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Du bonheur d’être géographe

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Jacqueline Bonnamour

Et si la géographie n’avait pas changé ?

Texte intégral

1Si au-delà de toutes les mouvances du domaine scientifique, de toutes les mutations hautement proclamées, de ces manières de dire, de ces décors nouveaux, n’essayait-on pas de jouer la même pièce en la modernisant, comme on peut jouer Phèdre en costumes du xxe siècle ? Si l’affirmation de sa métamorphose n’était qu’une assurance donnée à soi-même, un gage pour prouver sa modernité ? Si tout ce bruit, ces interrogations sincères, ces discours intempestifs ne traduisaient que l’évolution normale d’une discipline enracinée dans le concret des jours, consciente de la puissance des réseaux qui organisent le monde, plus sensible que d’autres aux mutations de l’espace qui ont accompagné les changements de la vie quotidienne et de la production, du temps des collines à celui des buildings et des satellites ?

2La volonté de réforme née dans les années 70 a été suffisante pour secouer les habitudes, mais insuffisante pour engendrer une véritable rupture dans la mesure où les hommes et les femmes qui ont voulu l’accomplir étaient eux-mêmes des géographes, ayant reçu la marque de leur formation ; ils reniaient davantage les scléroses de la discipline que son ambition. Paradoxalement la géographie contemporaine a volontairement mis l’accent sur la nouveauté et occulté ainsi la cohérence et l’identité de la discipline. Le livre magistral de X. de Planhol sur les nations du prophète, comme celui sur les minorités dans l’Islam sont quasi contemporains de la série de la Géographie universelle dirigée par R. Brunet. Le ton en est différent, du style classique à la recherche de formules qui font brèche ; la même place n’est pas accordée à l’histoire et aux conditions naturelles ; les approches cheminent différemment. Mais au-delà de tout ce qui semble les opposer, on ne peut nier une communauté profonde de sensibilité aux lieux, la même capacité de voir et de sentir l’espace, la même volonté de comprendre la dynamique du monde de façon rationnelle : l’analyse de la transition post-communiste en Europe de l’Est et en Russie est à rapprocher de la thèse sur l’occidentalisation et la modernisation du système islamique qui était fondé sur la ségrégation et le pluralisme.

3Dans le chaos actuel des débats, on ne sait plus toujours quel vocabulaire employer. Tous les mots sont connotés à tel ou tel événement, adoptés par les uns, rejetés par les autres. En choisissant, comme angle d’approche, de façon provocante ou insolite le bonheur d’être géographe, je ne veux pas simplifier la lente et toujours complexe évolution de ma discipline ; je veux simplement m’interroger sur la constance des préoccupations géographiques. En essayant de rompre avec le réflexe de mise en perspective historique, je veux me demander quelle est la permanence des satisfactions et des bonheurs que la géographie donne à ses adeptes.

4Quel que soit l’angle d’analyse, quel que soit le thème retenu, le secteur favorisé par la recherche, quelle que soit la problématique, la surface de la terre reste la référence constante de la géographie, au contraire des nombreuses disciplines qui isolent leur objet du contexte pour mieux l’observer. D’où la familiarité compréhensive des géographes avec les paysages, les lieux, les flux et les réseaux, et bien sûr le monde. C’est à ces niveaux que le géographe s’immerge pour comprendre et exercer son savoir-faire.

Hier et aujourd’hui, le paysage, bonheur et recours du géographe

5Les paysages sont différemment perçus par les diverses disciplines : attraits touristiques pour les voyagistes, cadre de vie pour les architectes et les paysagistes ; les écologistes l’envisagent comme une ressource à préserver, quitte à le figer (s’il se pouvait !). La relation des géographes avec les paysages nous semble plus complexe : base de la géographie vidalienne, élément fondamental de la géomorphologie à l’époque de Martonne, en un temps, étape obligatoire de la formation des étudiants, le paysage un moment marginalisé a fait son retour en force sous l’influence des écologistes et du courant de l’espace vécu. Considéré comme une représentation subjective, il a été récemment longuement analysé dans cette perspective par un ensemble de recherches et de discours. Il est resté également réalité objective et je suis persuadée que les comportements personnels et les liens des géographes avec les paysages ont singulièrement perduré. Comment les vivent-ils ? Comment les ont-ils toujours vécus ? Que signifie pour eux le paysage ?

