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La sociologie des sociologues

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Odile Piriou

Le métier et le rôle du sociologue

Texte intégral

  • 1 Des nuances, voire des écarts, sont à apporter quant aux positions exprimées par les chercheurs du (...)

1De M. Weber à P. Bourdieu, l’image du sociologue est traditionnellement associée à celle du savant et à celle du scientifique. Cependant, dès 1953, G. Friedmann et de jeunes collaborateurs du Centre d’études sociologiques font de la « futurologie ». Dans un rapport réalisé pour l’Association internationale des sociologues sur les débouchés professionnels en sociologie, G. Friedmann, J.R. Tréanton et E. Morin imaginent un métier qui allie trois composantes souvent opposées. Ce métier « tripartite » inclut une complémentarité entre la sociologie fondamentale (spéculative et individuelle), la recherche (scientifique et spécialisée) et les applications (à la fois recherche sur commandes et « technicisations » diverses) (G. Friedmann, et al., 1953). Selon les trois sociologues, il convient d’envisager des lieux d’exercice susceptibles de répondre à toute une série de problèmes. Il s’agit, certes, de réduire les frontières entre hommes d’action et hommes de science, décideurs et chercheurs, mais plus encore de définir les rapports entre la sociologie et les disciplines proches, la sociologie générale et les sociologies spécialisées, la recherche désintéressée et les pratiques au service de collectivités publiques ou privées1. Dans ce projet, les activités professionnelles des sociologues sont pensées dans le cadre d’une division du travail assurant l’existence d’une recherche indépendante, laquelle, par la production de connaissances, éveillerait l’intérêt des utilisateurs potentiels et, par là même, favoriserait l’émergence d’une sociologie « appliquée ». Il s’agit de relations de soutien mutuel entre ces branches d’activités et non d’une hiérarchisation des modes d’exercice, légitimant une suprématie de la dimension scientifique. En l’absence de débouchés, aussi bien dans les milieux universitaires que dans les agences où se pratiquaient des activités requérant une compétence sociologique, l’ouverture de nouvelles perspectives était aussi nécessaire dans un domaine que dans l’autre. Le succès en termes de notoriété et de reconnaissance, dans chacune des parties, conditionnait l’avenir de l’autre.

2Quarante ans plus tard, au regard de l’évolution des débouchés professionnels en sociologie, les définitions du métier de sociologue recueillies auprès des répondants sont bien conservatrices. Le métier de sociologue est avant tout envisagé comme une pratique scientifique, et la sociologie appliquée demeure marginale parmi les principales figures professionnelles que nous avons retenues. L’idée d’un métier reliant ces deux dimensions est bien évoquée, mais l’accent est mis principalement sur la rupture entre la science et ses applications.

Trois figures professionnelles

3Le relevé des contraintes inhérentes à la pratique praticienne et leur contradiction avec la démarche sociologique est révélateur de l’idéal normatif de la science qui pèse sur les conceptions des diplômés vis-à-vis de l’exercice professionnel de la sociologie. Ainsi, l’« intelligibilité du social », à laquelle la démarche sociologique dispose les diplômés, s’avère être le produit d’une position scientifique qui fixe les limites de la pratique sociologique. L’aptitude requise à la distanciation et à l’objectivation, propres à la démarche sociologique, s’accompagne, pour beaucoup de diplômés, d’un refus de l’action pour ce que les répondants appellent communément le stade opérationnel. Plus encore, une telle conception peut revendiquer un certain ésotérisme.

« Quand je restitue mon travail, ça ne sert pas. Parfois, je suis atterrée par la façon dont je suis lue. Les gens lisent quelques phrases. Ils cherchent l’utile, ce qui leur sert. Je m’en suis beaucoup aperçue. Il y a deux personnes qui lisent la même phrase de manière tout à fait différente et parfois contraire. En fait, je me rends compte que j’essaie moi de produire cela, de rendre ma phrase complexe. Ce que je veux, c’est produire du sens. Alors, je produis tellement de sens qu’en fait il y a beaucoup d’interprétations possibles. Je laisse volontairement des portes ouvertes » (chargée de mission, fonction publique, doctorat).

4Ce qui ne sera pas traduit ne pourra pas être récupéré, déformé, rendu commun. La définition scientifique de la sociologie est alors mobilisée pour légitimer le refus des applications sociologiques dans, ou pour, les institutions politiques et les organisations à finalité directement économique. L’archétype idéal d’un sociologue se confond avec le chercheur. Libre, non inféodé aux puissances politiques ou économiques, le chercheur est seul en mesure de conserver le sens critique et l’objectivité qui définissent la démarche sociologique. Les représentations que les diplômés se font du rôle du sociologue, mais aussi la définition qu’ils donnent de son métier, sont fidèles aux éléments qui constituent cette posture. De toute évidence, la définition scientifique de la sociologie et son assimilation aux fonctions académiques (enseignement supérieur et recherche) trônent au cœur de la conception dominante qu’en ont les répondants. Les réponses aux questionnaires et les entretiens qualitatifs convergent pour faire de l’Université et des grands organismes publics de recherche les références en matière d’exercice professionnel de la sociologie. Nous avons regroupé en trois grands ensembles les figures professionnelles qui émergent de la définition du rôle et du métier de sociologue donnée par les diplômés.

5Les deux premières sont plus ou moins proches de la définition du métier de scientifique, donnée par M. Weber et par P. Bourdieu. Selon M. Weber, la vocation et l’éthique scientifiques sont incompatibles avec celles du politique, même si le savoir scientifique est favorable « à une action raisonnable » (M. Weber, 1992, 1er édition française, 1959). Selon l’auteur, l’activité scientifique s’appuie, par ailleurs, sur des règles qui la différencient fondamentalement des autres activités. C’est aussi sur cette distinction que s’appuie P. Bourdieu pour défendre l’idée d’une communauté scientifique. D’après la première définition du métier de sociologue qui vient en tête des citations des répondants, le sociologue est un universitaire ou un chercheur, tirant exclusivement sa légitimité du caractère scientifique de sa pratique. Une deuxième définition du métier de sociologue associe cette activité scientifique au souci d’une intervention plus politique ou militante. Elle se subdivise elle-même en deux variantes. D’après l’une, le sociologue est le conseiller du prince, l’expert qui éclaire l’action des pouvoirs publics. Selon l’autre thématique, la mission du sociologue tient du « dévoilement » proche de la dénonciation des idéologies et du système de domination, dans une perspective où l’on reconnaît notamment l’influence de P. Bourdieu. La troisième définition est celle du sociologue opérationnel. Elle met en avant l’utilité dont fait preuve l’intervention du sociologue pour les organisations. Nous distinguons en son sein deux nouvelles positions, l’une prônant une sociologie ouvertement appliquée et exercée hors de l’Université ou des centres de recherche, l’autre, plus « œcuménique », affirme l’intérêt d’une réconciliation entre la science et son application. Toutes deux ont en commun de défendre la légitimité d’une compétence sociologique praticienne (cf. tableau 47).

