1La fertilité de chaque portion de la surface du globe est déterminée par un ensemble très complexe de conditions : plusieurs de ces conditions agissent avec permanence, telles sont : la distance à l’Équateur, la proximité des mers, et l’élévation au-dessus de leur niveau, la constitution géologique du sol, le sens de sa déclivité ou en d’autres termes l’exposition ; d’autres varient avec le temps, sous la lente influence des agents naturels ou se peuvent modifier par l’intervention de l’homme : parmi celles-ci on doit citer en premier lieu, la quantité des eaux atmosphériques et des eaux courantes, puis, la nature de la terre végétale, les abris contre les vents, etc. La présence de la proximité des forêts est le moyen le plus efficace de faire varier ces dernières conditions dans le sens le plus favorable à la fertilité.

2En effet l’eau qui est le stimulant le plus actif de la vie végétale est amenée aux végétaux par un mécanisme aussi simple que puissant : l’eau vaporisée à la surface des mers par l’influence combinée de l’air sec et de la chaleur, est entraînée directement à l’état de vapeur, au contact des plantes ; une autre portion se convertit en nuages dans les régions inférieures de l’atmosphère. Ceux-ci, transportés comme l’air humide par l’action des vents, et se résolvant en pluie ou en neige, versent à la surface des continents une quantité d’eau qui pour les divers lieux situés sous une même latitude décroît généralement avec la distance du lieu à la mer, source de toute humidité. Les nuages qui persistent après un certain trajet sur les continents, vont ordinairement séjourner de préférence, sous l’influence d’une sorte d’attraction électrique, sur les montagnes les plus élevées, où se déversent en définitive toutes les eaux que les nuages n’ont pas cédées aux plaines dans la première partie de leur trajet. Une partie des eaux pluviales glissant rapidement à la surface du sol atteint de suite le fond des vallées et se rend bientôt à la mer, tantôt en restant dans le lit ordinaire des ruisseaux et des fleuves, tantôt en débordant sur les plaines adjacentes. Une autre partie s’infiltre par une multitude de fissures dans les roches solides qui composent l’écorce solide du globe, y circule lentement, s’y accumule dans des cavités qui s’agrandissent par cette circulation même sous l’influence des siècles, et vient enfin déboucher à la surface par une multitude d’orifices que l’on nomme sources. Celles-ci débitent lentement pendant plusieurs mois des eaux qui en glissant à la surface n’auraient touché celle-ci que pendant quelques heures ; débouchant sur la pente à des niveaux bien supérieurs au thalweg des vallées, elles arrosent continuellement des terrains qui sans cette circonstance eussent été soumis à de longues périodes de sécheresse. Les eaux d’origine souterraine produisent donc des effets salutaires que ne peuvent donner les eaux pluviales glissant de loin en loin et en grandes masses à la surface du sol ; comme ces dernières elles arrivent enfin aux fleuves qui leur doivent exclusivement l’élément le plus utile de leur régime, la constance, la régularité.

3Le moyen le plus efficace d’accroître la fertilité d’une contrée est donc de favoriser le déversement des eaux atmosphériques sur les points culminants, puis d’augmenter autant que possible aux dépens des eaux glissant torrentiellement à la surface, la proportion des eaux de source débouchant au-dessus du niveau des fleuves. Or c’est à assurer ce résultat que les forêts se montrent éminemment propres. L’observation journalière des forêts prouve que les cîmes de ces grands végétaux augmentent singulièrement l’action attractive qu’exercent les sommets des montagnes sur les nuages. Lorsque des nuages en nombre limité sont attirés vers quelque région montagneuse, ils vont presque toujours se fixer sur les cîmes boisées au détriment de celles où la roche est à nu. Les forêts pour ce seul motif sont pour les pentes qu’elles dominent une cause puissante d’arrosement. En outre deux montagnes identiques arrosées d’une même quantité d’eau pluviale, mais distinguées l’une par la présence, l’autre par l’absence de forêts, exercent sur l’hydrographie des régions inférieures des influences extrêmement différentes.