6Celui-ci demeure le premier maillon reconnu de l’infinie variété de la face de la terre qui les a conduits sur la route de la généralisation, des premières classifications, des codifications qui rapprochaient des signes visibles de ressemblance ou d’organisation de l’espace, où s’entremêlaient, se juxtaposaient selon les cas, des éléments physiques et humains : paysages de cuestas avec ses alternances répétées de plateaux, de corniches, de versants, de dépressions ; paysage appalachien avec le parallélisme des ses crêtes et de ses vallées ; paysages de campagne et de bocage ; rizières des deltas asiatiques ; quadrillage gaufré de lumières des villes américaines à l’atterrissage. Le paysage analysé est rapidement devenu pour les géographes, l’expression d’un système géographique, même s’ils n’en employaient pas le terme. II y a cinquante ans, l’analyse du Val d’Anniviers par exemple rattachait bien chaque élément à une période de la transhumance ; la lecture qu’a faite J.-P. Deffontaines des mouvements d’un troupeau sous la houlette d’un berger relève du même souci d’analyse explicative du paysage et des déplacements des hommes répondant aux éternelles questions : où ? pourquoi ? comment ? quand ?

7De ces réalités objectives, le géographe doit garder un souvenir précis ; l’entraînement à l’analyse des éléments constitutifs décuple sa vision ; il sait se faire aider par la photographie pour retrouver non seulement ce qu’il a vu, mais encore les idées qui ont pu germer spontanément dans son cerveau sur le terrain. P. Pinchemel ne prend pas de notes dans ses déplacements, mais il « mitraille » sans arrêt ; la pellicule lui sert de carnet de bord. Le métier développe la mémoire visuelle. J. Dresch qui prenait également beaucoup de photos, n’en notait jamais les coordonnées ; il pouvait des années plus tard les localiser avec une précision surprenante. Des trésors de références se sont ainsi accumulés chez tous les géographes ; A. Journaux vient de faire don de sa collection à l’université de Caen pour la mettre sur Internet. La photo, image optique de la réalité matérielle, reste toujours un instrument de travail pour nous ; nombre de clichés personnels illustrent les différents volumes de la géographie Reclus ; ils sont plus signifiants pour prendre le relais du texte, par le choix du cadrage et du sujet, que des clichés de professionnels étrangers à l’objectif de la démonstration.

8Premier maillon d’ancrage de la réflexion géographique, le paysage peut être multiplié par les changements d’échelle et d’angles de prises de vue. P. Pinchemel insiste sur la vision verticale qu’il dirait volontiers propre au géographe dans la mesure où elle facilite la généralisation et permet de lire plus facilement l’organisation de l’espace. La disposition parcellaire des campagnes du Vexin à l’approche de Roissy, nous fait retrouver l’ancienne organisation en trois soles suggérée par les étoiles des chemins à partir des villages et montre la concentration culturale dictée par la modernisation. Vision au sol et vision oblique révèlent tout un ensemble de représentations dont doit tenir compte l’analyse spatiale. C’est dans le jeu de ces différentes approches que l’apprentissage évoqué plus haut conduit à déceler les fils directeurs de la lecture et de la compréhension, la reconnaissance progressive de la genèse et de la gestion des paysages. P. Deffontaines dans l’ancien petit guide du voyageur actif recommandait cette attention aux paysages ; nombre d’avancées techniques et méthodologiques ont précisé les méthodes, de l’anatomie des panoramas à leur physiologie, leur dynamique et leur pathologie. Cette capacité des géographes de lire à livre ouvert le paysage demeure un de leurs privilèges incontestables.

