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Des forêts

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Frédéric Le Play

Chapitre II. Considérations sur la nature physique et sur la géographie des forêts

§ 6. Distribution géographique des forêts

Texte intégral

1Les forêts comme toutes les autres sortes de végétation se développent spontanément à la surface du globe. L’état de choses qu’on observe aujourd’hui diffère à la vérité de celui qu’avait pu y établir avant le développement de la race humaine, le simple jeu des agents naturels. Mais on se ferait certainement une idée inexacte de cet état primitif des choses, en attribuant implicitement à l’intervention de l’homme le déboisement qui se manifeste aujourd’hui sur la plus grande partie des continents. Il nous paraît donc utile d’analyser les principales lois naturelles qui président à la reproduction et au développement des forêts afin de rechercher les résultats que produisaient ces forces à l’époque où l’homme ne pouvait en contrarier l’action.

2Les stimulants essentiels de la végétation, ceux qui déterminent les phénomènes d’assimilation précédemment signalés et par suite la production du ligneux, sont la chaleur solaire, et la succession des influences de lumière et d’obscurité. Les végétaux sont presque tous complètement engourdis quand la température de l’atmosphère est au-dessous de la glace fondante ou du zéro de l’échelle centigrade ; la plupart des plantes ne commencent à végéter qu’à la température de + 10°, pour quelques autres la limite inférieure de la végétation est encore plus élevée. Sur une grande partie de la surface du globe, la végétation est complètement suspendue par cette cause pendant une partie de l’année ; tandis qu’il n’existe aucune localité, où la cause inverse, l’excès de la température atmosphérique, produise le même résultat. Les régions les plus chaudes, restent au-dessous de la limite qui correspondrait au maximum des forces végétales. Ces régions sont incomparablement les plus fertiles partout où l’abondance des matières indispensables à la formation des végétaux répond à l’énergie de la température atmosphérique. Les plus chaudes régions du globe étant voisines de l’Équateur jouissent de cette propriété remarquable que les jours y sont constamment à peu près égaux aux nuits : la succession des influences diurnes et nocturnes, si essentielles dans la végétation, s’y fait sentir plus vivement et plus régulièrement que partout ailleurs. Pour tous ces motifs, les forces qu’on pourrait appeler la cause première de toute végétation atteignent dans les régions équatoriales le maximum d’énergie. L’affaiblissement graduel puis la suppression accidentelle et totale de ces mêmes forces produit la médiocre végétation des régions tempérées, et la stérilité presque absolue des régions polaires.

3La seconde condition essentielle du développement rapide des végétaux est que ceux-ci puissent constamment s’assimiler les deux éléments essentiels de leur composition. Or, l’un de ces éléments, le carbone de l’atmosphère, se présente à peu près en même proportion dans toutes les saisons, dans tous les climats ; à cet égard les conditions de la végétation sont identiques par toute la Terre. Il en est tout autrement du second élément de la formation des végétaux. Il n’existe aucune régularité, aucune symétrie dans la disposition relative des mers, source de toute humidité, et celle des continents auxquelles plusieurs causes concourent sans cesse à enlever les eaux versées par l’atmosphère. Ces causes d’assèchement ne concordent d’ailleurs ni pour chaque lieu ni pour chaque saison avec les causes d’arrosement. Il n’y a donc aucun élément plus variable à la surface du globe que la quantité d’eau en vapeur contenue dans l’atmosphère, et celle de l’eau liquide renfermée dans le sol ou coulant à la surface. Cette inégalité est sans aucun doute la principale cause de ces profondes différences qu’on observe, soit dans la végétation en général, soit dans le développement des forêts, même sur divers continents où les forces végétales ont la même énergie.