Le sociologue scientifique

  • 2 Le nom de Pierre Bourdieu suffit, pour certains répondants, à définir le métier de sociologue.

6Les définitions du métier de sociologue retenues sont fidèles au modèle savant de M. Weber et à celui du métier de sociologue défendu par Pierre Bourdieu2.

7Dans son ouvrage intitulé Le Savant et le politique, M. Weber expose sa conception du métier de savant en sciences sociales (économie, sociologie, notamment) qu’il définit, dans un premier temps, comme celui d’un universitaire dont la qualification est double : scientifique et professorale. Puis, après avoir présenté les propriétés communes entre l’art et la science, comme la passion, l’inspiration et la nécessité d’un engagement total de la part des artistes et des scientifiques dans leur métier, l’auteur explicite les raisons pour lesquelles la science est une activité différente de toutes les autres. Sa spécificité s’appuie sur des règles strictes qui organisent, selon R. Aron, la communauté des sciences sociales (M. Weber, 1992, p. 19). La première règle est celle de la rationalisation intellectuelle qui confère à l’activité scientifique une maîtrise du réel et permet à la science d’être prédictive. Cette rationalisation s’accompagne d’une absence de restriction au droit de désenchanter le réel en rompant avec l’art, les interprétations subjectives ou avec la politique. La seconde règle est celle de la recherche de la vérité. Elle s’appuie sur le « concept », sur des techniques éprouvées et contrôlées, et suppose de rechercher ce qui existe réellement derrière les apparences. M. Weber présente une troisième règle. La science est « solidaire du progrès », elle est « surpassable ». L’intérêt et la validité de ses découvertes, de ses méthodes et de ses lois, peuvent donc être remises en cause, à la différence des doctrines politiques ou des œuvres artistiques. Enfin, la science est autonome des autres activités, au sens où les scientifiques agissent uniquement pour elle et non en fonction d’intérêts extérieurs. « Le scientifique s’occupe de la science pour la science elle-même, pas pour que d’autres puissent en tirer des avantages commerciaux ou techniques ou encore pour que les hommes puissent mieux se nourrir, se vêtir, s’éclairer et se diriger » (M. Weber, 1992, p. 68). Par ces différentes caractéristiques – et peut être plus encore par cette dernière – la science rompt totalement avec l’activité politique. La science n’a pas à servir au sens où l’entend le vulgaire ; sa seule recherche est celle de la vérité. Celle-ci peut servir à d’autres activités, mais servir n’est en aucun cas ce qui conduit l’activité scientifique. C’est pourquoi, selon M. Weber, la science a une valeur en soi. Tout scientifique qui s’écarterait de cette règle serait un démagogue, un prophète ou un politique.

« On dit, et j’y souscris, que la politique n’a pas sa place dans la salle de cours d’une université. [...] Mais la politique n’a pas non plus sa place du côté des enseignants. Et tout particulièrement lorsqu’ils traitent scientifiquement les problèmes politiques. En effet, prendre une position politique pratique est une chose, analyser scientifiquement des structures politiques et des doctrines de partis en est une autre (p. 79-80). [...] Je n’ai parlé jusqu’à présent que des raisons pratiques qui justifient le refus d’imposer ses convictions personnelles. Il y en a encore d’autres. L’impossibilité de se faire le champion de convictions pratiques au nom de la science » (p. 83).

8Les définitions de l’activité scientifique s’apparentent aussi à l’acception qu’en donne P. Bourdieu. Sa plus grande proximité avec les répondants à l’enquête – certains le citent comme représentant le « sociologue », et quasiment tous les répondants interviewés s’y réfèrent lorsque nous leur demandons le nom des sociologues qui les ont marqués – procure un intérêt particulier à sa conception du métier de sociologue.

  • 3 Selon Pierre Bourdieu, les agents sociaux ne sont pas les seuls soumis aux idéologies. Les savants (...)
  • 4 Dans un article datant de 1995, P. Bourdieu confirme cette conception communautaire de la sociologi (...)

9Deux raisons, au moins, justifient le rapprochement de la définition du métier de sociologue, selon P. Bourdieu, avec celle donnée par les répondants à l’enquête, que nous avons intitulée « scientifique » à tendance « pure ». D’une part, selon P. Bourdieu, la marque distinctive de la démarche sociologique est la rupture épistémologique avec le sens commun. D’autre part, si nous ne confondons pas la sociologie de Pierre Bourdieu avec la sociologie positiviste qu’il a d’ailleurs critiquée, nous estimons que, comme elle, il rattache exclusivement la légitimité de la pratique sociologique à sa valeur scientifique (P. Bourdieu, 1968, 1992). C’est une sociologie qui se veut dégagée, pour paraphraser Pierre Tripier, « des idéologies3 de la pensée vulgaire » (1991, p. 178). Elle pose entre autres principes premiers, outre la rupture, l’idée d’une communauté scientifique qui réunit, autour d’un même projet épistémologique, les sociologues scientifiques, au-delà de leurs théories particulières du social (P. Bourdieu, 1976, pp. 88-104)4. Ce principe communautaire est aussi au centre du métier de sociologue scientifique, tel que les répondants le définissent.

« Je fonctionne comme si la sociologie était une science au sens de toutes les sciences. C’est une construction cognitive, collective, fondée sur l’argumentation et la conviction partagée d’un certain nombre de gens. Pour moi, dans ce sens là, il n’y a pas de spécificité des sciences humaines. Je fonctionne comme si elle était une science comme les autres » (maître de conférences, doctorat).