9Paysages vécus, mais aussi paysages imaginés au fil des lectures, des commentaires de cartes, de clichés photographiques, de films, paysages que le hasard des déplacements permet de reconnaître et de retrouver, le choc du vécu en prend encore plus d’ampleur. Je me souviens de M.-C. Robic, prostrée au pied du Tell algérien, muette, incapable de bouger, les yeux fixés sur l’horizon ; quand j’approchais, elle murmura : – Madame c’est mon premier désert. On retrouve dans les cahiers de Vidal, ces saisies sur le vif d’une attente, toujours quelque peu différente de ce qu’on avait imaginé, mais toujours capable de nous combler. Lorsque des groupes de géographes voyagent ensemble, les demandes impératives d’arrêts photos correspondent à un paysage classé, inventorié, plus vrai que nature, pourrait-on dire : villages linéaires des crêtes kabyles, passage des cactus saguaros à la végétation d’altitude, enfilade de la véga de Grenade au tournant de la montagne, etc... Le paysage découvert, retrouvé correspond à un savoir, voire à une vérification.

10Toutes les joies que nous devons aux paysages n’obéissent pas à la seule raison. Il en est qui interpellent plus spécialement le fond de notre être. Certes le savoir lire s’apprend, suppose méthodes, habitudes, métier. Certains paysages exigent par surcroît une certaine sensibilité, une certaine sensualité. J.-P. Raison nous le dit très bien et m’oblige à faire un premier accroc dans mon refus de citation : « La géographie c’est un effort (et une science) qui tend à ordonner, expliquer, rationaliser nos sentiments, nos sensations, depuis les plus élémentaires : de l’odorat, du toucher, de la vue enfin, nous remontons aux significations. Quitte pour ce faire, à parcourir parfois le chemin inverse ; la carte atteint les sens pour ramener au sens. Le géographe est foncièrement un sensuel. La ville africaine est d’abord pour moi un complexe d’odeurs, de saveurs, de bruits que peu à peu j’ordonne. Et je ne fais là que revenir à mon intuition première, au refus du racisme, au souci de comprendre la différence en la mettant en place dans le système de l’humanité. Les sens nous séparent ; c’est l’intelligence de nos sens qui peut nous unir. Comment dès lors sortir de la géographie ? C’en serait épuisant à la limite ; tout instant de la vie devient géographie, tout est à décrypter et rien ne l’est jamais totalement, mille fois fait et refait un itinéraire révèle à chaque fois de nouvelles perspectives, de nouvelles saveurs, et le recueillement du bureau, face aux livres et aux cartes, apparaît comme un moment de repos relatif, dans un monde déjà épuré. »

11Le contact avec le paysage peut conduire à la jubilation ; peu à peu, on en attend davantage ; on précède par cette attente le choc à venir ; on se crée tous les moyens pour voir plus loin et mieux ; ainsi. Ch. Blanc-Pamard cherche le contact forêt-savane, cette lisière toujours renouvelée selon l’heure et la lumière qui a deux côtés mais pas d’épaisseur, un puzzle d’imbrications de formes végétales, un milieu que les Baoulés se sont accaparés.

12D’autres paysages peuvent se révéler alors qu’on ne s’y attend pas, ou pas encore. A. Berque nous raconte son passage du col de Nakayama, en venant de Sapporo. Il voit soudain surgir le Mont Yotei, un volcan éteint à la parfaite forme conique. Il lui apparaît couvert de neige, « un cône immaculé » qui prenait de l’ampleur à mesure qu’il passait le col. Il analyse la congruence entre la forme singulière, la forme plus générale, le type de volcan conoïde. Travail ou devoir du géographe qui a acquis la connaissance, qui se la rappelle quand il voit ; mais ce n’est pas tout. A. Berque dit avoir éprouvé alors « un sentiment de beauté quasi-supraterrestre ». Bref, « la motivation paysagère qui s’empoigna de mon regard, au col de Nakayama, et qui me fit instantanément rapporter l’étant “Yôtei” à son être de volcan, était largement faite de mon devoir social ; mais il n’eût rien été sans l’être physique ou en soi du Yôtei. C’était la forme spatio-temporelle, ecouménale, de l’accord trajectif des matrices temporelles d’une vie de géographe et des formes intrinsèques, spatiales d’une montagne. Le mont Yôtei, je le vis comme je devais le voir ; et son yi me le rendit bien, il me le rend encore en souvenir ».

