La sociologie des sociologues
|Les savoirs sociologiques
Texte intégral
1Après avoir précisé les relations entre la formation détenue et les emplois occupés, il faut désormais rechercher l’existence de liens entre les itinéraires professionnels des diplômés et la sociologie en tant que discipline. Comment peut-on observer et rendre compte de ce phénomène ? Les rapports que les diplômés entretiennent avec la sociologie peuvent être abordés au moyen de quatre types d’approche. Le premier inclut l’usage des connaissances acquises en sociologie dans le cadre des emplois effectivement occupés. Le deuxième correspond au choix réalisé par les étudiants de leur sujet de thèse et sa relation avec l’emploi occupé. Le troisième englobe les conceptions que les diplômés ont du rôle et du métier de sociologue. Enfin, le dernier consiste à interroger les modes d’identification des diplômés à la sociologie.
2À travers l’usage des connaissances acquises en cours de formation, il convient de savoir si, au-delà du temps consacré à la formation, les diplômés conservent une trace de l’enseignement dispensé et dans quelle mesure ils sont aptes à le mettre en pratique. Le choix du sujet de thèse amène à mesurer la dépendance entre le thème de recherche retenu par le répondant et sa trajectoire professionnelle. On peut en effet se demander si, à l’instar de la philosophie, les thèmes traités sont fortement influencés par « l’empire du milieu » et s’ils subissent une influence normalisatrice de l’académisme disciplinaire (C. Soulié, 1995), ou si, en sociologie, les sujets de thèses, sont plus liés à un intérêt biographique (goût intellectuel ou stratégie professionnelle). Dans ce cas, on doit observer une plus grande diversité des thèmes traités et, éventuellement, des relations plus étroites entre l’intitulé de thèse et les emplois occupés par les diplômés. À travers les représentations que les répondants ont de l’exercice professionnel de la sociologie et du rôle du sociologue, il est possible d’observer quelles sont les représentations les plus communément partagées par eux, mais aussi quelles définitions professionnelles de la sociologie sont liées à ces conceptions. Enfin, l’intérêt d’une analyse des modes d’identification à la sociologie est de cerner les caractéristiques des diplômés qui se disent sociologues ; de ceux qui sont reconnus comme tels par les autres répondants ; et de ceux qui n’obtiennent pas cette reconnaissance ; voire ceux qui ne songent pas à se présenter sous cette étiquette. En somme, il s’agit d’essayer de comprendre les processus communs d’une cohorte de diplômés en sociologie, les amenant à s’identifier comme sociologue.
3Le processus d’identification en question constitue un phénomène complexe. Il peut exprimer l’identification à un métier auquel on se sent préparé par ses années d’études. Il peut aussi traduire un sentiment qui ne s’exprime pas nécessairement au cours de la vie professionnelle, mais qui caractérise la représentation de soi, en raison notamment de la formation suivie. Il est donc nécessaire de ne pas confondre deux manières différentes de s’identifier comme sociologue. L’une, que nous appellerons professionnelle, consiste à établir entre son activité et l’image qu’on se fait du métier de sociologue un rapport de correspondance. Dire « je suis sociologue » peut s’interpréter alors comme « mon activité et mon travail sont semblables à ceux habituellement remplis, à ma connaissance, par les sociologues ». L’autre forme d’identification, que nous appellerons « culturelle », peut s’interpréter comme l’affirmation ou la revendication d’une identité de sociologue, même si, dans la vie professionnelle, on n’est pas reconnu comme tel et qu’on n’exerce pas des fonctions correspondant à l’image qu’on se fait de l’exercice professionnel de la sociologie.
4À terme, cette analyse vise à proposer un système d’explication qui rend compte des relations existant entre les différentes manières dont les diplômés expriment leurs rapports à la sociologie. Par exemple, les savoirs sociologiques mobilisés par les diplômés dans leurs emplois permettent de mesurer le lien avec la sociologie, indépendamment de la présence ou l’absence d’identification « professionnelle » comme sociologue. Plus précisément, l’observation des liens entre l’usage de savoirs et les identités reflète une correspondance étroite.
« Lorsque je me reconnais sociologue ou que je me définis professionnellement comme tel, j’use de la sociologie dans mon travail, la formation acquise influence ma manière de travailler, de concevoir mon environnement professionnel. Elle me procure une spécificité dans l’approche des problèmes qui se posent à moi, dans mon activité » (femme ingénieur d’étude, doctorat).
5Cependant, il est possible d’user de savoirs sociologiques dans un emploi et de ne pas se définir professionnellement comme sociologue.
« Je crois qu’on peut transposer ce qu’on apprend en sociologie à un domaine professionnel. Ce que nous apporte la sociologie, c’est un plus dans le management des hommes, qui fait appel à beaucoup de qualités consensuelles, à résoudre et analyser des situations, à prendre en compte beaucoup de facteurs. [...] Mais je ne m’identifie pas comme sociologue. Moi, mon identité, c’est responsable service retraite. C’est ce qui me convient le mieux [...] » (cadre entreprise, service retraite, doctorat).
6Une telle situation confirme que les liens entre la formation et l’emploi ne se traduisent pas seulement en termes d’identité professionnelle. Avant d’étudier, plus précisément, les rapports que les diplômés entretiennent avec la sociologie en fonction de leurs itinéraires universitaire et professionnel, il convient de préciser la réalité dans laquelle ce lien prend sens. Le terme de formation recouvre traditionnellement l’acquisition d’un ensemble de connaissances théoriques et pratiques, préparant à l’exercice d’un métier ou à celui d’une technique. Cependant, L. Tanguy rappelle que cette notion peut aussi être entendue dans le sens de socialisation. Selon cette acception, la formation / socialisation désigne alors, « non seulement l’acquisition de connaissances, mais aussi un ensemble de dispositions, de savoir être, d’habitudes de pensée et d’attentes acquises simultanément [pendant la formation] dans l’apprentissage de ce métier ou de cette technique » (L. Tanguy, 1986, pp. 99-100). Ainsi, il semble possible de considérer que la formation, en tant que mode de socialisation professionnelle, influence les représentations sociales des diplômés, mais aussi leur rapport à l’environnement. Par exemple, les répondants déclarent avoir hérité de leur formation en sociologie, des savoirs et plus largement une culture ou un mode de pensée spécifique qui modifient non seulement leur rapport au travail, mais aussi à la réalité sociale.