10L’idée d’une infrastructure (Université, CNRS, Science, etc.) constitutive d’une entité communautaire n’est pas le seul élément fondateur sur lequel repose le modèle scientifique de la sociologie. L’autonomie de la discipline et de son exercice est aussi très souvent citée par les défenseurs de ce modèle. Son acception peut être définie en liaison et en distinction avec celle adoptée par E. Morin. Dans son ouvrage Sociologie, l’auteur différencie deux sociologies, l’une « scientifique » (constituée sur le modèle des sciences physiques du xixe siècle), l’autre « essayiste » (imprégnée par une conception philosophico-moraliste). Ce découpage qui s’appuie sur l’opposition entre un premier paradigme mécaniste et déterministe – « durkheimien »– et un second paradigme liant la démarche compréhensive et philosophique, refléterait donc la division entre science et essai (E. Morin, 1984). Dans le premier cas, la position mécaniste, hyper objectiviste et déterministe du modèle, suppose l’autonomie de la démarche scientifique et du chercheur par rapport à un objet « isolable » et « chosifié » d’étude. Il légitime donc la rupture entre la démarche scientifique et vulgaire, tout en affirmant le primat d’une posture sociologique scientifique comme système explicatif du monde. Le second modèle reconnaît l’interaction constante entre l’observateur et l’objet d’étude ainsi que l’imprégnation par le champ observable du champ observant. La démarche compréhensive, en supposant la reconnaissance de l’acteur et dans son objet d’étude, du sujet, ne conçoit donc la recherche qu’en la réintégrant dans des problèmes moraux, interdépendants des acteurs sujets / objets. C’est en cela que cette sociologie essayiste « est totalement dépourvue de fondement scientifique » (E. Morin, 1984, p. 12). À l’opposé, la conception savante, parce qu’elle fait référence au modèle de la science comme discipline autonome, s’établit sur le mode de la rupture entre la démarche savante et commune, et dénie ou minore toute autre pratique sociologique, comme l’ingénierie sociale. La sociologie ainsi définie, peu de fonctions et d’organisations peuvent prétendre satisfaire à ces critères. De fait, deux types de professionnels (le chercheur et/ou l’universitaire), une fonction (la recherche fondamentale), deux organisations (l’Université et la recherche publique) suffisent à circonscrire son espace professionnel. Dans leurs réponses, les diplômés, influencés par ce modèle, développent des rhétoriques destinées à défendre la sociologie scientifique, tantôt en entretenant une hiérarchie entre le métier scientifique et les pratiques appliquées, tantôt en excluant ces dernières.

« Je crois qu’aujourd’hui on peut faire des études en sociologie, intégrer une entreprise, mais on ne sera pas sociologue. C’est ma conviction par rapport à la sociologie, elle-même. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir, de toute façon, un sociologue en entreprise. Il va perdre de toute façon son identité. Il y est obligé. [...] Le métier de sociologue, c’est la recherche » (vacataire en sociologie, doctorat).
« Chercheur et sociologue, pour moi c’est la même chose » (femme ingénieur de recherche, doctorat).

11Cette conception s’accorde avec l’autonomie de la science par rapport aux intérêts politiques, commerciaux, etc., prônée par M. Weber, en défendant l’idée que l’action ne fait pas partie du rôle du sociologue (1992). La sociologie n’a pas à répondre, mais à questionner et à comprendre. Le métier est entendu comme une capacité, une démarche d’analyse et d’observation. Ici, la légitimité d’une pratique, fédérée par le métier scientifique, relève d’une rhétorique de vérité, d’une démarche armée de connaissances et de techniques scientifiquement reconnues. La pratique sociologique n’est envisageable que si sa production est dégagée de toute finalité commerciale, mais aussi de normativité politique.

« Le sociologue en tant que tel n’a pas à faire de recommandations, à ce moment-là, on n’est plus sociologue, on n’est plus chercheur, on entre dans une autre problématique. Le sociologue n’a pas à préconiser au sens où on m’a appris la sociologie. Le sociologue ne doit avoir qu’un rôle d’observateur. Or, dans l’entreprise, on a aussi des comptes à rendre en termes de rentabilité. Et poser la rentabilité par rapport à la sociologie, ça remet en cause son fondement » (responsable marketing, DEA).
« Je ne crois pas que le rôle du sociologue soit de définir comment devrait être la société. Je ne suis pas du tout partisan d’une sociologie critique, au sens où on l’entend habituellement. Je crois que, lorsque le sociologue se mêle de définir comment devrait être le social, ça devient catastrophique » (chargé de recherche, CNRS, doctorat).

12Cette définition refléterait la mission de la profession comme communauté désintéressée (voir chapitre 7). Les diplômés les plus orthodoxes reprennent à leur compte les critiques portées par Pierre Bourdieu contre l’ingénierie sociale qui entretient et participe à la reproduction des dominations économiques et sociales.

« Une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir des recettes aux dirigeants des entreprises privées et des administrations. Ils offrent une rationalisation de la connaissance pratique ou demi-savante que les membres de la classe dominante ont du monde social. Les gouvernements ont aujourd’hui besoin d’une science capable de rationaliser, au double sens, la domination, capable à la fois de renforcer les mécanismes qui l’assurent et de la légitimer. Il va de soi que cette science trouve ses limites dans sa fonction pratique. Exemples de cette science partielle, la sociologie des organisations ou “la science politique” telles qu’elles s’enseignent à l’institut Auguste-Comte ou à “Sciences po [...]” » (P. Bourdieu, 1980, p. 24, 27-29).
« Il y a. du point de vue déontologique, un espace particulier du sociologue vis-à-vis de la demande sociale. [...] Au fond, il y a le problème de l’appropriation des recherches, effectuées par le sociologue, par le politique. Mais ça, c’est leur problème, ce n’est plus celui du sociologue, car on rentre dans une autre profession, celui de l’ingénieur social. Or, certains politiques, comme lorsqu’on travaille sur des appels d’offres du ministère, croient que le sociologue, parce qu’il a une approche scientifique, va pouvoir les aider à bien administrer. Ce n’est pas du tout ça. Il y a un travail de construction qui est l’espace d’autonomie du sociologue. Il faut toujours préserver cette distance et le problème du pouvoir de la politique » (ingénieur d’étude, CNRS, doctorat).