4Les continents de la région équatoriale sont généralement placés, eu égard à l’arrosement, dans des conditions moins favorables que ceux des zones tempérées. Leur infériorité sous ce rapport vient de ce que les vents qui y affluent des autres régions du globe où la température est moins élevée, acquièrent en y arrivant une plus haute température. Loin d’y déposer de la vapeur d’eau sous forme de nuages ou de pluie, ces vents retiennent donc avec une nouvelle force la vapeur d’eau qu’ils pouvaient contenir. L’énergie de la température tend d’ailleurs à vaporiser rapidement l’eau qui se dépose accidentellement à la surface des terres. La région équatoriale est donc vouée à la sécheresse partout où il n’existe pas de causes spéciales d’arrosement. Ces causes se présentent entre les tropiques dans deux conditions principales. En premier lieu, lorsqu’une terre environnée d’une grande étendue de mer est dominée par de très hautes montagnes peu distantes de ces mers, l’air chaud qui s’est imprégné au-dessus de celles-ci d’une très grande proportion d’humidité, est poussé sur ces montagnes à certaines époques par les courants généraux de l’atmosphère. Il s’y refroidit brusquement et y verse d’énormes quantités d’eau ou de neige. Les Andes de la Colombie et du Pérou sont le lieu du monde où ces conditions sont réunies au plus haut degré ; c’est le lieu qui reçoit la plus grande quantité d’eau et où naissent les plus grands fleuves. La seconde cause d’humidité est indépendante des saisons : elle se manifeste sur les côtes où soufflent constamment les vents de l’océan. Ces vents saturés d’humidité versent constamment de l’eau sur les montagnes élevées. Sur les terres basses où la même cause de refroidissement n’existe pas, ils entretiennent encore l’humidité en produisant, sous l’influence du refroidissement nocturne, des pluies douces et des rosées. Cette réunion des causes de la chaleur et de l’humidité offre à la végétation en général, et surtout à la croissance des forêts, les conditions les plus favorables. Les deux régions des tropiques les plus fertiles et les mieux boisées se trouvent placées sous ces influences ; l’une est la côte orientale d’Amérique, sous le vent alizé qui souffle de l’océan Atlantique ; l’autre comprend l’Archipel indien avec la partie méridionale de la Chine et de l’Asie sous le vent alizé du grand Océan. Ces conditions exceptionnelles développent dans la région équatoriale des forêts dont la splendeur dépasse tout ce qui se peut observer ailleurs. Mais celles-ci ne forment que des zones assez étroites sur les pentes des montagnes neigeuses ; sur le bord des grands cours d’eau et sur les rivages rafraîchis par les vents de mer. La plus grande partie des continents, pour les causes que nous achèverons de développer plus loin, y ont toujours été impropres à la production de grands massifs boisés.

