1Les études parues au cours des vingt dernières années sur l’histoire des villes de la France méridionale au Moyen Âge ont été précédées d’une production livresque abondante, répartie en plusieurs vagues.

2La première remonte au XVII^e siècle, où les villes s’exaltent dans leurs « antiquités », en accumulant les témoignages d’une fondation reculée. Ce flux, qui s’accompagne des progrès de l’érudition, revêt des aspects positifs, en particulier la publication de documents dont certains ont disparu par la suite. Il présente également des côtés négatifs, car il porte bien des conceptions fausses, constamment reprises ultérieurement et considérées comme des vérités.

3La seconde vague de l’histoire des villes méridionales intervient au XIX^e siècle, dans le cadre d’une croissance rapide, qui suscite un grand intérêt pour le fait urbain, en même temps que le souci de fixer un passé en voie de disparition – avec l’image d’une société exempte de tensions. L’urbanisation ouvre d’ailleurs un marché pour l’histoire urbaine. Enfin, joue certainement l’idée, vulgarisée – bien à tort – par Augustin Thierry et ses épigones, que les villes médiévales ont constitué le laboratoire des libertés républicaines. L’âge d’or de la monographie urbaine trouve ainsi place entre 1830 et 1900. Si elles véhiculent beaucoup de stéréotypes, les publications de cette époque bénéficient également des acquis du « positivisme » historique. L’érudition locale, qui participe largement, à la fin du XIX^e siècle, de l’histoire « scientifique », contribue à l’établissement précis des faits et donne l’édition critique de nombreux documents. Parallèlement, les services de l’État réalisent l’inventaire des fonds d’archives. L’Université accompagne cette vague ; cependant, on note alors peu de thèses spécifiquement consacrées aux villes médiévales. L’histoire urbaine se trouve englobée dans des études sociales d’ordre plus général. Ainsi dans l’ouvrage de Paul Dognon intitulé Les institutions politiques et administratives des pays de Languedoc du XIII^e siècle aux guerres de religion, 1895, qui comporte d’excellents points de vue sur les communautés, leur organisation et leur système fiscal.

4Sous l’influence de la géographie régionale et celle de deux ouvrages fondamentaux de Marc Bloch, Caractères originaux de l’histoire rurale française, 1931, et La société féodale, 1939-1940, l’Entre-deux guerres et les décennies immédiatement postérieures à 1945 marquent l’hégémonie de l’histoire des campagnes, qui comporte des variations nombreuses sur le thème « seigneurs et paysans » et sur le féodalisme. Dans la plupart des cas, les ouvrages qui en traitent ignorent complètement la ville. Or, si l’on peut à juste titre affirmer le primat du rural et de l’agriculture dans l’économie du Moyen Âge, il paraît non moins assuré que le pôle urbain occupe dans le monde féodal une place essentielle. Ville et campagne sont alors des entités complémentaires et non point antagonistes.

5La domination de l’histoire rurale durant un certain nombre de lustres dépend aussi de la volonté clairement affichée de faire l’histoire des sujets plutôt que celle des princes et des rois ; elle tient également à la conscience que la paysannerie traditionnelle trouve sa fin autour de 1950. Dans ce contexte, l’histoire urbaine est longtemps demeurée marginale, malgré les interrogations suscitées par la crise de 1929 et ses suites et par les oeuvres d’Henri Pirenne (notamment Villes et institutions urbaines, 1939). Pour le Midi, après la thèse de R. Limouzin-Lamothe (La commune de Toulouse et son plus ancien cartulaire, 1932), on ne compte que celle d’André Dupont, Les cités de la Narbonnaise première depuis les invasions germaniques jusqu’à l’apparition du consulat, 1942. Roger Grand publie Les paix d’Aurillac en 1944, mais il faut ensuite attendre dix ans pour que paraissent la thèse de Philippe Wolff (Commerce et marchands de Toulouse, c. 1350-c. 1450) et l’ouvrage de John Hine Mundy (Liberty and Political Power in Toulouse 1050-1230) et pour que reprennent de manière significative les études sur les villes méridionales.

6Philippe Wolff contribue fortement à relancer l’histoire urbaine dans les années soixante. Le Comité international des sciences historiques soutient dans ce moment la création d’une Commission d’Histoire des villes qu’il co-préside. Avec Philippe Dollinger, il met au point, en 1967, une Bibliographie des villes de France, qui constitue le point de départ obligé de toute recherche en ce domaine. Il prend l’initiative de la collection « Villes et pays de France », éditée par Privat, avec le projet de mettre à la disposition d’un large public les acquis de la recherche universitaire. Cette série comporte à ce jour vingt-quatre volumes intéressant des cités méridionales. Son succès commercial a entraîné le développement de collections parallèles, chez Horvath et Edisud notamment ; elles sont venues s’ajouter aux publications promues et financées par de grandes villes comme Bordeaux et Marseille.

7Ces collections manifestent un retour de l’urbain qui marque également la production universitaire française. Au niveau du doctorat d’État, le nombre des thèses consacrées à l’histoire urbaine entre 1975 et 1990 équilibre le nombre de celles qui concernent l’histoire rurale. Pour le Midi et depuis 1970, Saint-Flour, Poitiers, Aix, Arles, Chambéry, Périgueux, Agde, Grasse et Tarascon ont fait l’objet d’études doctorales. Le point bibliographique et scientifique peut être dressé à l’aide de deux ouvrages publiés sous les auspices de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur, l’un en 1991 : L’histoire médiévale en France. Bilan et perspectives, et l’autre en 1992 : Bibliographie de l’histoire médiévale en France 1965-1990.

8Ces ouvrages indiquent la tendance actuelle de l’histoire des villes. Il en va de même des deux volumes de l’Histoire de la France Urbaine consacrés au Moyen Âge (1981), qui présentent en outre l’avantage de comporter beaucoup d’exemples méridionaux, en raison de la participation d’historiens du Midi (Paul-Albert Février, Michel Fixot et Jacques Rossiaud).

9La tendance paraît double. C’est d’abord celle d’une histoire globale qui ne laisse rien dans l’ombre ; elle aborde tous les thèmes de l’anthropologie historique : l’alimentation, la fête, la sexualité, la sociabilité, la maladie, l’exclusion, la violence, la criminalité, par exemple ; on constate aussi que les données topographiques et monumentales sont désormais systématiquement analysées en termes de pouvoir et de rapports sociaux. Tout cela est très positif. On note, malgré tout, le délaissement de l’économique, de l’institutionnel et du politique, de sorte que l’histoire globalisante aboutit à une forme de pulvérisation et de dissolution de son objet. La multiplication des travaux sur la construction, la maison, les femmes, les juifs, la prostitution, les confréries, les dévotions, entre autres, enrichit le champ des connaissances, mais l’étude de ces thèmes pour eux-mêmes estompe les perspectives d’ensemble. Les synthèses générales, articulant la totalité des phénomènes urbains, sont pratiquement inexistantes.

