La localisation cérébrale du langage
p. 43-57
Note de l’éditeur
Ce texte est la version remaniée d’un chapitre tiré de l’ouvrage de Serge Nicolas, Les facultés de l’âme, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 132-152. Nous remercions L’Harmattan pour nous avoir accordé l’autorisation de reproduction.
Texte intégral
1Jusqu’au XIXe siècle, presque tous les philosophes ont subordonné la pensée à la parole et ont soutenu que la seconde était la conséquence de la première. L’Homme seul pense, ont-ils écrit, lui seul a besoin de la parole, seuls les mots articulés ont favorisé la construction des idées abstraites. C’est le langage qui a permis à l’espèce humaine de développer ses facultés, on écrirait maintenant ses capacités cognitives. Mais les développements de la physiologie pathologique ont montré que la faculté spécifique du langage articulé pouvait se caractériser comme un acte dynamique plutôt qu’une production engendrée au préalable par la pensée. Les observations de quelques médecins vont soulever un problème philosophique de taille : comment l’intelligence peut-elle perdurer après la perte du langage articulé ? Nous allons détailler dans ce chapitre les rebondissements de l’histoire de cette découverte médicale qui a profondément marqué la neurophysiologie et la psychologie.
2Le principal artisan de cette révolution intellectuelle est Paul Broca (1824-1880), qui a bénéficié largement des travaux de ses devanciers, en particulier ceux de Franz Joseph Gall (1758-1828) et de Jean-Baptiste Bouillaud (1796-1881), mais s’en est différencié pour proposer ses propres vues. Broca est le premier à montrer que les manifestations du langage sont dépendantes de l’intégrité d’une aire du cerveau située dans l’hémisphère gauche. Il s’agit d’une double avancée : d’une part la parole est une fonction bien localisable dans le cerveau et d’autre part elle est latéralisée – une révolution en physiologie et en psychologie.
1. La phrénologie de Gall : le siège du langage et les localisations
3En fait, ce sont les travaux de Franz Joseph Gall qui fondent la théorie moderne de l’aphasie : il est le premier à faire l’hypothèse que la faculté du langage est localisable. En 1798, Gall expose brièvement, pour la première fois, les principes fondamentaux de sa doctrine (Gall 1798/1835), qu’il reprend dans divers ouvrages importants au cours des années 1810-1825. D’après lui : 1) les facultés sont innées chez l’homme et chez les animaux ; 2) les facultés de l’homme ont leurs sièges distincts dans le cerveau ; 3) plus une faculté est développée chez un individu plus on observera un développement au niveau du cortex ; 4) ce développement va produire au niveau de la boîte crânienne une déformation. Ainsi les os de la voûte crânienne se développent comme le cortex qu’ils recouvrent, entraînant une saillie osseuse, au niveau du secteur cortical développé. Palper le crâne (la cranoscopie ou cranioscopie1) revient presque à examiner le cortex. Gall affirme l’existence d’au moins vingt-sept facultés fondamentales innées2, un mélange assez hétérogène dans lequel les fonctions cognitives voisinent avec des traits de caractère mal définis. Les adversaires de la phrénologie qualifient de craniologie la recherche de la « bosse » attribuée à chaque fonction.
4En 1819, Gall associe un organe particulier à ce qu’il appelle sens des mots, sens des noms, mémoire des mots, mémoire verbale (faculté n° 14) ; il distingue formellement cet organe de celui qu’il a lié au sens du langage et de la parole (faculté n° 15) localisé dans la partie antérieure du cerveau (Gall 1819). Comment en est-il arrivé à affirmer l’existence d’un sens du langage et de la parole ? Essentiellement sur la base d’une observation réalisée sur un soldat blessé qui lui avait été envoyé par le chirurgien Dominique Jean Larrey (1766-1842). C’est à la suite d’une attaque d’apoplexie que cet homme se trouvait dans l’impossibilité d’exprimer par le langage articulé ses sentiments et ses idées. Sa figure ne portait aucune trace d’un dérangement de l’intellect, son esprit trouvait la réponse aux questions qu’on lui adressait et il faisait tout ce qu’on le priait de faire. Il était incapable de répéter sur le champ un mot qu’on venait de prononcer devant lui, même si quelques instants plus tard, il lui arrivait de l’énoncer involontairement. Dans son embarras, il montrait du doigt la partie inférieure de son front pour indiquer que c’était de là que venait son impuissance de parler. Gall en conclut que seule sa faculté de parler était atteinte. Si ce cas constitue pour Gall un argument en faveur de l’existence d’un sens du langage et de la parole, il ne nous apprend malheureusement rien sur sa localisation précise dans le cerveau.