5Les continents polaires placés dans des conditions essentiellement inverses de celles qui agissent près de l’Équateur, peuvent être considérés comme des réservoirs indéfinis d’humidité. Pendant l’hiver, l’eau solide occupe en permanence toute leur surface. Pendant l’été, la glace et la neige y persistent sur de grandes étendues. Les terres qui se débarrassent enfin de leur enveloppe de frimas restent ordinairement imprégnées d’eau liquide que ne peut vaporiser l’influence solaire. Elles sont d’ailleurs constamment arrosées par les vents, qui venant en général de régions plus chaudes, tendent, par une cause inverse à celle qui a lieu près de l’Équateur, à y former des nuages, des brouillards et des pluies. Mais la rigueur du froid dans l’hiver, la courte durée et la faible température de l’été, la continuité si nuisible aux végétaux des actions stimulantes, soit d’obscurité soit de lumière, neutralisent complètement dans ces régions, l’utile influence de l’humidité. En résumé l’affaiblissement des forces végétales, malgré l’abondance de l’eau dans les régions polaires, de même que l’extrême sécheresse, malgré l’énergie de ces mêmes forces dans les régions équatoriales, s’opposent également à la croissance des forêts. Les deux causes essentielles du développement des arbres, loin de se trouver réunies dans les lieux où elles agissent avec le plus d’énergie, suivent au contraire dans leur décroissement un ordre géographique exactement inverse. Chacune d’elles se trouvant affaiblie au plus haut degré soit à l’Équateur soit aux pôles, tend à y produire ce qu’on pourrait appeler des minima de boisement. Le maximum de boisement doit donc se trouver dans une région intermédiaire également préservée du froid des pôles et des sécheresses de l’Équateur. Cette région se trouve moyennement comprise entre le 63e et le 45e degré ; c’est entre ces latitudes que croissent en Europe et dans l’est de l’Asie les grandes forêts. Ces limites se trouvent plus rapprochées ou plus éloignées des tropiques selon que les continents se trouvent exposés à des causes permanentes d’humidité et de sécheresse plus prononcées que celles qui existent en Europe. C’est ainsi que dans l’Amérique septentrionale, à proximité des deux océans et de la mer des Antilles, la zone des grandes forêts se trouve plus rapprochée vers l’Équateur de 10 degrés environ ; tandis qu’elle atteint à peine le 48e degré au centre de l’Asie, c’est-à-dire dans les lieux du globe les plus éloignés de toute mer. L’extrême rareté de terre au-delà du 40e degré ne permet pas de constater la même loi pour l’hémisphère austral. La région du globe caractérisée par le développement spontané de grandes forêts, comprend donc seulement le territoire des États-Unis d’Amérique et de la Nouvelle-Bretagne, la France, les îles Britanniques, les États Allemands, le Danemark, la presqu’île Scandinave, la Finlande, la Pologne, la Russie d’Europe et d’Asie et le nord de la Chine. Il est digne de remarques que dans cette même région sont concentrées toutes les sociétés qui par leurs idées ou leur puissance exercent aujourd’hui sur les autres parties du monde un certain ascendant. Il semble donc que les mêmes conditions physiques qui se prêtent le mieux à la croissance des forêts sont également propices à développer l’ensemble des causes matérielles et morales de la civilisation.

6Cette zone de forêts large de 15° environ, nous paraît constituer par excellence la région tempérée : ses limites déterminent les trois divisions naturelles de l’hémisphère boréal, beaucoup plus justement que ne le font les lignes astronomiques. Dans la région froide située au-delà de ces limites, les forêts ne peuvent plus se développer que dans certains districts d’étendue limitée, où quelques conditions particulières telles que l’abri contre les vents du nord, la proximité de la mer, diminuent la rigueur du climat. C’est ainsi que des forêts d’une certaine importance s’avancent au-delà du cercle polaire sur les bords du golfe de Botnie et surtout sur le rivage septentrional de la Norvège. Pendant l’hiver la région froide est complètement couverte de glaces et de neiges ; pendant l’été celles-ci se fondent à la vérité dans la contrée contiguë aux forêts ; mais l’eau liquide ne pouvant s’y vaporiser, vu l’insuffisance de la chaleur solaire, forme des marécages et des tourbières dans tous les lieux où le sol ne peut, à la faveur des fortes pentes, se débarrasser de cette enveloppe humide. Les limites de la région des forêts, et le passage de celles-ci aux glaces éternelles des pôles, sont donc marquées ordinairement par une zone de tourbières. C’est également la transition que l’on observe quand on s’élève dans le nord de la zone tempérée aux sommets des hautes montagnes où les neiges persistent pendant cette partie de l’année. Les plateaux compris entre la région des forêts et des neiges sont presque toujours occupés par des terrains tourbeux ; ceux-ci couronnent également les sommets des montagnes peu élevées et à pentes douces qui abondent dans cette région au centre et au nord de l’Europe. C’est ce que nous avons observé fréquemment dans les îles Britanniques, dans l’Allemagne du nord, au Danemark, en Scandinavie, en Finlande, dans l’Oural, dans le nord de la Sibérie. Quelques-unes de ces tourbières en se séchant un peu vers la fin de l’été, peuvent servir au pâturage ; mais les ressources sont bornées et précaires et l’on peut dire en général que les limites de la région froide définies comme nous l’avons fait ci-dessus sont aussi les limites naturelles de la civilisation.

