La sociologie des sociologues
|L’identification à la sociologie
Texte intégral
L’identification à la sociologie : entre culture et métier
1Nous avons évoqué, en introduction, la complexité du processus d’identification à un titre. On peut, au terme d’un cursus universitaire, s’identifier à un métier, c’est-à-dire établir une correspondance entre son activité et l’image qu’on se fait du métier auquel on a été formé. Nous avons qualifié cette identité de « professionnelle ». On peut aussi ne pas établir une telle correspondance. Dans ce cas, les rapports entretenus avec la formation ne sont pas forcément inexistants. Les anciens diplômés peuvent affirmer une identité en harmonie avec la formation même si, dans la vie professionnelle, ils ne sont pas reconnus comme tels et qu’ils n’exercent pas des fonctions correspondant à l’image qu’ils se font de l’exercice professionnel de la sociologie. Ce mode d’identification « culturel » relève généralement d’une attitude intellectuelle. Ce sont les processus qui mènent à ces deux modes d’identification que nous nous proposons maintenant d’étudier (cf. tableau 50).
2Une première analyse indique que seuls 33 % de diplômés se définissent « sociologues » selon la dimension professionnelle, mais que la moitié (53 %) se sent suffisamment d’attaches intellectuelles pour se reconnaître sociologue selon la définition culturelle. Des quatre formes logiques possibles d’identification à la sociologie qui résultent du croisement des clivages OUI / OUI, OUI / NON, NON / OUI, NON / NON, la plus retenue est la double absence d’identification (47 %), suivie par la double affirmation d’appartenance culturelle et professionnelle (33 %) (cf. tableau 50).
3Des résultats secondaires montrent qu’il existe une concordance dans les réponses se rapportant aux deux dimensions de l’identité. La définition professionnelle du sociologue suppose de se reconnaître culturellement comme tel (100 %), et la majorité des diplômés qui ne se reconnaît pas culturellement comme sociologue ne se définit pas non plus professionnellement comme tel (70 %). Cependant, la définition culturelle du sociologue n’engage pas forcément une définition professionnelle. Ainsi, 30 % de répondants se sentent sociologues, mais ne se déclarent pas comme tels sur le plan professionnel (cf. tableau 51).
4Ainsi, la configuration des principes d’identification à la sociologie montre qu’on rencontre davantage de répondants qui ne se déclarent pas sociologues, ni culturellement, ni professionnellement. Seule une minorité de répondants assume de s’identifier professionnellement à la sociologie et l’identification la plus courante reste circonscrite à sa dimension culturelle. Tout en étant révélateur d’une certaine déconnexion entre la discipline universitaire et la socialisation professionnelle, ce constat ne doit pas empêcher d’approfondir l’analyse des processus qui mènent à la reconnaissance de l’une et de l’autre de ces identités. Cette recherche paraît d’autant plus importante que les premiers résultats confirment que l’identification à un titre ne se limite pas à sa définition professionnelle. Plus exactement, les rapports que les diplômés entretiennent avec la sociologie favorisent une identification de sociologue étrangère à sa définition « professionnelle ».
Le poids du doctorat, du cursus de formation et des fonctions académiques
5Trois variables jouent un rôle particulièrement important pour la reconnaissance de soi comme sociologue : le niveau de diplôme, le cursus universitaire et la catégorie professionnelle d’appartenance au moment de l’enquête.
6Les résultats suivants indiquent que le niveau de diplôme fait intervenir un effet de seuil, comme si l’identification à la fois culturelle et professionnelle exigeait le passage par le rite initiatique de la soutenance de thèse au terme de laquelle les diplômés commencent à oser se définir sociologue (cf. tableau 52). Encore convient-il de préciser que si l’identification est plus fréquente chez les docteurs, on ne peut pas dire qu’elle est massive (seulement 53 %). En deçà, le DEA favorise la reconnaissance de soi comme sociologue (32 %), mais l’identification professionnelle demeure incertaine (23 %). La maîtrise ne permet que très peu l’identification culturelle (11 %) et pas du tout l’identification professionnelle de soi comme sociologue (8 %).
7La deuxième variable oppose les « transfuges » et les « duettistes » qui restent très largement étrangers à toute identification, aux « convertis » et aux « purs » (cf. tableau 52). Ces derniers se partagent entre une identification à la fois culturelle et professionnelle et une absence d’identification. Le groupe des « purs » présente également la particularité de permettre l’identification professionnelle, au moins partiellement, dès le niveau du DEA (54 %), alors que la règle générale reste que celle-ci ne se réalise qu’avec la thèse.