5En France, le véritable débat scientifique sur les localisations cérébrales éclate le 14 mars 1808, avec la lecture par Gall et Spurzheim à l’Institut de France d’un mémoire intitulé Recherches sur le système nerveux en général et sur le cerveau en particulier (Gall et Spurzheim 1809).
2. Le siège du langage localisé par un admirateur de Gall : Jean-Baptiste Bouillaud
6Dans les années 1820, le médecin et physiologiste Jean-Baptiste Bouillaud est un adepte de la théorie de la pluralité des organes cérébraux, même s’il reste quelque peu critique vis-à-vis de la phrénologie de Gall dont la méthode est, selon lui, à améliorer. Il se met en quête d’une nouvelle méthode (anatomo-clinique) pour appuyer la théorie cérébrale (phrénologie ou science de l’esprit) de Gall, ou comme il le dit lui-même, la psychologie de Gall (Bouillaud 1865, p. 586).
2.1 Les lobes antérieurs du cerveau : siège de l’organe du langage articulé (1825)
7Le 21 février 1825 Bouillaud présente à l’Académie royale de médecine un mémoire consacré à l’influence du cerveau sur les mouvements coordonnés qui concourent à la production de la parole et du langage articulé. Le titre du mémoire est particulièrement significatif : « Recherches cliniques propres à démontrer que la perte de la parole correspond à la lésion des lobules antérieurs du cerveau, et à confirmer l’opinion de M. Gall, sur le siège de l’organe du langage articulé » (Bouillaud 1825a ; aussi publié dans le Traité clinique et physiologique de l’encéphalite, Bouillaud 1825b).
8L’objectif de ce mémoire est de montrer l’existence d’un centre cérébral spécifique dévolu au contrôle des mouvements de la parole. Bouillaud indique la méthode à employer pour identifier la zone cérébrale responsable du contrôle de la parole articulée. Comme la pratique des lésions cérébrales expérimentales ne peut pas être utilisée chez l’homme, il ne reste qu’à se fonder sur l’observation de corrélations anatomo-fonctionnelles chez des patients présentant des lésions cérébrales. C’est ainsi qu’il propose de déterminer la localisation cérébrale du centre de la parole articulée qu’il juge, d’après les travaux princeps de Gall, situé dans les lobes antérieurs (frontaux) du cerveau. Si les lobes frontaux sont à l’origine des mouvements de la parole, deux conditions doivent être satisfaites : 1) lorsque les lobes antérieurs sont affectés, la parole doit être affectée ; 2) lorsque les lobes antérieurs sont intacts, la parole ne doit pas être affectée. En suivant ce principe, il décrit alors quelques cas positifs et négatifs dont la corrélation anatomo-clinique correspond à ses attentes. Les conclusions sont les suivantes : 1) les mouvements coordonnés de la parole sont régis par un centre cérébral particulier ; 2) le centre, en quelque sorte législateur de ces mouvements, occupe les lobules antérieurs du cerveau ; 3) la perte de la parole, considérée dans l’ensemble de ses éléments, dépend tantôt de la perte des mouvements coordonnés des organes affectés à la prononciation et à l’articulation des mots, tantôt de la perte de la mémoire de ces mots ; 4) les nerfs qui animent les muscles concourant par leurs mouvements à l’articulation des mots tirent leur origine des lobules antérieurs du cerveau, ou plutôt ont des communications nécessaires avec eux. Ainsi, les organes de l’articulation des sons puisent dans les lobules antérieurs du cerveau le principe de leurs mouvements complexes.
9Gall, qui habitait à Paris depuis 1807, a certainement eut vent des premières découvertes de Bouillaud en faveur de la localisation proposée par la phrénologie, mais il n’en a pas fait état. Bouillaud, après la mort de Gall en 1828, est à l’origine de la création de la Société de phrénologie de Paris. Quand il rédige le prospectus de cette société en 1832, il souligne que Gall est l’« immortel créateur » de la doctrine phrénologique qu’il convient de développer.
L’époque est enfin venue où le système de Gall, bien compris et philosophiquement développé, doit opérer dans le monde intellectuel et moral une révolution comparable à celle que le grand Newton a fait subir au monde physique ; et, de même que le géomètre anglais, armé de son prisme et de son compas, dissèque, pour ainsi dire, la lumière, et calcule les lois qui régissent les corps célestes, ainsi Gall, armé du prisme de son génie profondément observateur, et doué d’une patience égale à son génie, décompose, analyse quelque chose de bien plus subtil encore que la lumière, c’est-à-dire, l’esprit, l’intelligence, l’entendement, en un mot, l’élément moral de l’humanité. (Bouillaud 1832, p. 6-7)
2.2 Premières critiques sur la localisation anatomique du langage articulé à l’Académie de médecine (1839)
10Les conclusions de Bouillaud énoncées en 1825 rencontrent de vives critiques, dans les années qui suivent, de la part de médecins anti-localisateurs de renom à l’époque : Jean Cruveilhier (1791-1874), Gabriel Andral (1797-1876) et Claude François Lallemand (1790-1854).