13L’ingénierie est amenée à s’insérer dans des conditions de fonctionnement qui menacent l’autonomie, la qualité et, d’une certaine façon, la pureté de la sociologie scientifique. Or, comme le remarque P. Tripier, la sociologie de P. Bourdieu « refoule l’insertion sociale de la discipline et la nécessité dans laquelle elle se trouve de démontrer aux contribuables son utilité » (P. Tripier, 1991, p. 84). Cependant, bien que majoritaire, ce modèle scientifique du métier de sociologue est mis en cause par les conceptions qui s’en écartent. Ainsi, nous avons identifié deux autres définitions du métier de sociologue. La première reste assez proche, l’autre s’en éloigne nettement.

Le conseiller du prince et le sociologue critique

  • 5 On peut observer que les définitions du métier de sociologue données par les répondants à l’enquête (...)
  • 6 P. Tripier utilise le terme paradigme selon l’acception qu’en donne T.S. Kuhn, et en limite l’utili (...)

14Très récemment, A. Caillé a consacré un livre à la défense d’une représentation plus politique du rôle des sciences sociales et particulièrement de la sociologie. Soulignant l’atonie politique de ces sciences et leur crispation sur l’incompatibilité entre le scientifique et le politique. Il souligne que les recherches sociologiques ne mettent plus en scène que « des experts parlant à des experts ». L’auteur note que peu d’ouvrages « donnent à voir [...] et indiquent les réformes qu’il serait souhaitable d’entreprendre et le champ d’action qui pourrait être ouvert aux acteurs sociaux concrets. À M. Tout le monde, à vous ou à moi » (A. Caillé, 1993). Ces critiques auraient pu être formulées par les diplômés pour qui le métier de sociologue est irréductiblement lié à sa fonction sociale. Différente du modèle scientifique pur, par sa préoccupation politique et sa volonté de produire des changements, cette conception définit toujours le sociologue comme un professionnel de la science, mais tenu de s’engager dans la société. On est ici en plein xixe siècle, à l’époque où la science positiviste est aussi directement associée aux enjeux du progrès social. Le sociologue comme scientifique, parce qu’il dispose d’une compréhension supérieure, a une fonction sociale, civique5. Cette fonction suppose un engagement militant qui va de l’explication à l’action sociale et politique. Cette figure professionnelle est assez fidèle à celle que P. Tripier prête à la génération des premiers sociologues. Ces intellectuels, désireux d’une société harmonieuse, se donnent comme rôle de participer, par leurs savoirs, à la recherche d’un idéal politique (P. Tripier, 1991, p. 55). Cet idéal s’inscrirait, pour Pierre Tripier, dans la matrice disciplinaire de la sociologie par des paradigmes6 scientifiques qui communiquent avec la philosophie politique (P. Tripier, 1991, pp. 55-56). En fait, une telle définition correspond à un métier de sociologue alliant les dimensions scientifiques et politiques. Les intellectuels sont capables de dire l’intérêt collectif qui ne peut être le fait d’individus, mais celui d’instances supérieures dégagées des passions, orientées vers la raison. « L’ordre social n’est pas directement préhensible : les citoyens doivent, pour participer à l’activité politique, être initiés par des spécialistes, des experts. Il y a chez tous les auteurs qui envisagent la société comme un système, [...] une relation entre l’apprentissage systématique et la capacité à intervenir dans le domaine politique. » Pour l’auteur, on assiste à un double phénomène : « la constitution de professions fermées et hiérarchisées de penseurs, scientifiques, experts qui conçoivent l’ordre social désirable et l’enseignent à leurs concitoyens [...] » (P. Tripier, 1991 p. 56).

15Pour les diplômés retenus (10 %), le sociologue est le scientifique qui peut permettre, par le dévoilement, la rationalisation, l’accès à une société plus juste. Le rôle auquel il est promu dépasse l’individu ou son organisation de rattachement. L’enjeu est sociétal et le bien-être individuel et collectif demeure sous son autorité. Dans cette acception, le sociologue doit apporter des connaissances et faire valoir une alternative bénéfique aux acteurs sociaux. À cette fin, il doit communiquer avec eux en clarifiant ses énoncés. Parmi les réponses aux questionnaires, le sociologue « doit être capable de comprendre et d’analyser les faits sociaux pour apporter des éléments nouveaux susceptibles de mettre en marche l’action sociale ». Il « examine les pratiques et les vécus quotidiens pour aller vers une évolution plus harmonieuse des sociétés humaines ». C’est « un médecin, un guérisseur ».

16Dans les propos recueillis lors des entretiens :

« Le rôle du sociologue est de communiquer son regard, d’apporter sa pierre à la connaissance. Par exemple, le livre de Bourdieu sur la misère du monde, c’est une contribution importante. Par exemple, les travaux de Sainsaulieu et de Crozier. Le sociologue a une logique morale qui est de participer au changement social. C’est son rôle social » (cadre entreprise, responsable personnel, doctorat).
« Le rôle du sociologue ne sert pas à grand-chose s’il ne produit pas du changement, s’il n’essaie pas de modifier les systèmes sociaux. C’est que c’est toujours intéressant de dénoncer l’Homo academicus. Ce qui est très ennuyeux, c’est que ça n’interdit pas les mandarins. C’est bien que Bourdieu ait écrit cet ouvrage, mais ce serait mieux que l’institution qui sert à la reproduction des mandarins ait été déstabilisée par l’ouvrage » (consultant, doctorat).
« Le sociologue doit faire tout ce qu’il peut pour apporter sa contribution, en termes de clarification à un certain nombre de changements, en termes de connaissances. Tout le problème est de faire en sorte que ces connaissances soient assez claires pour le politique. C’est bon pour tous les sociologues » (coordinateur d’associations, doctorat).

  • 7 11 est important de préciser que chez G. Friedmann, l’idée d’une science au service de l’humanité n (...)

17Le « conseiller du prince » coïncide avec le rôle du sociologue défendu par Georges Friedmann lorsque l’auteur, en guise de conclusion, interpelle les politiques7. Il leur rappelle que : « Platon demandait, pour assurer le bon gouvernement de celle-ci [la cité], que les philosophes devinssent rois et les rois philosophes. De l’étude qu’on vient de lire, il ressort que les guides du monde de demain, devraient être, sinon des psychologues ou des sociologues, du moins entourés de conseillers qui leur rappellent à tout moment, dans les remous de la grande aventure de l’homme aux prises avec la technique, les exigences profondes de son équilibre et de son bonheur » (G. Friedmann, 1956, 9e édition, p. 264).