10L’histoire rurale a fait naître des modèles opératoires, mais la modélisation demeure peu poussée en histoire urbaine. De la sorte, un bilan des livres les plus récemment consacrés à l’histoire des villes du Midi médiéval ne peut qu’esquisser les progrès, les lacunes et les impasses de cette dernière, par périodes et par grands thèmes.

Antiquité tardive et Haut Moyen Âge

11Pour les époques les plus anciennes, aucune nouveauté marquante. Les études demeurent avant tout d’ordre topographique. La série consacrée à la topographie religieuse des villes de Gaule des origines à la fin du VIII^e siècle (1976 et années suivantes – sous la direction de Nancy Gauthier et Jean-Charles Picard), amplifie les études de Jean Hubert, reprises en volume (Arts et vie sociale de la fin du monde antique au Moyen Âge, 1977), et prolonge la thèse de Paul-Albert Février sur Le développement urbain en Provence, de l’époque romaine à la fin du XIV^e siècle, 1964. Il faut aussi noter l’ouvrage de Carl-Richard Brühl, Palatium und Civitas. Studien zur Profantopographie Spätantiker Civitates von 3. bis 13. Jahrhundert. 1. Gallien, 1975. Ce livre met en évidence la fixité des lieux de pouvoir dans la topographie urbaine.

12Il convient de reconsidérer la « désurbanisation » du Haut Moyen Âge. Elle n’a eu ni la soudaineté, ni l’ampleur qu’on lui prête depuis longtemps. L’archéologie et la relecture des documents écrits laissent percevoir que les « invasions » sont très largement une création historiographique. Les monuments classiques romains sont remplacés par d’autres, aux temples succèdent les églises : ce n’est pas le signe d’une ruine générale. La mesure du pourtour des enceintes ne semble pas non plus un bon étalon de l’importance des villes, car la muraille affecte d’abord un sens social. En s’enfermant dans des citadelles, comtes et évêques se distinguent (et se protègent) ; ils marquent leur éminence. À côté de ces réduits aristocratiques, il existe des faubourgs ouverts et peuplés. Cette structure duale exprime des hiérarchies sociales tranchées.

13Un livre important de Jean Durliat (Les finances publiques de Dioclétien aux Carolingiens 284-889, 1990) comporte des aperçus essentiels quant au gouvernement des villes et au rôle qu’y jouent l’aristocratie et les évêques. Il incite à penser la période du III^e au VII^e siècle comme une époque de continuités et non de ruptures.

14Malheureusement, en raison de l’absence à peu près totale de sources, l’histoire des villes méridionales des VIII^e et IX^e siècles demeure plongée dans une obscurité complète. Elle ne sort de l’ombre qu’avec la période féodale.

Période féodale (XI^e-XIII^e siècle)

15La documentation reste sporadique et intermittente jusque vers 1250. Aussi les données de l’économie urbaine sont-elles mal connues. En revanche, la circulation monétaire a fait l’objet d’analyses précises ; la plus ancienne a pour auteur Mireille Castaing – Sicard (Monnaies féodales et circulation monétaire en Languedoc, X^e-XIII^e siècles, 1961) ; plus récemment (1977), Norman Totten s’est penché sur le monnayage provençal (Minting and coinage in Provence and the upper Rhône, 900- 1250) et Georges Depeyrot a livré une série d’articles sur les trésors et les émissions monétaires du Languedoc aux XII^e et XIII^e siècles. Marc Bompaire a de même apporté des précisions sur la question de la monnaie dans le catalogue d’une exposition de 1989 : De Toulouse à Tripoli. La puissance toulousaine au XII^e siècle, 1080-1208 (1989).

La croissance urbaine

16Le développement urbain a fait l’objet de recherches décisives dans ses aspects topographiques. L’importance des bourgs castraux et ecclésiastiques dans ce processus a été mise en relief par André Debord, au fil de sa thèse (La société laïque dans les pays de la Charente, 1984) et dans le premier des colloques de Flaran (Châteaux et peuplements en Europe occidentale du X^e au XVIII^e siècle, 1980). Les plans et notices de l’Atlas historique des villes de France éclairent aussi le phénomène. Le cas des villes doubles (Narbonne, Albi, Rodez, Toulouse, Périgueux, entre autres), où s’opposent l’agglomération primitive, la civitas, et un burgus plus récent, est désormais bien connu, ainsi que l’exemple des villes polynucléaires. La réunion des différents noyaux en organisme unique s’effectue difficilement et, parfois, tardivement. À Toulouse, même si l’urbs et le surburbium forment vis-à-vis de l’extérieur une entité unique dès la fin du XII^e siècle, leur fusion n’est pas encore achevée en 1336 (Philippe Wolff, « Civitas et burgus. L’exemple de Toulouse », dans Die Stadt in der europaischen Geschichte. Festschrift Edith Ennen, 1977). À Rodez, c’est seulement par un arrêt du roi de juillet 1666 que les juridictions des deux villes sont fondues en une seule. Les étapes successives du développement de Montpellier se trouvent parfaitement éclairées dans l’excellent travail de Ghislaine Fabre et Thierry Lochard, Montpellier : la ville médiévale, 1992.

17En Provence, le décollage urbain met également en jeu, à côté des villes d’origine antique, des agglomérations liées à des castra seigneuriaux (Salon, Saint-Maximin, Brignoles, Draguignan, Grasse, Manosque, Forcalquier, par exemple : cf. la thèse de P.-A. Février, op. cit., 1964).

18On a soutenu récemment que les agglomérations circulaires du Languedoc constituaient la première expression d’une planification urbaine (Krysztof Pawlowski, Circulades languedociennes de l’an mille. Naissance de l’urbanisme européen, 1992). En fait, ces agglomérations procèdent d’un développement spontané. Elles correspondent à des sites de sommités régulières et s’organisent autour d’un château – les enceintes circulaires sont les plus aisées à défendre – ou bien elles s’implantent dans le cercle sacré qui environne une église. La table ronde consacrée à la Morphogenèse du village médiéval (Montpellier, 1993) a clairement établi que les auréoles concentriques de ces agglomérations sont d’époques différentes et qu’elles ne traduisent ainsi nullement un urbanisme déterminé dès l’origine dans toutes ses parties. Le fait avait déjà été établi par les études de Dominique Baudreu et Jean-Paul Cazes (Annales du Midi, Archéologie du Midi Médiéval) et par la thèse de Monique Bourin (Villages médiévaux en Bas-Languedoc. Genèse d’une sociabilité, X^e-XIV^e siècle, 1987), dans laquelle l’étude du développement des villages du Bas-Languedoc s’assortit de celle de la naissance d’une sociabilité particulière.