13Ce que A. Berque traduit par la notion de médiance, combien de géographes l’on éprouvé ici ou là. Que le paysage se livre à tous, même au profane, est une chose ; qu’un paysage compris, référé comble le géographe en est une autre. C’est le talisman légué au cours de la route, le bonheur d’avoir vu et compris, un souvenir immuable à jamais acquis. La réflexion de A. Berque s’appuie sur l’apport des sciences biologiques, sur les mécanismes de la vision et sur l’apport des sciences cognitives qui nous obligent à sortir d’une vision positiviste. Ne retrouve-t-on pas chez les auteurs classiques, une sorte d’intuition, de savoir confus qui a toujours fait du géographe un détecteur d’écosymboles dans le paysage, même si pour le traduire, il n’utilisait pas le même vocabulaire.

14La science géographique, née à la fin du début du xixe siècle en Occident, s’est appuyée sur la notion de paysage, mais celle-ci n’est universelle ni à toutes les civilisations, ni à toutes les époques. Les géographes l’ont compris comme ils se sont vite aperçus qu’un paysage n’est jamais figé, qu’il ne cesse d’évoluer, que ce que l’on perçoit aujourd’hui n’est qu’un palimpseste de l’histoire géologique et de l’histoire des hommes. M. Sorre évoquait les dunes du désert mésopotamien qui se déplacent « là où fleurissaient les roses d’Ispahan » ; A. Humbert s’est fait pilote pour retrouver du ciel les limites de la civilisation arabe dans la péninsule ibérique ; G. Bertrand n’a pu reconstituer l’impossible fresque de l’utilisation du sol en France tant manquent les preuves de ses successives physionomies ; en Amérique du nord, les cercles irrigués s’inscrivent dans le carroyage des parcelles que l’avance vers l’ouest a établi au siècle dernier. Tout change continuellement. Puis-je avoir transmis cette perception du changement continu de notre environnement, cette capacité de déceler dans le moindre détail la force d’un devenir, de rester continuellement en alerte pour ne pas croire immuable l’héritage du passé car le temps ne peut figer la vie, ni la vie biologique qui ne cesse d’évoluer, ni celle des hommes qui agissent, produisent, se déplacent et se multiplient. Les paysages en constante métamorphose ne seraient-ils pour le géographe qu’ une entrée dans les lieux ?

De l’art de s’approprier les lieux

15L’art de s’approprier les lieux, n’a-t-il pas en fait submergé la volonté de les définir ?

16L’inventaire des lieux a été un des premiers soucis de la discipline, l’établissement de cartes, un des travaux d’Hercule des mathématiciens et des cosmographes depuis Hérodote. Les géographes éprouvent toujours une sincère émotion devant ces vieux parchemins déformant le tracé des continents, confondant caps et baies, incontestables témoins du savoir construit progressivement par les générations. Cependant, le catalogue et l’inventaire des lieux sont devenus une forme secondaire de la géographie ; il suffit aujourd’hui d’ouvrir son atlas ou son CD-Rom pour connaître les coordonnées d’un lieu quelconque ; néanmoins, il serait souhaitable que les étudiants actuels se repèrent un peu mieux sur la carte du monde et possèdent un minimum de nomenclature. Donner un nom reste le premier signe de la distinction, de la reconnaissance d’un lieu ; on ne peut ignorer la chaîne de ces appropriations successives. C’est en ce sens que la géographie fut reconnue en un temps « science des lieux ».