7Il en est tout autrement de la région chaude. Celle-ci par plusieurs motifs a dû être le berceau des premières sociétés, et offrira toujours à la civilisation de précieuses ressources. En premier lieu, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, toutes les parties de cette région où règnent des causes constantes d’humidité, réunissent les conditions les plus favorables à la croissance des arbres, et se couvrent de forêts incomparablement plus riches que celles de la région tempérée. Nous avons déjà signalé les contrées de la région équatoriale où se voient les plus belles zones de forêts. On peut encore signaler une multitude de massifs boisés dans les plaines humides, sur le versant des montagnes bien arrosées, ou rafraîchies par les vents de mer, notamment sur plusieurs parties du littoral africain, et sur les grandes chaînes de l’Asie. Cependant, en considérant les choses d’un point de vue élevé, on reconnaît que dans la région chaude les forêts n’ont jamais l’étendue et la continuité qui est le caractère propre des surfaces boisées que l’homme n’a pas détruites dans la région tempérée. Dans les premières, les forêts sont l’exception, comme dans la seconde, les tourbières, les sables mouvants et les autres sortes de terrains stériles.

8 Les contrées de la région chaude où l’humidité n’est pas assez permanente pour permettre la croissance des forêts, forment comme celles de la région froide deux catégories principales. La première comprend les espaces qui ne sont jamais arrosés par les pluies, ceux dont le sol pierreux ou sableux ne peut s’imprégner, même temporairement, d’une certaine quantité d’eau. Ces districts de sécheresse éternelle sont aussi impropres à toute végétation que les terres glacées des pôles. Ils occupent sous le nom de déserts d’immenses espaces sur diverses parties du continent africain et à l’occident de l’Asie. La seconde catégorie forme la plus grande partie, et en quelque sorte l’élément caractéristique de la région chaude. Elle comprend tous les terrains qui ne sont point régulièrement arrosés, mais dont le sol peut conserver pendant un certain temps les eaux qui y tombent abondamment pendant une saison pluvieuse toujours suivie d’une longue saison de sécheresse. Dans la constitution physique qui donne aux contrées de cette catégorie leur caractère le plus tranché, le sol formé de matériaux de sédiments est à un niveau assez élevé au-dessus des mers et des grands fleuves ; il ne présente sur de grandes étendues aucune pente appréciable, en sorte que les eaux atmosphériques doivent être absorbées en chaque point de la surface et ne peuvent s’y réunir en ruisseaux. Le terrain est assez perméable pour que les eaux à la fin de la saison humide ne submergent pas trop longtemps le pays ; il est assez argileux, assez compact pour rester un certain temps dans la saison sèche et malgré l’influence solaire, imprégné de la quantité d’humidité indispensable à la végétation. Les cours d’eau qui sillonnent ça et là ces immenses plateaux sont généralement de simples ravins donnant issue à des eaux de source qui n’y affluent au reste que pendant la première partie de la saison sèche.

9Il suffit d’énoncer les conditions physiques propres à ces vastes plaines pour expliquer les phénomènes qui s’y manifestent. À la fin de la saison pluvieuse, dès que le soleil a pu faire sentir son influence à un sol fertile imprégné d’humidité, celui-ci se couvre en quelques jours d’une végétation herbacée dont la vigueur et l’abondance dépassent tout ce que peuvent imaginer ceux qui n’ont pas joui de ce grand phénomène. Bientôt la contrée tout entière se transforme en un océan de hautes herbes émaillées des plus brillantes couleurs et au milieu desquelles disparaissent parfois les plus grands animaux attirés par la richesse du pâturage. Mais plus tard, sous l’influence croissante de la chaleur et de la sécheresse toute cette végétation mûrit et se desséche, en livrant à la terre la semence d’une prochaine moisson. Enfin vers le terme de la saison sèche, on ne trouve plus souvent la moindre trace de verdure et toute la contrée naguère si fertile est devenue un désert aussi aride que les déserts de sable et de pierre de l’Afrique et de l’Asie.