19L’importance des ponts pour la formation de certains faubourgs, pour la croissance urbaine en général, ou comme élément du paysage urbain et de la vie des villes, ressort des livres de Marjorie Nice Boyer (Medieval French Bridges. A History, 1976) et de Jean Mesqui (Le pont en France avant le temps des ingénieurs, 1986). Le second, en particulier, comporte l’examen du rôle des ponts dans la structuration de l’espace urbain.

La répartition du pouvoir dans les villes

20Cet aspect de l’évolution urbaine a fait l’objet de quelques publications. Les églises ayant produit et conservé davantage d’archives que les juridictions laïques, les seigneuries épiscopales sont les plus faciles à connaître. Reinhold Kaiser en a donné une étude systématique (Bischofsherrschaft zwischen Königtum und Fürstenmacht, 1981) ; elle intéresse trente-trois villes du Midi.

21Ont suscité des analyses récentes le développement de la seigneurie temporelle de l’archevêque de Narbonne (Jacqueline Caille, dans Narbonne au Moyen Âge, 1973, et Cahiers de Fanjeaux, 1, 1972), celui de la juridiction de l’évêque de Béziers (Henri Vidal, Episcopatus et pouvoir épiscopal à Béziers à la veille de la croisade albigeoise, 1951, et Claudie Duhamel – Amado, dans Histoire de Béziers, 1986), et la mise en place de la seigneurie épiscopale d’Albi (Jean-Louis Biget, « Castelnau en milieu urbain : l’exemple d’Albi », in Flaran 1, Châteaux et peuplements..., op. cit., 1980).

22À Béziers ainsi qu’à Albi, le passage de la multiplicité des bourgs à l’unité urbaine se réalise à l’initiative de l’évêque qui s’efforce d’évincer le vicomte. Les attendus socio-culturels de ce processus sont mis en évidence par Claudie Duhamel-Amado (« Pouvoir épiscopal et communauté urbaine au XII^e siècle », dans Sociabilité, pouvoir et société, 1987). Cet auteur montre comment l’évêque rassemble autour de lui l’ensemble des citadins, d’abord par l’intermédiaire des chapitres urbains, peuplés des enfants de l’oligarchie et qui sont le lieu principal de l’innovation technique (notariat, droit romain). Le prélat instaure ensuite un ensemble de processions qui unifient religieusement l’espace urbain et contribuent à faire naître chez les habitants des différents bourgs le sentiment d’appartenir à la même communauté.

23La prise, totale ou partielle, du pouvoir en ville, à Agde, Albi ou Béziers, par des évêques issus du milieu des châtelains, au détriment des comtes et vicomtes, parachève politiquement l’éviction des familles « princières » de l’épiscopat qui s’est opérée à la faveur de la réforme ecclésiastique entre 1070 et 1120 (J.-L. Biget, « L’épiscopat du Rouergue et de l’Albigeois, X^e-XI^e siècles », in France méridionale, Catalogne, Aragon et Navarre autour de l’an mil, 1990). En Haut et Bas-Languedoc, cette évolution touche à son terme avec la croisade de 1209, qui élimine le vicomte d’Albi, Carcassonne et Béziers.

24Ce n’est qu’avec le XIII^e siècle qu’il devient le plus souvent possible de cartographier les ressorts seigneuriaux dans les villes, car la tentative s’avère évidemment tributaire de la documentation disponible. L’enchevêtrement des juridictions apparaît nettement en Arles (Jean-Pierre Poly, La Provence et la société féodale 879-1166, 1976 ; Martin Aurell, Une famille de noblesse provençale au Moyen Âge : les Porcellet, 1986). Comme dans les campagnes, les droits seigneuriaux inférieurs (sur les marchés, par exemple) sont très morcelés, après de multiples inféodations et sous-inféodations. La censive est présente au cœur même des villes où le foncier s’avère partout grevé de cens. Maisons, jardins et cours sont chargés d’oublies. La seigneurie foncière s’exprime à plein en ville et les quartiers neufs du XII^e siècle procèdent souvent d’un effort systématique pour la valoriser par l’établissement de lotissements. C’est le cas notamment à Albi (Biget, Flaran 1, op. cit.).

Le clergé urbain

25Les clercs, leur recrutement et leur rôle, n’ont suscité qu’une seule monographie, celle d’André Castaldo sur L’Église d’Agde (X^e-XIII^e siècle), 1970. Elle montre comment la supériorité glisse du chapitre à l’évêque vers la fin du XII^e siècle. La thèse de Jean-Pierre Poly, déjà citée, et celle d’Elisabeth Magnou-Nortier (La société laïque et l’Église dans la province ecclésiastique de Narbonne (zone cispyrénéenne), de la fin du VIII^e à la fin du XI^e siècle, 1974) comportent également de nombreux aperçus du clergé urbain, et de même les Cahiers de Fanjeaux, 6, Les évêques, les clercs et le roi, 1972, et 24, Le monde des chanoines, 1983.

26Il est impossible de connaître pour cette époque le réseau paroissial exact ; on doit se borner à étudier les églises romanes et leur environnement. Yves Esquieu s’est penché sur les quartiers canoniaux (Cahiers de Fanjeaux 24 et Autour de nos cathédrales. Quartiers canoniaux du sillon rhodanien et du littoral méditerranéen, 1990). Il a également fait connaître que le développement à Béziers d’un programme monumental dans le même style tendait à l’unification de l’espace urbain (L’art roman à Béziers. Recherches sur l’art roman urbain en Bas-Languedoc, thèse de 3^e cycle, Toulouse, 1975).

27Une question essentielle réside dans la détermination du moment où la ville, juxtaposition de seigneuries, devient un organisme politique unifié. On l’a dit, pour les cités épiscopales, les évêques jouent un rôle essentiel dans ce processus, qui s’accompagne fréquemment de l’affirmation du consulat.

Les consulats : origines, développement, prérogative

28La simple communauté des habitants, comunitas, devient une instance politique dès qu’elle se trouve pourvue d’une personnalité juridique autonome, indépendante des membres qui la composent. Elle prend alors le nom d’universitas (les articles fondamentaux sur ce point sont ceux d’Albert Rigaudière, réunis sous le titre Gouverner la ville au Moyen Âge, 1993).