8La troisième renvoie à l’appartenance aux professions académiques (enseignants du supérieur et chercheurs). Sans surprise, elles sont les seules à exprimer, de manière forte, une identification professionnelle de soi comme sociologue (74 %). On pourrait s’attendre, dans leur cas, à une identification plus systématique, mais ce serait sans compter sur la diversité des cursus de formation et des disciplines d’affiliation. Cette réalité explique aussi la faible part d’enseignants du secondaire se définissant professionnellement sociologues (30 %). Le cas des chômeurs, qui sont 33 % à endosser l’étiquette de sociologue, est étonnant. Mais un bon tiers d’entre eux a exercé des emplois dans les fonctions d’études, de recherches ou de conseil, ce qui contribue à expliquer cette identification professionnelle. En revanche, cette dernière est quasiment antinomique avec l’appartenance aux catégories intermédiaires d’emploi. Il faut préciser, toutefois, qu’une part des professions intermédiaires (essentiellement les travailleurs sociaux) entretient des rapports plus proches avec la discipline (30 %), sans se considérer comme des professionnels de la sociologie (cf. tableau 53).
9Si l’on extrait les titulaires d’une maîtrise, la propension à s’identifier professionnellement comme sociologue augmente dans toutes les catégories, sauf chez les professions intermédiaires, les chômeurs et les inactifs. Néanmoins, c’est parmi les cadres en entreprise et les professions libérales que l’absence des titulaires d’une maîtrise pèse le plus sur l’affirmation d’une double appartenance à la sociologie (cf. tableau 54). Ce résultat confirme qu’à ce niveau de diplôme, les diplômés ne conservent quasiment pas de liens avec leur formation.
Au-delà de l’identité professionnelle : identification, usage des savoirs et conceptions du métier de sociologue
10La mobilisation des savoirs enseignés pendant la formation apporte des renseignements qui contribuent à affiner l’analyse des relations entre les deux dimensions de l’identification. Il est tout à fait clair que la mise en œuvre dans l’emploi des connaissances acquises pendant la formation contribue à renforcer l’identification à la sociologie. Rares sont, parmi ceux qui s’identifient à la fois culturellement et professionnellement, les diplômés qui n’ont pas utilisé ces savoirs au cours de leur carrière (cf. tableau 55). Probablement sont-ils même moins nombreux que ceux qui déclarent être dans ce cas, cherchant peut-être, par cette réponse, à protester implicitement contre le manque d’opérationnalité de ces connaissances, comme l’illustre cet extrait d’entretien.
« Quand les sociologues sont amenés à rentrer dans le registre prescriptif”, ça pose toujours des problèmes parce qu’ils sont formés à faire de l’analyse, à mettre à jour des phénomènes, des logiques, etc. [...]. En sociologie, on manque d’outils analytiques ou rationnels pour passer de l’analyse à la prescription. La prospective est quelque chose de très peu développé » (cadre entreprise, mission pour l’emploi, doctorat).
11Parmi les diplômés dont l’identité est culturellement valorisée, la majorité a aussi utilisé des savoirs acquis en sociologie. Cependant, la trace intellectuelle imprimée par la formation ne se réduit pas à une identité de sociologue. Son influence est d’autant plus considérable qu’elle englobe assez largement ceux qui ne se définissent pas comme sociologue, que ce soit de manière culturelle ou professionnelle (35 %).
12La relation entre l’identification de soi comme sociologue, selon la dimension culturelle et professionnelle, est plus étroite lorsque l’examen de ces deux variables est réalisé uniquement au niveau du troisième cycle (cf. tableau 79). Parmi les titulaires d’un DEA et d’un doctorat revendiquant la double appartenance à la sociologie (OUI / OUI) et ceux s’identifiant culturellement à la sociologie (OUI / NON), l’utilisation des savoirs acquis lors de la formation atteint respectivement 75 % et 56 %. Par ailleurs, en dehors des diplômés d’une maîtrise, les non-réponses touchant à l’utilisation de savoirs diminuent fortement dans ces deux groupes (17 %), alors qu’elle augmente parmi ceux ne se définissant pas en tant que sociologue, ni professionnellement, ni culturellement. Tout se passe comme si, en troisième cycle – et contrairement aux titulaires d’une maîtrise –, on se définissait « sciemment » comme sociologue (cf. tableau 56).
13Se définir professionnellement comme sociologue n’entraîne pas une valorisation particulière de la fonction académique. Ce serait plutôt la conjonction de l’identification culturelle et de l’absence d’identification professionnelle (OUI / NON), et la double absence d’identification (NON / NON) qui se verrait associée à la prépondérance marquée du modèle scientifique (cf. tableau 57). Cette situation n’est pas aussi paradoxale qu’elle le paraît. Nous avons précédemment observé que si la définition scientifique du métier demeurait influencée par la détention d’un doctorat, les docteurs et les représentants académiques étaient les plus nombreux, par ailleurs, à définir autrement ce métier. Nous avons expliqué cette disposition par le fait que certains d’entre ces diplômés combinaient à la fois des activités de consultant et des charges d’enseignement ou de recherche. Il n’est donc pas paradoxal que beaucoup de ceux qui définissent le métier de sociologue ne se reconnaissent pas culturellement ou professionnellement comme tel. Leur fonction est trop éloignée des principes qui régissent un métier qu’ils ont érigé en modèle normatif, ou plus précisément qu’ils ont intériorisé comme tel, comme nous l’expliciterons dans le chapitre qui suit.