11Le 29 octobre 1839, Bouillaud décide de répliquer à ses contradicteurs par un mémoire à l’Académie en apportant treize nouveaux cas (Bouillaud 1839) et en montrant la pauvreté des descriptions données par ses adversaires :
Étant admis avec nous que le principe, l’esprit législateur de la parole réside bien dans la région frontale du cerveau, si riche en autres facultés spéciales, nous ne saurons pas encore le tout de la question. En effet, quel est maintenant le point précis, le lieu géométrique où le pouvoir que nous venons d’indiquer a son siège ? Et, supposé que ce siège soit bien tel qu’il a été déterminé, j’ai presque dit deviné par l’immortel Gall, qu’on nous assigne maintenant un nouveau siège précis aux lésions partielles de cet endroit du cerveau correspondantes aux lésions également partielles de la parole. (Bouillaud 1839, p. 323 et 325-326)
12Mais les oppositions se font de plus en plus vives et de plus en plus dogmatiques. C’est lors des séances du 5 puis du 12 novembre 1839 à l’Académie de médecine que les critiques vont se déclencher de la manière la plus véhémente.
13Ainsi Cruveilhier, se plaçant dans l’optique physiologique et philosophique de Flourens, le plus fameux contradicteur de Gall, affirme dans la discussion (séance du 5 novembre) que, contrairement à ce que pense Bouillaud, la perte de la faculté du langage articulé se manifeste toutes les fois qu’il existe une grande destruction de la masse encéphalique, quel qu’en soit le siège : les lobes antérieurs, les lobes postérieurs, la couche optique, etc. Il conclut son intervention en soulignant : 1) qu’il n’est nullement démontré que la faculté d’articuler les sons ait un siège spécial dans le cerveau ; 2) qu’il est, au contraire, démontré que toute lésion profonde ou étendue de la masse encéphalique a pour résultat l’impossibilité plus ou moins absolue de cette articulation ; 3) que, par conséquent, la pluralité des organes du cerveau, correspondant à la pluralité des facultés affectives et intellectuelles, ne peut pas être démontrée par les faits qui tendraient à établir un siège spécial pour le langage. Mais surtout, il place le débat au niveau de la phrénologie :
La faculté du langage a-t-elle un siège dans le cerveau, et ce siège est-il dans les lobes antérieurs de cet organe ? Telle est la question qui s’agite en ce moment devant l’Académie, et cette question est des plus graves ; elle n’a pas seulement l’intérêt d’une question particulière ; qu’on ne s’y trompe pas, la phrénologie tout entière est en cause dans sa solution ; car s’il était démontré qu’une seule des facultés affectives et intellectuelles de l’homme a un siège spécial dans le cerveau, les phrénologistes seraient en droit de conclure que toutes les autres facultés ont également un siège spécial et par conséquent en droit de le chercher ; et la phrénologie serait justifiée ; et les phrénologistes n’auraient plus qu’à s’entendre sur les facultés dites primordiales, sur le nombre de ces facultés, et par conséquent sur le nombre des organes cérébraux ; ce qui ne serait peut-être pas chose facile ; mais enfin le principe serait admis. Que si, au contraire, il est établi qu’il est impossible de pouvoir localiser dans la masse encéphalique une seule des facultés admises par les phrénologistes ; si, déjà vaincus dans le siège qu’ils avaient assigné à l’amour physique, et dans celui qu’ils avaient assigné à l’instinct carnassier, ils le sont encore dans le nouveau retranchement que vient de leur construire, avec son talent accoutumé, notre collègue M. Bouillaud. Oh ! alors la doctrine de la pluralité d’organes cérébraux correspondant à la pluralité de facultés primordiales, sera gravement compromise, et je commencerai à craindre pour les destinées de la phrénologie. (Cruveilhier 1839, p. 334)
2.3 Nouvelles discussions à l’Académie de médecine (1848)
14Malgré les travaux de Bouillaud la phrénologie entre, en France, dans un déclin inexorable. Pourtant c’est à cette époque qu’une nouvelle discussion sur la localisation de la faculté du langage a lieu à l’Académie (nationale) de médecine. À l’occasion d’une nouvelle polémique, Bouillaud commence la lecture en janvier 1848 d’un mémoire intitulé « Recherches cliniques propres à démontrer que le sens du langage articulé et le principe coordinateur des mouvements de la parole résident dans les lobules antérieures du cerveau ». Dans ce troisième travail il recense près de 800 cas et de nouvelles observations à l’appui de sa thèse : la faculté du langage est bien localisée dans les lobules antérieurs du cerveau. Dans sa conclusion, Bouillaud souligne :