« Oui, je crois qu’à partir du moment où on a commencé la sociologie, on ne cesse pas de l’être. C’est-à-dire que tout ce qu’on vit, on peut être tenté de le catégoriser, de le construire comme situation sociale. C’est vrai qu’on n’arrête pas d’être sociologue quand on rentre à la maison, quand on est en vacances » (chargé de recherche, docteur en sociologie).
« Il m’arrive encore souvent d’ouvrir d’anciens livres de socio. Ça influence mes goûts en matière de livres ou de sorties. Par exemple, au cinéma, je n’ai pas de goût pour les films commerciaux. Pour la télé, c’est pareil. Et c’est vrai que je regarde souvent les émissions à thème, les débats. Je crois que ça, c’est dû à ma formation. C’est une ouverture d’esprit, un intérêt pour les sujets de société. C’est peut-être prétentieux, mais je crois que c’est un peu ça. La sociologie m’a apporté un enrichissement personnel, je n’arrive pas à le détacher de moi » (responsable marketing, diplômé d’un DEA).
7Certes, cet héritage disciplinaire n’est pas spécifique à la sociologie. Il relève, nous l’avons indiqué, d’un processus général de socialisation. Pourtant, comme le dit un chercheur : « Les autres peuvent aussi être obsédés par ce qu’ils font, par ce qu’ils ont appris, mais eux, ils n’ont pas constamment leur objet d’étude devant leurs yeux et en action. » Parce qu’elle a l’avantage d’être plus globalisante, c’est dans la perspective d’une formation entendue comme socialisation que nous nous placerons pour rendre compte des différents domaines de la réalité dans lesquels s’expriment les rapports avec la sociologie. En ce sens, les connaissances acquises et mobilisées dans les emplois, les conceptions du rôle ou du métier de sociologue, mais aussi les modes d’identification à la sociologie sont considérés comme des indicateurs de ce qu’incarne la socialisation au métier de sociologue. Ils sont aussi envisagés comme des catalyseurs des effets produits par cette socialisation.
L’usage de la sociologie dans les emplois
8Face à la diversité des itinéraires de formation et des fonctions professionnelles occupées, l’observation des liens entre la sociologie et les emplois demeure délicate. Pour les diplômés enseignant à l’Université et dans la recherche, ces rapports sont assez facilement identifiables. Il existe des espaces spécifiques de production sociologique, des supports de son évaluation et de sa diffusion qui justifient le rattachement à la spécialité de formation. Il s’agit des diverses formes de publication, des centres et des équipes de recherche, etc.
9Pour les diplômés travaillant hors de l’Université et de la recherche, l’observation de l’utilisation qui est faite au cours de la vie professionnelle des savoirs enseignés pendant la formation peut apporter des renseignements précieux sur l’existence de liens avec la sociologie. D’autres témoignages avaient déjà souligné l’importance des savoirs mis en pratique en dehors des grands organismes publics de recherche ou d’enseignement. Par exemple, R. Sainsaulieu souligne que « beaucoup de sociologues formés à l’Université et par la recherche [...] ont une activité qui inclut une pratique professionnelle de la sociologie (...) même s’ils ne sont pas toujours étiquetés sociologues, leur pratique existe, c’est là un fait majeur pour la discipline scientifique » (R. Sainsaulieu, 1985, p. 124). J. Leroy renchérit en signalant, qu’au-delà des formes les plus variées de statut, de lieu et de fonction, il existe « un ensemble de professionnels qui tous tentent au moins de diffuser dans leur exercice professionnel des méthodes d’analyse propres à la sociologie et, au plus, de revendiquer une production de sociologie » (J. Leroy, 1987, p. 4). L’intérêt de l’étude d’une cohorte est de permettre de situer l’ampleur d’un tel phénomène. Le fait que cette observation ne repose pas sur des personnes qui s’auto-proclament sociologues mais sur des diplômés formés à la discipline, dont on ne suppose pas a priori qu’ils utilisent la sociologie dans leur emploi, accroît son intérêt.
10En effet, le but n’est pas de démontrer qu’il existe bien des usages de la sociologie en dehors de l’Université et de la recherche en sélectionnant une population qui servira cette démonstration. Il est de rendre compte de la réalité d’un usage « extra-universitaire » de la sociologie, de son étendue et de ses limites, mais surtout des processus et des caractéristiques qui déterminent cet usage.
11Au regard des premiers résultats, l’usage de savoirs acquis en sociologie paraît important. Ainsi, nous ne trouvons que 25 % de répondants qui n’auraient jamais eu l’occasion de se servir des connaissances apprises lors de la formation (cf. tableau 42). La part des non-réponses (28 %) commande pourtant de nuancer ce résultat. Un examen plus attentif indique que l’usage des savoirs acquis en sociologie et mis en pratique dans l’emploi concerne avec certitude 47 % des répondants : ceux qui déclarent avoir effectivement utilisé la sociologie au cours de leur itinéraire. L’usage pratique des connaissances universitaires reste donc important, sans être majoritaire. Hors « académiques », les catégories d’emplois occupés ne font pas état de grandes fluctuations. On constate simplement la diminution progressive de l’utilisation des connaissances, des fonctionnaires supérieurs aux professions intermédiaires (cf. tableau 43).
12En revanche, le niveau de diplôme influence fortement l’usage des enseignements acquis lors de la formation. Plus il est élevé, plus le pourcentage de diplômés disant mobiliser des connaissances sociologiques est important. Il atteint 39 % chez les docteurs, 34 % chez les titulaires d’un DEA, 27 % chez les diplômés d’une maîtrise. Toutes les connaissances acquises ne sont pas utilisées avec la même fréquence par les diplômés. D’après les réponses au questionnaire et les entretiens, les méthodes de recherche propres à la sociologie sont le plus souvent utilisées par les répondants, comme l’illustre cet extrait d’entretien (cf. graphe 1- annexe 3).
« Je dirige et j’impulse des études dans plein de domaines, et c’est là que je me sers le plus de la sociologie. En tant que responsable de la formation, par exemple, je suis amené à développer complètement l’approche des besoins de formation et donc, là, on se sert des techniques de questionnaire et d’entretien. C’est des choses dont je me sers en permanence, que ce soit pour la gestion professionnelle, la validation des compétences. Donc, pour moi, l’intérêt de l’enseignement dispensé en socio, c’est surtout l’approche par les techniques et que tous ont forcément appris » (cadre entreprise, formation et documentation, DEA).