17Au cours du travail de recentrage de la discipline, on a beaucoup disserté sur la notion de lieu : fait signifié, témoin de la double logique de l’humanisation et de la spatialisation, espace de vie lourd de mémoire collective, de symboles mais aussi de projets ; fragment et symbole du territoire, il a ses activités, son cadre, sa structure ; l’important est de saisir comment les gens qui y vivent le perçoivent, le subissent, le modifient et le modèlent. Tout ce travail de réflexion, de recul face aux mots, aux habitudes, de prise de conscience des mutations, devait être accompli. Pour en comprendre la complexité et se garder d’analyses trop systématiques, trop réductrices des phénomènes étudiés, Guy Di Meo emprunte plusieurs modèles, fait appel à différents corpus théoriques mesurant les apports et les limites de chacun, nullement gêné par la juxtaposition opératoire de concepts d’origine tantôt matérialiste, tantôt idéaliste ; par le jeu constant de la théorie et de la pratique, il éclaire le fonctionnement de ces espaces du quotidien.

18Ces espaces que les géographes d’hier approchaient comme R. Blanchard avec les godillots et bâton en main, pénétraient comme Gachon avec une âme de paysan, un recul philosophique comme Bachelard, les géographes, mieux armés dans la formulation de leurs problématiques n’ont-ils pas continué à les approcher de multiples manières ? Essayer de comprendre, s’en donner le temps, s’immerger dans le milieu et dans une large mesure finir par lui appartenir. La connaissance qui résulte de ce long commerce avec les chemins « n » fois sillonnés dont on connaît chaque pierre, des villages dont on peut raconter l’histoire familiale de chaque maison, cette adhésion au lieu, cette communion résulte d’une analyse multiple, d’une lente reconstitution de la logique du lieu, d’une quasi identification de soi avec le lieu, ce qui fait que pour le dire, les mots viennent aisément.

19Ainsi dans notre collectivité scientifique, les hommes sont-ils liés à jamais à leur terrain dans notre entendement. Non à la manière d’une simple connaissance bibliographique mais à celle d’une pellicule qui aurait pris l’empreinte d’un lieu. Pour avoir beaucoup bourlingué dans le no man’s land du front pionnier du café, au Brésil, P. Monbeig parlait mieux que personne de ces errances du soir où fatigué à l’extrême, il aurait simplement souhaité partager un verre avec quelqu’un. L’évocation de ces moments difficiles lui donnait une humanité envers ces jeunes qu’on envoyait au diable vauvert, qui manquait trop souvent aux autres membres des commissions. Peu à peu, on prend l’habitude de ne plus séparer les chercheurs de leur propre terrain : Attia courant dans la brume des steppes de la Tunisie moyenne au devant des Bédouins, Gottman dans la mégalopole du nord-est américain, Le Lannou dans son Armor dont il nous a fait palper le crachin, J. Dresch dans tous les déserts du monde, J. Gallais fasciné par les larges horizons du delta intérieur du Niger où se fondent et se confondent les ocres du désert et les verts pâles des rives, Béatrice von Hirschausen dans les campagnes romaines. C’est toute une litanie qu’il faudrait écrire comme Aragon a fait un poème avec les noms des villages de France... Une litanie sans fin, éternellement reprise et continuée par le relais des plus jeunes qui suivent les trekkers de l’Himalaya, les planteurs de riz du Vietnam, qui se mêlent à toutes les beautés et les misères du monde. Par leur recherche systématique des corrélations en un même lieu, les géographes finissent par s’y fondre et le comprendre, mais encore ils nous font don de leur expérience et nous initient à toutes les facettes du monde. Le langage abstrait de la philosophie et des sciences cognitives n’ont pas ce pouvoir. Appropriation des lieux, bonheur de géographe, offrande des géographes aux autres.

20C’est toujours un privilège de partager un moment sur le terrain de recherche de l’un d’entre nous. Je pense en particulier à cette remarquable excursion conduite en Andalousie par M. Drain et A. Humbert ; tous les deux bilingues, parfaitement intégrés au milieu, y retournant l’un et l’autre aussi souvent que possible, chacun poursuivant ses chimères, si différents dans la vie et si profondément unis dans la connaissance intime de cette terre, des routes écartées, des fontaines romaines oubliées, des programmes d’aménagement abandonnés ou reconduits, nous guidant de jour en jour sous la lumière ardente du soleil andalou, nous faisant mesurer aussi bien la profondeur des siècles que les prouesses techniques et économiques les plus récentes, nous faisant pénétrer dans toutes les couches de la société et ne pouvant se priver de nous montrer leurs lieux secrets : un village de colons ou un vieux quartier juif de Grenade. Deux géographes d’âge et de philosophie différents unis dans une même intimité au milieu.