29L’acquisition de la personnalité juridique par la communauté urbaine se manifeste dans la possession d’un sceau, d’un coffre (ou arche), voire d’un vexillum et d’armoiries (les études sur ces attributs de souveraineté et leur typologie font totalement défaut). Le terme consulatus peut découler d’un emprunt au vocabulaire de l’Antiquité, mais il exprime avant tout la concession à l’université de la faculté de se réunir pour délibérer (consulere). L’assemblée est désignée par le terme de consulatus. Il n’y a, bien sûr, aucune forme de continuité entre les institutions romaines et celles des villes du Midi au Moyen Âge.

30L’occasion et le moment de l’apparition des consulats s’avèrent assez divers. Ils sont le plus souvent déterminés par les nécessités de la défense de la ville ; l’édification de murailles et l’organisation de la garde des portes et de l’enceinte postulent la mise en commun des ressources matérielles et humaines de tous les noyaux urbains préexistants. On trouve la trace de l’origine militaire des structures politiques urbaines dans l’appellation conférée au Moyen Âge, dans beaucoup de villes, aux quartiers et aux subdivitions administratives. Ils portent le nom de gaches, ce qui renvoie au tour de guet que chacun doit assumer.

31Le contexte de la naissance du consulat est bien analysé pour Toulouse dans le livre de John Mundy déjà cité. On trouve également des éléments intéressants dans le catalogue de l’exposition De Toulouse à Tripoli..., réalisée en 1989, à l’occasion du huitième centenaire de la charte transférant la justice criminelle aux consuls. Pour Arles, on peut consulter le livre déjà ancien d’Erika Engelmann, Zur städtischen Volksbewegung in Südfrankreich. Kommune Freiheit und Gesellschaft Arles 1200-1250, 1959 (comptes rendus critiques en 1961 par Louis Stouff, Provence historique, et Paul-Albert Février, Annales du Midi).

32On connaît assez bien le contenu social des consulats grâce aux ouvrages de Mundy, Engelmann, Poly et Aurell. Il apparaît que ceux qui naissent avant le milieu du XII^e siècle sont avant tout l’émanation de la chevalerie urbaine ; le fait est normal, la ville devient une seigneurie collective autonome au profit de l’aristocratie qui l’habite, elle est l’homologue d’un château. Les consulats du Midi définis au XII^e siècle procèdent parfois directement des cours seigneuriales (ainsi le capitoulat toulousain) ; ils s’affirment résolument chevaleresques.

33Après 1150 se pose le problème de l’accession au consulat d’élites nouvelles (marchands enrichis, juristes) ; il en résulte des conflits internes. Le patriciat intègre progressivement cette composante ; il tend à l’homogénéisation par l’intermariage et l’adoption du mode de vie noble par la bourgeoisie d’argent.

34Une troisième phase s’ouvre après 1230. Elle marque le recul de la chevalerie urbaine, touchée par des phénomènes bien connus : crise de revenu et crise de fortune ; pour des motifs économiques et des raisons de prestige, la noblesse ancienne se retire hors des villes. Le patriciat tend alors à se recruter exclusivement dans les rangs de la marchandise. Cela n’empêche pas des conflits entre les diverses générations de patriciens. Les études prosopographiques (en plein essor, et très précieuses) montrent que se produisent périodiquement des révolutions internes qui entraînent le changement du recrutement consulaire et l’accession de nouvelles familles au consulat.

35Au début du XIV^e siècle, les lignages nobles disparaissent des gouvernements urbains. Ceux qui ne sont pas victimes d’une extinction biologique ou sociale s’orientent vers le service des princes (d’une manière plus précoce et plus générale que les bourgeoisies). Le pouvoir réel est, en effet, hors de la ville désormais.

36Cette définition du mouvement général du contenu social des consulats ne semble pas devoir connaître de révisions importantes, mais tous ces points devraient être précisés par des études d’ensemble.

37Le degré d’autonomie des consulats s’avère éminemment variable. Cette constatation suffit, malgré l’absence de toute étude d’ensemble, pour renoncer à faire des villes de consulat une catégorie juridique précise, comme l’ont prétendu les historiens du début de ce siècle.

38L’autonomie des villes se mesure à leur pouvoir de légiférer, potestas statuendi. Quelle en est l’étendue ? S’applique-t-il à la totalité du champ soumis à juridiction ou se borne-t-il à des domaines strictement déterminés (police des champs, des rues, des marchés), laissant dans les autres matières la puissance réglementaire au seigneur. Quel en est le degré d’indépendance ? Les consuls doivent-ils obtenir l’approbation de leurs décisions par le seigneur dans certains cas, dans tous ou dans aucun ?

39L’autonomie des consulats se marque également dans l’étendue de leur pouvoir de justice. Dans l’énorme majorité des cas, les consuls sont exclus de la justice criminelle qui reste le monopole du seigneur. Sur ce point, la thèse de Jean-Marie Carbasse (Consulats méridionaux et justice criminelle au Moyen Âge, Montpellier I, 1974) montre que le pouvoir juridictionnel des consuls est toujours tenu par délégation, du seigneur d’abord (d’autant que la cour consulaire procède souvent d’une sorte d’autonomisation de la cour seigneuriale), du roi ensuite, à partir du début XIV^e siècle. Les consulats ne détiennent jamais la pleine souveraineté. À ce titre, Jean-Marie Carbasse postule que les grands consulats méridionaux de l’ouest ne sont plus, dès 1300, que « des rouages administratifs » et les consuls de quasi-officiers royaux, ce qui explique que le souverain leur conserve la disposition de la justice criminelle.

40La prise de conscience de l’existence d’un droit coutumier s’opère dans la seconde moitié du XII^e siècle. Elle se marque dans les actes écrits par la renonciation aux multiples protections du droit romain. Comme ce dernier progresse, les coutumes sont, pour la plupart, mises par écrit pour lui faire pièce, à partir du XIII^e siècle surtout. Le C.N.R.S. et l’Université de Toulouse-Le Mirail (Laboratoire d’Études méridionales) ont décidé de publier ces coutumes, entreprise indispensable pour bien les connaître et permettre de réfléchir à leur endroit. Il reste beaucoup à faire pour établir leur géographie, en préciser les centres créateurs et définir la diffusion des usages de chacun. L’étude a été conduite pour les coutumes de Montpellier par André Gouron, dont les principaux articles ont été rassemblés par Variorum reprints en deux volumes : La science du droit dans le Midi de la France au Moyen Âge, 1984, puis Etudes sur la diffusion des doctrines juridiques médiévales, 1987.