14En conclusion, le rapport des anciens diplômés à la sociologie se déploie autour de deux espaces distincts d’investissement de soi. Les plus nombreux (53 %) sont ceux qui conservent de leur formation une coloration spécifique de l’approche des réalités sociales et professionnelles, tout en réarmant cet acquis du sentiment de pouvoir continuer à se dire sociologues dans une perspective culturelle. Cette identité qui. dans 30 % des cas, n’aboutit pas forcément à une identité professionnelle, requiert que les diplômés conservent une trace de leur formation. Celle-ci se traduit principalement par l’usage des connaissances apprises à l’Université dans les emplois et par la reconnaissance d’une démarche professionnelle qui soit spécifiquement sociologique. Pour ces diplômés, l’impossibilité d’assumer une identité professionnelle et plus seulement culturelle est fortement liée au fait que beaucoup adhèrent à la définition scientifique du métier de sociologue. Elle demeure, pour les diplômés, le modèle de référence de l’exercice professionnel de la sociologie. Or, la plupart (maîtrise, DEA) occupent des fonctions obéissant à des principes différents (parfois contradictoires) de ceux qui régissent la science. En revanche, le cercle de ceux qui se sentent autorisés à se dire sociologues au sens professionnel est inclus dans le premier – 100 % des diplômés se définissant professionnellement comme sociologues se reconnaissent culturellement comme tels – mais il est beaucoup plus restreint (33 %). Il comprend des individus correspondant à des caractéristiques précises, manifestant pour la plupart l’influence directe ou indirecte du niveau de diplôme. L’utilisation dans l’emploi des savoirs acquis en sociologie est surtout sensible chez les diplômés d’un DEA et les docteurs. Hors du milieu académique, 40 % (environ) usent de connaissances sociologiques dans leur pratique pour seulement 27 % des titulaires d’une maîtrise.
15Cependant, l’effet du niveau de diplôme se fait sentir même au sein des troisièmes cycles, lorsqu’on examine l’affirmation d’une identité de sociologue. Dans ce cas, seuls les docteurs peuvent s’identifier professionnellement comme sociologues (53 % des docteurs, pour 23 % des titulaires d’un DEA). En ce domaine, les diplômés d’une maîtrise sont presque disqualifiés : uniquement 8 % d’entre eux assument une double appartenance à la sociologie, professionnelle et culturelle. Par ailleurs, si l’identification professionnelle est plus fréquente chez les « convertis » (47 %), parmi les cadres (41 %), et plus particulièrement, parmi ceux qui se consacrent aux activités d’enseignement et de recherche (74 %), c’est aussi dans ces catégories que la proportion de docteurs est la plus élevée (80 %). C’est pourquoi nous allons centrer la fin de cette analyse sur la population des titulaires d’un doctorat.
Le cas des docteurs
16Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, ni le cursus universitaire, ni les indicateurs relatifs à la situation d’emploi, ni un soutien à la recherche doctorale (allocation ou bourse), ni enfin les motifs du choix des études de sociologie ne sont déterminants pour la double identification culturelle et professionnelle (cf. tableau 58, des docteurs).
- 1 Nous rappelons que la dimension « culturelle » est inscrite dans la dimension « professionnelle », (...)
17Les trois éléments décisifs sont l’insertion dans un laboratoire de recherche, la publication d’articles ou d’ouvrages et l’accès à un emploi d’enseignant du supérieur ou de chercheur. 75 % des « thésards » qui ont été intégrés dans un laboratoire, 60 % des diplômés qui ont publié et près de 80 % de ceux qui ont obtenu un emploi d’enseignant ou de chercheur s’identifient culturellement et professionnellement comme sociologues. Des trois critères – qui ne sont pas nécessairement corrélés ensemble (plus de la moitié des enseignants chercheurs déclarent ne pas avoir été intégrés dans un laboratoire pendant leur doctorat) – c’est en définitive l’accès aux fonctions d’enseignement universitaire et de recherche qui est déterminant pour la reconnaissance de soi comme sociologue. Ainsi, lorsque l’identification inclut la dimension professionnelle, la reconnaissance comme sociologue ne peut s’affirmer vraiment qu’en toute fin de parcours et paraît consacrée par l’admission au sein des instances académiques. Contrairement à la dimension uniquement culturelle (OUI / NON), la dimension professionnelle (OUI / OUI)1 ne semble pas être trop liée aux apprentissages imputables au parcours universitaire. Elle est plutôt le fruit d’une socialisation professionnelle tardive, qui se révélera extrêmement dépendante de la sanction de cet autrui que constituent les représentants académiques du métier. C’est ce que montreront les logiques d’identification à la sociologie auxquelles nous allons consacrer le prochain chapitre, même si d’autres éléments, nous le verrons, jouent un rôle important pour la reconnaissance ou la non-reconnaissance professionnelle comme sociologue.
Notes
1 Nous rappelons que la dimension « culturelle » est inscrite dans la dimension « professionnelle », puisque 100 % de ceux qui se reconnaissent « professionnellement » sociologues se reconnaissent « culturellement » comme tels. En revanche on peut se reconnaître « culturellement » sociologue, mais pas se définir professionnellement comme tel.
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