13La méthodologie recouvre plus fréquemment les techniques d’observation, mais elle désigne aussi la démarche scientifique à travers l’élaboration d’hypothèses, d’une problématique ou encore d’un modèle d’analyse, comme le souligne ce diplômé :
« Il y a des techniques qui me servent pour ma fonction : les méthodes d’enquête et les concepts sociologiques, bien que je ne puisse pas les définir, si ce n’est par la formulation d’hypothèses, leur validation et la mise en place de théories. Par exemple, nous avons mis en place un accord “cadres”, et c’est la formalisation d’hypothèses sur l’emploi / formation et la construction théorique, par l’élaboration d’un emploi type, qui m’a permis de le faire. C’est vrai, la sociologie je m’en sers tous les jours en entreprise, bien qu’il ne faille pas être très regardant sur la scientificité de la sociologie en entreprise. Il faut effectuer constamment un ajustement » (cadre entreprise, responsable formation, doctorat).
- 1 Bien que le contenu de cette notion demeure souvent flou, comme le rappelle Lucie Tanguy, il reste (...)
14La mise en œuvre de cette méthodologie est d’une importance capitale pour les diplômés. Elle caractérise le métier de sociologue, spécifie sa compétence1 ou bien encore concrétise le lien entre un ensemble de pratiques professionnelles.
« Le nom [métier de sociologue en entreprise] n’existe pas vraiment, mais moi je crois que c’est un vrai métier. Ça ne s’improvise pas. C’est une vraie compétence, il faut des bases, il faut savoir faire un entretien, une analyse, il faut suivre une méthodologie » (femme ingénieur de recherche dans un laboratoire CNRS, détachée d’une entreprise publique, doctorat).
« Je dirais que par ma formation en sociologie, je vais plus loin dans l’analyse que les ingénieurs ou ceux qui viennent d’écoles de commerce » (consultant, doctorat).
« Dans toute la diversité des pratiques que j’ai exercées : l’ingénierie, les études, les contrats, l’enseignement, c’est la sociologie au sens des méthodes qui fait l’unité. Par exemple, quand on répondait à des appels d’offres, on était en concurrence avec des sociologues quand même. C’est-à-dire que ceux auxquels on répondait étaient des appels d’offres de socio ou d’ethno. On avait un label, on employait une méthodologie commune. On avait une méthode à la fois socio, à la fois ethnographique. Pour les études que j’ai faites dans le cadre de l’association ou quand j’exerçais en libéral, c’était pareil, je me servais d’une méthode empruntée à la sociologie. C’est des techniques : les questionnaires, les entretiens, mais c’est pas seulement ça, c’est aussi le fait de développer des analyses qui ont été construites par des sociologues comme par exemple Crozier ou Touraine » (maître de conférences, doctorat, ancien sociologue en profession libérale).
15Les autres matières plus particulièrement investies dans des tâches professionnelles font appel à la sociologie du travail et des organisations et, dans une moindre mesure, de la sociologie urbaine et de l’éducation. Parmi toutes ces connaissances sociologiques, seules celles portant sur le travail et les organisations et sur l’éducation sont significativement liées à une catégorie professionnelle. Sur l’ensemble des diplômés qui se sont servis au moins une fois de la sociologie du travail au cours de leur itinéraire, 43 % étaient des cadres d’entreprises ou exerçaient une activité libérale. Parmi ceux qui ont, plus particulièrement, utilisé la sociologie de l’éducation, 25 % appartiennent aux professions intermédiaires de l’enseignement, du service social ou de la santé.
- 2 Il s’agit d’entretiens réalisés auprès de répondants travaillant hors de l’enseignement et de la re (...)
16Au-delà de la « prévalence » des connaissances acquises à l’Université dans l’activité professionnelle, se pose le problème de leur utilisation effective. Du point de vue de l’enseignement et de la recherche, la mise en œuvre des connaissances sociologiques est relativement claire. D’une manière générale, les enseignants et les chercheurs produisent des connaissances et les transmettent. Ils contribuent ainsi à une meilleure compréhension du fonctionnement du monde social, tout en participant à la consolidation et à l’évolution de leur discipline. Appréhendée hors de son cadre universitaire et scientifique, la description de l’usage des connaissances est beaucoup plus difficile. Dans le cas de la sociologie, la tâche est encore plus ardue. Les résultats de la recherche montrent que ces connaissances se mêlent à d’autres savoirs, hérités d’une formation complémentaire ou antécédente au cursus suivi en sociologie, et à des savoir-faire acquis par l’expérience. Surtout, les connaissances sociologiques sont parfois mises en œuvre au sein d’activités éloignées de celles auxquelles un sociologue est traditionnellement formé (l’étude ou la recherche) (1995, p. 13-33). Dans les entretiens2, les diplômés disent, très généralement, utiliser et non créer des savoirs sociologiques. Les considérant comme étant d’ordre scientifique, ils en réservent la production aux chercheurs. « L’emprise empirique serait trop forte, on est au cœur des turbulences » remarque un sociologue exerçant une activité libérale.
« Moi, je ne produis pas des recherches sociologiques. Je sais que quand je réalise un audit ou quand j’émets des conseils, je ne le fais pas avec toute la rigueur méthodologique et épistémologique que j’aurais pu avoir si j’avais été un chercheur. Je sais pertinemment que je ne produis pas de la science » (junior consultant, DEA).
17Selon un diplômé, ces savoirs ne sont pas le but de la pratique d’une science appliquée, ni ce que les organisations clientes demandent et moins encore ce dont elles ont besoin.
« Nous, notre rôle, c’est de faire passer l’intérêt d’une démarche et la dimension d’une réflexion sociologique, même dans une fonction plus tournée vers la gestion. Par exemple, ça peut être amener un client ou un responsable qui a un problème à reformuler ou à rediagnostiquer la situation et, en général, on arrive à un problème et des solutions tout autres que ceux qui avaient été envisagés. On peut faire prendre conscience de tous les éléments qui participent à un problème donné » (consultante, doctorat).
18Enfin, la temporalité propre à l’entreprise ou aux activités de conseil ne leur permet pas de respecter les exigences habituellement associées à l’exercice scientifique de la sociologie. Cependant, ces diplômés accumulent des informations importantes par l’intermédiaire de leur pratique et de leurs interventions. On suppose que ces matériaux – non exploités ni formalisés, faute de temps – pourraient donner lieu à la production de savoirs sociologiques originaux contribuant à l’avancée de la discipline.