  • 8 C’est aussi parce que P. Bourdieu peut se retrouver dans ces trois portraits de sociologue qu’il es (...)
  • 9 Hormis la figure du libérateur, on peut trouver dans cet article d’autres rôles professionnels atta (...)

18Cette variante rejoint aussi, pour certains diplômés, le paradigme de classe. Sous couvert de science, elle exhorte à une modification, un renversement, une mise en question de l’ordre existant. Le sociologue est celui « qui explique les comportements sociaux et en même temps met en question l’ordre social existant ». C’est une sociologie très proche de celle prônée par Bourdieu lorsqu’il écrit, dans Réponses (1992, p. 172) : « Il y a un usage éthique de la sociologie [...], on ouvre ainsi la possibilité de déterminer de vrais lieux de liberté et de construire une morale modeste, pratique, mesurée aux limites de la liberté humaine qui, selon moi, ne sont pas très larges. » Et plus loin : « Si le sociologue a un rôle, ce serait plutôt de donner des armes [pour interpréter et comprendre] que de donner des leçons8 ». Cette définition militante du métier est aussi proche de la figure professionnelle élaborée par D. Demazière à partir d’entretiens réalisés auprès d’universitaires et de chercheurs en sociologie et qu’il intitule « le libérateur » (D. Demazière, 1986). Cette figure professionnelle est plus fréquemment revendiquée par les sociologues de moins de 45 ans qui sont encore politiquement engagés. Selon l’auteur, la figure du libérateur relie l’engagement à la pratique scientifique. En ce sens, le rôle du sociologue est « d’aider les collectifs (acteurs ou décideurs) “à reprendre la maîtrise de leurs actions”, à “donner des éléments de liberté” ou à les “accroître” » (D. Demazière, 1987, p. 46)9.

Le sociologue opérationnel

19Cette définition du métier de sociologue met en avant la fonction interventionniste de la sociologie et son utilité au sein et pour les organisations. À l’aide d’un argument fondateur, elle justifie l’opérationnalité de la sociologie. Le métier de sociologue n’existe que s’il conduit à des applications qui fondent l’utilité sociale de la sociologie et la mettent en relation avec une clientèle. Il est principalement référé à son pôle technique. Deux tendances apparaissent dans les définitions données par les répondants du rôle ou du métier de sociologue. Dans un cas, les répondants défendent une définition appliquée de la sociologie ; dans le second, le métier de sociologue inclut, sans hiérarchie, les pratiques académiques et appliquées de la sociologie. Tout en reconnaissant certaines différences essentielles entre la sociologie appliquée (ou praticienne) et la sociologie académique, la reconnaissance d’une démarche commune, d’un même corpus de connaissances justifie, dans ce second cas, la revendication d’un métier commun. Cette représentation est voisine des travaux réalisés par J. Leroy ou des réflexions menées par R. Sainsaulieu sur le métier de sociologue (J. Leroy 1987, R. Sainsaulieu, 1985, 1988, 1995). La conception opérationnelle représente 10 % de la population étudiée.

La tendance appliquée

20Sous cet angle, la sociologie viserait à assister l’organisation, à atténuer, voire à régler ses dysfonctionnements, mais aussi à améliorer les politiques sociales mises en œuvre dans l’entreprise. Pour les répondants à l’enquête, le métier de sociologue est « La résolution des problèmes dans les institutions et les organisations », « le travail en terme de GRH » ou « l’intervention sur le terrain et l’aide à la décision ». C’est aussi « le pragmatisme », « l’aide au développement du secteur tertiaire », « l’ingénieur conseil », « l’application pratique dans un poste » ou encore « l’élaboration des politiques sociales » et enfin : « l’Analyse des fonctionnements des organisations, l’amélioration et l’élimination des dysfonctionnements ». Si l’histoire de la professionnalisation de la discipline montre qu’elle fut, de tout temps, défendue, et en certaines périodes plus ardemment qu’en d’autres, nous verrons qu’elle demeure minoritaire et contestée.

  • 10 Voir, par exemple, « Les professeurs-consultants veulent sortir de l’ombre », Le Monde, 14 novembre (...)
  • 11 L’ANVIE (Association nationale pour la valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences (...)

21La diffusion et l’usage de la sociologie hors du cercle académique ont généré une manière de concevoir le rôle du sociologue étrangère au modèle scientifique. En France, jusqu’au début des années 80, les publications concernant des pratiques professionnelles, non académiques, visaient plutôt à les dénoncer (Michel Villette 1992). Nous avons, en introduction à l’analyse des itinéraires universitaires et professionnels des diplômés, décrit maints faits qui avaient contribué, au cours des années 80, à élargir le cercle des praticiens (déclarés ou clandestins) de l’ingénierie10. Pour n’en reprendre que quelques-uns, citons : le succès de la sociologie des organisations et des relations professionnelles, le développement des DESS appliqués à l’entreprise, celui des partenariats entre chercheurs et entreprises (incluant parfois des collaborations avec des ingénieurs et des consultants11), etc. De telles conjonctures pourraient favoriser des définitions plus appliquées du métier de sociologue et, par conséquent, de la pratique sociologique, comme l’indiquent ces extraits d’entretiens.

« La méthode sociologique donne des outils à la fois d’observation et d’analyse et ça doit nourrir des produits dérivés, des plans de formation, etc. Les gens qui disent que la sociologie n’est pas opérationnelle, c’est absurde. Toute grille d’observation, d’analyse sont des outils qui peuvent déboucher sur des nomenclatures de métiers, etc. Tout savoir est incorporé à d’autres et la posture, la méthode et les grilles d’analyse sociologique peuvent en faire partie. La sociologie peut aboutir à quelque chose de bougrement concret » (cadre en entreprise, chargé de mission, doctorat).
« La sociologie ne s’arrête pas à la science. Moi, les études que j’ai réalisées, je suis persuadée qu’il y a une dynamique qui s’est mise en place ensuite, même si ça ne s’est pas traduit tout de suite par des actions concrètes ou des améliorations quantitatives. La sociologie est opérationnelle dans la mesure où elle répond à un besoin de gestion et de compréhension de la complexité. On amène quelque chose à l’entreprise et celle-ci le reconnaît dans une logique d’efficacité quantifiable » (chargée d’études, entreprise, DEA).