Dans les cas de perte complète ou de simple dérangement, de simple lésion de la parole, tenant essentiellement à une affection du cerveau proprement dit (lobes ou hémisphères cérébraux), c’est dans les lobules antérieurs de cet organe que l’affection a son siège. Or, puisqu’il est établi, démontré par un nombre suffisant de faits bien observés : 1o que les graves altérations morbides des lobules antérieurs du cerveau produisent constamment une lésion de la parole, lésion qui peut aller jusqu’à la perte complète de cette grande et précieuse faculté ; 2o que les altérations affectant des lobules moyens ou postérieurs du cerveau (les lobules antérieurs restant parfaitement sains) n’entraînent par elles-mêmes aucune lésion notable de la parole ; puisque, répétons-nous, il en est bien ainsi, on ne peut s’empêcher d’en conclure que la faculté intérieure ou cérébrale qui préside au langage articulé a pour siège les lobules antérieurs du cerveau (la face inférieure et l’extrémité antérieure des lobules antérieurs, d’après les faits que j’ai rapportés, paraissent être spécialement le siège de cette admirable faculté). (Bouillaud 1848, p. 806-807)
15L’adversaire le plus ardent de la localisation de la parole dans les lobules antérieurs du cerveau est, selon Bouillaud lui-même, le neurologue Jean-André Rochoux (1787-1852) (voir séance du 18 janvier 1848, Bulletin de l’Académie nationale de médecine, vol. 13, p. 548). Pour ce dernier la phrénologie est la plus grande mystification qu’a subie le monde savant depuis le magnétisme de Mesmer. Il affirme explicitement lors de la discussion du mémoire de Bouillaud que « si la localisation de la parole dans les lobules antérieurs venait à être démontrée vraie, il pourrait bien un jour en arriver autant pour la craniologie » (p. 810). Ainsi, il défend l’idée selon laquelle les lobules antérieurs du cerveau ne sont pas impliqués dans la perte de la parole « tout au plus pourrait-on dire que cela arrive plus fréquemment par suite des lésions de la partie antérieure du cerveau que par les autres, encore n’en voudrais-je pas répondre » (p. 811). Dans sa réponse Bouillaud souligne que c’est bien Gall qui a avancé la doctrine de la localisation des facultés dans le cerveau.
Mais il ne l’a pas démontrée, il l’a devinée en quelque sorte ; et c’est là une œuvre de génie. Mais Gall n’a pas toujours deviné juste, en ce qui concerne le cervelet, par exemple. Eh bien, ce que Gall a pressenti, relativement à la parole, je crois l’avoir démontré, en ajoutant, d’ailleurs, un élément nouveau à la question, savoir le principe coordinateur des mouvements de la voix articulée […]. Les faits […] m’ont donné la même réponse, à savoir que les lobules antérieurs du cerveau président à l’exercice de la parole. (Ibid. p. 812)
16Puis il propose à Rochoux de faire l’un et l’autre les frais d’un prix : « J’offre donc 500 frs à celui qui m’apportera un exemple de lésion profonde dans les lobules antérieurs du cerveau sans lésion de la parole » (p. 813)3. Cette discussion à l’Académie fit grand bruit dans les milieux médicaux mais la question resta en suspens durant de nombreuses années encore.
3. Paul Broca et la découverte du siège de l’aphémie (1861-1865)
17Quelques années ont passé, nous sommes en 1861, Bouillaud, âgé de 65 ans, est depuis trente ans professeur de clinique médicale à la Charité ; il a été doyen de la Faculté quelque temps après la révolution de 1848 ; c’est un personnage vénérable par son âge, remarquable par son talent et sa reconnaissance universitaires. Un nouveau personnage apparaît alors, Paul Broca, alors âgé de 37 ans : il est le secrétaire de la Société d’anthropologie qu’il a fondée en 1859 et il a pris le 1er janvier 1861 la direction du service de chirurgie à l’hospice de Bicêtre ; il n’est pas encore professeur. Comme Bouillaud, Broca4 pense que l’abandon de la cranoscopie n’a nullement ruiné le principe des localisations.