« Je découvre des problématiques qui méritent d’être travaillées. Ce sont des pistes, des nouvelles pistes qui méritent d’être travaillées et là on en revient aux cadres théoriques. Ça peut être des débuts de réponse, mais il faut ensuite élaborer des enquêtes » (cadre entreprise, chargé de mission pour l’emploi, doctorat).
« Du fait de la variété des lieux que je visite, de la variété des problèmes que j’approche, du fait des commandes, j’accumule une information importante qui n’est pas exploitée. Je dis souvent sous forme de boutade que dans le rapport, je ne ressors que 30 à 50 % de l’information que j’ai amassée » (sociologue conseil, doctorat).
19Par ailleurs, ces diplômés affirment produire des savoirs liés au travail essentiel de traduction forgée par la pratique.
« Dans ce travail, tu mobilises des savoirs et tu sais les traduire dans du concret. C’est pas incompatible. Au contraire. Ma pratique peut être productrice de savoirs si tu ne perds pas le lien avec la théorie, avec l’avancée de la recherche et que tu prends du recul sur ce que tu fais. Tu vois, tout ce travail de traduction, du théorique à la pratique et de la pratique au théorique » (consultante, doctorat).
20La création ou l’amélioration d’outils d’observation et d’évaluation constitue aussi une source de savoirs qu’il est difficile de généraliser.
« On peut proposer de nouvelles techniques, améliorer l’outil. Il faut être un peu curieux. Alors, c’est vrai qu’on améliore l’outil pour un cas particulier. Ensuite, l’élaborer comme un outil utilisable pour les autres, c’est plus difficile » (cadre entreprise, formation, documentation, DEA).
21Si la production de savoirs sociologiques est donc plutôt acquise à la recherche, il existe néanmoins une influence bien réelle de la formation sur les pratiques professionnelles des diplômés. Communément reconnue par les répondants interviewés, cette influence se mesure au double rapport que les diplômés entretiennent avec les théories et les techniques sociologiques, imposant une version spécifique de leur activité. Selon eux, elle permet d’exercer plus en profondeur et en finesse. Cette capacité devient d’ailleurs une exigence professionnelle. Grâce à l’association de la théorie et de la technique, les répondants mesurent toute la complexité des problèmes sur lesquels ils travaillent. Par exemple, ils disent ne pas se limiter à l’application d’une technique ou d’une grille d’analyse.
« (...) Je sais que seul un sociologue aura plus de recul par rapport à des problèmes, analysera les phénomènes cachés. Ce qu’on a pour nous, c’est pas seulement un savoir technique, c’est pas seulement l’application d’un modèle. Moi, je suis capable d’appliquer une technique, mais je suis aussi capable de construire l’outil pour appliquer cette technique et je suis capable d’argumenter une tendance par une analyse fine de la situation. C’est pas une simple nomenclature que je propose. Moi, j’ai en plus des consultants, des dispositions intellectuelles » (junior consultant, DEA).
22La spécificité méthodologique de la sociologie est donc présentée comme l’élément central de la compétence. Elle est considérée comme l’une des clefs de la rhétorique professionnelle déployée par ces anciens diplômés dont la réussite suppose, entre autres choses, l’adhésion du public à l’argumentation et aux valeurs qu’elle défend (C. Paradeise, 1985). On constate d’ailleurs, à titre d’exemple, que des journalistes du journal Le Monde se sont appropriés l’argumentation employée par des sociologues praticiens et des consultants convertis à la sociologie. Ainsi, dans deux articles, on peut lire une prophétie qui reprend les arguments développés par les répondants (le Monde, 22 octobre 1996, rubrique « Initiatives », p. IV, Le Monde, 22 janvier 1997, rubrique « management », p. IV). Cette prophétie annonce le prochain déclin des services offerts par les ingénieurs et les écoles de commerce dans les secteurs du conseil en organisation, en management ou en stratégie. Ce déclin serait dû à la découverte du facteur humain par les entreprises, mais surtout à l’incapacité des modèles – traditionnellement proposés par les professionnels du conseil – à prendre en compte ce facteur. La limite de l’arsenal des procédures standardisées est source de « danger » (littéralement dans l’article). Elle aboutit à des échecs et érode la confiance des entreprises clientes. L’avenir serait donc lié aux savoirs et aux méthodes propres aux sciences sociales, et en particulier à la sociologie, dont les journalistes vantent les avantages. Les sociologues ne se contentent pas de « plaquer des modèles » à « l’efficacité limitée dans le temps ». Ils ne raisonnent pas qu’en termes de rentabilité, investissement, coût et réduction des coûts. Au contraire, de l’avis des journalistes, les sociologues proposent des techniques, « réalisent des entretiens desquels surgissent les enjeux de pouvoir », les « non-dits », « apportent des outils conceptuels et parviennent donc à formaliser ».
Une démarche spécifiquement sociologique
- 3 Nous rappelons qu’il était demandé dans le questionnaire si les diplômés, de par leur formation de (...)
23Le souci d’une démarche proprement sociologique est aussi au cœur des préoccupations des diplômés. « La sociologie, c’est avant tout une démarche, une formation, un acquis théorique et méthodologique » précise ce titulaire d’un DEA. Avant d’en présenter les principales caractéristiques, il importe de souligner que la grande majorité des répondants, 80 %, dit développer, en raison de la formation acquise, une démarche différente de celle de ses collègues3. La démarche sociologique est décrite le plus souvent comme une approche plus large, plus globale des problèmes professionnels auxquels sont confrontés les diplômés (organisation, tâches, collègues, clients, etc.). Cette vision d’ensemble suppose une mise en relation des différents éléments constituant l’environnement professionnel. La capacité analytique est une autre disposition, héritée de la formation, révélatrice de la démarche sociologique. Cette analyse s’applique autant à l’environnement professionnel qu’aux diplômés eux-mêmes. En effet, ceux-ci se sentent porteurs d’une capacité d’objectivation qui n’est pas sans rappeler la pratique réflexive défendue par Pierre Bourdieu, comme étant caractéristique de la science sociologique. D’ailleurs, les termes « recul » et « critique » sont fréquemment cités par les diplômés pour spécifier leur démarche professionnelle. Cette forme d’« intelligence du social », selon les termes de J.-M. Berthelot, fournirait une compréhension théorique et critique de leur travail, mais aussi une disposition particulière vis-à-vis de leur environnement (J.-M. Berthelot, 1990). Cette disposition incite à « comprendre avant d’agir », souligne un répondant, et intègre également des variables telles que les facteurs sociaux, les relations et les stratégies collectives.