41Un répertoire des coutumes publiées a été établi par Jean-Marie Carbasse (in Recueil des Travaux et Mémoires publiés par la Société d’histoire et des institutions des anciens pays de droit écrit). Cet historien a, de même, dressé le tableau du droit pénal au criminel : amendes, confiscations de biens, réparation civile, peines corporelles (course, pilori, mutilations, mort), emprisonnement (rare), bannissement.

42En revanche, depuis le Cours d’histoire du droit privé de René Aubenas (6 fascicules polycopiés, 1952-1958), il n’existe aucune synthèse en ce domaine. On doit cependant, à Paul Ourliac et Jean-Louis Gazzaniga, un manuel clair, Histoire du droit privé français de l’ An Mil au Code civil, 1985. Cet ouvrage expose l’émergence du droit coutumier, la formation du droit privé et la renaissance du droit romain. Celui-ci est ramené à l’actualité par l’évolution de l’économie et de la société dans un sens complexe. En parallèle se développe l’enseignement du droit. Fleurissent d’abord des écoles urbaines, puis « les lois » trouvent place dans les universités de Toulouse et Montpellier au cours de la seconde moitié du XIII^e siècle (sur ce point, voir les articles d’André Gouron, cités plus haut, et les études d’Henri Gilles, rassemblées sous le titre Université de Toulouse et enseignement du droit XIII^e-XV^e siècle, 1992).

43Le rôle croissant des juristes dans les villes depuis le milieu du XII^e siècle a été souligné par André Gouron, dès 1969. Des recherches complémentaires ont confirmé le fait (par exemple Noël Coulet, « Les juristes dans les villes de la Provence médiévale », in Les sociétés urbaines en France méridionale et dans la péninsule ibérique au Moyen Âge, 1991). Ce sont les légistes méridionaux qui fournissent à l’état monarchique au temps de Philippe le Bel une part de son armature. Leur importance dans la cité et le royaume ne se dément plus ensuite, comme l’a montré la thèse – déjà ancienne – de René Fédou, Les hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Âge. Étude sur les origines de la classe de robe, 1964. Il reste à évaluer leur rôle culturel, approche jamais tentée, mais sans doute très difficile, voire impossible.

44La recherche d’une identité régionale et la définition d’objectifs touristiques ont, dans les derniers lustres, alimenté deux veines importantes de l’historiographie des villes méridionales, l’une consacrée aux bastides, l’autre à l’hérésie.

Les bastides

45Les bastides sont des agglomérations de plan systématiquement réglé, dont l’expression bâtie possède encore aujourd’hui, très souvent, des caractères esthétiques. Le phénomène, propre au Sud-Ouest, relève après 1220 celui des castelnaus, étudiés par Benoît Cursente. Sa période essentielle se place entre 1250 et 1300. Ensuite, le mouvement des fondations décline, pour s’arrêter en 1340. Les bastides ont fait l’objet d’articles pionniers de Charles Higounet (repris dans Paysages et villages neufs du Moyen Âge, 1975) et d’une thèse ancienne (1941) de l’École des Chartes, récemment publiée (Odon de Saint-Blanquat, Les Fondations des bastides royales dans la sénéchaussée de Toulouse aux XIII^e et XIV^e siècles, 1985). « L’urbanisme » des bastides a donné lieu à des études fournies de Pierre Lavedan et Jeannine Hugueney dans les volumes du Congrès archéologique de France consacrés à l’Agenais (1969) et à la Gascogne (1970), ainsi qu’à un chapitre nourri des mêmes auteurs dans L’urbanisme au Moyen Âge (1974).

46Plus récemment (1988) a paru un fascicule de mise au point : Archives vivantes. La vie quotidienne dans les bastides méridionales. Des ouvrages de synthèse ont aussi vu le jour ; d’abord, en 1988, Bastides. Villes nouvelles du Moyen Âge, par Alain Lauret, Raymond Malebranche et Gilles Séraphin, puis, en 1993, L’aventure des bastides, par Gilles Bernard.

47Beaucoup d’erreurs encombrent la littérature consacrée aux bastides. En premier lieu, il faut souligner que la planimétrie régulière ne fait pas la ville. En outre, la place centrale, bordée de couverts pour le commerce, n’est souvent qu’un ajout tardif, du XV^e ou du XVI^e siècle. Les bastides sont, pour la plupart, fondées comme villages avec une visée fiscale. Il ne s’agit plus de susciter la mise en valeur de terres incultes, car l’espace est totalement occupé et exploité, mais les fondateurs ont pour but de provoquer le rassemblement d’une population préexistante, en lui concédant quelques avantages et souvent, par le paréage, la protection royale, garantie fondamentale. La concurrence entre seigneurs aboutit à la ruine des petits au profit des plus importants. Le phénomène des bastides contribue, après celui des castelnaus, à la restauration du revenu seigneurial, mais seulement à l’échelle des grandes seigneuries.

48Les bastides se distinguent morphologiquement des castelnaus en ce qu’elles ne comportent plus de forteresse seigneuriale. Au XIII^e siècle il s’est produit une réorganisation des ensembles politiques qui donne la prépondérance à ceux dont le cadre excède la châtellenie classique. Le pouvoir, qui s’est concentré, n’a plus besoin de faire sentir son poids par la présence du château. Il a changé d’échelle spatiale et de manifestation. Quelques officiers suffisent à l’incarner et à l’imposer. Au demeurant, on sait que de nombreuses bastides se présentent à l’origine comme des villages ouverts et n’ont été fortifiés que tardivement.

49En conclusion sur ce point, si l’analyse morphologique des bastides semble achevée, il reste que le phénomène appelle encore une synthèse qui fasse table rase des présupposés et en réexamine les tenants et les aboutissants. Signalons, pour terminer, que les seules bastides devenues des villes sont celles qui ont occupé une zone vacante dans le réseau urbain antérieurement établi (Charles Higounet, « Centralité, petites villes et bastides dans l’Aquitaine et la Gascogne médiévales », dans Les petites villes du Moyen Âge à nos jours, Philippe Loupès et Jean-Pierre Poussou éd., 1987).