21L’expérience dans un lieu approprié rend impossible ailleurs le vécu banal ; l’enrichissement personnel, localisé dans l’espace permet de s’immerger dans d’autres lieux. C’est en Flandre que R. Blanchard a commencé d’aller de village en village avant d’explorer toutes les vallées alpines. C’est à Madagascar que J. Bonnemaison a fait son apprentissage des terroirs, a senti tout le dit et le non-dit des Malgaches, ce qui lui a permis ensuite de faire sien, l’univers des pirogues d’Océanie. Nul plus que P. Flatrès n’a été immergé dans la civilisation celte dont il entendait tous les dialectes, dont il comprenait les subtiles comportements ; nommé professeur à Lille, combien de fois a-t-il dit ce que le Nord, le cœur de l’Europe, lui avait apporté !

22Le lieu, alchimie de réalité et d’idéologie a toujours conduit les géographes à dépasser une relation strictement rationnelle même si l’intellectualisation de l’approche a ouvert et disséqué les intuitions d’antan. Souvenirs des lieux appropriés, appropriation de nouveaux lieux, destins de géographes sans cesse renouvelés et recréés ! Que la fresque se poursuive !

De la fascination des flux

23De tous temps, les géographes ont été fascinés par les déplacements des hommes et des civilisations. Toute l’histoire du monde n’est qu’une suite de nomadismes, de conquêtes, de migrations. Les hommes ne sont que mobilité. Étrange paradoxe que de rêver à la fois aux racines et à la route. Ces flux, objets géographiques ne sont que devenir. Dans leur ampleur, l’audace de leurs avancées, dans leurs échecs et leurs reculs, se joue l’éternel équilibre entre le possible – héritage du passé – et l’anticipation de l’avenir. Ces migrations toujours renouvelées ont marqué l’espace au cours des siècles et les géographes n’en ont pas toujours retenu la même image.

24Ils furent longtemps à l’égal des historiens, les témoins de ces expéditions ; ils en rappelaient les avancées, les inscrivaient sur les cartes, apportant à tous l’émerveillement de l’impossible : arrivée des Yopis d’Asie par le détroit de Béring tout au long de la côte pacifique ; chevauchées mongoles depuis leurs steppes septentrionales jusqu’en Turquie ; départs d’Abraham et de Moïse pour la terre promise ; invasions barbares en Europe occidentale ; conquêtes impériales autour de la Méditerranée ; transferts incroyables des croisades et des pèlerinages ; époque fabuleuse des grandes découvertes ; circuits maritimes circum-terrestres du siècle dernier qui percent les isthmes de Suez et de Panama ; migrations de masse contemporaines ; migrations journalières, etc... Peu à peu les blancs ont disparu des atlas et l’on s’est attaché à bien connaître les volumes, les rythmes et les moyens de tous ces déplacements.

25Leurs traces dans l’espace ont fait naître de nombreuses vocations de géographes. Je me souviens des dalles polies de la voie romaine qui au faîte de la colline de mon village me faisait retrouver les anciens itinéraires de plateau à plateau, bien différents du tracé des routes de vallées utilisées aujourd’hui. Cette géographie des voies de communication quelque peu marginalisée après G. Roupnel et R. Blais, malgré les efforts de quelques-uns n’est pas allée à son terme. A-t-on suffisamment parlé des sentiers de montagne, des rails, des autoroutes, des macadams abandonnés des chemins de campagne dont on a modifié le tracé, des aéroports gigantesques, des grands nœuds aériens et des pistes herbeuses de la brousse ? Vus d’avion ou reportés sur une carte, chemins de fer, routes et autoroutes, voies d’eau dessinent de vastes réseaux convergents vers les villes ou la mer, décrivant des nœuds d’échange de plus en plus complexes, cernant à distance les grandes agglomérations ?

