, la production annuelle du ligneux dépend d’une quatrième cause intimement liée à l’intervention de l’homme et sans laquelle évidemment cette production n’existerait pas.

7Une forêt qui s’est développée et qui se maintient en l’absence de toute intervention humaine ne produit en effet que des fruits : la somme totale du ligneux qui se développe annuellement y est exactement balancée par celle du ligneux qui se détruit. Les brillantes descriptions de forêts vierges faites par quelques voyageurs peuvent être justes pour les personnes qui se préoccupent surtout de beautés pittoresques ; mais nous sommes portés à penser que ces descriptions donnent une idée généralement inexacte des ressources forestières qu’on y pourrait trouver. Les étendues considérables de forêts vierges que nous avons eu occasion de parcourir en Europe et en Sibérie, présentent ça et là des arbres, quelquefois même des massifs entiers où se trouvent réunies toutes les conditions de splendeur et de majesté. Mais ces cas ne forment que des exceptions dans l’ensemble de la forêt. Les arbres sont pour la plupart dans cette période de décadence qui constitue, ainsi qu’on l’indiquait ci-dessus, la plus grande partie de leur existence spontanée ; ordinairement la cime et les extrémités des branches se sont desséchées ; le bois de la tige est altéré à ce point que des cantons entiers fournissent à peine quelques pièces de charpente, et ne peuvent être exploités que pour fabriquer un charbon de qualité médiocre. Une multitude de troncs abattus par suite du dépérissement naturel, ou par les accidents météorologiques encombrent le sol et s’opposent à la croissance des jeunes plants. Souvent l’accumulation de ces débris, empêchant l’écoulement des eaux, transforment des districts entiers en marécages ou en tourbières impropres à la végétation des arbres. Un même canton contient ordinairement des arbres parvenus à des époques très différentes de leur période d’accroissement. Les plus anciens ayant été d’abord trop clairsemés n’ont pas pris la forme élancée qui est propre aux arbres croissant en massif serré ; quand le développement latéral des branches les met en contact, ils étouffent en partie les jeunes plants qui n’ont plus dès lors qu’une chétive croissance. Ces cas nombreux de décadence peuvent sans doute être dissimulés par les grands végétaux herbacés et les belles plantes parasites et grimpantes de la région équatoriale, beaucoup mieux qu’ils ne le sont ordinairement en Europe par les mousses et par les lichens ; mais il est vraisemblable qu’un œil exercé ne manquerait pas de découvrir sous cette riche enveloppe les défauts qui nous paraissent devoir former le trait dominant de toutes les forêts vierges.

8En résumé, la quantité de bois que contiennent les forêts vierges est stationnaire par la force même des choses, et reste de beaucoup inférieure à celle que présentent dans les mêmes conditions les forêts appropriées aux besoins des sociétés. Une intervention humaine, ou même un phénomène météorologique ayant pour effet de détruire périodiquement à de longs intervalles tout le bois vivant ou gisant sur le sol, et qui permettrait ainsi aux semences de germer simultanément et en masses serrées sur un sol débarrassé d’obstacles, améliorerait considérablement la consistance des forêts vierges.

9On ne saurait conserver aucun doute sur la justesse de cet axiome en observant les résultats des coupes effectuées dans les forêts vierges de Sibérie depuis le commencement du XVIIIe siècle, c’est-à-dire depuis la création des premières usines métallurgiques de cette contrée. Partout où les coupes n’ont point été livrées au furetage des populations voisines ou au pâturage des animaux domestiques, il s’est produit, en l’absence de toute intervention humaine, d’admirables massifs d’essences résineuses déjà beaucoup plus riches que les forêts vierges situées à peu de distance dans les mêmes conditions physiques.

10Si à l’action bienfaisante exercée par des abattages opérés à de longues périodes, se joint une action intelligente venant constamment en aide aux forces végétales, depuis l’époque de la germination jusqu’à celle de l’abattage, la quantité de bois produite dans l’intervalle pourra se trouver encore considérablement augmentée. Or c’est précisément dans cet enlèvement périodique des bois et cette direction méthodique des agents naturels que consiste la quatrième cause que nous avons à signaler : la culture des forêts.