10Tel est le caractère des immenses plateaux qui se développent au centre de l’Asie entre les deux grandes chaînes dont les groupes principaux sont, au nord, l’Altaï, au midi, l’Himalaya, et qui en se prolongeant vers l’ouest occupent encore, sous le nom slave de steppes, une si grande étendue dans le pays des Kirghis, dans le bassin de l’Aral et de la Caspienne, enfin dans toute la Russie méridionale, au nord du Caucase, de la mer d’Azov et de la mer Noire. Cette vaste région de pâturages dont la longueur, de l’est à l’ouest, occupe le quart de la circonférence du globe et dont la largeur embrasse en certains points jusqu’à 15° du méridien, forme en quelque sorte le noyau central de l’ancien monde : c’est la partie du globe la plus éloignée de l’océan. Des plateaux herbacés à végétation intermittente, se trouvent encore fréquemment disséminés dans la région montagneuse qui limite au sud la grande steppe de l’ancien monde, dans les hautes plaines de la Chine, de l’Indoustan, de l’Afghanistan, de la Perse et de l’Asie mineure, de la Syrie et de l’Arabie. On les retrouve avec une certaine étendue, en Hongrie, en Valachie et en Moldavie, dans la Turquie d’Europe et en Grèce, au nord de l’Afrique entre la Méditerranée et le grand désert ; en Espagne enfin dans les hautes plaines des Castilles, de la Manche et de l’Estramadure.

11Dans le prolongement de ces mêmes latitudes, au centre de l’Amérique du Nord, entre les montagnes Rocheuses et la partie cultivée du territoire des États-Unis, on connaît sous le nom de prairies, de vastes plaines qui, par leur situation et leur étendue, rappellent exactement les steppes de l’ancien continent. Situées comme elles à la plus grande distance des deux océans, elles se distinguent aussi par l’absence des arbres et par des alternatives extrêmement tranchées de verdure et d’aridité. Une constitution physique entièrement identique, modifiée seulement dans la région équatoriale par une température plus élevée, caractérise également presque toute la partie intérieure de l’Amérique méridionale, et particulièrement les savanes de l’Orénoque et de l’Amazone, les Llanos de la Nouvelle-Grenade, du Pérou et de la Bolivie et les pampas de la Plata.

12Enfin le midi de l’Afrique et la partie connue de l’Australie sont aussi par excellence des pays de pâturages intermittents. Avec les pampas de l’Amérique, ils sont sur les rares terres de l’hémisphère austral, l’équivalent des steppes et des prairies de l’hémisphère opposé. Ainsi qu’on l’a déjà fait remarquer la cessation complète des continents [?] au-delà de ces latitudes n’y a point permis le développement d’une zone de forêts équivalentes à celle de la région tempérée de l’hémisphère austral.

13Les mêmes conditions physiques qui favorisent le brillant essor et la décadence rapide de la végétation herbacée dans les steppes des deux hémisphères, sont essentiellement contraires au développement spontané des forêts. En effet, les semences d’arbres qui peuvent être répandues sur les plaines par l’action des vents s’y développent, par un caractère commun à la germination de tous les arbres, beaucoup moins rapidement que celle des herbes et surtout que les rejets de racine des plantes bi-annuelles. Les jeunes arbres se trouvent donc étouffés, à leur naissance même, par la végétation herbacée ; ceux qui pourraient résister à cette première influence sont infailliblement détruits pendant la saison chaude, lorsqu’ils restent seuls, sans abri, sur un sol entièrement desséché. Les arbres ne portant jamais de graines dans la première année de leur croissance, ne peuvent d’ailleurs trouver, comme les herbes, dans cette vie éphémère, les moyens de reproduction.