4En effet, sur la montagne déboisée les eaux pluviales se précipitent avec vitesse sur les pentes où rien n’entrave l’action de la gravité. Les détritus de roches qui se forment sans cesse par l’influence des agents atmosphériques, fixés à peine dans l’intervalle de grande affluence d’eaux par une végétation herbacée, retardent à la vérité pendant quelque temps le mouvement des eaux. Mais celles-ci ne tardent pas à vaincre un impuissant obstacle ; détruisant ces premiers rudiments de la terre végétale, elles vont encombrer de débris le lit des fleuves et recouvrir de sédiments stériles les fertiles plaines qui y confinent. Dans cette marche torrentielle, les eaux restent à peine en contact avec la surface dénudée des roches ; elles ne peuvent donc s’infiltrer que difficilement dans les faibles fissures, qui forment les orifices des canaux souterrains et que le brusque transport des détritus tend sans cesse à boucher. Les contrées dominées par de telles montagnes, ont des torrents et point de sources ; leurs fleuves sans cesse débordés pendant les pluies ou les fontes des neiges restent à sec dès que celles-ci prennent fin.

5Il en est tout autrement sur les montagnes boisées. Par leurs troncs, leurs branches et leurs feuilles, les arbres présentent aux eaux pluviales une surface centuple de celle du sol qu’ils recouvrent. Ce vaste système aérien emmagasine pour ainsi dire les premières eaux des grandes averses, et les laisse à peine arriver au sol au moment où les surfaces déboisées sont déjà sillonnées de torrents. Plus tard les eaux pénétrant enfin sur le sol trouvent dans la terre végétale, et surtout dans l’humus, les débris végétaux et les herbes accumulées sous les arbres, un nouveau réservoir. Tout cet ensemble, qu’on pourrait comparer à une vaste éponge végétale, assure aux pentes les plus escarpées, le même avantage que l’horizontalité de la surface assure aux plateaux et aux plaines. Il permet l’absorption des eaux par les fissures de la roche inférieure, au lieu même où ces eaux sont tombées. Il réunit au domaine des sources presque tout ce qui, dans le cas opposé, était acquis à celui des torrents ; il transforme en un mot en agent de fertilité et de bien-être pour l’espèce humaine, le météore le plus caractéristique de notre planète et qui en d’autres conditions n’eut été qu’un agent de dévastation.

6Cette bienfaisante influence n’est pas moins tranchée dans les montagnes d’où se déversent périodiquement de grandes quantités d’eau dues à la fonte des neiges qui s’y accumulent à certaines époques. Les forêts, en attirant les nuages, y augmentent la masse de neiges accumulées ; en protégeant plus tard celles-ci contre l’influence du soleil et des vents chauds, elles rendent moins instantanées leur conversion en eau liquide. Dans ce cas encore, les forêts favorisent l’absorption immédiate des eaux et leur admission dans les canaux souterrains ; enfin sur les pentes abruptes, elles empêchent le glissement de ces terribles avalanches qui exposent à tant de dangers les habitants des montagnes et frappent à la fois de stérilité, les flancs de la montagne et le fond des vallées.

7Dans cette rapide analyse, nous nous sommes attachés au point essentiel, l’influence qu’exercent les montagnes boisées sur les contrées agricoles où elles versent leurs eaux ; mais dans tout grand empire les montagnes elles-mêmes sont une portion importante du territoire ; la force productive qui s’y peut développer est un élément considérable de la puissance nationale : on ne la peut négliger sans affaiblir l’État. Or pour la plupart des régions montagneuses il n’y a point de milieu entre la conservation des forêts et la stérilité presque absolue. À ce point de vue seulement, l’établissement d’un bon régime forestier serait encore l’une des questions de haute administration la plus digne d’attirer l’attention d’un gouvernement éclairé.