« La sociologie m’a apporté une ouverture sur des systèmes sociaux très divers et une compréhension plus enrichie du système social dans lequel nous vivons. La sociologie m’a appris aussi à relativiser un certain nombre de logiques d’entreprise et de sociétés et enfin à avoir un certain recul et une capacité d’analyse très importante dans mon travail » (cadre entreprise, service personnel, DEA).
24Si cette conviction est partagée par-delà la diversité des pratiques, par l’ensemble des répondants, elle n’est cependant pas toujours facile à mettre en œuvre pour les praticiens de la sociologie. Les principales causes de celte difficulté résident dans une démarche fondée sur la définition scientifique de la sociologie. Or, celle-ci s’adapte mal aux obligations auxquelles les entreprises et les cabinets conseil doivent obéir, quand elle ne se heurte pas à leur culture.
La difficulté des praticiens à mettre en œuvre une démarche sociologique fondée sur un modèle scientifique
- 4 Tous les diplômés praticiens interviewés émettent au moins une de ces difficultés, liées à leur pra (...)
25Comme certains indices le suggèrent, l’entreprise et le monde des médias s’ouvrent à la sociologie. Néanmoins, la difficulté de mise en œuvre de la démarche sociologique, hors de l’enceinte universitaire et des grands centres publics de recherche, reste entière. Les contraintes propres aux organisations économiques et à l’exercice d’une activité libérale sont une première explication de cette difficulté. Lorsque ces contraintes ne sont pas incompatibles avec l’idée que les répondants se font de la démarche sociologique, elles se révèlent un obstacle pour les diplômés. Elles les incitent à des compromis, à des négociations constantes et suscitent bien souvent des frustrations. Les plaintes que les diplômés interviewés émettent sur la difficulté de mettre en œuvre cette démarche dans leur activité vont au-delà du simple constat4. Elles requièrent une interprétation sur la base des normes qui régissent la démarche sociologique auxquelles les répondants adhèrent. Nous avons identifié cinq principaux éléments justifiant l’inadéquation entre une démarche sociologique et sa pratique réelle : l’élément « commercial », l’élément « salarial » ou « service », l’élément « temporel », l’élément « opérationnel », l’élément inhérent à la « formulation » des services rendus par les praticiens.
26La réalité économique de la pratique « praticienne » est un élément essentiel pour les diplômés interviewés, surtout pour ceux exerçant une activité libérale. Ils doivent, avant tout, se préoccuper des problèmes de rentabilité ou de coût. « Le commercial, c’est le nerf de la guerre, c’est ce qui vous donne du travail » dit ce consultant. Selon eux, la démarche sociologique pâtit nécessairement des contraintes commerciales générées par leur pratique. Elles les contraignent à privilégier la rentabilité au détriment de la mise en pratique de la démarche proprement sociologique.
« Je suis parfois obligé de prendre tout et n’importe quoi. Lorsque j’ai débuté, c’était toujours comme ça, je sautais du coq-à-l’âne, je prenais tout ce qu’on me proposait pour pouvoir vivre. Au final, je travaillais sur tellement de sujets que je n’étais le spécialiste de rien et que je ne pouvais jamais approfondir ma démarche, ni me spécialiser dans un domaine. Mais bon, c’était des stratégies commerciales, il fallait que je sois polyvalent » (maître de conférences, consultant, doctorat).
« Il faut que je vive, il y a d’abord une réalité économique, hors de la fonction publique. Or, la difficulté, c’est que c’est un travail sans perspectives, extrêmement fluctuant. Actuellement, j’ai quelques contrats, ça me donne une activité jusqu’aux mois de mai-juin. Après, je ne sais pas. [...]. Au niveau financier, si on avait que des contrats de travail classiques, des appels d’offres de recherche, il faudrait que je demande le R.M.I. Hein, c’est pas possible ! Alors, je travaille surtout sur des commandes privées ou des commandes de collectivités. Sinon, on s’en sort pas. Mais, j’essaie toujours d’obtenir une fois par an un appel d’offres de recherche et je distingue tout à fait ce type de travail de l’autre type. Donc, je garde quand même toujours un contrat. C’est un peu ma danseuse, mon violon d’Ingres. C’est quelque chose qui m’intéresse, c’est pas le même investissement. On peaufine, on va dans le détail, on passe du temps dans l’analyse. C’est ce qui me permet de garder un certain équilibre » (consultant conseil et études, doctorat).
27Le deuxième élément de tension est l’état de dépendance dans lequel l’entreprise ou le client les place. Cette dépendance est donc inhérente à l’aspect commercial de l’activité praticienne d’une part, et aux objectifs de l’organisation qui rémunère les diplômés, d’autre part. Cependant, contrairement à l’aspect commercial, la dépendance pèse plus fortement sur les salariés que sur les diplômés exerçant une activité libérale. Des logiques argumentaires établissent des degrés de dépendance. Comme maints experts en entreprise, plus les sociologues sont intégrés dans l’organisation économique, dans des services « opérationnels », plus ils sont dépendants, donc moins objectifs, moins critiques, moins en position d’adopter une démarche sociologique.
« Lorsque vous êtes salarié dans une entreprise ou que vous êtes payé pour réaliser une étude pour une entreprise, vous avez des liens de subordination avec le client, mais ils sont quand même plus ou moins importants. Si j’étais salarié, il y aurait une subordination totale du point de vue juridique du contrat de travail. Et encore, il existe des paliers. Pour celui qui est intégré dans un service de ressources humaines, la distanciation n’existe plus du tout, on le payera pour des tâches directement opérationnelles dans lesquelles sa réflexion critique sera moindre. Alors, après, s’il est dans un service de prospectives, d’études internes, etc. Il aura déjà un degré de distanciation interne qui sera plus grand pour un consultant interne et encore plus grand pour un consultant externe. Donc oui, je ressens une distanciation plus grande, mais qui n’est pas toujours facile à tenir » (consultant, DEA).