3.1 La Société d’anthropologie et le contexte de la discussion sur la localisation du langage articulé
18Au cours de la séance du 20 décembre 1860 à la Société d’anthropologie de Paris, le physiologiste Louis Pierre Gratiolet (1815-1865) présente un crâne de Totonaque, un Indien du golfe du Mexique. Sur ce crâne, les bosses pariétales sont très saillantes, le front est très étroit et peu élevé, d’où il résulte que la partie antérieure des lobes cérébraux est fort peu développée (Gratiolet 1860, p. 562). Cependant la capacité de la boîte crânienne est similaire à celle des Européens et les sutures du crâne, assez complexes, montrent l’existence d’une ossification lente comme chez les leucodermes. Lors d’une séance ultérieure (21 février 1861), Gratiolet reprend l’étude du crâne de son Totonaque et conclut en avançant qu’il n’y a aucun rapport entre le développement de l’intelligence et celui de la masse céphalique. Citant la petite capacité crânienne de Descartes, il soutient que c’est « la forme, et non le volume, qui fait la dignité du cerveau » (Gratiolet 1861, p. 71).
19Le gendre de Bouillaud, Ernest Auburtin (1825-1895), engage alors la discussion en affirmant qu’il faut examiner les diverses parties de l’encéphale et non l’ensemble car « les fonctions cérébrales les plus élevées sont en rapport avec le développement des lobes antérieurs » (Auburtin 1861, p. 72). Il note que Gratiolet se rapproche beaucoup plus de la doctrine de Flourens selon laquelle toutes les parties des lobes cérébraux remplissent des fonctions à peu près identiques (p. 79). Comme Bouillaud, Auburtin pense que les différentes parties des lobes cérébraux ne remplissent pas les mêmes fonctions. En accord avec les contradicteurs de Bouillaud, Gratiolet souligne cependant que « les observations pathologiques n’ont pas jusqu’ici fourni de résultats constants » (ibid., p. 80). Broca ne s’engage pas formellement dans le débat.
20La continuation de la discussion sur la forme et le volume du cerveau est alors renvoyée à la séance du 21 mars 1861. Broca intervient cette fois-ci en répondant aux deux propositions de Gratiolet (Broca 1861a) : 1) le volume de l’encéphale, considéré soit chez les individus soit chez les « races », n’a presque aucune signification ; c’est la forme, et non la masse du cerveau, qui est en rapport avec l’état d’intelligence ; 2) le cerveau, en tant qu’organe de la pensée, est un, comme la pensée elle-même ; les diverses parties qui la composent n’ont pas d’attributions différentes correspondant aux diverses facultés de l’esprit. À cette occasion, il expose ses idées sur les localisations cérébrales. S’il se défend de toute filiation directe et intellectuelle avec la phrénologie, il reconnaît malgré tout à Gall le mérite d’avoir indiqué la voie :
La doctrine des localisations cérébrales était la conséquence naturelle du mouvement philosophique du XVIIIe siècle, car le temps n’était plus où l’on pouvait dire sans hésitation, au nom de la métaphysique, que, l’âme étant simple, le cerveau, en dépit de l’anatomie, devait être simple aussi. Tout ce qui concernait les rapports de l’esprit avec la matière avait été mis en question, et au milieu des incertitudes qui entouraient la solution de ce grand problème, l’anatomie et la physiologie, jusqu’alors réduites au silence, devaient enfin élever la voix. Ce fut Gall qui fut l’auteur de cette espèce de réforme scientifique. Il eut l’incontestable mérite de proclamer le grand principe des localisations cérébrales, qui a été, on peut le dire le point de départ de toutes les découvertes de notre siècle sur la physiologie de l’encéphale. (Broca 1861a, p. 191)
21Broca pense ainsi que le principe des localisations cérébrales reste valable. Il se demande alors de quelle manière on peut procéder pour les mettre en évidence. Il avance que les observations pathologiques, complétées par l’autopsie, pourront seules conduire à découvrir les localisations particulières, à la condition expresse que les observateurs veuillent bien à l’avenir désigner nettement, par des dénominations anatomiques régulières, les circonvolutions malades, au lieu d’indiquer vaguement, comme par le passé, le siège des lésions dans telle ou telle région du cerveau. Pour lui les lobes antérieurs des hémisphères sont le siège des facultés les plus élevées de l’intelligence. De toutes les facultés, celle dont il est le plus facile de constater l’absence est la faculté du langage articulé.