La tendance œcuménique

22Parallèlement à cette tendance appliquée, nous avons observé une tendance oecuménique qui, comme la première, valorise l’opérationnalité de la sociologie. Mais, à la différence de la première, elle souligne les éléments communs existant entre la sociologie praticienne et la sociologie académique. Selon cette acception, les savoirs scientifiques restent valorisés et l’écart avec la fonction académique est moins important. Souvent, les savoirs acquis pendant la formation servent à invalider les arguments qui tendent à exclure les sociologues praticiens de l’appartenance au métier de sociologue. Les connaissances apprises et mises en œuvre dans la démarche constituent, selon les diplômés, la compétence du sociologue et sont la base commune du métier. Plusieurs auteurs, travaillant ou non sur la sociologie, évoquent les éléments unificateurs de ces pratiques et des personnes en exercice. Deux éléments sont principalement évoqués. Le premier concerne la méthodologie et la dimension temporelle qui, à travers son évolution, contribue au déplacement des pratiques hier étiquetées comme théoriques, aujourd’hui comme appliquées. Tel est le cas, nous dit J. Renaud, de la sociologie de l’éducation (J. Renaud, 1988). Le second concerne la justification scientifique. Elle est invoquée comme fondement d’une compétence par les cabinets de conseils français et contribue à relier des espaces professionnels souvent distincts, voire opposés (O. Henry, 1992). Cette justification traduirait une professionnalisation académique des activités des consultants, c’est-à-dire une insertion de la science dans leur champ professionnel. L’existence d’espaces reliant des pratiques académiques et appliquées est – sous une forme différente – un des arguments fondateurs de la tendance œcuménique de la sociologie. La posture que nous désignons œcuménisme défend une approche réconciliatrice entre les différents exercices professionnels de la sociologie, mais son enjeu consiste aussi à favoriser la reconnaissance des compétences sociologiques appliquées. La conception œcuménique de la sociologie a fait l’objet d’articles et de recherches singulières ou collectives, caractérisés par une position identique face au métier de sociologue (Leroy, 1987 ; R. Sainsaulieu, 1985, 1988, 1990 ; M. Legrand et al., 1995). Elles prônent l’intérêt d’une conception fédératrice des pratiques sociologiques (recherche, enseignement et pratiques « appliquées ») sous l’égide d’un même métier, sans établir de hiérarchie apparente entre elles.

  • 12 Association internationale des sociologues de langue française.

23Le défenseur contemporain de cette conception est sans doute Renaud Sainsaulieu, un des rares sociologues reconnus dont l’attention est régulièrement portée vers les questions soulevées par l’existence de ces praticiens formés à la sociologie. Par l’intermédiaire de son DESS, du Centre d’études sociologiques dont il fut le directeur, puis à l’AISLF12, il a constamment développé des rencontres entre les milieux académiques (Université et recherche), les entreprises et les sociologues praticiens. Ces prises de positions en faveur de la réconciliation entre la sociologie académique et la sociologie appliquée ont fait quelques émules (M. Legrand et al., 1995, 1997), mais ne rencontrent qu’un écho limité auprès de la sociologie universitaire et scientifique.

24Son initiative de réconciliation des deux sociologies débute dans les années 70 (aux premiers temps du DESS de sciences politiques dont il est le responsable et fondateur). Elle est scandée par de perpétuels rendez-vous manqués entre les sociologues académiques et les sociologues praticiens. Au commencement, les sociologues académiques brillaient par leur absence à ces rencontres. Plus tard, lors des journées organisées par R. Sainsaulieu, sur le métier de sociologue (congrès de Lyon, 1992, colloque de Liège, 1993), ce sont les sociologues praticiens qui étaient absents. On aboutit alors à une situation paradoxale : c’est aux sociologues académiques qu’est dévolue la fonction de discourir sur la pratique appliquée, son intérêt, ses différences et ses points communs avec la recherche, etc. (R. Sainsaulieu, 1995). Pourtant, les partisans de l’œcuménisme ne désarment pas, comme l’illustrent les contributions réunies dans un ouvrage collectif issu d’un congrès consacré à la sociologie et ses métiers (M. Legrand et al., 1995).

25Loin d’asseoir les oppositions habituelles entre la science et son application, le métier qu’ils promeuvent vise à réunir ces deux activités sous un sceau commun. Le lien entre les pratiques, défendu par ces auteurs, est justifié par le respect d’une exigence méthodologique transversale. Elle postule une démarche commune à tous les sociologues et fait référence aux savoirs validés scientifiquement. Les arguments développés par les répondants qui adoptent cet œcuménisme mobilisent les mêmes référents. Ils s’en servent pour définir le métier de sociologue, mais ces référents leur permettent surtout d’invoquer l’aspect scientifique de leur activité, d’atténuer, voire de nier l’importance des différences existant entre la science et l’application. Ainsi, il est fréquent que, lors des entretiens avec des sociologues « hors les murs », ceux-ci s’efforcent de justifier leur appartenance au corps professionnel des sociologues en argumentant sur la qualité scientifique de leurs pratiques ou sur les liens qu’ils entretiennent avec le milieu académique : heures d’enseignement, contrat de recherche, colloques, publications, etc. Nous pensons que l’argument du modèle scientifique de la sociologie incite les diplômés – qui pourtant le critiquent ou le condamnent – à s’approprier le label scientifique pour valoriser et légitimer leur pratique, mais aussi pour justifier leur appartenance au métier.