26Il était normal de se consacrer à l’analyse des armatures urbaines hiérarchisées, d’émettre l’hypothèse – fortement pugnace – des espaces emboîtés. L’étude de ces réseaux, de ces migrations définitives ou alternantes a permis l’élaboration de modèles qui pouvaient donner la clé de l’organisation de l’espace, de la répartition des formes d’utilisation du sol, de règles comme celle du centre-périphérie. Les modèles mis au point ont été contrôlés, affinés, leurs déformations en fonction de tel ou tel facteur étudiées. D’imposantes publications ont multiplié les exemples ; les modèles semblaient s’appliquer plus ou moins à différents secteurs du monde.

27La révolution des transports modernes couplée à l’instantanéité de l’information a modifié les flux, leur contexte alors que perdurent nombre d’infrastructures, d’anciennes réglementations et d’anciennes habitudes. Les géographes commençaient à comprendre l’organisation des réseaux urbains, à mieux cerner les liens villes / campagnes, les échanges internationaux ; la mondialisation, la montée en puissance des transports de masse et parallèlement du transport individuel ont quelque peu bouleversé les données. Les changements du monde ont imposé une approche différente, tout au moins en a-t-on été persuadé. La mondialisation a en un temps attiré l’attention pour en déceler les mécanismes tant politiques, techniques que financiers, alors que l’universalité des valeurs démocratiques rêvait de conquérir le monde. On a prédit l’unification de la planète, dénoncé la toute puissance des nantis ; une fois encore, le déroulement de l’histoire a déjoué les modèles trop systématiques.

28La complexité des retombées différentes et contradictoires ouvre à la géographie un nouveau chantier ; à la mosaïque d’hier, faite d’identités juxtaposées (et encore !) se substitue un enchevêtrement d’équilibres régionaux plus ou moins reliés entre eux et différemment dépendants. Ces problèmes interpellent toutes les disciplines et concernent tous les hommes. C’est certainement un domaine où la géographie affirme le plus sa double vocation interscalaire et spatiale. L’échange entre les hommes et les lieux a toujours été affaire de géographes. L’actualité contemporaine a bousculé des habitudes mais en fait, a rappelé aux géographes leur véritable vocation.

29La mondialisation et ses corollaires ont modifié les flux, fait éclater certaines liaisons, les ont compliquées, l’accélération de l’histoire brouillant encore davantage les données. Des questions fondamentales se posent : la mondialisation détruit-elle la territorialité ? Dans quelle mesure les réseaux hiérarchisés d’hier sont-ils infléchis ? Que peut-on attendre d’une circulation encore plus généralisée des hommes et des produits quant aux systèmes de production et aux marchés de l’emploi ? Que la rapidité des transports et l’instantanéité de l’information à distance n’impliquent pas que l’uniformisation de la planète soit chose faite est une évidence. Que le pouvoir des organismes financiers soit plus fort que celui des gouvernements, ne signifie pas la fin des états et de leur législation. On assiste même à une émergence de plus en plus prégnante des identités particulières, des revendications de territoire au nom desquelles des crimes collectifs sont commis à l’heure actuelle. La mondialisation creuse les différences aussi bien au sein des secteurs privilégiés que dans les pays les plus pauvres. Le modèle ne se réalise pas en tous points du globe et l’équilibre semble s’effectuer par compensation entre de vastes zones. Paradoxalement la mondialisation renvoie à l’analyse des différences, des ruptures, des discontinuités, des exceptions car tous les hommes n’ont pas le même accès aux techniques, aux bénéfices de l’industrie, à ce que l’on appelle communément le progrès.

30Les publications géographiques actuelles entendent bien relever le défi posé par le nouveau monde, mais elles se heurtent à un dilemme difficilement contournable. Elles ne peuvent ignorer l’approche des autres sciences humaines sur ces questions si complexes, d’autant plus que leur message permet plus ou moins d’échapper à la rugosité du quotidien et donne l’illusion de pouvoir regarder au-delà ; elles ne peuvent pour autant renoncer à l’analyse lucide d’un présent localisé dans le temps et dans l’espace sans renier l’essence de l’approche géographique.