3.2 L’aphémie : le cas Leborgne (dit Tan) et le cas Lelong (1861)
22Quelques jours plus tard, le 11 avril 1861, on amène à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, où opérait Broca, un homme de 51 ans nommé Leborgne, incapable de parler. Ce malade est susceptible de fournir, en cas d’autopsie, une corroboration de la théorie des localisations. Leborgne meurt quelques jours plus tard. Broca prend date dans l’histoire en donnant, dès le 18 avril 1861, une communication à la Société d’anthropologie intitulée « Perte de la parole, ramollissement chronique et destruction partielle du lobe antérieur gauche du cerveau » (Broca 1861b). À cette occasion, il présente le cerveau de Leborgne. Cet homme avait perdu depuis vingt et un ans l’usage de la parole. Il ne pouvait plus prononcer qu’une seule syllabe, qu’il répétait ordinairement deux fois de suite. Quelle que soit la question qui lui était adressée, il répondait toujours « tan, tan », en y joignant des gestes expressifs très variés, D’où son surnom de « Tan ». Il faut ajouter que la colère enrichissait son vocabulaire du juron « Sacré nom de dieu ». À l’autopsie, Broca trouve une lésion du lobe frontal gauche qu’il associe à la perte de la parole. Le 2 mai, Broca rappelant à la Société d’anthropologie son intervention du 18 avril sur le cerveau de Leborgne dit simplement ceci :
J’ai dû apporter à la Société cette pièce relative à un fait rare et curieux qui, par une coïncidence bizarre, s’était présenté au moment même où MM. Gratiolet et Auburtin discutaient sur le siège de la faculté du langage. Mais tout en inclinant plutôt vers l’opinion de M. Auburtin, je n’ai pas eu l’intention de prendre position dans le débat. Je ne me prononce ni pour, ni contre les localisations particulières ; je cherche seulement à poser un principe général.
23À ce moment-là, Broca est loin, comme on le voit, d’être fixé sur la question de la localisation du langage. De plus, il ne semble pas que la communication du 18 avril ait eu sur le moment un grand retentissement : la discussion sur la forme et le volume du cerveau se poursuit après elle jusqu’au 20 juin à la Société d’anthropologie avec l’intervention entre autres des trois ténors : Gratiolet, Broca et Auburtin. Cependant, à aucun moment il n’est fait mention de l’observation de Broca dans les discussions publiées dans les Bulletins de la Société d’anthropologie.
24La publication in extenso de l’observation accompagnée de considérations fort intéressantes et de l’apparition du mot aphémie ne fut faite d’ailleurs qu’un peu plus tard, à la Société anatomique. Dans son article, publié en août 1861 dans les Bulletins de la Société anatomique sous le titre « Remarques sur le siège de la faculté du langage articulé, suivies d’une observation d’aphémie » (Broca 1861b), il donne en effet le nom d’aphémie à cette espèce particulière de perte du langage articulé qui n’est la conséquence ni de l’abolition de l’intelligence, ni de la paralysie des muscles de l’articulation. L’examen post-mortem du cerveau de l’aphémique Tan permet à Broca, non seulement de confirmer les conclusions de Bouillaud sur le rôle des lésions frontales, mais encore, grâce à ses connaissances anatomiques, de tenter de préciser quelle partie de ce lobe doit être tenue pour siège de la faculté du langage articulé. Il souligne d’abord que, dans son observation, c’était la portion postérieure du lobe frontal qui était surtout altérée, tandis que la portion orbitaire était intacte ; c’est la destruction de cette région qui avait été jusque-là valorisée, principalement en raison des conceptions de Gall. Très conscient de l’importance de ses constatations anatomiques, Broca reste toutefois encore très prudent. Il considère seulement comme très probable la localisation d’une faculté particulière dans un lobe déterminé.
25Cette prudence, il la conserve en publiant la même année le cas anatomo-clinique de Lelong dans un article intitulé « Nouvelle observation d’aphémie produite par une lésion de la moitié postérieure des deuxième et troisième circonvolutions frontales gauches », qui paraît à la fin de l’année 1861 dans les Bulletins de la Société anatomique (Broca 1861c). Dans cet article, il avoue son sentiment d’étonnement :
Je ne cacherai donc pas que j’ai éprouvé un étonnement voisin de la stupéfaction, lorsque j’ai trouvé que, sur mon second malade, la lésion occupait rigoureusement le même siège que sur le premier […] Mais je ne puis oublier que, dans plusieurs des faits publiés (antérieurement par les divers auteurs), on a vu l’aphémie succéder à des lésions qui occupaient principalement (sinon exclusivement) la moitié antérieure des lobes frontaux. Ces faits, parfaitement compatibles avec l’hypothèse des localisations par circonvolutions, paraissent très difficiles à concilier avec le principe des localisations par districts, ou, si l’on veut, par compartiments correspondant à des points invariables de la boîte crânienne. Je suis donc disposé à attribuer à une pure coïncidence l’identité absolue du siège des lésions chez mes deux malades. (Broca 1861c)
26Broca semble hanté par le souvenir du système de Gall ; les deux cas qu’il vient d’observer en cette année 1861 lui paraissent plaider en faveur de celui-ci. Mais comme sa clairvoyance le détourne de ce système, il demeure dans le doute et cherche un appui dans la doctrine de Bouillaud.