« Ce sur quoi j’interviens, c’est sur un objet : “l’organisation.” C’est d’abord tout un marché de formation où je vends des interventions en sociologie des organisations. Par exemple, je bosse avec des consultants sur la méthode de changements organisationnels des institutions d’interface. L’idée que je me fais du boulot de sociologue d’intervention, c’est de répondre à une demande et d’essayer de satisfaire la demande. Non du commanditaire, mais du système client auquel renvoie la demande. Donc, je ne fais pas de différence entre mon boulot, les travaux que je peux faire pour le labo et ceux que je fais dans le cadre de mon activité d’indépendant. Et mes cours sont traversés par ce que je fais sur le terrain. Bien sûr, pour les contrats de type CNRS et les études ou les contrats que j’ai en dehors du labo, le résultat brut est différent. [...] Le mode de traitement, par exemple, de passage à la moulinette des matériaux pour le rapport final est différent. Mais tout ce qui précède, c’est la même chose. [...] La négociation de la commande, le rapport aux autres, la définition de l’objet, le modèle d’analyse d’avancée sur le terrain, la nécessité d’un retour oral du diagnostic. Pour moi, c’est la même chose. Le sociologue n’a aucun intérêt s’il n’aide pas à changer les choses en l’état dans les organisations ou autre part, d’ailleurs. Bon, il y a au labo peu de monde d’accord avec moi, c’est sûr. Je suis perçu comme un franc tireur. Peut-être que j’ai pour eux insuffisamment de dignité scientifique » (maître de conférences et consultant, doctorat).

26L’expérience acquise par R. Sainsaulieu, dans le cadre de son séminaire du CES « Exercice professionnel de la sociologie » au début des années 1980, le conduit à un constat convergeant avec nos observations : L’identité de sociologue des praticiens « ne se référait pas à leur fonction directement, alors que leur formation de sociologue les aidait à être de bons consultants, formateurs, chercheurs appliqués, responsables de services sociaux, etc. [...] Ils se disaient sociologues dans la mesure où ils pouvaient se définir par des articles, de l’enseignement, de la formation pour adultes, toutes activités qui les rapprochaient des milieux universitaires » (R. Sainsaulieu, 1995, p. 28).

L’influence de la formation sur les conceptions que les répondants ont du métier de sociologue

27La définition scientifique du métier de sociologue est fortement influencée par la détention d’un doctorat (cf. tableau 48). Les docteurs représentent 40 % des répondants qui cantonnent la sociologie à un rôle strictement scientifique. Ces résultats ne sont pas une grande révélation. On pouvait en effet s’attendre à ce que cette conception soit un effet de la situation d’engagement dans le stade terminal de la formation scientifique que représente le doctorat.

28Les titulaires d’une maîtrise sont eux aussi nombreux à adhérer à cette définition du métier de sociologue. Cette situation n’est pas paradoxale. Nous envisageons que la maîtrise ne constitue pas un stade d’initiation assez achevé pour que l’exercice de la sociologie puisse être identifié autrement que sous sa forme universitaire ou scientifique. En ce sens, les titulaires d’une maîtrise seraient encore des « moi » profanes qui, par socialisation « anticipatrice », identifieraient les chercheurs et les universitaires à des groupes professionnels idéaux (R.K. Merton, 1965, trad., in Dubar, 1991, p. 58). L’arrêt précoce de ces diplômés dans la formation, l’occupation d’emplois trop éloignés d’une pratique sociologique, comme le suggère la faible mobilisation des connaissances acquises en sociologie dans leur travail, leur difficulté à discourir sur la pratique sociologique ou sur le métier de sociologie ne favoriseraient pas l’élaboration d’autres modèles, à la différence des titulaires d’un DEA (cf. tableau 48).

29Cependant, les docteurs, les universitaires et les chercheurs sont loin de définir le métier de sociologue uniquement par sa fonction académique. Un nombre non négligeable d’entre eux défendent une figure professionnelle qui diffère de celle du sociologue scientifique, avec d’autant plus de liberté que certains concilient des pratiques de consultant ou de praticien avec leur charge d’enseignement et leur pratique scientifique. Ce faisant, ils adhèrent à une vision plus œcuménique du métier (cf. tableau 48 et tableau 49).

« Je travaille avec un réseau de consultants, et je fais aussi de la formation continue. Pour l’année européenne de la solidarité entre générations, je suis allée sur le terrain. J’ai réalisé tout un travail statistique aussi pour des hôpitaux ou des villes. J’ai fait des recommandations en disant quelles orientations ils pourraient prendre. On me demande très souvent des études. Je crois que sur les enseignements que je mets en place pour les professionnels ou que pour certaines des études que j’ai faites, il y a création de savoirs. J’ai une originalité qui tient à la construction de la « disciplinarité » dans le champ de la gérontologie, centrée sur les sciences sociales appliquées à ce domaine. Et je vois que ça change quelque chose sur le terrain. Par exemple, l’interprétation ne se fait plus centrée sur le biologique, mais il y a une interprétation culturelle, un impact social, qui peuvent donner naissance à des évolutions sur l’organisation des services dans les maisons de retraite, les hôpitaux et les villes, etc. À partir de là, on ne développe plus les mêmes projets. Il apparaît une logique sociale et culturelle » (maître de conférences, consultant, doctorat).
« Moi, je dirais que le problème ne relève pas seulement du sociologue d’entreprise, car le chercheur du CNRS étant privé de moyens financiers, très souvent, est obligé de passer des contrats pour pouvoir effectuer des recherches. Et quand il négocie ses contrats, qu’il rend ses rapports de recherche, il peut être pieds et poings liés. Moins que les sociologues d’entreprise, c’est vrai, mais il peut aussi avoir ces problèmes » (femme ingénieur de recherche dans un laboratoire CNRS, détachée d’une entreprise publique).
« Franchement, je ne vois pas de différence entre des contrats de type CNRS et les autres, ceux qui sont commandés par des entreprises ou des collectivités locales. Si, il n’y a pas de projections économiques dans un contrat de recherches de type CNRS, alors qu’il y en a dans un contrat pour une collectivité locale. Par exemple, je ne vais pas faire 20 pages sur la différence entre le système d’action organisé et le réseau parce qu’ils n’en ont rien à foutre et ils ont raison. Par contre, pour un contrat avec le MRT, je le ferais » (maître de conférences, consultant, doctorat).

30Un dernier résultat qui mérite amplement d’être souligné, même si son explication demeure difficile. Une part non négligeable de répondants, quel que soit le niveau de diplôme détenu en sociologie et l’emploi occupé, ne définissent pas le métier de sociologue ou affirment qu’il n’existe pas. Il est vrai que cette proportion décroît de la maîtrise au doctorat (42 % pour les titulaires d’une maîtrise, 30 % pour les titulaires d’un DEA et 22 % pour les docteurs). Par ailleurs, elle est moins importante parmi les enseignants universitaires et les chercheurs (24 %) que dans les autres catégories d’emploi (cf. tableaux 48-49). Néanmoins, ce résultat peut aussi traduire une incertitude quant à la définition de ce qu’est le métier de sociologue, et, dans ce cas être un des symptômes de la faible professionnalisation de la discipline. La difficulté qu’éprouvent les diplômés à définir un métier de sociologue n’est pas sans lien avec l’absence de représentation des débouchés en sociologie et la valorisation du caractère intellectuel de la formation.