« Si on a la chance d’être dans une direction de la recherche comme chez X ou Y, on doit bien sûr répondre à la demande interne. S’il y a des demandes de recherche, on peut également proposer des lignes de recherche et, à partir de là, ça se négocie. Par exemple, j’ai réussi à négocier une recherche sur les inégalités d’emploi et les différences de conditions de travail entre les hommes et les femmes C’est-à-dire que vous avez votre équipe personnelle de chercheurs. C’est vrai que ce qui est important en entreprise, c’est qu’on est payé par le patron, mais qu’il faut rendre compte des résultats aux partenaires sociaux, aux gens que vous avez interviewés. On va parler aux syndicats de manière plus ouverte et c’est ça qu’il faut négocier avec la direction. C’est pas évident mais on y arrive très souvent. De cette façon, on est moins soumis aux pressions. Par ailleurs, il fait s’appuyer sur des réseaux informels, trouver des relais auprès de patrons plus éclairés, auprès de chefs d’unités ou d’individus qui sont intéressés par l’approche sociologique et, à partir de là, faire connaître son travail. Moi, par exemple, j’ai une stratégie consistant à publier dans des revues scientifiques et d’écrire des livres » (femme ingénieur de recherche dans un laboratoire CNRS, détachée d’une entreprise publique, doctorat).
28Le troisième élément concerne les obligations de délai auxquelles les diplômés sont tenus dans leur travail supposent aussi d’accommoder la démarche sociologique.
« [...] Une enquête sociologique, ça demande du temps. L’élaboration est longue. Ça, c’est fréquent, très fréquent quand vous intervenez en entreprise. C’est pas le même espace temps. Les consultants, par contre, ils vont vite. Ils ont le même espace temps qu’eux, mais ils ne font pas la même chose que nous. Une enquête un peu sérieuse, élaborée, ça demande du temps, au moins un an ou deux. Alors après ils ne vous la financent plus. C’est vraiment quelque chose qui vous surprend et qui devient une logique quand vous faites ce type d’études » (maître de conférences, consultante, doctorat).
29L’« opérationnalité » de la pratique est le quatrième élément qui requiert une réadaptation de la démarche mise en œuvre en sociologie. Pour certains, l’« opérationnalité » suscite de telles modifications que la démarche sociologique s’en trouve invalidée.
« Quand un sociologue entre dans l’entreprise ou répond à des demandes, on lui demande deux choses : d’utiliser une méthode, mais surtout d’apporter des éléments de réponses. Il faut aller au-delà du diagnostic. Mais alors là, je crois que ça relève plus de la sociologie. La frontière est là » (chargée d’études, entreprise, DEA).
« C’est difficile de passer de l’aspect études à l’opérationnel, parce qu’est-ce qu’un sociologue, c’est quelqu’un qui regarde, qui examine. Or, en entreprise, si vous n’êtes pas en plus opérationnel, vous ne tenez pas longtemps. Un sociologue c’est un voyeur, pas un acteur. Il étudie des comportements, des phénomènes et tout ça sur la durée. C’est difficile d’appliquer ça en entreprise » (chargé des relations sociales, DEA).
30Pour d’autres, cette demande d’« opérationnalité » de la sociologie par les entreprises clientes ou employées ne remet pas totalement en cause la démarche, mais la rend difficile à assumer.
« Oui, je pense que la sociologie peut être opérationnelle, mais pour ça il faut qu’on nous laisse du temps et une grande marge de manœuvre pour “penser” et ça c’est du temps pour l’entreprise qui n’est pas productif. C’est une confrontation logique » (chargé de mission pour l’emploi, entreprise, doctorat).
31Enfin, l’exercice « praticien » nécessite un travail de « reformulation » des énoncés sociologiques dans tout service rendu par un expert à une clientèle. Il suppose que les sociologues abandonnent le style trop académique et s’adaptent à leur auditoire.
« Il y a une exigence de lisibilité. Pas forcément de simplification, mais de lisibilité que nous n’avons pas dans nos revues académiques. Mais ça a un effet bénéfique, pédagogique. On est amené, par exemple, à expliciter toutes les notions sociologiques qu’on utilise habituellement sans prendre la peine de les expliquer. Et puis, on raccourcit aussi, parce que l’entreprise est intéressée par les résultats de l’enquête. Toute la partie méthodologie, etc., n’est généralement pas reprise » (femme ingénieur de recherche dans un laboratoire CNRS, détachée d’une entreprise publique, doctorat).
32Ce travail de « reformulation » est aussi conditionné par le statut (salarié ou consultant) qui lie les sociologues à cette clientèle, restreignant parfois la liberté des propos. Cependant, il serait erroné de penser qu’il existe un monde ou une profession où cette liberté est acquise sous toutes ses formes. Toute personne qui énonce un discours doit respecter les cadres (règles, valeurs, etc.) qui régissent le milieu de l’auditoire à qui il s’adresse, par qui il veut être entendu, compris, ou qu’il souhaite convaincre. Ces cadres normalisent les propos qu’il peut tenir, tant dans leur forme que dans leur contenu.
« Il y a un gros travail de reformulation à effectuer, car il existe toujours le risque que votre élude ou votre diagnostic passe mal si on utilise un langage trop scientifique ». « Et puis c’est clair, on ne peut pas tout dire ou tout renvoyer n’importe comment. Mais ça, on ne l’apprend pas à la fac en socio » (chargée d’études, DEA).
Les thèmes de recherche choisis en maîtrise, DEA et thèse, et les itinéraires des répondants
- 5 Nous avons procédé personnellement à la répartition des thèses entre chacune des spécialités sociol (...)
33D’une manière générale, les sujets de recherche, traités en sociologie par les répondants à l’enquête, sont assez divers, aussi bien du point de vue de l’objet que de la géographie ou de la spécialité de rattachement (cf. annexe 4)5. Parmi d’autres mémoires de maîtrise ou de DEA, on recense : « les tsiganes » en sociologie de la démographie, « la rhétorique du discours chez François Mitterand » en sociologie politique, « le pouvoir d’achat des agriculteurs beaucerons » en sociologie rurale, « l’impact social et urbain du métro à Clichy » en sociologie urbaine, « le graphisme chez le jeune enfant » en sociologie de l’éducation, « la consommation d’alcool » en sociologie de la santé, « le dandysme au xixe siècle » en sociologie de la culture, « la symbolique du rat » (dans la bande dessinée) en sociologie de l’art, etc.
- 6 Nous avons vérifié, auprès du département de sociologie de l’université de Paris V, que cette thèse (...)