14Ces considérations expliquent pourquoi les steppes conservent si exactement leurs limites même au contact de forêts qui leur fournissent des semences d’arbre en abondance. Elles autorisent à conclure que l’absence totale des arbres et des forêts y est la conséquence d’un ensemble de conditions physiques, qui a toujours dû y produire les mêmes résultats. La plus essentielle de ces conditions est une alternative prolongée d’humidité et de sécheresse jointe à une température assez élevée ; il suffirait de la modifier, la nature du sol restant la même, pour changer complètement le caractère d’un pays. Les steppes de la haute Asie, transportées plus près du pôle, ou simplement rapprochées de la mer, se couvriraient d’arbres, à la faveur d’une humidité plus grande, comme les plaines de Russie, de France et d’Amérique situées aux mêmes latitudes. Transportées au contraire sous les tropiques, elles ne formeraient plus qu’un désert semblable à celui qui occupe le nord de l’Afrique.

15Les steppes, en généralisant la désignation appliquée aux pâturages intermittents de l’ancien monde, doivent donc être le caractère dominant des territoires de la région chaude, par ce motif que les alternatives très tranchées de sécheresse et d’humidité y sont le caractère distinctif du climat. La permanence de l’une ou de l’autre de ces qualités extrêmes y produit exceptionnellement ou d’arides déserts ou des forêts splendides.

16L’observation attentive des climats, de la constitution géologique du sol et des lois de la végétation permettrait de tracer avec une grande précision la carte géographique des forêts qui s’étaient développées spontanément à l’origine de cette période géologique. Ce travail dont nous avons tenté d’esquisser les principaux traits, reproduirait savamment l’ordre de choses que l’homme a déjà profondément modifié ; du moins en plusieurs contrées. Il fournirait le document le plus authentique dont on puisse s’aider pour remonter aux premiers âges de l’histoire et pour étudier les diverses races humaines dans leur berceau et dans leurs migrations. Les premières sociétés humaines n’étaient point poussées par des habitudes impérieuses, comme le sont aujourd’hui les colonies d’Européens, à modifier la surface du globe pour l’adapter à leurs habitudes. Elles ont donc pris en chaque contrée les mœurs que commandaient les conditions physiques du pays, et surtout la nature de la végétation.

17Dans les vastes forêts de la région tempérée l’homme a dû trouver d’abord dans les fruits et surtout dans les animaux sauvages ses moyens de subsistance ; ce qui l’a conduit à se réunir par petites tribus se transportant successivement dans les divers cantons propres à la chasse et vivant isolées des tribus voisines.

18 À proximité des steppes, qui fournissent aux troupeaux d’abondants pâturages, l’homme s’est trouvé conduit naturellement à la vie pastorale, la seule qui assure presque sans efforts, d’abondants moyens d’existence. De tels peuples attirés dans la steppe à l’époque des pâturages et de la récolte des foins, doivent toujours se retirer dans les montagnes voisines aux époques de froid ou de sécheresse et ne peuvent par conséquent se créer de demeures permanentes. Aucune division naturelle ne pouvant être tracée d’ailleurs dans les plaines découvertes, les pasteurs nomades ont toujours dû se grouper en masses proportionnées à l’étendue des steppes : former par exemple de simples tribus dans les districts montueux de la Syrie et de l’Arabie, de puissants empires sur les plateaux de la haute Asie. Enfin, les territoires arrosés de la région chaude, toujours adjacents au moins à des lambeaux de steppes fertiles, et où se trouvent réunis par conséquent les pâturages et l’abri nécessaire aux peuples vivant de leurs troupeaux, ont dû déterminer la formation de peuples pasteurs à demeures fixes. Dans ces conditions, ceux-là se sont bientôt trouvés conduits à étendre leurs pâturages aux dépens des forêts, puis à se livrer à l’agriculture, à l’industrie et au commerce.