3.3 La troisième circonvolution frontale gauche est le siège presque constant du langage articulé (1863)
27Les mémoires publiés en 1861 par Broca ayant attiré l’attention des observateurs sur la question des lésions lors d’une aphémie, les autopsies se succèdent rapidement dans les hôpitaux de Paris ; elles sont réalisées par Guller, Marcé, Jean Martin Charcot et Armand Trousseau. Les lésions, de nature et d’étendue très diverses, avaient toutes en commun de se situer au niveau du tiers postérieur de la troisième circonvolution frontale. Broca, qui avait examiné toutes ces pièces, constate avec étonnement que la lésion occupe toujours l’hémisphère gauche du cerveau et il communique cette observation le 17 janvier 1863 à la Société de biologie. Pourtant elle ne repose alors que sur quelques cas, n’ayant été confirmée que par quatre nouvelles autopsies et par l’observation de trois aphémiques vivants, affectés d’une hémiplégie droite annonçant une lésion de la moitié gauche du cerveau. Au cours de la séance du 3 avril 1863 à la Société d’anthropologie, Broca admet que sur les huit aphasiques qu’il a observés, tous ont souffert d’une lésion au niveau de l’hémisphère cérébral gauche (Broca 1863a). Toujours prudent, il demande encore de nouvelles confirmations : avant de localiser le langage dans l’hémisphère gauche, il est nécessaire d’attendre la contre-épreuve pour vérifier si les lésions de la troisième circonvolution droite portent atteinte ou non à la parole. Cependant, à la fin de sa communication à la Société d’anthropologie sur un cas de ce type, il souligne que son collègue Charcot est en train de rassembler des données qui vont à l’encontre de ses conceptions (Broca 1863a, p. 202).
28Trois mois plus tard, le 17 juillet 1863, Charcot publie en effet une lettre adressée au directeur de la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie où il rapporte le cas d’une patiente aphémique sans altération notable de la troisième circonvolution frontale gauche – mais dont la circonvolution pariétale externe, qui en est le prolongement, est détruite (Charcot 1863). Auburtin essaye sans y parvenir de minimiser l’importance de l’observation de Charcot (Auburtin 1863). Broca, dont la conviction en faveur de la troisième circonvolution frontale gauche est encore toute récente (nous sommes en juillet 1863), se sent ébranlé et reconnaît que le fait rapporté par Charcot contredit son hypothèse sur le siège de la faculté du langage articulé. Il se demande s’il ne doit pas modifier sa formulation. Il réclame d’autres observations car « un fait négatif ne détruit pas une série de faits positifs ; en pathologie, et surtout en pathologie cérébrale, il n’y a guère de règle sans exception » (Broca 1863c, p. 384).
29À la fin du premier semestre de l’année 1863, Broca peut rassembler 25 faits d’aphémie coïncidant avec des lésions de l’hémisphère gauche du cerveau, sans que l’on ait pu trouver un seul cas d’aphémie coïncidant avec une lésion de l’hémisphère droit. L’observation de Jules Parrot (1829-1883) publiée le 31 juillet 1863 dans la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, est un de ces faits majeurs que Broca attendait : Parrot trouve en effet chez une patiente une lésion de la troisième circonvolution frontale droite sans aphémie (Parrot 1863). Cette nouvelle observation va asseoir définitivement la conviction de Broca. Il prend la parole à la Société de chirurgie le 24 février 1864 : « J’ai été conduit par les résultats des autopsies à considérer la partie postérieure de la 3e circonvolution frontale comme étant le siège à peu près exclusif de lésion de l’aphémie. » (Cité le 5 mars dans La Lancette française. Gazette des hôpitaux civils et militaires, 37, p. 107) Lors de cette séance, Broca souligne :
On a recueilli depuis […] plus de vingt observations d’aphémie suivies d’autopsie. Dans tous les cas, sans exception, la lésion était située sur l’hémisphère gauche, et dans tous ces cas, à une exception près, le tiers postérieur de la troisième circonvolution frontale était profondément altéré. Ce fait exceptionnel, jusqu’ici unique, a été recueilli par M. Charcot. La troisième circonvolution frontale gauche était à peu près saine, mais la circonvolution pariétale externe, avec laquelle elle se continue sans interruption et qui forme la moitié postérieure du bord supérieur de la scissure de Sylvius, était détruite. On sait que pour plusieurs anatomistes ces deux circonvolutions n’en font qu’une seule, désignée sous le nom de circonvolution d’enceinte de la scissure de Sylvius, ou de circonvolution marginale supérieure. Si l’on interprétait dans ce sens le fait de M. Charcot, on pourrait aisément le concilier avec les autres. Mais il faut attendre d’autres observations avant de se prononcer. (Cité dans Duval 1864, p. 14-15)
30En 1865, c’est sur des bases bien établies que Broca peut affirmer le rôle de la troisième circonvolution frontale en démontrant la réalité de la prééminence fonctionnelle de l’hémisphère gauche dans la fonction du langage. Cette proposition est avancée dans le contexte de la controverse Dax-Broca sur la localisation de l’aphasie (Critchley 1964a, 1964b, 1979 ; Cubelli et Montagna 1994 ; Finger et Roe 1996 ; Moffie et Schiller 2000 ; Roe et Finger 1996). 1865 est aussi la date où le terme aphasie apparaît dans la littérature médicale. Il faut rappeler que c’est Trousseau qui, sur les conseils du docteur Chrysaphis et de l’éminent savant Émile Littré (1801-1881), introduit le mot dans ses leçons de clinique médicale, alors qu’il développe sa propre théorie des troubles du langage (Trousseau 1864). Broca, attaché au terme aphémie, le défend en vain dans une lettre à Trousseau (Broca 1864). Sur cette question de dénomination, à côté des arguments philologiques, émergent des questions théoriques sous-jacentes comme celle de la nature réelle du trouble. La réussite de la terminologie proposée par Trousseau doit sans doute être replacée dans le contexte de la controverse de ce dernier avec Broca.