34La même diversité est à relever quant aux sujets de thèse. Ils confinent parfois à l’inattendu, comme l’illustre cette recherche, réalisée par un médecin inscrit en doctorat de sociologie, portant sur « L’étude du déterminisme de la ventilation thermique et odorifère chez l’abeille6 ».
35Par ailleurs, les étudiants s’apparentent à des itinérants et nous font visiter la France, ses régions, mais aussi l’Espagne, le Nicaragua, l’Afrique, le Maghreb, la Pologne, etc.
36Cette situation est très différente de celle observée en philosophie par C. Soulié et s’explique, pour l’auteur, par la constitution d’« habitus disciplinaires spécifiques » (1995). En philosophie, la tradition intellectuelle de cette discipline influence fortement le choix des sujets de recherche. Elle favorise ceux portant sur l’histoire de la discipline, représentant plus d’un tiers des thèmes traités par les étudiants en maîtrise ou en DEA. La modestie des effectifs en philosophie, l’homogénéité du recrutement, la centralisation des procédures de sélection du corps enseignant et le poids que l’enseignement secondaire fait peser sur cette discipline (CAPES ou agrégation) confèrent à la philosophie une identité originale et une orthodoxie qui rejaillissent sur les choix des sujets de recherche.
37Rien de tel en sociologie, souligne l’auteur, et l’on ne peut que souscrire à cette déclaration. La sociologie est beaucoup plus indépendante de l’enseignement secondaire et échappe à sa normalisation. Les étudiants viennent d’origines universitaires diverses. En DEA et en doctorat, beaucoup sont issus d’une formation continue et ont un passé professionnel. La sociologie est une science récente, son enseignement l’est plus encore, et ses frontières avec l’économie, la démographie, la politique ou l’anthropologie sont relativement floues. Ces caractéristiques expliquent, en partie, que les sujets de mémoire et de DEA, mais aussi de thèses, ne soient pas des sujets d’érudition ni d’histoire de la discipline, d’histoire des idées ou des grands auteurs. Ce sont plus fréquemment des sujets circonscris et, pour un certain nombre (estimé à 20 %, en maîtrise, DEA et 25 % en thèse) situés à la lisière entre la sociologie et d’autres disciplines (cf. annexe 4). Comme nous l’avions constaté pour l’entrée dans cette formation, le choix est lié à un intérêt personnel, la trajectoire sociale, familiale, l’origine ethnique, mais aussi professionnelle de l’étudiant (cf. annexe 4). Cependant, certaines spécialités sont plus fréquentées que d’autres (cf. tableaux 44-45). Les étudiants en maîtrise, en DEA et en thèse optent plus souvent pour la sociologie de l’éducation (10 % des mémoires, 11 % des thèses) et pour la sociologie du travail (16 % des mémoires, 17 % des thèses). Par ailleurs, la sociologie de la culture attire un très grand nombre d’étudiants en maîtrise et en DEA, mais très peu de thésards, qui lui préfèrent, peut-être, des spécialités (et des sujets) réputées plus sérieuses. Ainsi, les thèmes divertissants, proches des faits de sociétés ou du sens commun comme « les femmes et la drague », « l’identité féminine », « les enquêtes et les styles de vie », « le tourisme », « la danse comme moyen d’expression ou aliénation du corps », « les musiciens de rock », contenus dans les mémoires de maîtrise ou de DEA, ne sont pas abordés dans les thèses soutenues par les répondants à l’enquête (cf. annexe 4).
38Enfin, la variable sexuelle influence la spécialité du sujet traité par l’étudiant. Parmi les thèses soutenues en 1984 et 1985, on constate que les femmes s’orientent plus fréquemment vers la sociologie de l’éducation, de la santé, de la culture, des médias et des religions. Les hommes sont nettement plus nombreux en sociologie rurale, urbaine, en méthodologie, en économie, en politique, en sociologie du travail (cf. tableau 46). Cette répartition reflète la division des rôles sociaux qui s’opère, selon les sexes, à l’échelle de la société, et qui établit des rapports différenciés entre les hommes et les femmes avec les domaines du travail, de la politique, de l’éducation, etc.
39Au sujet du lien entre le thème de recherche et l’itinéraire professionnel, on observe que, pour environ 27 % des mémoires et 25 % des thèses, ce lien apparaît immédiatement à la lecture du sujet et à celle du dernier emploi occupé (cf. annexe 4). Cette relation est particulièrement évidente pour les travailleurs sociaux, les instituteurs et les autres professions intermédiaires de la santé, de l’enseignement (formateurs, éducateurs spécialisés, conseillers d’éducation, etc.). La plupart d’entre eux, 42 %, choisissent des thèmes rattachés à la sociologie de l’éducation, de la santé ou des professions du travail social.
40Pour les autres grandes catégories d’emplois, la relation du thème de recherche et l’itinéraire universitaire est moins évidente, mais les entretiens réalisés auprès des répondants montrent qu’elle n’est pas aussi négligeable. Ainsi, le thème du vieillissement choisi comme sujet de thèse par cette répondante, maître de conférences, ne doit rien au hasard. Il s’explique par son itinéraire professionnel. Avant d’entreprendre un doctorat, cette répondante, enseignante en formation continue à l’Université, avait réalisé des contrats de recherche dans ce domaine.
« Quand je suis arrivée, j’avais une maîtrise en sciences de l’éducation. J’ai passé mon DEA. Après, comme je travaillais en formation continue plutôt sur la question du vieillissement, je me suis dit, je vais faire ma thèse sur la question que je connais, sur celle du vieillissement. Donc là, je suis allée voir, la personne qui me paraissait la plus compétente sur mon sujet. Voilà, j’ai fait ma thèse parce que j’avais choisi ce sujet » (maître de conférences, doctorat).
41Chez cette répondante, la relation entre l’objet de recherche et son itinéraire professionnel devient d’ailleurs si étroite, que son identité professionnelle est totalement liée au thème du vieillissement. Pour cette raison, elle ne se présente pas en tant que sociologue, mais en tant que professionnelle du vieillissement.