19Cette dernière forme de société est la seule qui ouvre naturellement à l’homme les voies de la civilisation. Les mœurs des peuples nomades sont fondées sur des conditions physiques tellement tranchées, tellement permanentes que les habitants des steppes ont résisté jusqu’à ce jour non seulement aux conduites de progrès qui sont l’attribut essentiel de la race humaine, mais encore à la réaction puissante que les peuples européens exercent maintenant sur ceux des autres continents. Pour les peuples chasseurs, le premier pas vers la vie civilisée implique le défrichement des forêts, travail plus pénible et moins attrayant que la chasse, antipathique d’ailleurs aux sentiments qu’inspirent naturellement leur genre d’existence. Abandonnés à eux-mêmes, les peuples privés des moyens de développement que l’abondance de leurs ressources alimentaires assure aux peuples pasteurs et agricoles, ne tendent donc guère à sortir de leur territoire ni à modifier leurs habitudes. Les changements de mœurs dans les vastes forêts de la région tempérée ont été surtout déterminés aux premiers âges de l’humanité par les brusques invasions des peuples pasteurs ; car dans ces nouvelles conditions ceux-ci n’ont pas tardé à se créer des pâturages permanents puis des demeures fixes, premier degré de la civilisation. En pénétrant dans la région des forêts les peuples pasteurs ne purent toutefois se défendre d’adopter en partie les mœurs des anciens habitants. La chasse des bêtes fauves qui n’était plus nécessaire à la subsistance d’un peuple agricole, devint le plus grand plaisir du chef et le conduisit naturellement à assurer par des règlements la conservation du gibier et implicitement celle des forêts. Telle fut, dans la région tempérée, l’origine des législations qui en se modifiant progressivement selon les besoins et les tendances de chaque époque, ont conservé à l’ancien monde une de ses plus précieuses richesses, créé l’art forestier, et commencé par conséquent l’intervention intelligente qui dans un prochain avenir, devra s’étendre progressivement sur tous les continents.

20En résumé, les trois formes primitives de sociétés, correspondant aux trois principales conditions physiques de la terre habitable, ont toutes concouru pour une part importante à produire la civilisation qui ne s’est encore fixée d’une manière stable que dans la région tempérée. Les pasteurs à demeures fixes des régions chaudes richement arrosées, ont inventé l’agriculture, l’industrie et le commerce, c’est-à-dire les éléments fondamentaux de la civilisation. Les pasteurs nomades des steppes, poussés par leur constitution même aux migrations et aux conquêtes, ont déposé les premiers germes de la civilisation dans la région des forêts et introduit par la force chez les tribus primitives de chasseurs et d’agriculteurs les principes d’unité, de nationalité. Enfin les peuples chasseurs de la région tempérée, en modifiant chez leurs conquérants par l’attrait d’un noble plaisir, les sentiments et les habitudes qui excitent les nations d’origine pastorale à la destruction irréfléchie des forêts, ont préservé de bonne heure le siège actuel de la civilisation européenne, contre le déboisement, cause principale de la décadence des anciens empires de la région chaude.

21Au reste, les formes primitives des sociétés et toutes leurs modifications successives, se peuvent encore observer aujourd’hui, presque au contact des nations civilisées, en Sibérie, dans les Monts Ourals et dans les steppes qui y confinent, sur le littoral de la Méditerranée et dans les forêts du Nouveau-Monde. On peut donc y apprécier les tendances qui dans les divers états de la civilisation ont dû exister, selon les temps et les lieux, à l’égard des forêts. L’Europe même présente encore dans les États les plus fiers de leurs progrès matériels et moraux les contrastes les plus frappants : ici une législation intelligente conforme aux intérêts généraux des populations, là des codes forestiers animés du même esprit qui a dû inspirer les premiers règlements relatifs à la conservation du gibier ; en certains lieux d’admirables forêts cultivées dans de hautes vues d’avenir selon les règles de l’art forestier ; en beaucoup d’autres, la destruction irréfléchie des dernières ressources du pays opérée par les populations pastorales. En traçant, pour point de départ, selon les indications précédemment données, la carte des forêts primitives, et en s’aidant des faits que l’on peut encore constater aujourd’hui, on suivrait assez exactement, d’âge en âge, l’action exercée par l’homme sur le boisement de la planète. On traiterait ainsi dans leurs détails les questions que dans le plan de cette notice il nous suffisait d’indiquer.

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