La vie religieuse urbaine et l’hérésie

50Le « revival » cathare et occitan a provoqué des flots de publications, dont la majeure partie n’offre aucune garantie scientifique. On peut considérer que les Cahiers de Fanjeaux (trente volumes parus en 1994) offrent la matière qui permettrait une synthèse sur la vie religieuse dans les villes méridionales entre le XI^e et le XIV^e siècle. Quant à l’hérésie, l’auteur de ces lignes a tenté d’en préciser les contours sociaux dans plusieurs articles : Cahiers de Fanjeaux, 6 (1971) et 20 (1985) ; L’histoire n° 94 (1986), n° 183 (1994) ; Actes du colloque « L’Europe et les cathares » (Carcassonne, 1993) ; compte rendu du livre de J.H. Mundy, The repression of catharism at Toulouse, 1985, dans Annales E.S.C., 1, 1987. Rappelons sommairement l’essentiel de ces observations. Issue d’une réflexion savante, l’hérésie s’avère antiféodale dans ses conséquences pratiques ; elle a donc probablement des origines urbaines ; elle procède vraisemblablement des luttes du patriciat pour la conquête du pouvoir urbain ; les structures qui freinent l’ascension sociale de la bourgeoisie marchande génèrent un terrain favorable à son développement. Elle recrute à peu près exclusivement parmi les notables. Dans la mesure où elle rallie également la chevalerie, en crise matérielle et existentielle, elle joue une fonction intégratrice ; elle réalise la fusion des élites de la naissance, de la richesse et du savoir, qui ne peut s’opérer dans l’Église du XII^e siècle, mais qui s’effectue après 1240 au sein des ordres mendiants. Ceux-ci ramènent l’oligarchie urbaine à l’orthodoxie, en relevant la modernité de l’hérésie, en adoptant la sociabilité religieuse qui la caractérise et en développant une pastorale nouvelle.

51L’architecture gothique du Midi toulousain, éclose à la cathédrale et dans les églises conventuelles de Toulouse, s’épanouit à la cathédrale d’Albi et constitue l’un des éléments de cette pastorale (Jean-Louis Biget, Revue du Tarn, 1978, et Congrès archéologique de France, Albigeois, 1982). Elle apparaît comme un art militant, destiné à lutter contre l’hérésie par son adaptation à la prédication, parce qu’elle favorise la participation des fidèles au culte, et par sa prise de distance à l’égard du monde sensible et son austérité. Développée avant tout sur des chantiers urbains, cette architecture a fait l’objet au cours des dernières décennies de mises au point et d’études fouillées : Cahiers de Fanjeaux 9, La naissance et l’essor du gothique méridional au XIII^e siècle, 1974, et Marcel Durliat, « L’architecture gothique méridionale au XIII^e siècle », École Antique de Nîmes, 1976.

52Le mouvement de la dissidence franciscaine constitue la matière d’un livre de Raoul Manselli, publié en 1959 et traduit en 1989 par Jean Duvernoy sous le titre Spirituels et béguins du Midi. L’analyse sociale du phénomène (J.-L. Biget, Revue d’Histoire de l’Église de France, 1984) montre que le milieu des béguins correspond à une « upper middle class ». Le franciscanisme la maintient dans l’orthodoxie ; en effet, si béguins et Spirituels contestent l’institution ecclésiastique, ils n’élaborent pas une religion nouvelle. C’est une forme du succès de la pastorale des frères mineurs. Le champ social de celle-ci, en Languedoc et en Provence, s’écarte de l’image qu’on en donne généralement : le franciscanisme va à la rencontre des riches, mais ceux-ci forment bien le milieu névralgique. Dans les villes du Languedoc médiéval, le problème de l’hétérodoxie ne se pose pas pour les humbles.

53Du reste, la révolte religieuse, sociale ou politique doit être repensée pour le Moyen Âge. Si elle est profonde et durable, elle ne peut être le fait d’un prolétariat totalement accaparé par la recherche de sa subsistance quotidienne. L’hérésie n’a aucune base populaire (au contraire de ce qu’affirment Ernst Werner et Martin Erbstosser dans leur ouvrage, Ketzer und Heilige. Das religiöse Leben im Hochmittelalter, 1986, et encore le second dans Les hérétiques au Moyen Âge, 1986 (édition allemande, 1984). Les phénomènes sociaux à l’oeuvre derrière l’hérésie sont sans rapport avec les pauvres et la pauvreté et pas davantage en relation avec une quelconque question féminine, totalement étrangère aux milieux méridionaux du XIII^e siècle (au rebours de ce qu’affirme Gottfried Koch, Frauenfrage und Ketzertum im Mittelalter Die Frauenbewegung im Rahmen des Katharismus und des Waldensertums und ihre soziale Wurzeln, 12-14 Jht, 1966).

L’articulation de la ville et du système féodal

54Le problème de la place occupée par les villes du Midi dans le système féodal n’a suscité aucune analyse. Quelques évidences paraissent bonnes à rappeler.

• Dans le Midi, comme ailleurs, on note la concomitance de l’essor urbain et de la mise en place du système féodal, ce qui suggère l’existence d’une liaison entre les deux faits. Plusieurs villes méridionales naissent aux X^e et XI^e siècles (Montpellier et Perpignan, entre autres). L’existence de la ville dépend d’un contingent disponible de produits agricoles, pas forcément dégagé par un progrès technique, mais bien plutôt par la distribution sociale inégalitaire des fruits de la production.
• L’organisme urbain, tant du point de vue économique que du point de vue politique, apparaît dès ses origines très fortement lié aux maisons seigneuriales, laïques ou ecclésiastiques. L’analyse du phénomène est rendue complexe par la présence dans le Midi de nombreuses villes antérieures à l’instauration du système féodal.
• La ville n’échappe nullement au fait de seigneurie, qu’elle y tienne un rôle passif ou bien actif (en ce dernier cas, elle devient une seigneurie collective, plus ou moins indépendante).
• La raison d’être de la ville dans le système féodal semble bien être une fonction économique spécifique. Elle en est le pôle artisanal et marchand (comme l’avait bien vu Pirenne, s’il faisait à tort de la ville le produit du seul commerce).

55Le cas des villes du Midi illustre à merveille le fait qu’il n’est pas d’objet urbain autonome et que la ville constitue l’une des formes du processus d’organisation et de développement de la société féodale, de sorte que ville et campagne sont à envisager comme les éléments interdépendants et complémentaires d’un même système, le système féodal.

56Dès lors, quand ce dernier passe, à travers une crise, de sa forme strictement seigneuriale à l’état monarchique ou princier, la ville n’a pas davantage (et même possède moins) de possibilités d’autonomie. Elle devient, ipso facto, l’un des éléments du nouveau système, sans faire montre d’aucune capacité de résistance que ce soit (même en Italie, où certaines cités sont devenues la tête d’un état urbain ou princier, la base de la prospérité urbaine se situe dans le contado et si les villes sont politiquement dominantes, elles demeurent économiquement dépendantes).