« En fait, j’avais fait sciences de l’éducation et de la communication, mais j’ai plutôt le sentiment de m’être formée sur le tas, à partir du moment où j’ai commencé à travailler. [...] C’est vrai que dans le domaine du vieillissement je retrouve des éléments de ces deux disciplines. [...] Simplement, je n’arrive pas à me définir comme quoi que ce soit. Rarement comme sociologue, pas du tout comme anthropologue, pas non plus comme gérontologue. J’aime pas beaucoup les étiquettes, je m’intéresse à la question du vieillissement. [...] »
42Probablement, la faible accumulation des connaissances en sciences sociales, sur ce thème, favorise une identification par l’objet, une compétence d’expert.
« Dans le domaine du vieillissement, il y a très peu de gens en sciences sociales. C’était essentiellement dans des revues spécialisées dans la gérontologie, aussi dans le champ des sciences de l’éducation. Et on était à l’époque très en lien avec le Québec, quand j’ai publié là-bas. [...] Dans le domaine du vieillissement, j’ai mon secteur. C’est un tout petit domaine, donc tout le monde connaît tout le monde, j’y suis à l’aise, j’y ai beaucoup d’amis, j’aime bien la qualité de ces relations. [...] »
43D’autres entretiens font valoir l’existence d’une relation entre le thème de recherche et l’itinéraire professionnel du diplômé, sans qu’elle conduise nécessairement à ce que les répondants s’identifient totalement à l’objet. C’est le cas de ce cinéaste qui a soutenu une thèse sur la mort d’un village des Hautes-Alpes, relatant l’expérience vécue de villageois ainsi que leurs rapports avec le cinéaste et le film dont ils furent des acteurs.
« Moi, c’est mon travail qui m’a fait venir à la sociologie. Je ne voulais pas faire de sociologie pour en faire mon métier. Je voulais savoir comment les gens que je filmais vivaient, comment, à un certain moment, faire telle chose pouvait révéler telle culture. Vous voyez, je voulais donner un sens sociologique à mes films [...] » (cinéaste, doctorat).
44Le sujet de thèse de ce répondant, maître de conférences, se rapporte lui aussi à son histoire professionnelle.
« Ma thèse portait sur les comités d’entreprise et la relation travail loisirs, ce qui m’a amené à la culture relation travail loisir et relation avec les catégories sociales, culture des cadres et culture populaire. Ce choix s’est fait en fonction d’opportunités. À l’époque, j’avais retrouvé un travail pendant mon DEA dans une structure qui vendait des loisirs aux comités d’entreprises. Donc, je me suis dit que j’allais lier mon activité professionnelle et mon DEA. Donc, je n’avais pas de thème précis, mais je cherchais une cohérence à chaque fois entre mes acquis professionnels, mes savoirs, et puis quand même des choses qui m’intéressaient. Donc j’en suis venu par le biais des loisirs à faire socio du travail. Voilà. Parce qu’après j’ai eu l’occasion de répondre à un appel d’offre, j’avais déjà bien avancé ma thèse, sur la vie sociale dans l’entreprise, il voulait un étudiant donc j’ai été sélectionné et par ce biais j’ai obtenu une bourse » (maître de conférences, doctorat).
45Comme l’indiquent ces entretiens, mais aussi les données sur l’entrée en sociologie, et celles portant sur les cursus universitaires, le lien entre les sujets de recherche et les itinéraires professionnels se vérifie en amont de la formation. En ce sens, même si les tableaux récapitulatifs présentant l’intitulé des thèses et le dernier emploi occupé par le répondant en donnent certains indices, il est difficile d’affirmer que le sujet du mémoire de maîtrise, de DEA ou celui de thèse conduit à une filière précise d’emplois (cf. annexe 4). En revanche, nous estimons que la filière d’emplois dans laquelle l’étudiant travaillait (avant d’entreprendre ses études, ou parallèlement à elles) l’invite à définir une stratégie à visée professionnelle : opter pour un thème qui correspond à son itinéraire. Le but est de valoriser cet itinéraire ou de maximiser la réussite du mémoire ou de la thèse. Le répondant est déjà familiarisé avec ce sujet et il jouit d’un patrimoine : terrain de recherche, données, connaissance des acteurs, etc.
Notes
1 Bien que le contenu de cette notion demeure souvent flou, comme le rappelle Lucie Tanguy, il reste fortement attaché, pour les auteurs qui l’emploient, à l’idée de valorisation des qualités du travailleur. Celle-ci place la situation d’activité au centre de la définition des capacités professionnelles. Ainsi, la notion de compétence associerait aux savoirs acquis (pendant la formation) les savoir-faire acquis par expérience et mobilisés dans la situation de travail. C’est dans cette acception que nous utilisons cette notion. Cf. Lucie Tanguy, « La formation, une activité sociale en voie de définition ? », in Michel de Coster, François Pichaut, Traité de sociologie du travail, Bruxelles, Ed. de Boeck Université, 1994.
2 Il s’agit d’entretiens réalisés auprès de répondants travaillant hors de l’enseignement et de la recherche, ou auprès de ceux cumulant des fonctions académiques et des activités d’étude ou de conseil.
3 Nous rappelons qu’il était demandé dans le questionnaire si les diplômés, de par leur formation de sociologue, pensaient avoir une démarche intellectuelle différente de leurs collègues dans l’exercice de leurs fonctions. Les diplômés occupant des emplois dans l’enseignement supérieur et la recherche ont été exclus de cette analyse, car il serait bien entendu embarrassant, pour eux, de dire en quoi leur démarche pourrait se distinguer de celle de leurs collègues. Dans leur esprit, ce terme peut désigner d’autres sociologues avec qui ils travaillent au quotidien.
4 Tous les diplômés praticiens interviewés émettent au moins une de ces difficultés, liées à leur pratique, parmi celles que nous exposons, ci-dessous.
5 Nous avons procédé personnellement à la répartition des thèses entre chacune des spécialités sociologiques, en nous appuyant sur la nomenclature construite par le fichier central des thèses. Nous avons, ensuite, confronté notre répartition au jugement de quatre sociologues.
6 Nous avons vérifié, auprès du département de sociologie de l’université de Paris V, que cette thèse avait bien été soutenue en sociologie, conformément à ce que déclarait ce répondant dans le questionnaire que nous lui avons adressé, et à ce qu’annonçait le fichier central des thèses de l’université de Paris-X-Nanterre. Cette thèse a été encadrée par M. Rémy Chauvin, alors professeur de sociologie à l’université de Paris V (issue d’une formation initiale en biologie), spécialisé en sociologie animale et expert de la société animale des abeilles. Il fut par ailleurs, directeur du laboratoire de sociologie animale qui existe toujours.
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