Conclusion
31Il revient sans aucun doute à Gall d’être le véritable initiateur et le guide de Bouillaud dans ses recherches sur la localisation du langage articulé dans les lobes antérieurs du cerveau. On sait que c’est à propos de la localisation de la faculté du langage et de la mémoire des mots que Gall a élaboré sa doctrine. Des planches de son atlas, il ressort que la faculté du langage se trouve dans les circonvolutions de la face inférieure du cerveau, dans la partie postérieure du lobe orbitaire. Si le système de Gall a joui durant le premier quart du XIXe siècle d’une vogue considérable malgré ses nombreux contradicteurs (Cuvier, Flourens, Gratiolet, Lélut [voir 1836, 1858, 1864], Rochoux, etc.), il a gardé une certaine renommée chez les savants eux-mêmes. Le plus dithyrambique de tous les auteurs de cette époque fut sans nul doute Bouillaud qui n’a pas hésité à hisser son prédécesseur au rang de Galilée et Newton. Mais s’il a localisé le centre directeur de production de la parole dans les lobules antérieurs du cerveau Bouillaud n’a pas posé le problème de la latéralisation du langage. La situation est bien nette jusqu’à la fin des années 1850 ; l’influence philosophique de Gall, à travers les écrits de Bouillaud, est encore considérable bien que son système soit en grande partie abandonné.
32Broca va découvrir que le siège du langage articulé se situe au niveau de la troisième circonvolution frontale gauche, et seulement de ce côté. Mais il faut attendre les années 1861-1865 pour que la liaison entre les troubles du langage et les lésions de l’hémisphère gauche soit soulignée (même si cette dominance hémisphérique aurait pu être découverte bien plus tôt ; voir Benton et Joynt 1960, Benton 1984). La nouvelle doctrine de Broca va avoir un succès inespéré. Trois éléments y contribuent : 1) le problème de la localisation du langage articulé est relayé par des académies et des sociétés savantes ; 2) Bouillaud et ses partisans sont tout à fait ouverts à la venue de nouvelles preuves qui apportent ainsi à leur doctrine un appui inespéré ; 3) Broca est populaire dans le milieu médical bien que l’aristocratie de la profession demeure incrédule, défiante ou même franchement hostile vis-à-vis de sa théorie sur la parole (Hécaen et Dubois 1969).
33Les conceptions de Broca vont dans le sens du progrès même si ses contemporains, dont Bouillaud lui-même, éprouvent quelques réticences à admettre que deux parties (droite et gauche) d’un même organe, dont la situation, la disposition, et les détails de structure paraissaient absolument semblables, ne sont pas associées par la nature aux mêmes fonctions. C’est là une exception remarquable à la loi de la dualité organique, laquelle impliquait évidemment l’unité fonctionnelle. Le nom de Broca est aujourd’hui associé à la plus fameuse des aphasies.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 On remarquera l’absence d’accent circonflexe sur les dérivés savants de « crâne » issus du grec kranion : cran (i) ologie, cran (i) oscopie. Alors que les dérivés communs – « crâne », « crânien », « crânienne » – en possèdent un.
2 Pour une réédition de son œuvre : voir Gall (1825) réédité en 2003-2009.
3 En 1865, dix-sept ans après cette proposition, dans le contexte des travaux développés par Broca, Bouillaud attendait encore l’observation qui devait lui montrer qu’une lésion profonde des lobes antérieurs du cerveau ne conduisait pas à un déficit de la parole (Bouillaud 1865, p. 623).
4 Pour une réédition de ses articles sur la question du langage et de ses troubles, voir Broca 2004.
Auteur
Université Paris Descartes, Laboratoire psychologie et neurosciences cognitives, UMR CNRS 8189
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