L’époque des mutations (c. 1250-c. 1500)

Tendances

57L’essentiel des travaux récents sur les villes du Midi médiéval porte sur la période 1250-1500. Cela tient à la plus grande abondance des sources ; cela participe également du désintérêt des spécialistes des temps féodaux pour les villes, qu’ils jugent secondaires à cette époque – perspective erronée, comme nous l’avons souligné. L’abondance des publications sur les XIV^e et XV^e siècles contraint, dans une recension au cadre forcément limité, d’aborder seulement des problèmes généraux.

58On note, dans la recherche récente, l’abandon de registres autrefois classiques. On n’y trouve presque rien, notamment, sur la conjoncture, les prix et les salaires. Est-ce la crainte de redites, l’essentiel paraissant acquis ? Il semble pourtant que des études pourraient être conduites à nouveaux frais, pour déterminer le rôle exact revenant aux villes dans la formation des prix et pour examiner, de près et de manière fine, les problèmes du salariat. En ces matières, la thèse de Charles de la Roncière, Prix et salaires à Florence au XIV^e siècle, 1280-1380, 1982, offre un modèle.

59L’abandon des recherches sur les salaires et les prix s’accompagne de l’absence, à peu près complète aussi, de celles sur les productions et le commerce urbains. Enfin, on constate la disparition de monographies consacrées à une catégorie sociale, comme les marchands de Philippe Wolff ou les hommes de loi de René Fédou, à l’exception, toutefois, de la thèse de droit d’une canadienne, Katherin L. Reyerson, Business, Banking and Finance in Medieval Montpellier, 1985. Les ecclésiastiques paraissent eux-mêmes exclus des sociétés urbaines. Aucun des livres publiés à ce jour sur les villes du Midi médiéval n’accorde au clergé plus de quelques pages, ce qu’on peut juger paradoxal, dans la mesure où les institutions religieuses tiennent une grande place dans les cités et dans leur rayonnement.

60Aucune tentative non plus d’analyser la distribution des tâches entre les villes et d’établir une hiérarchisation par la taille et les fonctions. La considération des réseaux urbains demeure inexistante, hormis l’essai rapide de Charles Higounet dans un article évoqué plus haut (in Les petites villes..., 1987). Il a tenté d’appliquer la théorie de Walter Christaller à la Gascogne et au Périgord. Cette expérience a souligné l’existence de lieux centraux, correspondant aux cités épiscopales, et celle de marchés-relais, distants de vingt et un ou trente-six kilomètres du lieu central. Charles Higounet a pu établir que les bastides qui n’ont pas atteint le stade urbain étaient implantées hors de ces cercles fondamentaux. Un tel essai met en évidence que le maillage urbain n’est pas aléatoire et que, dans le système féodal, le nombre des villes ne peut se gonfler de manière indéfinie. Il fait également apparaître la relative cohérence du réseau urbain médiéval dans le Midi, cohérence jadis niée par Alain Guerreau dans un article où il refusait de considérer le fait mendiant comme un marqueur de l’urbain : « Analyse factorielle et analyses statistiques classiques : le cas des ordres mendiants dans la France médiévale », Annales, E.S.C., 1981.

La démographie

61C’est assurément le secteur de l’histoire des villes méridionales au Moyen Âge qui a progressé le plus. Après les articles pionniers de Philippe Wolff et de ses élèves, la référence en ce domaine a été donnée par Arlette Higounet-Nadal (Périgueux aux XIV^e et XV^e siècles. Étude de démographie historique, 1978). Cette historienne a révélé une donnée fondamentale, en analysant le mouvement interne de la population périgourdine : le caractère « fondant » de celle-ci après 1320 et son prodigieux renouvellement dans le temps court. La ville est un mouroir ; elle s’avère également une passoire, qui ne retient qu’une part des immigrants venus y chercher leur subsistance. Cette mobilité extraordinaire est lourde de conséquences politiques, sociologiques et spirituelles. Elle se retrouve dans les villes qui se prêtent à l’observation : Arles, Chambéry ou bien Albi (Louis Stouff, Arles à la fin du Moyen Âge, 1986 ; Régine Brondy, Chambéry, histoire d’une capitale, 1988 ; Histoire d’Albi, 1983).

62Le mouvement général de la population urbaine apparaît identique dans la plupart des villes, à quelques décalages chronologiques près. Dans les trois quarts des cas, l’épidémie se trouve en relation avec une famine préliminaire, comme le montre l’exemple d’Albi, qui confirme le phénomène observé dans les villages de Navarre (Maurice Berthe, Famines et épidémies dans les campagnes navarraises à la fin du Moyen Âge, 1984).

Les horizons de la ville

63Ils sont désormais bien connus. Et d’abord, les « cercles » de l’emprise urbaine au foncier : banlieue, territoire voisin, zone plus diffuse et plus éloignée. Les thèses de Noël Coulet sur Aix-en-Provence (1988), celle de Louis Stouff et celle de Monique Zerner (Le cadastre, le pouvoir et la terre. Le Comtat Venaissin pontifical au début du XV^e siècle, 1993), présentent toutes les trois l’intérêt de bien faire ressortir l’intimité de la ville et de la campagne. Elles opèrent un « recentrage » utile, dans la mesure où, pour la fin du Moyen Âge, marchands et hommes d’affaires ont trop polarisé l’attention. À cet égard, le cas d’Arles s’avère encore plus intéressant que celui d’Aix. Il s’agit d’une « ville de la terre », selon l’expression de Louis Stouff ; on y saisit à l’état brut la fonction première des villes médiévales, d’abord lieux de commercialisation des produits agricoles. On y constate aussi, de façon très claire, un fait majeur de la fin du Moyen Âge, la concentration du foncier et l’accumulation « primitive » qui s’opère entre les mains des « nourriguiers », des fermiers, des propriétaires des « affars » (les grands domaines), que ces derniers soient nobles ou non.

64L’exemple d’Aix souligne également le remodelage de la frange externe du territoire urbain, où s’impose dans les bastides ce que Noël Coulet appelle la « révolution des blés » après 1350, puis une vocation pastorale au-delà de 1450.

65La détermination de l’espace commercial et financier des villes est devenue un exercice classique pour beaucoup d’auteurs qui présentent des cartes expressives. Plus rare semble la tentative de définir leur sphère politique et de mesurer simultanément leur autonomie réelle, en dressant la statistique des ambassades et des courriers qu’elles envoient et la carte localisant les destinataires des unes et des autres ; c’est le mérite de Michel Hébert d’avoir réalisé cette étude à propos de Tarascon (1979).