Notes

1 Des nuances, voire des écarts, sont à apporter quant aux positions exprimées par les chercheurs du Centre d’études sociologiques. Si Edgar Morin est représentatif d’une tendance à admettre la nécessité d’une pluralité d’axes de développement faisant place aux activités appliquées, il pose, nous le verrons dans le chapitre de la troisième partie, le primat de la créativité intellectuelle et de la recherche fondamentale (cf. Edgar Morin, 1965).

2 Le nom de Pierre Bourdieu suffit, pour certains répondants, à définir le métier de sociologue.

3 Selon Pierre Bourdieu, les agents sociaux ne sont pas les seuls soumis aux idéologies. Les savants et la science participent aussi à ces « préconstructions » de la pensée. En ce sens, la rupture avec le sens commun participe à un projet scientifique, épistémologique, où une seconde, puis une troisième rupture doivent être réalisées avec les idéologies savantes, puis encore avec les outils de construction et de rupture élaborés par la science. En effet, ils sont souvent, dit l’auteur, utilisés en aveugle par les scientifiques. Il faut donc entendre cette rupture au sens de « critique » et de réflexion sur les pratiques, où la connaissance historique de production de telles pratiques prend une place majeure. Il est ainsi évident que les rapports entre connaissance ordinaire et connaissance savante sont, dans la sociologie de Pierre Bourdieu, des rapports plus complexes que ce que nous en avons dit. Il n’en reste pas moins vrai qu’il est certainement le sociologue contemporain qui a le plus affirmé et réaffirmé le concept de rupture comme principe de construction (ou de reconstruction) de l’objet scientifique. Cet objet scientifique est opposé à l’objet « demi-savant » ou ordinaire. Sur les rapports entre connaissance savante et ordinaire voir : « une critique de Réponses », Pierre Corcuff, Revue française de sociologie, avril-juin, 1993, pp. 293-296. Sur les rapports entre connaissance savante, « demi-savante » et vulgaire, voir : Pierre Bourdieu, J.-C. Chantboredon, J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, Paris, Mouton / Bordas, 1968, p. 29.

4 Dans un article datant de 1995, P. Bourdieu confirme cette conception communautaire de la sociologie. Critiquant la sociologie relativiste, et notamment celle menée par les défenseurs du programme fort en sociologie de la science, tels que B. Latour, P. Bourdieu se fait le partisan de la sociologie de la science et, par conséquent, de R.K. Merton, en défendant la réalité et la légitimité d’une communauté scientifique régie par des règles spécifiques destinées à servir les « intérêts de connaissance ». Cette communauté, bien que dépendante de contraintes sociales, n’est pas assimilable au monde profane (champ politique, social) (cf. P. Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, 1995). Sur la critique du relativisme en science, voir par ailleurs P. Bourdieu. La Leçon sur la Leçon, Paris, Minuit. 1982.

5 On peut observer que les définitions du métier de sociologue données par les répondants à l’enquête correspondent avec les mondes ou compromis des économies de la grandeur présentés par L. Boltanski et L. Thévenot. Ainsi, le sociologue scientifique appartiendrait au monde de l’inspiration, le conseiller du prince, et le militant au monde civique, le sociologue opérationnel au monde industriel. Cf. L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.

6 P. Tripier utilise le terme paradigme selon l’acception qu’en donne T.S. Kuhn, et en limite l’utilisation aux présupposés cachés qui organisent les principes de l’investigation scientifique (P. Tripier, 1991).

7 11 est important de préciser que chez G. Friedmann, l’idée d’une science au service de l’humanité ne s’apparente en aucun cas à la croyance au scientisme, c’est-à-dire en l’illusion que les progrès de la science et de la technique engendrent le progrès social et moral. Au contraire, l’auteur met en garde les hauts-fonctionnaires, les dirigeants industriels et les politiques contre l’utopie scientiste qui apparaît sous sa forme technocratique dans les politiques de planification. L’usage de la science et de la technique doit s’accompagner d’une réflexion, d’une éthique, morale et sociale. La science et la technique doivent mettre l’accent sur l’homme, sur les fins du développement technique, plus que sur les moyens de son développement. L’intérêt de la sociologie prend ici tout son sens. « Si nous voulons tirer les leçons de la société de consommation, dont les États-Unis sont le “modèle”, de ses succès et de ses erreurs, cessons de penser exclusivement notre stratégie vers la recherche d’un “mode de vie” mieux adapté aux exigences profondes de l’homme. Une prospective ainsi conçue met la réflexion sur l’homme à la base d’une application correcte des instruments les plus parfaits » (G. Friedmann, 1970, p. 297).

8 C’est aussi parce que P. Bourdieu peut se retrouver dans ces trois portraits de sociologue qu’il est si souvent cité lors des entretiens par les répondants.

9 Hormis la figure du libérateur, on peut trouver dans cet article d’autres rôles professionnels attachés au métier du sociologue scientifique. Le « conseiller du prince » et « le sociologue expert » correspondent à un type plus technique d’activité de recherche, réalisé auprès d’instances politiques, généralement étatiques. L’« éducateur » renvoie à un type plus interventionniste effectué auprès de « publics-cibles » divers à qui sont transmis des connaissances et des outils servant à une meilleure maîtrise de leur environnement professionnel (D. Demazière, 1987, pp. 39-47).

10 Voir, par exemple, « Les professeurs-consultants veulent sortir de l’ombre », Le Monde, 14 novembre, 1990

11 L’ANVIE (Association nationale pour la valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences de l’homme et de la société auprès des entreprises) est un des exemples de promotion et de valorisation des sciences sociales dans l’entreprise. Les journées de l’ANVIE sont, notamment, le lieu de rencontres entre consultants, chercheurs, cadres et l’occasion de restitutions d’expériences de collaborations.

12 Association internationale des sociologues de langue française.

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