31Dans l’écheveau imbriqué des nouveaux flux, le géographe a conscience du rapport spécifique de l’homme ou d’un groupe avec l’espace ; celui-ci dépend étroitement de son environnement immédiat et de ses habitudes culturelles. L’Américain change volontiers de domicile pour son travail mais il voyage beaucoup moins que les Français à niveau de vie équivalent. On a pu constater lors du désarroi tragique des réfugiés du Kossovo, la peur d’un grand nombre d’entre eux de s’éloigner de leur terre perdue en acceptant les propositions de transfert des Occidentaux. La capacité d’exil n’est pas donnée à tous, elle reste très inégalement partagée. Certes ces rapports peuvent évoluer au cours d’une vie, d’une époque, au contact des autres, sous l’influence d’événements plus ou moins graves. La double appartenance à des lieux distincts serait-elle un fait nouveau dont on a encore mal mesuré l’importance ? L’essor des résidences secondaires avait été bien étudié lors des trente glorieuses ; avec l’augmentation du nombre des retraités, combien de personnes vivent une grande partie de l’année hors de leur domicile ? Les bassins de chalandise ont été bien cernés sur la dernière carte de l’INSEE ; ont-ils pu prendre en compte celui qu’on a appelé le citoyen zappeur qui ne va jamais au même endroit se ravitailler ?

32Parallèlement à l’éclatement dans l’espace des déplacements et à la mondialisation financière, commerciale et en partie culturelle, s’effectue une restructuration continue de l’espace qui nulle part n’obéit au schéma classique des anciennes relations villes / campagnes. L’urbanisation de la planète a fait naître ces zones périphériques hypertrophiées qui deviennent aisément pour les campagnes environnantes, le centre de services et de commerces que l’on préfère au centre-ville encombré ; celui-ci peut même s’atrophier. L’afflux dans les centres urbains de toutes dimensions a en partie désertifié l’espace interurbain, vérifiant encore la règle centre / périphérie valable à différentes échelles, modifiant la répartition des densités humaines et du dynamisme qu’on peut en attendre. La hiérarchie urbaine dont on avait décelé les règles, les emboîtements d’espace sont-ils menacés par l’éclatement des relations individuelles, catégorielles ? Pas encore ou loin de là, pourrait-on dire, dans la mesure où les mécanismes perdurent, les infrastructures évoluent moins vite que les techniques. Il est cependant certain que les possibilités de communiquer à distance instantanément, que la naissance parallèlement à l’OMC d’ententes commerciales continentales modifient les réseaux urbains et les compliquent par des relations intermétropoles comme l’a montré en Europe, Th. Saint-Julien.

33En définitive la mondialisation n’a pas la même influence selon les lieux et dans un même lieu, sur tous les individus ou les catégories sociales ; contrairement à ce qu’on avait pu craindre, elle ne détruit pas la territorialité ; les mailles et les structures héritées d’un autre âge, et variables d’un lieu à l’autre, sont soumises à de nouvelles règles. La mondialisation peut atteindre tous les lieux qui ne sont pas ces cellules mortes ou figées qu’on a voulu voir, mais ces êtres en devenir, ces présents vivants susceptibles de changer. Le système réticulaire international vient s’articuler à toutes les échelles de lieux et de territoires de tailles différentes : la grande ville, la petite ville, les états, les régions, les pays. La défense du local a pu prendre la tête du combat contre la mondialisation ; le local revendique un rôle à jouer, il s’organise pour survivre, mais le plus souvent en assurant lui-même ses liens avec le réseau mondial, en s’intégrant à cet ordre global et international qui impose sa loi. Les flux sont complexifiés mais la dépendance demeure. Paradoxe d’une recherche d’identité et d’existence qui doit épouser le risque du global pour construire un équilibre fragile dont les lendemains ne sont pas assurés.

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