11 Le trait fondamental de la culture des forêts, la condition indispensable de la production pour les massifs boisés est donc la récolte du bois. Une forêt bien administrée livre chaque année une quantité de bois constante et égale par conséquent à la production moyenne annuelle. Dans les conditions les plus simples, les plus convenables par conséquent pour mettre en évidence le mécanisme de la production et de la récolte, la forêt absolument homogène présente dans toute ses parties la même fertilité, les mêmes essences, les mêmes conditions de croissance ; elle est partagée en portions égales nommées coupes, ayant chacune par exemple, un hectare de superficie, et sur chacune desquelles la récolte se fait de proche en proche et d’année en année. L’ordre des travaux ramène la récolte sur chaque coupe après un intervalle de temps précisément égal à l’âge que le bois doit atteindre avant d’être abattu. Cet intervalle qui forme l’élément le plus caractéristique de chaque méthode de culture, implique l’idée du retour périodique et régulier des travaux sur chaque coupe : il est désigné pour ce motif sous le nom de révolution. Si par exemple, la révolution comprend 100 années la forêt se trouvera subdivisée en séries de coupes de 100 hectares ; au moment de la récolte à effectuer sur la coupe la plus ancienne, le bois présentera sur chaque série, la suite de tous les âges depuis un jusqu’à cent ans. La forêt elle-même contiendra autant de séries d’aménagement que de centaines d’hectares et les produits totaux de la forêt, quelle qu’en soit l’étendue, seront entièrement proportionnels à ceux que donne une simple série d’aménagement.

12La production annuelle du bois dans toutes les coupes d’une série d’aménagement, est un phénomène fort complexe et dont il semble, au premier aperçu, fort difficile de trouver l’expression numérique : rien n’est plus simple cependant. L’aménagement de la forêt étant absolument régulier, il est évident que la quantité de bois produite doit égaler la quantité récoltée, c’est-à-dire la quantité de bois existant sur pied au moment de la récolte dans la coupe la plus ancienne. Cette loi se déduit encore directement d’une autre remarque : chaque année il se produit sur une série d’aménagements de 100 années, les cent quantités partielles de bois que peuvent (illisible) par la végétation 100 coupes où les arbres sont âgés de 0 à 99 ans ; or ces diverses quantités sont respectivement égales à celles qui se sont formées successivement pendant l’espace de cent ans sur la coupe la plus âgée ; il doit donc y avoir aussi égalité entre les deux sommes. Ainsi, il suffit de connaître les quantités de bois qui se peuvent former d’année en année sur un hectare de terrain pour connaître le produit annuel qu’on obtiendra par une révolution déterminée d’une forêt régulièrement aménagée. On peut prévoir par conséquent que la révolution qui donnera annuellement le produit maximum en matière, sera celle indiquée précédemment et qui, pour l’essence dont il s’agit correspond à la fin de la seconde période de la croissance.

13 Cette analyse sommaire des quatre conditions fondamentales de la croissance des bois met suffisamment en évidence l’influence énorme que l’homme peut exercer sur ce genre de production.

14Les principaux éléments du climat sont liés à la situation géographique et particulièrement à la latitude et à la distance du lieu à l’océan. C’est une de ces conditions premières qu’il n’est point donné à l’homme de changer ; mais celles des conséquences du climat qui influent le plus sur la végétation, par exemple, la température et l’humidité de l’atmosphère, peuvent elles-mêmes être profondément modifiées par la présence ou l’absence des forêts. Une foule d’expériences prouvent qu’il est au pouvoir de l’homme de faire croître des forêts dans des lieux qui, abandonnés à la seule influence des agents naturels, seraient restées exclusivement livrés à la stérilité, ou à la végétation herbacée. L’homme peut plus promptement encore remplacer la forêt par des cultures herbacées annuelles : à cet égard l’art forestier vient fournir aux sociétés humaines la puissance la plus énergique dont elles puissent user. Les détails déjà présentés au paragraphe 5 et l’ensemble des considérations présentées dans cette notice, démontrent assez cette vérité sans qu’il soit besoin d’y insister davantage.

15Plusieurs des éléments principaux de l’habitation et en première ligne, la hauteur au-dessus de l’océan, la constitution géologique du sol, l’exposition, etc. sont encore des conditions premières que l’homme subit sans pouvoir les changer ; les autres peuvent être modifiées par un travail persévérant. C’est ainsi que des travaux d’art peuvent soustraire le sol aux excès de sécheresse et d’humidité. La présence ou l’absence de forêts influent aussi d’une manière énorme sur les conditions de fertilité qui tiennent à la nature du sol ; la présence de forêt par exemple permet, dans les terrains à forte pente, d’accroître indéfiniment la profondeur et la richesse en humus du sol végétal. Elle tend surtout dans les climats chauds à augmenter dans une proportion considérable la fraîcheur et l’humidité du sol. Tel terrain qui abandonné sans défense à l’action d’un soleil brûlant eut été faute d’humidité complètement stérile, deviendra éminemment fertile dès que l’homme, suppléant par son industrie à l’insuffisance des agents naturels, aura pu y faire croître des forêts.

16Mais c’est surtout par le choix de l’essence et du mode de culture que l’homme peut influer sur la production des bois ; et le but essentiel de l’art forestier est de déterminer sous ce double rapport le choix qui convient le mieux à chaque cas particulier.

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