66Après Philippe Wolff pour Toulouse (Regards sur le Midi médiéval, 1978) et Jean Combes pour Montpellier (Mélanges André Dupont, 1974), Noël Coulet a pu, de manière plus précise grâce à une documentation étendue, faire de l’activité des auberges d’Aix le révélateur du rôle de la ville comme centre d’échanges et comme capitale et centre administratif.

67Si les horizons de la ville, les cercles où s’exerce son influence sont désormais bien définis, les flux économiques qui la concernent n’ont pas été quantifiés, à la différence des flux démographiques. Il est vrai que les sources ne permettent peut-être pas de faire mieux.

L’analyse sociale du pouvoir communal

68Elle forme un champ où la recherche a beaucoup progressé et produit des résultats précis. La plupart des auteurs a dépassé la description pure et sèche des institutions pour la prise en considération de leur contenu social. Il a suffi pour cela de croiser une prosopographie élémentaire avec les données sur les fortunes apportées par les sources fiscales. Partout, le pouvoir appartient à l’oligarchie ; il ne s’agit pas d’une surprise, mais c’est désormais un fait dûment constaté. L’analyse des registres de délibérations communales pour Tarascon ou pour Saint-Flour (Albert Rigaudière, Saint-Flour, ville d’Auvergne au Moyen Âge, 1982) a permis de voir qu’un petit nombre d’intervenants accapare la parole dans les conseils. Un noyau très réduit de familles s’arroge également le consulat, à Agde comme ailleurs (André Castaldo, Seigneurs, villes et pouvoir royal en Languedoc. Le consulat médiéval d’Agde, XIII^e-XIV^e siècles, 1974).

69La fiscalité urbaine laisse voir son caractère profondément inégalitaire, même dans le cas des impôts à base réelle, car ceux-ci font l’objet de manipulations affaiblissant en général la cote des riches, ainsi à Digne, Albi, Chambéry (J.-L. Biget et alii, Les cadastres anciens des villes et leur traitement par l’informatique, 1989). À Montpellier, elles suscitent d’ailleurs des conflits aigus entre 1323 et 1338 (Jan Rogozinski, Power, Caste and Law. Social conflict in Fourteenth Century Montpellier, 1982). Le budget des villes se trouve sciemment déséquilibré de manière à rendre inévitables des emprunts dont les riches créanciers des communautés tirent profit en se faisant céder pour remboursement, à des taux très intéressants, certains droits levés par les villes, comme l’a montré Alain Droguet (Administration financière et système fiscal à Marseille dans la seconde moitié du XIV^e siècle, 1983).

Topographie sociale et professionnelle

70L’analyse des registres fiscaux a permis de connaître le zonage social des villes, les quartiers riches et les quartiers pauvres. Elle révèle également la localisation des différentes activités professionnelles dans l’espace urbain et la hiérarchie des fortunes à l’intérieur des métiers (Philippe Wolff, Les estimes toulousaines des XIV^e et XV^e siècles, 1956, et Regards sur le Midi Toulousain, cité plus haut). On fera sans doute mieux avec l’assistance des machines.

Aspects divers de la vie urbaine

71Les minorités juives des villes du Midi ont suscité des publications assez nombreuses. D’importantes études ont été réalisées également sur le ravitaillement et l’alimentation en Provence à la fin du Moyen Âge (Louis Stouff, 1970), sur la prostitution (Lydia L. Otis, Prostitution in Medieval Society. The history of an Urban Institution in Languedoc, 1985), sur les hôpitaux de Narbonne (Jacqueline Caille, 1975) ou de Rodez (Roger Nougaret, 1986), et sur les lépreux (Françoise Bériac, Des lépreux aux cagots. Recherches sur les sociétés marginales en Aquitaine médiévale, 1990). Pour leur part, Bernard Sournia et Jean-Louis Vaysettes ont consacré un important ouvrage à la demeure médiévale (à Montpellier, 1991). Enfin, Jacques Chiffoleau a tracé la voie pour l’étude de la violence par son livre sur la criminalité dans le Comtat Venaissin (Les justices du pape. Délinquance et criminalité dans la région d’Avignon au XIV^e siècle, 1984). Le milieu de la « violence au quotidien » (qui l’emporte sur les crimes crapuleux ou passionnels) est celui des pauvres et des marginaux. Cela correspond à une crise de la société traditionnelle, liée au brassage des populations, à l’effacement corollaire du « contrôle circulaire » et de la « censure croisée ». Il n’existe plus de normes collectives pour orienter et protéger les individus. La loi de l’état princier se substitue ainsi aux règles des communautés traditionnelles en jouant de la déchirure du tissu social. La société y trouve une cohérence nouvelle, celle de l’État moderne.

72J. Chiffoleau a également publié un livre excellent sur l’évolution de la spiritualité urbaine à la fin du Moyen Âge : La comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Âge, vers 1320-vers 1480, 1980. Il a montré que la mélancolie et le macabre attachés à la mort apparaissent en Comtat avant la peste et ne dépendent pas de celle-ci. Il en donne une explication rejoignant d’abord celle de Philippe Ariès : cela tient aux progrès de l’individualisme et à la conscience de « la mort de soi ». La pratique testamentaire illustre bien l’émancipation de l’individu et sa toute-puissance ; le testateur, seul, constitue l’héritier, et non plus la coutume ancestrale. Jacques Chiffoleau, cependant, dépasse de beaucoup ses devanciers dans l’explication du « traumatisme de la mort ». Il souligne en effet, que l’extension sociale très large de la crainte de la mort en ville découle de l’effondrement des cadres sociologiques protecteurs et coutumiers : famille et collectivité de voisinage. Ce bouleversement aboutit à l’impossibilité du retour aux « pères ». La liberté de la personne s’assortit de la solitude et d’un « deuil impossible ». D’où l’essor d’une sociabilité religieuse informée par le modèle familial, celui des confréries au nom significatif. Les prêtres suppléent également les familles disloquées ou disparues dans l’intercession pour les morts qui prend la messe pour forme essentielle. Cela conforte l’institution ecclésiastique affectée d’un étonnant dynamisme. Les comportements de l’âge baroque ont leur origine dans les angoisses de l’époque flamboyante.

73L’histoire des villes du Midi français au Moyen Âge s’est donc fortement enrichie dans les vingt dernières années. Elle a bénéficié d’éclairages multiples et neufs. Cependant, font encore défaut les ouvrages de synthèse, ceux qui, rassemblant et ordonnant les acquis, ouvriraient des perspectives larges et neuves. L’histoire ne peut se borner à la description énumérative. Sa construction passe par l’effort théorique. Positif ou discutable, c’est toujours ce dernier qui fait réellement progresser la connaissance du passé.